Le Ministère de la marine pendant la Commune/01

Le Ministère de la marine pendant la Commune
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 99-130).
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LE
MINISTERE DE LA MARINE
PENDANT LA COMMUNE

I.
L’OCCUPATION DE L’HOTEL DE LA MARINE. — LA FLOTTILLE DE LA SEINE.

Des lettres patentes signées du roi Louis XV, et datées du 21 juin 1757, prescrivirent la construction de la grande place qui, séparant le jardin des Tuileries de l’avenue des Champs-Elysées, a reçu, par une loi du 26 octobre 1795, le nom de place de la Concorde. L’architecte Gabriel fut chargé des travaux, qui, commencés en 1763, ne furent complètement terminés qu’en 1772. De chaque côté de la place, aux angles de la rue Royale, faisant face à la Seine, il éleva deux palais semblables, d’une rare élégance, que le temps, que les révolutions ont respectés et qui sont un des plus beaux spécimens de l’architecture française ! Le palais de droite, celui qui est le plus rapproché des Champs-Elysées, fut abandonné à des locations particulières ; celui de gauche, voisin des Tuileries, fut dans le principe le garde-meuble de la couronne. La dénomination était vicieuse et pouvait produire confusion, car c’était bien plutôt un musée qu’un garde-meuble : on y conservait les objets précieux offerts aux souverains ou leur ayant appartenu, objets historiques ; tels que l’armure de François Ier, le livre d’Heures de Richelieu, objets de valeur appartenant à la France même, tels que les tapisseries de haute lisse et les diamans de la couronne. On sait que ceux-ci y furent volés dans la nuit du 16 au 17 septembre 1792. Ce fut Napoléon Ier qui changea la destination du garde-meuble et l’attribua au ministère de la marine. Mes contemporains se rappelleront sans doute que, sur le pavillon qui s’appuie à la rue Saint-Florentin, s’agitait jadis un télégraphe aérien ; celui-ci était exclusivement réservé à l’usage de la marine et correspondait avec Brest ; il a disparu depuis l’adoption de la télégraphie électrique. Le monument est construit en fortes pierres de taille ; il domine la place de la Concorde, commande le pont, découvre les Champs-Elysées et se dresse entre deux rues parallèles, la rue Royale et la rue Saint-Florentin, qui peuvent lui servir de dégagement. Il occupe une position stratégique importante en cas de guerre dans Paris, protège les abords des Tuileries et peut inquiéter le palais du Corps législatif ; par sa forme, par les matériaux résistans dont il est composé, il représente en outre une sorte de forteresse facile à défendre et difficile à réduire. Il devait donc être occupé par les insurgés que la commune avait improvisés généraux et pour lesquels le nombre des galons tenait lieu de capacités. Il fut entouré de barricades, armé, garni de troupes ; il fut le centre d’un combat violent, était destiné à l’incendie pour assurer une retraite prévue d’avance, et fut sauvé. Nous allons essayer de raconter ce qui s’y passa pendant la commune et dans quelles circonstances il put être préservé de la destruction dont il était menacé et dont tous les élémens étaient déjà réunis.


I. — LA RETRAITE SUR VERSAILLES.

Pendant le siège, les équipages de la flotte, amenés en toute hâte à Paris, avaient été héroïques. Les marins, enfermés dans les forts comme dans des vaisseaux de guerre, dormant dans le hamac, faisant le quart de quatre heures, sous le commandement de leurs officiers et de leurs amiraux, avaient été judicieusement soustraits à tout contact avec la population parisienne ; ils s’étaient contentés d’être partout où il y avait un danger à courir, une action d’éclat à faire, un service à rendre au pays. Quelques canonnières rapidement construites et armées avaient souvent descendu le cours de la Seine sous le feu de l’ennemi et avaient concouru dans une mesure très appréciable à la défense de la place. Lorsque Paris, ou, pour mieux dire, lorsque ceux qui avaient assumé sur eux le droit de représenter Paris, eurent signé la capitulation déguisée sous le nom d’armistice, les troupes françaises, en dehors de toute garde nationale, se composaient de 4,590 officiers de ligne, 366 officiers de marine, 2,548 officiers de garde mobile ; de 126,657 soldats de ligne, de 13,665 marins, de 102,843 gardes-mobiles ; à ces chiffres, qui forment un total de 250,669 hommes, il convient d’ajouter 8,000 malades et 32,000 blessés ; c’était donc, sans illusion, une armée de 290,000 combattans qui, en présence de la famine et d’une mortalité excessive, devenait inutile pour le salut de la France. Il fallut obéir aux stipulations de l’armistice ; les équipages des canonnières furent débarqués, les marins évacuèrent les forts remis aux mains de l’Allemagne.

Que l’on se rappelle cette époque lamentable. A quarante lieues à la ronde, le pays avait été ravagé par la guerre, les chemins de fer avaient à peine repris leur service, la plupart des trains étaient réquisitionnés pour les besoins de l’armée victorieuse : partout des détachemens de troupes allemandes tenaient garnison, les routes qui conduisent vers Toulon, vers Brest, vers Cherbourg et Rochefort n’étaient point libres ; nos administrations restaient impuissantes au milieu du désarroi général ; tous les efforts se concentraient sur un seul point, ravitailler la grande ville qui mourait de faim. Il n’est donc pas surprenant que, pendant ces premiers jours où l’angoisse poignait tous les cœurs, l’on n’ait pas réussi, l’on n’ait peut-être pas cherché à diriger les marins sur leur lieu d’embarquement. Ils restèrent donc à Paris, sans occupation, ayant brusquement brisé la saine régularité de leur existence, promenant leur oisiveté à travers les rues et montrant aux badauds leur uniforme que la bravoure déployée par eux avait rendu populaire et célèbre. On les entoura, on les choya ; ils se laissèrent faire avec leur bonhomie à la fois crédule et narquoise. Ils devinrent les héros du Parisien, et ils s’en allaient bras dessus, bras dessous, avec les soldats sans armes, les mobiles ahuris, les gardes nationaux ivres, les vivandières débraillées, se mêlant aux manifestations auxquelles ils ne comprenaient rien et trinquant à la république universelle sur le comptoir des vendeurs d’absinthe. L’insurrection qui se préparait derrière tout ce tumulte, qui transportait les canons sur les points stratégiques indiqués par la configuration de la ville, qui embauchait à prix d’argent toutes les non-valeurs de la guerre, qui se fédérait, affichait et pérorait, l’insurrection crut bien avoir enrôlé les marins à son service et avoir trouvé en eux des auxiliaires qui eussent été redoutables. Elle se trompait, et sa déconvenue fut complète. Lorsque la révolte se fut dévoilée, lorsqu’elle fut entrée en lutte contre la civilisation, le droit et la patrie, elle fit un énergique appel aux marins, elle leur promit des grades, une haute paie et tous les galons qu’elle avait inventés : ce fut peine perdue ; sans effort et naturellement, comme de braves gens qu’ils sont, ils allèrent où le devoir les attendait, et la commune rencontra parmi ses plus héroïques adversaires ceux là mêmes qu’elle avait espéré pervertir. Les exceptions furent très rares ; nous en citerons le nombre, qui est à l’honneur de la marine. On peut dire d’elle, avec sécurité, qu’elle fut réfractaire à toutes les insanités criminelles que les gens de la commune semblent avoir recherchées avec passion. Dans les deux sièges, dans celui que nous avons soutenu contre les armées de l’Allemagne, dans celui que la France fut contrainte d’entreprendre pour ressaisir sa capitale abandonnée à l’ineptie violente et triomphante, le rôle des marins a été au-dessus de tout éloge.

Les brutales mascarades dont Paris était le théâtre avaient fatalement abouti à la journée du 18 mars, journée misérable entre toutes, où la confusion des ordres, l’absence de prévoyance, la faiblesse coupable du gouvernement d’une part, et de l’autre les bas instincts populaires développés par les orateurs de clubs, surexcités par les venimeux écrivassiers de la presse insurrectionnelle, semblaient s’être donné le mot et avoir fraternellement réuni leurs efforts pour faire à la civilisation une mortelle blessure. Il n’y a plus à revenir sur cette déroute de la légalité, sur cette victoire de la révolte dont les résultats lointains se feront sentir longtemps encore et dont le résultat immédiat fut l’abandon de Paris qui impliquait la retraite de toutes les administrations. Le ministère de la marine fut soumis au sort commun, et devint désert. Le ministre, les directeurs, les chefs de division, les principaux employés avaient suivi à Versailles le chef du pouvoir exécutif. Le poste militaire s’était replié derrière l’armée, la garde nationale ne l’avait pas encore remplacé. Le ministère ressemblait à un grand hôtel dont les maîtres sont absens ; il devenait la demeure de quelques commis inférieurs, de garçons de bureau, du concierge, imperturbablement resté fidèle à son devoir. Un chef de service cependant, ayant son logement au ministère, ne s’était pas joint au mouvement de retraite ordonné sur Versailles, car il avait une responsabilité spéciale qu’il ne lui convenait pas de décliner : c’était le chef du matériel, M. Gablin.

La retraite des marins s’était effectuée en bon ordre ; le gouvernement, sachant bien qu’il pouvait s’appuyer sur eux, les avait attirés à lui à Versailles, où l’on avait pu, en temps utile, transporter la caisse du ministère. Le ministre lui-même, M. le vice-amiral Pothuau, n’avait quitté Paris que longtemps après M. Thiers ; il prit les dispositions qui pouvaient encore concourir au salut commun, assista au dernier conseil qui se tint au ministère de l’intérieur, dans le cabinet de M. Calmon, secrétaire-général, et partit pour Versailles, le 19 mars, vers deux heures du matin. Mais, avant de s’éloigner, il put donner ses ordres au capitaine de vaisseau de Champeaux, homme froid et très énergique, qui en réalité représenta le ministre de la marine à Paris pendant toute la durée de l’insurrection. Celle-ci triomphait ; elle couvrait les murs de placards, battait la grosse caisse révolutionnaire et semblait s’apaiser quelque peu, car, si elle avait massacré nos généraux dans la journée du 18 mars, elle se contentait le 19 de les incarcérer après les avoir maltraités jusqu’au martyre[1]. Elle obéissait aveuglément à une assemblée composée des élémens les plus étranges et qui formait le fameux comité central de la fédération de la garde nationale. Ces gens-là, illettrés pour la plupart et d’une ignorance inconcevable, étaient fort embarrassés de leur victoire ; ils ne savaient qu’en faire, et, pour gagner du temps afin de voir clair dans leur jeu, afin de pouvoir compter leurs forces, ils entamèrent avec quelques membres du conseil municipal de Paris des négociations décevantes dont j’ai raconté ailleurs les principales péripéties. Dans ce court intervalle, il y eut quelque espérance dans la population, qui ne pouvait croire à la réalité d’une victoire dont le résultat ne devait être qu’une suite de cataclysmes effroyables. Au ministère de la marine, on espérait peut-être plus qu’ailleurs, car personne ne paraissait pensera s’en emparer. Le concierge, M. Le Sage, était seul à monter la garde devant sa porte, où nul né venait frapper, et M. Gablin demandait des ordres à M. de Champeaux, qui ne pouvait lui en donner. Là, comme partout dans Paris, on était persuadé que ce mardi-gras social devait bientôt prendre fin. On était loin de compte, car la commune allait succéder au comité central.

Les élections dérisoires d’où sortit ce gouvernement que l’île de Barataria et le pays de Dahomey pourraient nous envier eurent lieu le 26 mars. Les déclassés de toute profession arrivaient au pouvoir, pouvoir grotesque, si l’on veut, mais pouvoir très réel, car il fut obéi jusqu’au combat, jusqu’au massacre, jusqu’à l’incendie, jusqu’à la dernière limite du crime. Le journalisme, la parfumerie, la cordonnerie, la chaudronnerie, la mécanique, le bric-à-brac, la pharmacie, la médecine, la comptabilité, la vannerie et la reliure y avaient leurs représentans ; je cherche ceux de la marine et ceux de l’armée, et je ne les trouve pas, à moins que l’on ne compte l’ex-capitaine Cluseret, qui depuis longtemps s’était fait naturaliser Américain. Lorsque ces élections furent connues de Paris, qui les accueillit par un éclat de rire imprudent, on comprit au ministère de la marine que l’on n’échapperait pas longtemps encore à une occupation permanente. On se tint prêt, non pas à recevoir, mais à subir ces nouveaux maîtres, et l’on avisa à soustraire les objets précieux, propriété de l’état, aux réquisitions qu’il était facile de prévoir. il ne pouvait être question de résister ; quelques hommes, épars dans les vastes constructions de l’hôtel, eussent été impuissans à repousser un vol à main armée ; il fallut donc prendre quelques précautions. Celles-ci incombaient à M. Gablin, qui, en qualité de chef du matériel, se considérait, malgré les inévitables cas de force majeure, comme responsable des objets dont la garde lui était confiée. La situation était embarrassante. Quelles que fussent son énergie et sa vigueur, il était incapable d’accomplir seul le travail que nécessitait la mise en cachette des objets qu’il voulait soustraire aux réquisitions des membres de la commune ; mais il était dangereux pour lui de prendre plusieurs confidens, car c’était risquer de compromettre la mission qu’il s’était imposée. Il pouvait compter absolument sur le concierge, ancien soldat, homme froid, peu parleur, déterminé à faire le possible et l’impossible pour protéger le ministère dont il était en quelque sorte le gardien officiel. M. Gablin avait sous ses ordres directs quelques agens inférieurs dont il avait pu apprécier les fermes qualités ; ce fut ceux-là qu’il résolut d’associer à l’œuvre de préservation qu’il voulait accomplir. Il fallait agir très secrètement, car le ministère, quoique abandonné par ses chefs, était plein de domestiques et sans cesse visité par des employés restés à Paris qui « venaient aux nouvelles. » En outre, une partie des appartemens avait été disposée en ambulance pendant le siège et contenait encore une assez grande quantité de blessés dont les soins exigeaient le va-et-vient perpétuel d’un certain nombre d’infirmiers. Avant de quitter Paris, l’amiral Pothuau avait prescrit de maintenir l’ambulance au ministère ; il avait jugé avec sagacité que cela ne nuirait pas au salut de l’hôtel de la marine. M. l’inspecteur général Raynaud, M. le docteur Le Roy de Méricourt, M. le docteur Mahé, médecin résidant au ministère, avaient accepté avec dévoûment la mission de veiller sur les blessés. Certes ces messieurs, dont le courage sut ne pas faiblir un seul instant, auraient au besoin prêté main-forte à M. Gablin ; mais autour d’eux il pouvait y avoir là des yeux dont il fallait tromper la curiosité et des lèvres qui seraient peut-être involontairement indiscrètes.

Ce fut de grand matin, avant que le ministère fût éveillé, que M. Gablin mena son opération à bonnes fins. Aidé de M. Langlet, ancien maître de la marine, adjudant des plantons, il mit à l’abri de toute recherche les objets précieux que renfermait l’hôtel, qui, malgré sa façade imposante, n’est qu’une vieille maison, percée de couloirs, de corridors, encombrée d’escaliers, de paliers inutiles, de recoins arbitraires, et où les fosses d’aisances s’ouvrent loin de la cour, dans les bâtimens mêmes, auprès de la porte d’un petit appartement. M. Juin, serrurier, employé régulièrement au ministère, souleva la dalle de clôture ; on s’assura que la cavité n’aurait pas besoin d’un nettoyage spécial avant plusieurs mois et l’on y précipita une bonne partie de l’argenterie, qui représentait une valeur considérable ; on y laissa glisser également plusieurs caisses contenant des médailles de sauvetage destinées à être distribuées en récompense des belles actions si fréquentes dans le corps de la marine. Puis on scella la pierre, en effaçant tant bien que mal les traces du travail, qui du reste n’apparaissaient guère, car l’endroit, entouré de murs, placé sous une voûte, est dans une obscurité presque complète. Les richesses étaient enfouies et mises hors de la portée d’une première recherche ; mais cela ne suffisait pas, car le ministère possédait quelques armes qu’il était urgent de soustraire aux fédérés. M. Gablin, ayant congédié le serrurier après lui avoir expliqué que sa propre sécurité exigeait qu’il gardât le secret, fit venir M. Manfrina, le fumiste attitré du ministère. Dans des tuyaux de cheminées appartenant à des chambres abandonnées et désertes, 1,200 fusils et 400 revolvers furent bloqués derrière des cloisons construites en briques, à une hauteur où il était probable que l’on n’irait pas les chercher. Il fallait prévoir que ces chambres pourraient être habitées momentanément par les gens de l’insurrection et que l’on y ferait du feu ; une ouverture suffisante pour laisser échapper la fumée fut donc ménagée entre les deux parois des cheminées où l’on dissimulait ce petit arsenal. Ceci fait, on attendit avec calme la visite des délégués du comité central ou de la commune, car alors on ne savait encore à laquelle de ces deux autorités on allait avoir à obéir où à résister, et, en réalité, on ne le sut jamais exactement pendant toute la durée de l’insurrection, car ces deux bandes rivales se disputèrent incessamment le pouvoir. Sans espérer que l’on échapperait à l’ingérence des maîtres de l’Hôtel de Ville, on put croire que l’on était oublié, car pendant douze jours le ministère de la marine fut livré à lui-même, comme un vaisseau désarmé mis à la cale et rejeté du service. Cette période de sécurité touchait à son terme.


II. — LE SOUTERRAIN.

Le 30 mars, vers dix heures du soir, comme M. Gablin rentrait au ministère après avoir été conférer avec M. de Champeaux, il aperçut une sentinelle qui était de faction devant la porte. Il entra et vit tout un bataillon fédéré, le 224e, appartenant au quartier de la Villette, qui bivouaquait dans la cour principale autour de trois grands feux. M. Gablin s’adressa au commandant : — Qu’est-ce que TOUS faites ici ? — Nous sommes envoyés par la commune pour tenir garnison : ce soir, demain au plus tard, un délégué prendra possession. — Il n’y avait qu’à se soumettre, et l’on se soumit. Le délégué ne parut pas, et pendant que les fédérés organisaient leur installation dans les couloirs et dans les postes, on l’attendit vainement. On l’eût peut-être attendu longtemps encore, car l’administration de la marine ne paraissait qu’un incident sans importance aux inventeurs de rénovation sociale qui remplissaient l’Hôtel de Ville de bouteilles cassées et de mauvaise rhétorique, si le 2 avril, jour du dimanche des Rameaux, l’armée de la commune n’avait essayé de cueillir quelques palmes de victoire. Ce jour-là un premier engagement eut lieu contre les troupes françaises, dans l’avenue de Courbevoie, au rond-point des Bergères, où M. Pasquier, chirurgien en chef, fut, non pas tué, mais assassiné. La commune fut affolée ; elle avait cru marcher à un triomphe certain et ne rencontrer devant elle que des soldats prêts à mettre la crosse en l’air ; il n’en fut rien, et du ministère de la marine l’on put voir les bandes fédérées qui revenaient en levant haut la semelle. Jusque-là les orateurs de carrefours et les écrivains de cabarets avaient représenté l’armée de Versailles comme toute disposée à prendre parti pour la commune. Le 26 mars, le Cri du peuple avait sérieusement publié ceci : « On nous confirme la nouvelle qui circulait ce matin dans Paris, que le général Ducrot aurait été jugé, condamné, fusillé à Satory, près Versailles, par les troupes placées sous ses ordres. » — Le lendemain du premier combat, le soir même, tout avait bien changé. La commission exécutive, composée de Bergeret, Eudes, Duval, Lefrançois, Félix Pyat, Tridon, Vaillant, fait placarder sur les murs de Paris une proclamation où l’on pouvait lire : « Les conspirateurs royalistes ont attaqué ! malgré la modération de notre attitude, ils ont attaqué ! Ne pouvant plus compter sur l’armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale ! » Ce mensonge va se propager, devenir article de foi et persuader aux fédérés qu’ils sont en lutte avec des porteurs de goupillon. Les journaux font chorus, trop heureux de baver le fiel qui les étouffe. Il faut avoir le courage de répéter ce que certains hommes ont dit de l’armée française, de cette armée qui avait tant souffert et qui souffrait tant de n’avoir pu sauver le pays. — Voici ce que Vésinier, un peu bancal, à moitié bossu, tout à fait bancroche, surnommé par ses intimes « racine de buis », a écrit dans un journal qui s’appelait alors l’Affranchi : « Une armée, une horde, devrions-nous dire, recrutée de condottieri, de bravi, de mercenaires, de sicaires, de tout ce que les bas-fonds de la société, les bouges les plus infects de la police, les sentines les plus impures des Babylones modernes ont de plus corrompu, un ramassis de malandrins, de pandours et d’assassins, des mercenaires du pape et du roi de Naples, d’anciens forçats des bagnes de Gaëte et de Palerme, de zouaves pontificaux, de Vendéens fanatiques, de Bretons stupides, enrôlés par Charette et Cathelineau, dans leurs légions de volontaires pour la défense du trône et de l’autel ; à côté de ces malfaiteurs ignorans et fanatiques, il y avait d’autres hordes plus viles encore : les bravi de la police, les argousins des geôles, les gendarmes brutes et féroces, des gredins de la pire espèce, enrégimentés à dessein pour la guerre des rues, anciens gardes municipaux transformés en gardiens de Paris, des vendus, rebut de l’armée et de la société, faisant du métier de condottieri leur profession habituelle. Ajoutons encore à cette multitude de chenapans armés les soldats corrompus et féroces du nouveau bas-empire, les lâches de Sedan et de Metz qui n’ont de courage que pour le massacre de leurs concitoyens… La horde de ces malfaiteurs… était commandée par des officiers félons aussi lâches devant l’étranger que bien dressés au massacre des citoyens, experts dans l’art de faire le sac d’une ville, d’égorger un peuple, d’enfoncer les portes, de piller les caisses, de violer les libertés publiques, de fouler au pied les lois et de déchirer les constitutions. » — Le Mot d’ordre de Rochefort, sans être moins bête, fut moins violent, il se contenta de dire : « Les troupes de Charette ont combattu hier sous le drapeau blanc ; chaque soldat a sur la poitrine un cœur de Jésus en drap blanc, sur lequel on lit ces mots : Arrête ! le cœur de Jésus est là ! »

Ces clabauderies ne rassuraient point la commune, qui regardait avec inquiétude du côté des Champs-Elysées et se demandait si ce n’était point là le chemin par où l’armée française rentrerait dans Paris ; Elle résolut donc d’en occuper sans retard les abords ; aussi, dès le lendemain du combat de Courbevoie, dès le 3 avril, pendant que ses troupes faisaient vers le Mont-Valérien cette marche triomphale qui rat interrompue comme l’on sait, elle envoyait un colonel galonné au képi, chamarré sur les manches, et dont on ignore le nom, s’emparer du ministère de la marine. Ce personnage, après avoir reçu les honneurs militaires dus à son rang et avoir rapidement inspecté le 224e bataillon, fit venir M. Gablin et lui dit : — Vous avez ici des mitrailleuses et des munitions cachées, vous allez me les livrer. — M. Gablin répondit : — Je n’ai rien du tout, vous pouvez vous en assurer. — On parcourut tout le ministère ; le colonel, auquel « on n’en faisait pas accroire, » passait le long des murs, les sondait d’un coup de fourreau de sabre, écoutait s’ils ne sonnaient pas creux et semblait décontenancé, car il cherchait les cachettes et ne les trouvait pas. Lorsque l’on eut parcouru bien des couloirs et bien des chambres, le colonel, d’un air goguenard, demanda à visiter les caves. On alluma des lanternes et l’on descendit. Le colonel tâtait les murailles, se faisait ouvrir toutes les portes, frappait du sabre sur le sol ; il fit déplacer des tonneaux vides et regarda longtemps la paroi contre laquelle ils étaient gerbés ; il secouait la tête et n’était point content. Dans un caveau situé près de la rue Saint-Florentin et qu’il examina plus minutieusement que les autres, il dit : — La réaction doit savoir que nous ne nous laisserons pas jouer par elle ! — On crut à une réflexion d’ordre général et l’on n’y fit pas attention. La visite était terminée ; on avait aperçu quelques futailles, des piles de bouteilles, mais on n’avait découvert ni un fusil, ni une cartouche.

Le colonel était remonté dans la cour, il marchait lentement vers la porte de sortie et semblait hésitant. Tout à coup il se retourna vers M. Gablin et lui dit : — J’ai à vous parler, allons dans votre cabinet ! — M. Gablin conduisit le colonel dans la petite pièce du rez-de-chaussée qui lui sert de bureau, ferma la porte et attendit. Le colonel lui dit alors avec bonhomie : — Voyons, vous avez l’air d’un bon garçon ; ne me faites pas poser plus longtemps, dites-moi où il est. — M. Gablin eut l’expression naturellement étonnée d’un homme qui ne comprend rien à la question qu’on lui adresse. — Vous sentez bien, reprit le colonel, que nous finirons par le trouver ; dites-moi donc tout de suite où il est, ça vous évitera bien des tracasseries. — Qui ? le ministre ? demanda M. Gablin. — Mais non, reprit le colonel avec impatience, le souterrain ! — Quel souterrain ? — Mais le souterrain qui va du ministère aux Tuileries. — M. Gablin se mit à rire, et répondit : — On s’est moqué de vous, il n’y a jamais eu de souterrain. — Le colonel se fâcha, parla de ses informations précises, de plans secrets que l’on possédait à l’Hôtel-de-Ville et de la volonté fermement exprimée par la commune de s’emparer de tous ces passages mystérieux qui aboutissaient du palais des tyrans aux différens points de Paris. M. Gablin levait les épaules avec découragement et ne savait que répliquer, car il voyait qu’il se trouvait en présence d’un homme profondément convaincu ; le colonel insistait, il usa de quelque diplomatie pour convaincre son interlocuteur, il lui dit : « Vous ne croyez pas à notre droit, vous avez tort ; la France est avec nous, à cette heure nous sommes au Mont-Valérien. Versailles est entre nos mains, l’assemblée des ruraux est en fuite, » et à l’appui de ces assertions, qui, malgré leur invraisemblance, ne laissaient pas de troubler le chef du matériel du ministère de la marine, il lui montrait deux dépêches dont la contradiction était frappante. Dans la première, on lisait : « Victoire ! Le général Duval et le général Eudes sont à Meudon et à Châtillon. La ligne, placée entre la gendarmerie et l’artillerie par les généraux de la honte, lève la crosse et fraternise avec le peuple. Le Mont-Valérien est à nous ; Flourens marche sur Versailles. » La seconde était ainsi conçue : « L’assemblée s’est enfuie de Versailles à l’approche de l’armée victorieuse de la commune, pour se réfugier, selon les uns, à Rennes, selon les autres, dans la forteresse du Mont-Valérien ![2]. » M. Gablin répondit : « Toutes ces victoires-là ne vous feront pas découvrir un souterrain qui n’a jamais existé. » Le colonel se retira furieux, déclarant que le surlendemain on reviendrait en force, et que dût-on démolir les caves, on trouverait l’entrée de ce souterrain qu’à leurs risques et périls les employés du ministère s’obstinaient à ne pas révélera Puis il dit à M. Gablin : — Vous serez surveillé, je vous en préviens, et je vous préviens aussi que vous répondrez sur votre tête de tout ce que renferme le ministère.

La journée du lendemain fut dure ; le colonel avait tenu parole : M. Gablin, le concierge, l’adjudant des plantons, étaient gardés à vue ; les sentinelles de faction à la porte avaient pour consigne de ne laisser entrer personne. Vers midi, « la délégation » arriva, elle était nombreuse. De qui se composait-elle ? Il est impossible de le dire avec précision ; quelques personnages portant l’écharpe rouge paraissaient être des membres de la commune ; d’autres très galonnés semblaient être des officiers supérieurs de la garde nationale fédérée. D’après certains indices, je crois que Découvrant, commandant de place à l’ex-préfecture de police, et Chardon, colonel, chaudronnier, un peu repris de justice, en faisaient partie ; mais, en l’absence de preuves authentiques, je ne puis rien affirmer à cet égard. La perquisition fut brutale ; on fouilla partout, deux ou trois ouvriers requis pour la circonstance essayaient les murs à coups de pic ; M. Gablin faisait bonne contenance et aurait peut-être ri sous cape, s’il n’eût craint de voir défoncer l’endroit où il avait caché l’argenterie. Les délégués se dépitaient : — Mais ce souterrain est cependant quelque part, disaient-ils. — Il n’y a pas de souterrain, répétait M. Gablin pour la millième fois. — Mais, puisque je vous dis que je sais qu’il y en a un, — lui répondait-on, et l’on furetait de plus belle, de fort méchante humeur, mais non sans un certain respect pour l’architecte qui avait réussi à dissimuler si habilement une porte que nul ne pouvait découvrir. A force de chercher le souterrain, on arriva dans les combles, où l’on trouva quelques armes oubliées par les domestiques qui avaient fait partie de la garde nationale pendant le siège ; elles furent saisies. Ce fut tout le butin de la journée.

Le fonds de bêtise et d’ignorance de ces malheureux était inépuisable ; ces souterrains créés par leur imagination enfantine, ils les avaient cherchés, je l’ai raconté ailleurs, à la prison de Saint-Lazare, au Louvre, au Luxembourg, au séminaire de Saint-Sulpice, à la maison des dames des Sacrés-Cœurs, partout enfin où ils voulaient constater les crimes « du catholicisme et de la monarchie, » et ils les cherchaient au ministère de la marine avec une bonne foi qui n’était point douteuse. Il y a là une preuve de crédulité en contradiction flagrante avec l’état de la civilisation moderne ; celle-ci a fort à faire et de grands devoirs à remplir pour dissiper les ténèbres dont ces pauvres cervelles sont encore enveloppées ; il y va de son honneur et peut-être de son salut, car les hommes qui acceptent aveuglément et avec entêtement des fables aussi puériles deviennent facilement capables de tous les crimes. La femme qui pendant le massacre de la rue Haxo se pencha, vers, un prêtre râlant et essaya, de lui arracher la langue croyait sincèrement que tous « les curés » sont dissolus, meurtriers et menteurs.

La double expérience faite au ministère de la marine ne convainquit personne et ne délivra pas M. Gablin d’obsessions insupportables. Jusqu’au dernier jour, jusqu’à l’heure si péniblement attendue où nos soldats franchirent, enfin les portes de Paris, on lui demanda la clé du souterrain. Malgré sa résignation forcée et son insouciante énergie, le pauvre homme n’en pouvait mais ; il se contentait de ne plus répondre et parfois envoyait vertement « promener » ceux dont l’insistance devenait trop fatigante ; à bout de raisonnement, et de démonstrations, il se disait : « Ces gens-là, sont fous ! » Il avait raison.

Avant de quitter l’hôtel de la marine après la longue perquisition du 4 avril, les délégués de la commune, auxquels les employés réguliers n’inspiraient qu’une médiocre confiance, désignèrent parmi les capitaines du 224e bataillon un homme de confiance qu’ils instituèrent gouverneur, avec mission d’exercer toute police et toute surveillance dans l’intérieur du ministère. Leur choix se porta sur un nommé Gournais, dont les sentimens patriotiques étaient peut-être irréprochables, mais dont l’orthographe avait parfois de singulières défaillances. Le citoyen gouverneur, qui fit immédiatement ajouter un galon de plus à son képi, devenait au ministère le représentant le plus élevé de l’autorité ; il avait droit de haute et basse justice sur les employés et, comme tout parvenu, abusait volontiers de son pouvoir ; mais on réussissait sans grande peine à conquérir ses bonnes grâces et à mériter ses faveurs, car il ne restait jamais insensible à l’offre d’un verre de vin. On le prit par son faible et l’on trouvait plus facile de le griser que de le convaincre. Malgré la présence de ce personnage officiel, on peut dire que le ministère chômait ; les appartemens, le cabinet du ministre, les bureaux des directeurs étaient fermés ; la commune n’était représentée que par une occupation militaire incommode, bruyante, souvent ivre, mais qui du moins ne faisait aucun acte administratif et laissait croire que le gouvernement de l’Hôtel de Ville, étroitement limité à l’enceinte de Paris, où il était bloqué par les troupes françaises, trouverait inutile de s’occuper de la marine. On se trompait : la situation de délégué à la marine, l’envie fastueuse de se dire le successeur des De Rigny, des Roussin, des Rosamel, des Rigault de Genouilly, des Pothuau, avaient de quoi tenter plus d’un amateur ; on en eut bientôt la preuve.

Cette position était ardemment convoitée par un homme dont nous avons déjà parlé et à qui elle semblait dévolue d’avance, car il avait grand renom dans les clubs révolutionnaires et avait jadis régulièrement appartenu à la marine, d’où les excentricités, pour ne dire plus, l’avaient fait expulser. C’était Charles Lullier, un des acteurs les plus énergiques de la journée du 18 mars, pendant laquelle il croyait sincèrement avoir commandé en chef. Arrêté par ordre du comité central, comme nous avons eu à le dire[3], évadé, escorté de quelques amis fidèles, en proie aux violences d’une maladie mentale intermittente, il traînait dans Paris son ambition désœuvrée, s’attribuant de bonne foi le succès de l’insurrection, déblatérant contre l’ingratitude des hommes et expliquant publiquement en ces termes les services qu’il avait rendus à la république universelle : « Dès le 20 (mars) j’avais transformé en espions toutes les personnes qui venaient me demander un emploi. » La commune, moins sévère pour lui que le comité central, paraissait disposée à l’employer et à utiliser pour la défense de Paris la fougue extraordinaire dont il était parfois animé et qui en faisait un homme d’action redoutable. Il sollicitait vivement les gens de l’Hôtel de Ville et eût peut-être enlevé à leur indécision sa nomination de délégué au ministère de la marine, s’il n’eût été habilement contre-battu par un septième clerc de notaire nommé Boiron. Ce Boiron, âgé de vingt-cinq ans, rêvait aussi d’occuper quelque lucrative situation à la marine, mais il savait qu’il n’obtiendrait rien si Lullier était nommé délégué, car il s’était battu en duel avec lui au quartier latin, et leur rencontre n’avait diminué en rien l’animosité qui les séparait. Boiron manœuvra fort adroitement. Il intéressa à sa cause Cournet, alors au sommet des honneurs, membre de la commune, membre de la commission de sûreté générale (30 mars), membre de la commission exécutive (4 avril), et qui, à travers tous les métiers qu’il avait ébauchés, ayant fait celui de marin, devait avoir voix prépondérante dans le choix d’un délégué à la marine. Cournet réussit non-seulement à empêcher Lullier d’être nommé, mais il obtint la délégation pour son propre frère de lait Raymond-Emile Latappy, ancien capitaine au long cours, qui fut solennellement installé au ministère le 6 avril.


III. — LA DELEGATION.

Ce jour-là, les clairons sonnèrent et les tambours battirent aux champs dans la cour de l’hôtel de la rue Royale, car Cournet, délégué à la préfecture de police, et Cluseret, seul délégué à la guerre depuis le A avril, venaient eux-mêmes et en grand apparat faire reconnaître Latappy, leur collègue à la marine. Le nouveau délégué s’empressa d’interroger M. Gablin sur le personnel du ministère et sur les ressources que celui-ci pouvait renfermer ; à la suite d’une conversation, au cours de laquelle Latappy fit preuve de bon vouloir, il fut décidé que les employés, en nombre restreint, laissés par M. l’amiral Pothuau pour veiller à la conservation des archives et de l’hôtel, recevraient ordre de cesser leur service ; M. Gablin, chef du matériel, le concierge Le Sage, l’adjudant Langlet, quelques garçons de bureau, quelques manouvriers indispensables, avaient seuls le droit de conserver et d’exercer leurs fonctions. La commune venait donc de s’emparer de tout le ministère ; elle y respectait l’ambulance et y tolérait trois ou quatre employés de l’administration régulière ; c’était encore trop pour l’accomplissement de ses projets de la dernière heure, car c’est l’énergique habileté de ce petit groupe d’hommes dévoués, c’est le sentiment du devoir dont il était animé, qui a sauvé le monument élevé par Gabriel d’une destruction longuement préparée.

Latappy avait alors trente-neuf ans, car il est né à Nice le 1er novembre 1833 ; il avait fait partie de la garde nationale pendant la période d’investissement de Paris par les armées allemandes et s’était fait nommer commandant du 76e bataillon (XXe arrondissement) dans lequel il avait connu Boiron, qui y remplissait les fonctions d’officier payeur. Ce n’était point un méchant homme, tant s’en faut, et, quoiqu’on ait cherché à l’impliquer dans une affaire de détournemens de fonds publics, il était honnête et d’une probité sérieuse. Ses convictions, non pas politiques, mais révolutionnaires, étaient profondes ; son esprit naturellement borné, fort peu cultivé, assez autoritaire, ne lui laissait aucun doute sur le triomphe définitif de l’insurrection à laquelle il s’était associé. Ancien capitaine au long cours, il avait appris malgré lui, pendant ses fréquentes navigations, à respecter la marine militaire, qu’il avait vue à l’œuvre dans sa mission de dévoûment et de protection partout où nos nationaux peuvent avoir besoin d’elle. Il apportait donc au ministère une sorte d’esprit hiérarchique dont il ne put secouer le joug imposé par l’usage et qui, joint à un besoin de régularité contracté sous l’influence de la vie du bord, lui permit, non pas d’empêcher, mais d’atténuer les désordres dont ses employés inférieurs ne demandaient qu’à se rendre coupables. Malgré sa foi ardente dans le succès de la commune, on put comprendre dès le premier jour qu’il voulait s’assurer une retraite possible et qu’il ne défendrait pas trop énergiquement le ministère contre un retour des troupes françaises. En effet, il examina attentivement les appartenons particuliers du ministre qui sont situés dans la partie de l’hôtel prenant façade sur la rue Saint-Florentin ; il s’aperçut promptement qu’ils formaient une sorte d’impasse qui restait sans issue lorsque l’escalier en était occupé. Au lieu de s’y installer comme son titre de délégué l’y autorisait, comme son amour-propre devait l’y convier, il fit simplement dresser un lit de camp dans le cabinet du ministre, qui, par de. nombreux dégagemens, permettait une fuite presque assurée. Ce fait n’échappa point à la perspicacité du personnel régulier, et un garçon de bureau dit : « C’est bon signe ; quand le moment viendra, il ne sera pas le dernier à décamper. » La prévision se trouva justifiée par l’événement.

Le premier soin de Latappy fut d’organiser son ministère et de réunir près de lui quelques-uns de ses amis politiques qui, à bout de voie, sans ressources et sans courage pour s’en procurer, rêvaient depuis longtemps de s’asseoir à la grande table de l’émargement. Il désigna Boiron pour remplir les délicates fonctions de secrétaire-général, qui constituaient à ce bambin la qualité de sous-ministre et lui donnaient une importance considérable. Boiron avait fort peu de cervelle, beaucoup d’activité naturelle, une jeunesse intempérante, et recherchait volontiers les premiers rôles ; il avait fait acte d’insurrection à la journée du 31 octobre et se vantait hautement d’avoir tenu le général Trochu entre ses mains. Un sieur Boisseau, qui se disait ingénieur civil et qui était un des membres les plus remuans de l’Internationale, centralisa le service du matériel et des machines. Des trois principes invoqués par toutes les révoltes, liberté, égalité, fraternité, il avait nettement supprimé le dernier ; jamais pacha, jamais proconsul, jamais roi nègre ne fut plus brutalement impitoyable pour les hommes qu’il eut à diriger ; ceux qui eurent la mauvaise chance de devoir lui obéir en parlent encore avec épouvante. Combien il y en eut, au temps de la commune, qui ne virent dans la liberté réclamée et acclamée que le droit d’exercer une autorité sans contrôle et de développer tout à l’aise les instincts despotiques dont ils souffraient et qu’ils prenaient peut-être naïvement pour des aspirations vers le progrès ! Boisseau était de ceux-là ; son infériorité sociale le désespérait ; il se figurait qu’il était un grand personnage méconnu, accusait l’humanité, se sentait humilié d’être le mari d’une sage-femme, croyait se hausser dans sa propre estime en étant un maître implacable, et prouvait simplement par là qu’il avait une nature inférieure faite pour obéir et non pour commander.

La comptabilité, c’est-à-dire la gestion de toutes les sommes versées au ministère pour en assurer les services, fut abandonnée à un jeune maréchal des logis du 2e spahis, âgé de vingt-cinq ans, libéré en juillet 1870, et qui s’appelait Ludovic Matillon. Il était intelligent, passionné en politique, viveur, hautain, très dépensier, et capable de toute violence. Ses scrupules n’étaient point excessifs ; ayant aperçu au ministère une caisse close dont il avait inutilement demandé les clés, il fit appeler par voie de réquisition un fabricant de coffres-forts, qui se vit contraint, malgré qu’il en eût, de briser une serrure dont il ne connaissait ni le mot, ni le secret. La caisse contenait onze cents francs et deux grandes médailles d’or. On peut admettre que l’argent fut employé pour les besoins du ministère, mais on est en mesure d’affirmer que les médailles n’ont jamais été retrouvées. On n’a pu en découvrir trace, ni dans les comptes de Matillon, ni dans ceux d’un certain Velty, ancien employé de commerce., qui faisait près de lui office de caissier. À ces hommes, dont la moralité pouvait inspirer une confiance réservée, Latappy, qui valait beaucoup mieux qu’eux, adjoignit une de ses vieilles connaissances, « tombée dans le malheur. » C’était un sieur Peyrusset, qui, lui aussi, avait été capitaine au long cours, mais qui, depuis plusieurs années déjà, n’avait pu parvenir à s’embarquer, car, à force de naviguer sur des fleuves d’absinthe et de relâcher dans les estaminets, il était réduit à vivre d’expédiens et menait une existence problématique où les tares ne faisaient point défaut. Ce Peyrusset, dont l’inconduite avait été telle qu’il fut obligé d’abandonner le commandement d’un navire de commerce pour s’engager en qualité de matelot de troisième classé, avait de la prestance et assez grande tournure. C’est à cela sans doute qu’il faut attribuer le titre de chef d’état-major du délégué à la marine que Latappy lui décerna ou lui laissa prendre.

Dès son entrée en fonctions, Latappy se heurta à une difficulté qu’il n’avait pas prévue, car il s’aperçut immédiatement qu’il était un délégué à la marine sans marine et sans marins. Il ne crut pas devoir notifier sa nomination à nos ports militaires, comme Paschal Grousset, délégué aux relations extérieures, avait notifié l’avènement de la commune aux puissances étrangères[4], mais il se mit en quête de ce qu’il pourrait bien faire, et finit par découvrir qu’il y avait à Paris une flottille de canonnières mouillée près du Pont-Neuf, à la presqu’île du Vert-Galant. Cette flottille a fait parler d’elle pendant le siége ; composée de quatorze canonnières munies de fortes pièces, elle avait plus d’une fois jeté le désordre et la mort parmi les artilleurs allemands qui servaient les batteries élevées à Breteuil. Après la signature de l’armistice, on avait été forcé d’en débarquer les équipages, et on n’y avait laissé que le nombre d’hommes indispensable pour les garder. Les oublia-t-on à Paris, dans la soirée du 18 mars, comme on oublia plus d’un régiment lorsque la retraite sur Versailles fut résolue ? Nous l’ignorons ; nous savons seulement que les canonnières restèrent à leur poste, près de Javel, amarrées bord à quai, où elles furent aperçues, le 28 mars, par un poste de fédérés qui adressa immédiatement un rapport au général Duval, délégué militaire à l’ex-préfecture de police. Ce fut une bonne aubaine pour cet ouvrier fondeur, qui sut en profiter sans délai. Il donna ordre au chaudronnier Chardon, qui lui servait de chef d’état-major, d’aller s’emparer des canonnières et de les ramener dans Paris, afin de les soustraire aux « manœuvres de la réaction, » Chardon s’acquitta de sa mission en conscience ; les canonnières remontèrent le fleuve et vinrent prendre station en aval du Pont-Neuf, à l’ancien îlot de Bussy.

Quoique général, membre de la commission de la guerre et porté à se croire doué de toute sorte d’aptitudes, Émile Duval n’osa pas s’attribuer le commandement de la flottille ; il sentait bien qu’il fallait, pour n’être pas ridicule dans ce poste, quelques notions spéciales acquises par l’étude et développées par la pratique. Il tenta de gagner à la cause de l’insurrection les hommes laissés à bord pour l’entretien du matériel ; il se proposait de les embaucher, de donner à plusieurs d’entre eux le commandement particulier de chacune des canonnières, se réservant de diriger de haut et de loin les opérations militaires. Il fit faire des offres à un premier maître de manœuvre nommé Lalla, à un quartier-maître de canonnage nommé Castel ; ces deux braves gens et les marins sous leurs ordres, quoique gardés à vue par un détachement de fédérés, repoussèrent toutes les propositions qui leur furent adressées, et réussirent, non sans peine, à se soustraire au service imposé par la commune. Duval était mécontent et perplexe. Un de ses amis, dont il avait fait le commandant de place de la préfecture de police et qui s’appelait Découvrant, le tira d’embarras en lui présentant un bavard très apprécié dans les clubs de Paris, où, pendant le siège, il avait débité toutes les sornettes qui lui tourmentaient la cervelle. C’était Auguste Durassier, né à Bordeaux en 1832. Engagé volontaire dans les équipages de la flotte, il avait été nommé officier auxiliaire pendant la campagne de Crimée, puis s’était fait recevoir capitaine au long cours et avait navigué. Il connaissait bien la manœuvre des bâtimens de guerre ; il « était de la partie, » comme disait Duval, qui d’emblée le fit nommer commandant supérieur de la flottille de la commune. Dès le 5 avril, Durassier lança une proclamation pour faciliter son recrutement : « Les marins actuellement à Paris qui désirent prendre du service sur les canonnières appartenant au gouvernement de la commune devront s’adresser au commandant de la flottille chargé de leur équipement ; lesdites canonnières sont mouillées au Pont-Neuf. — Le commandant de la flottille, DURASSIER. »

Cet appel à l’insubordination est le premier acte authentique où il est question de la flottille de la commune ; c’en est pour ainsi dire l’acte de naissance. Les premières pièces administratives qui s’y rapportent sont intéressantes à citer, car elles prouvent de quels bas moyens de racolage on usait pour attirer les hommes au service de la révolte et pour les y maintenir. « 6 avril 1871. Service de la flottille de la Seine. Bon pour 20 litres d’eau-de-vie. — 7 avril 1871. Service de la flottille de la Seine. Bon pour 100 litres d’eau-de-vie à 1 fr. 25 cent, le litre, fournis par Lefèvre, distillateur, rue Dauphine, n° 24, sur la réquisition de Découvrant, commandant de place à l’ex-préfecture de police ; vu ; bon à payer. — CHARDON, colonel. » D’après le nombre de litres, on peut conclure que l’effectif des équipages s’était augmenté des trois quarts en deux jours. Durassier avait donc des canonnières, il avait des marins, — quels marins ! — il commandait, il commandait en chef et se croyait bien le maître, lorsque la nomination de Latappy en qualité de délégué vint assombrir l’horizon de ses destinées. Le général Duval n’était plus là pour défendre son protégé ; il avait été fusillé, le 3 avril, au combat de Châtillon, où il s’était laissé prendre comme un benêt. Cluseret de son côté, en qualité de ministre de la guerre et seul responsable des opérations militaires, réclamait le droit de diriger la flottille selon les exigences de sa stratégie ; il avait même désigné un commandant en chef nommé Bourgeat, qui avait servi pendant le siège à bord de la Farcy. Durassier et Bourgeat aboyaient l’un contre l’autre comme deux bouledogues. Le comité central de la garde nationale, auquel le conflit fut soumis, maintint Durassier dans ses fonctions, le nomma capitaine de frégate, et lui soumit Bourgeat, dont elle fit un lieutenant de vaisseau. Cluseret, par ce fait, était battu dans la personne de son protégé ; Latappy profita habilement de l’occurrence et rattacha la flottille par un lien hiérarchique au ministère de la marine.

Durassier regimbait fort ; il eût voulu conserver son indépendance d’action et se considérait volontiers comme un grand amiral soustrait à tout contrôle. Latappy connaissait bien son homme et sut vaincre ses derniers scrupules en lui offrant la table et le logement. Durassier réfléchit que la vie est courte, qu’il est bienséant de l’égayer par quelques bons repas, et il accepta la proposition de Latappy, dont il devint ainsi le commensal et le subordonné, Il s’installa au ministère et y amena avec lui un homme d’une cinquantaine d’années, qui s’appelait Henri Cognet et qui jouait près de lui le rôle de chef d’état-major. Cognet prétendait avoir été lieutenant de vaisseau sous les ordres du prince de Joinville, ce qui était absolument faux. En réalité, on ne savait trop de quoi il avait vécu ; il paraissait avoir fait, de ci, de là, selon les circonstances, de la politique interlope, avait été capitaine d’artillerie de la garde nationale pendant le siège, s’était, au début de la commune, accroché à Durassier et était ravi de pouvoir promener officiellement ses galons dans les bureaux du ministère de la marine. C’était un homme pratique et qui s’entendait aux réquisitions. La première pièce qu’il signa en arrivant au ministère est celle-ci : « Flottille de la Seine. Ordre de la place. Bon à réquisitionner une voiture de remise pour deux courses. — Paris, le 7 avril 1871. Pour le capitaine de frégate commandant, le chef d’état-major, COGNET[5]. » Le dernier document signé de Cognet est ainsi conçu : « Division des marins détachés à Paris, artillerie ; cabinet du commandant. Paris, le 21 mai 1871. Au citoyen Sarrat, sous-chef de service. Citoyen, permettez-moi de trouver étrange le refus de bougies pour ma voiture ; je vous réitère ma demande, attendu que les grandes bougies, il faut les couper en deux. J’ai lieu de croire que vous ne m’obligerez pas à m’adresser au délégué pour cette misère. Salut et fraternité. — COGNET. » La voiture que Cognet appelait « ma voiture » sortait fort probablement des remises du prince Murat, qui en fournit plus d’une à l’état-major des fédérés.

Les réquisitions étaient incessantes au ministère de la marine ; il n’est si mince employé qui ne réquisitionne un chronomètre pour son usage personnel, car il fallait bien savoir l’heure pour faire exactement son service. On éludait de cette façon le décret de la commune qui fixait à un maximum de 500 francs par mois les émolumens de ses plus hauts fonctionnaires ; chacun du reste réclamait ce maximum et finissait presque toujours par se le faire attribuer. On le considérait simplement comme « de l’argent de poche ; » l’État devait pourvoir à toutes les autres nécessités de la vie. Latappy était un des meilleurs, un des plus inoffensifs parmi ceux qui se mêlèrent de direction dans cette cohue révolutionnaire. Il ne peut échapper à la manie générale : il réquisitionne ; il prouve à la commune qu’elle doit le nourrir, et fait payer ses repas1 par la caisse du ministère. Il reste en fonctions pendant quarante-cinq jours ; sa table coûte 4,896 francs, un peu plas de 100 francs par jour ; ce qui est peu spartiate, mais paraît fort modéré lorsque l’on se rappelle que les dîners quotidiens de la préfecture de police sous Duval, Rigault, Cournet et Ferré coûtaient 228 francs. On réquisitionnait des armes, des képis, des vêtemens, du papier, de la toile, des sabres, des galons, des balais ; on réquisitionnait bien d’autres choses encore auxquelles je ne puis même faire allusion. La commune fut un accès de réquisition furieuse. Lorsque les troupes françaises se furent emparées de la rue Royale, les marchands du quartier apportèrent au ministère de la marine des bons de réquisitions signés par de bas employés et représentant la somme ronde de 82,000 francs.


IV. — LA FLOTTILLE DE LA SEINE.

Si les réquisitions réussissaient à donner quelques agrémens à la vie communarde, elles ne suffisaient pas au recrutement que l’on destinait aux équipages de la flottille. Durassier s’en doutait et Latappy s’en aperçut. Ils avaient compté sur les marins réguliers, et ceux-ci usaient de tout subterfuge pour franchir les fortifications et aller retrouver leurs camarades qui combattaient pour la France et sous son drapeau, contre la loque rouge que l’insurrection avait arborée. Cette guenille, la marine de la commune la regardait sans doute comme l’étendard national, car, par un ordre du 5 avril, Durassier signifia aux bateaux-mouches que leur service serait arrêté par force, s’ils n’amenaient le drapeau tricolore et ne le remplaçaient par l’emblème de sang, qui, pendant deux mois, déshonora la façade de nos monumens publics. Les bateaux-mouches furent contraints d’obéir et les canonnières n’eurent point à les « saborder. » C’était là, du reste, une besogne que l’on eût peut-être difficilement imposée aux équipages, car ceux-ci se composaient en grande partie d’hommes enlevés par tout moyen au personnel actif des bateaux omnibus. Les marins réels ayant fait défaut, on leur avait substitué tant bien que mal des gens pris partout, à l’aventure, et que l’on avait rapidement revêtus de costumes appropriés, grâce aux magasins que le ministère de la marine possède rue Jean-Nicot. Des ouvriers civils sans ouvrage, des fédérés fatigués d’aller aux remparts, des mariniers, des déchargeurs, des garçons de lavoir, des monomanes fanatiques de canotage, prirent le béret bleu, la chemise au large col, jouèrent au matelot et se dandinèrent en marchant comme des hommes familiers avec le roulis et accoutumés au tangage. À ces élémens déjà fort médiocres et naturellement indisciplinés vinrent s’ajouter ces rôdeurs de rivière, ces déclassés des industries fluviales que le langage des mariniers appelle des carapatas. C’était à peu près de quoi remplir les canonnières, mais était-ce suffisant pour les manœuvrer et les faire servir utilement à l’attaque des lignes françaises ? On en peut douter. Le personnel régulier de la marine militaire fut-il représenté dans cette troupe de matelots pour rire ? Oui, et dans des proportions que nous pouvons faire connaître avec une rigoureuse exactitude, grâce aux feuilles de service et d’émargement qui ont été conservées.

Les quatorze canonnières et les trois vedettes formant la flottille de la commune furent montées par trois cent quatre-vingt-neuf hommes y compris les officiers, les chauffeurs et les mécaniciens ; c’est du moins là le total de ceux qui du 1er avril au 13 mai ont fait simultanément ou successivement le service à bord. Sur ce nombre, l’on trouve trois marins en congé renouvelable et sept déserteurs des équipages de la flotte. Rappelons tout de suite, afin que l’on puisse établir une proportion équitable, ce que nous avons dit plus haut : au moment de la capitulation, les forts et la flottille avaient jeté 14,031 marins et officiers de marine sur le pavé de Paris. Parmi les simples matelots, dix hommes furent infidèles au devoir. Dans ce contingent fourni à la révolte, je découvre avec douleur trois hommes qui avaient porté jadis l’épaulette d’officier de marine ; deux d’entre eux, je me hâte de le dire, tarés, déclassés, avaient été rejetés hors d’un corps qu’ils déshonoraient par leur conduite et dans lequel leur seule incapacité ne leur eût pas permis de se créer une place ; quant au troisième, il appartenait à cette catégorie de gens qui flottent entre l’imbécillité et la folie et que le manque d’équilibre intellectuel rend scientifiquement irresponsables. Malgré l’abaissement de leur caractère et de leurs facultés mentales, ces hommes, dont il est superflu de prononcer le nom, ne firent que traverser la commune. Dégoûtés jusqu’à la nausée par le, spectacle qu’ils avaient sous les yeux, ils se hâtèrent d’abandonner ce ramassis de vauriens que le gouvernement des Ranvier, des Rigault. et des Cluseret avait déguisés en marins. Leur passage, leur très rapide séjour au milieu des bandes fédérées permit cependant à la commune de dire : « Les officiers de la marine militaire viennent à nous ; » ce qui était déjà beaucoup trop.

Le 8 avril, la flottille comptait un effectif de cent vingt hommes, c’était peu ; mais on s’en remit au temps pour compléter les équipages, on avait hâte d’agir et l’on décida que l’on allait entrer en campagne. Mais le vieux proverbe : Pas d’argent, pas de Suisses, était aussi vrai pendant la révolte sociale de 1871 qu’au temps de François Ier, et les marins de la commune, rappelant les promesses qui leur avaient été faites, exigèrent un à-compte de solde que les bons d’eau-de-vie, signés par le colonel Chardon, ne remplaçaient pas. Cette réclamation parut juste à Durassier, qui, en compagnie de son commissaire d’administration, Charles Le Duc, comprit immédiatement qu’il fallait tirer parti de cette circonstance pour se garnir un peu les goussets. Ces deux ingénieux personnages, forts du droit des marins qu’ils représentaient, parvinrent à se faire avancer par la commission des finances deux mois de solde pour leurs hommes, à chacun desquels ils remirent dix francs. Le reste fut considéré par eux comme le fruit de leurs économies. Les marins, ayant reçu quelque argent, ne firent plus aucune objection aux ordres de départ. La flottille, pavoisée de rouge, appareilla aux cris de : Vive la commune ! Durassier commandait, et, pour ne pas compromettre, dès le premier jour, les victoires qu’il entrevoyait dans l’avenir, il se contenta de descendre la Seine jusqu’au pont de la Concorde et mouilla en aval, le long des berges parallèles au cours la Reine. Le soir, les journaux annonçaient : « La flottille de la commune, montée par nos braves marins, a commencé aujourd’hui ses opérations militaires ; les Versailleux n’ont qu’à bien se tenir ! » Recommandation inutile, « les Versailleux » se tenaient bien.

Le 13 avril, la flottille démarra, glissa jusqu’au Point-du-Jour et s’embossa sous les arches du pont-viaduc. C’était là une bonne position, les piliers du pont servaient en quelque sorte de remparts derrière lesquels on pouvait s’abriter, La batterie n° 5, devenue la Commune, l’Estoc, la Claymore, l’Escopette, la Liberté, le Perrier, représentaient une force très mobile, redoutable si elle eût été bien employée, qui pouvait nous causer et parfois nous causa de graves préjudices. Chaque canonnière chargeait sa pièce à longue portée sous la protection du pont-viaduc, puis, forçant de vapeur, s’avançait à toute vitesse jusqu’à une distance de 600 mètres, envoyait son coup de canon et revenait rapidement à son point de départ, où elle pouvait recharger tranquillement, loin des projectiles de l’armée française ; imitant de la sorte la prudente manœuvre des cavaliers arabes, qui se lancent au galop sur l’ennemi, lâchent un coup de pistolet, tournent bride et s’enfuient. L’objectif des canonnières était Breteuil et Brimborion, qui gardaient le silence par la bonne raison que les batteries que l’on y construisait n’étaient pas encore armées. Cela donnait grand courage aux mariniers communards, et souvent la Liberté, commandée par un employé du chemin de fer du Nord, nommé Besche, parada jusqu’au pont détruit de Billancourt et prit plaisir à canonner le Bas-Meudon, où nulle troupe française n’apparaissait. Plus tard, on déchanta et l’on fut moins hardi.

Pendant que la commune travaillait à faire le bonheur de l’humanité en incarcérant des prêtres, des magistrats et des gendarmes, en abolissant le notariat, en dévalisant quelques hôtels particuliers et en défonçant tous les tonneaux de vin qu’elle pouvait offrir à ses soldats toujours altérés, elle semblait oublier un peu ses canonnières, qui du moins ne l’oubliaient pas. Elle put s’en apercevoir le 15 avril en recevant une députation de marins à la tête de laquelle marchait le « lieutenant de vaisseau » Bourgeat, qui, on se le rappelle, avait dû céder le commandement en chef au « capitaine de frégate » Durassier. — Que voulez-vous, mes braves ? — Nous voulons être payés. Le commandant Durassier et le commissaire Charles Le Duc ont mis la solde dans leur poche ; nous avons beau réclamer, on ne nous donne pas un sou, et ça ne peut pas durer comme ça. — La commune ne parut pas trop surprise, car son administration abondait en faits analogues ; elle renvoya la députation à se pourvoir devant le délégué Latappy, qui reçut ordre d’ouvrir une enquête sur les actes d’indélicatesse reprochés à Durassier et à ses complices. On fit mieux, et le plus ignoré des membres de ce gouvernement d’inconnus fut envoyé à Latappy, ainsi qu’il ressort de la lettre suivante : « Le citoyen Champy, membre de la commune, est délégué auprès du citoyen ministre de la commune (il faut lire : de la marine) pour lui porter les plaintes d’une députation de marins de la flottille, qui vient de se présenter à la commission exécutive, et régler tout avec le citoyen ministre pour le mieux et pour le bien de la république. — Pour la commission exécutive : PASCHAL GROUSSET. » Pendant que l’ouvrier orfèvre Champy se disposait à remplir la mission dont il était chargé, l’ouvrier chapelier Amouroux, membre de la commune en ses momens perdus, écrivait de son côté : « Mon cher Latappy, prenez donc en considération, je vous prie, la demande de nos marins de la garde nationale, afin qu’ils puissent concourir avec nos bataillons à la défense de Paris, la défense du droit et de la justice. — Salut et égalité. Le secrétaire, membre de la commune : AMOUROUX. »

Les instances étaient pressantes, Latappy commença l’enquête prescrite ; il était assez probe pour croire instinctivement à la probité d’autrui ; il fut stupéfait et indigné des malversations dont il découvrit les preuves. Depuis longtemps il cherchait une occasion de se débarrasser de Durassier ; il saisit avec empressement celle qui s’offrait, il mit du même coup à la porte Durassier, commandant en chef, Cognet, chef d’état-major, et Charles Le Duc, commissaire de la flottille. Durassier fut même arrêté et passa quelques jours sous les verrous ; mais il obtint bientôt sa liberté, car on avait besoin d’hommes « d’action » et les peccadilles qu’il avait commises ne devaient pas l’empêcher de concourir à la défense de la commune et de mourir pour elle. Il fut remplacé dans son commandement par Auguste Peyrusset. C’était, comme l’on dit, tomber de fièvre en chaud mal. Peyrusset met immédiatement cinq galons à sa casquette, prend le titre de capitaine de frégate et lance des ordres du jour ; invitation aux marins classés ou volontaires d’avoir à se présenter au ministère pour régulariser leur situation ; même avis adressé aux artilleurs, aux soldats de l’infanterie de marine, aux fusiliers marins. Pour faciliter le recrutement, on força, par voie de réquisition, la compagnie des bateaux-mouches à céder son personnel à la flottille ; les chauffeurs et les mécaniciens touchent 240 francs par mois et les vivres ; un mois de solde leur est compté d’avance. Peyrusset, avec sa belle prestance et sa longue barbe, ne se contente pas d’être commandant en chef et capitaine d’aventure : il joue au forban ; de sa large ceinture rouge sortent deux pistolets qui sont entre ses mains un argument sans réplique, il en menace tout le monde. Il est souvent ivre, et sa familiarité, qui n’a rien de fraternel, n’est pas dénuée d’une certaine gaîté ; il dit à ses hommes : « Obéis, marsouin, ou je te brûle le potiron ! » Fort ponctuel du reste, et veillant à tout, il apprend que Cognet, l’ancien chef d’état-major de Durassier, a conservé une chambre au ministère de la marine ; de sa meilleure encre, il écrit au gouverneur Gournais : « Ordre vous est donné de faire quitter le ministère au citoyen Cognet, il devra évacuer sa chambre et remporter ses effets ; vous prendrez la clé et la remettrez à l’huissier. » Gournais s’acquitte de cette commission désagréable, et il lui arrive une petite déconvenue qu’il raconte proprement en ces termes : « Je déclare avoir vue un sabre hier dans la chambre n° 111 dont javais lorde de faire évacuez. D’après cette orde jaie remis la claie à l’huissier dont jen aie tirée reçue. A 11 du matin jeaie reçu l’orde de remetre se sabre au citoyen chef de ta major jeai constate que cette avait étté occupé et que ce sabre avait disparue maigre que cette porte était bien ferme à la claie, alors il resulte que cette porte a une double claie, je certifie et constate moi citoyen capitaine de la garde nationale attacher au ministère de la marine : GOURNAIS. »

Peyrusset voulut aller lui-même inspecter la flottille. Il se prépara à cet acte important par quelques libations qui sans doute furent trop copieuses, car, lorsqu’il monta à bord de la Claymore, il se vit subitement atteint de mal de mer. Il fut obligé de se dérober aux huées de l’équipage, qui, enviant son état d’ébriété, ne lui ménageait pas les quolibets. Afin de réparer autant que possible le mauvais effet produit par la tenue avinée du commandait en chef, le délégué Latappy fit rentrer la flottille vers le quai de Billy, près de l’usine Cail, et, accompagné de quelques membres de la commune, la passa solennellement en revue. On fit quelques discours aux marins rassemblés, on stimula leur patriotisme ; on leur parla de leurs frères surveillés par l’armée de Versailles et qui n’attendaient qu’un moment propice pour venir se joindre à eux. Peines perdues, quelques cris de vive la commune répondirent faiblement à cette explosion d’éloquence. On était au 28 avril et l’enthousiasme des premiers jours était passé, car depuis le 25 les batteries françaises de Sèvres, de Fleury et du Chalet avaient été démasquées. Les canonnières s’en étaient aperçues sans délai ; plusieurs avaient reçu de grosses avaries, des hommes avaient été blessés à bord ; on n’allait plus se promener au Bas-Meudon et l’an courait moins fréquemment bordée au-delà du pont-viaduc du Point-du-Jour. Les marins de la commune ne se gênaient guère pour déclarer qu’on les sacrifiait, qu’on les faisait massacrer ; que c’était toujours leur tour d’être sur la Seine, et qu’il était bien temps d’y envoyer des gardes nationaux à leur place. On était fort près de l’insubordinatiton ; plus d’un canonnier avait jeté son écouvillon et était parti en disant : « J’en ai assez ! » Latappy était inquiet. Très dévoué à l’œuvre insurrectionnelle, il eût voulu la servir, et s’apercevait que tous les élémens militaires dont il avait cru disposer n’étaient en somme que des élémens d’indiscipline et, par conséquent, de faiblesse. Les cours martiales, dont la commune commençait à user sans ménagement, pouvaient réprimer et punir un acte de révolte individuel, mais elles étaient impuissantes à réduire un groupe d’hommes déterminés à ne point obéir et à se soustraire à un service qui, de jour en jour, devenait plus périlleux. Latappy se contenta donc de faire un règlement qui n’accordait que deux heures aux officiers pour aller prendre leurs repas à terre, qui relevait les canonnière de quarante-huit heures en quarante-huit heures et qui fixait le chiffre de la gratification accordée à chacun des marins de la flottille.

Les choses n’en allèrent pas beaucoup mieux et finirent même par aller très mal, car l’armée française, se reconstituant aussi rapidement que le permettait le retour de nos prisonniers d’Allemagne, poussait en avant ses approches et commençait à jouer avec les canonnières un jeu dont celles-ci faisaient tous les frais. La commune avait beau multiplier les ordres du jour qui félicitaient « les braves marins » de leur bonne tenue et de leur conduite héroïque au feu ; les braves marins préféraient les canons du marchand de vin à ceux de leurs batteries flottantes, et, comme leurs officiers s’en allaient volontiers au moment du péril, ils n’estimaient pas manquer à leur devoir en imitant leurs officiers. Pendant les derniers jours d’avril et les premiers jours de mai, la flottille essaya ce que ses chefs appelaient des sorties ; quelques canonnières répétaient la manœuvre dont j’ai parlé, tiraient un coup de canon et revenaient s’abriter derrière le pont-viaduc. Ce tir, rendu très indécis par l’indécision même des hommes, ne causait aucun dégât aux batteries de l’armée régulière ; c’était de la poudre dépensée en pure perte ; le projectile mal dirigé éclatait en l’air ou frappait des terrains déshabités ; de la fumée, du bruit, et voilà tout. Le 13 mai, une batterie subitement démasquée dans l’île de Saint-Germain ouvrit son feu contre la flottille, qui, virant de bout en bout, fit une retraite très précipitée pour aller reprendre son poste de refuge ; elle allait vite, accélérée par le sifflement des obus qui battaient l’eau près d’elle, mais pas assez vite cependant pour éviter tout désastre. La canonnière l’Estoc, atteinte d’un boulet à la ligne de flottaison, coula à pic, l’équipage se sauva à grand’peine, et ceux de ses marins qui ne savaient point nager furent noyés, car, dans cette fuite éperdue, nul ne pensa à stopper pour leur porter secours. Cela donna à réfléchir ; on crut s’apercevoir que la flottille, la fameuse flottille de la commune n’était plus en sûreté derrière les massives bâtisses du viaduc, et on vint l’amarrer en aval du pont de la Concorde. Nous l’y retrouverons le jour où l’amiral Pothuau la fit servir au triomphe du droit et de la justice, lesquels n’étaient ni la justice ni le droit dont Amouroux se plaisait à parler.


V. — LES MARINS DE LA COMMUNE.

Si la flottille fit piteuse figure pendant cette guerre impie, ce n’est pas que les éloges lui aient manqué. Jamais troupe d’élite, jamais bataillon sacré ne fut plus impudemment flagorné, car jamais à aucune époque de notre histoire on ne berna la population par plus de mensonges et d’inventions burlesques. Chaque jour le Journal officiel de la commune lâchait, et les journaux communards reproduisaient quelque proclamation emphatique dans laquelle le courage des marins de la flottille était célébré en bon style ; chaque jour on apprenait avec quelque surprise que le feu des canonnières éteignait invariablement celui des batteries françaises. C’était le secrétaire-général Boiron qui était chargé de la confection de cette rhétorique redondante ; il y excellait et y mettait l’orthographe comme il convient à un septième clerc de notaire. « L’ennemi a dû éprouver des pertes considérables ; quant à nous, nous n’avons aucun accident à déplorer. Sur toutes les canonnières, attitude magnifique sous le feu terrible de l’ennemi et dévoûmens marqués à la commune (30 avril). — Nos canonnières, par la justesse de leur tir, obligèrent cette batterie (château de Meudon) à se taire ; chaque obus portait et faisait subir des pertes à l’ennemi (1er mai). — Un obus envoyé par les batteries de Meudon étant tombé sur la berge sans éclater, le capitaine Junot, commandant la Claymore, donna ordre d’aller le chercher et de le renvoyer immédiatement aux Versaillais ; ce fut fait, et cette fois l’obus éclata en plein dans la batterie d’où il était parti et y occasionna de grands ravages. Du reste, par son attitude énergique, l’équipage de la flottille de la Seine est digne de tous les éloges. » C’est en ces termes que l’on parlait publiquement des marins de la commune, dont Latappy disait dans l’intimité à Cluseret : « Il n’y a rien à faire de ce troupeau de soulards. »

Latappy, fort découragé par la déplorable tenue des équipages embarqués à bord des canonnières, ne s’en occupait guère et rêvait de former un corps de fusiliers marins. Lorsqu’il parla de son projet à la commission exécutive, il apprit que ce corps existait et se mouvait en dehors de son autorité. En effet, dès le début de l’insurrection, pendant que le comité central fonctionnait encore officiellement et que l’on se préparait, sans mystère, à marcher sur Versailles pour enlever l’assemblée et envoyer M. Thiers rejoindre le général Lecomte, un certain Américain nommé Block, ancien volontaire dans la guerre de sécession, avait, vaille que vaille, organisée la mairie du Xe arrondissement un prétendu corps d’élite qu’il appelait les marins de la garde nationale. On avait fait des affiches, promis une haute paie ; quelques hommes, alléchés par des distributions d’eau-de-vie et une avance de solde, étaient venus se ranger sous les ordres du « colonel Block. » Celui-ci se pavanait dans un costume invraisemblable, accueillait ses recrues avec une sérénité froide, leur baragouinait quelques mots de français, et, pour le reste, s’en rapportait aveuglément à un capitaine Régnier, ancien bateleur forain qui, familier avec tous les « bonimens » des tréteaux, avait la langue bien pendue, et dont le principal talent paraît avoir été de jongler avec deux fusils armés de baïonnettes sans jamais se blesser ; à ces deux personnages se joignait un officier-payeur du nom de Peuchot, qui avait l’art plus sérieux de jongler avec les chiffres. Grâce à lui, les effectifs étaient toujours considérables, les sommes versées sur la vue des états par la commission des finances ne l’étaient pas moins, ce qui permettait au colonel, au capitaine, au trésorier de descendre gaîment « le fleuve de la vie. »

Le bataillon des marins de la garde nationale n’a jamais eu, au maximum, plus de trois cent trente et un hommes sous les armes, dont la majeure partie était empruntée au mariniers du canal Saint-Martin, et à d’anciens soldats libérés du service, réduits par la misère menaçante, par le chômage général, à ramasser du pain où ils en trouvaient. Ces hommes furent braves et bien autrement solides sous le feu que les carapatas des canonnières. Ils se conduisirent très convenablement à la défense des ouvrages d’Issy et des Moulineaux. Là, ils se trouvèrent face à face avec de véritables matelots appartenant au 1er régiment de fusiliers marins, et ils n’eurent point à se louer de l’accueil qu’ils en reçurent. Nos marins, exaspérés de voir leur uniforme souillé par les insurgés qui s’en étaient affublés ; , furent sans merci et ne firent point de quartier. Cela rendit les marins de la commune plus prudens, et ils mirent quelque attention à ne plus sortir de leurs abris lorsqu’ils apercevaient les marins réguliers. Le colonel Block laissait volontiers ses hommes s’aventurer sans lui ; il avait souvent affaire à Paris, lorsque l’on se battait aux postes avancés. Latappy faisait valoir cette circonstance, réclamait les marins de la garde nationale comme devant dépendre de son ministère et n’obtenait rien, car la commune, fort empressée d’accueillir tous les étrangers qui, se présentant à elle, donnaient à l’insurrection un caractère cosmopolite, se sentait fière de voir un « colonel américain » commander un prétendu corps d’élite. Dans un temps où tout était anormal, cette situation anormale n’était pas pour surprendre, et les choses restèrent en l’état, jusqu’au jour où Rossel, remplaçant Cluseret incarcéré (30 avril), fut nommé délégué à la guerre. Rossel, malgré son esprit brouillon et rêvasseur, essaya de remettre un peu d’ordre dans le chaos au milieu duquel il se perdait ; ses efforts, stérilisés d’avance, ne pouvaient aboutir à rien, et il est fort probable que lui-même en connaissait l’irrémédiable inutilité. Cependant il fit rendre par le comité de salut public un décret qui plaçait le bataillon des marins de la garde nationale sous la direction hiérarchique du ministre de la marine, et qui, pour toutes les opérations militaires, soumettait celui-ci à la délégation de la guerre. Latappy gagnait un bataillon et perdait toute initiative ; il fut peu satisfait, d’autant moins satisfait que, tout en étant débarrassé du colonel Block, dont il ne voulait plus, il vit ses fusiliers. marins passer sous les ordres de Durassier, dont il n’aurait pas voulu davantage.

Durassier, quoiqu’il eût été révoqué de ses fonctions de commandant en chef de la flottille et qu’il eût même passé quelques jours en prison, était remonté à la surface des eaux troubles où l’on péchait alors. Grâce à quelques influences habilement employées, il avait reparu sous une autre forme et avait été désigné pour remplacer « le colonel Okldwicz, » ancien saltimbanque, ancien chanteur, ancien directeur de café-concert, ancien fabricant de chaussures, ancien maître de piano, dont la bravoure extravagante ressemblait à un défi perpétuel contre la mort. Oklowicz finit par être très grièvement blessé et avait eu pour successeur Durassier, qui, avec les marins de la commune et d’autres fédérés, entretenait à Asnières, sur la rive droite de la Seine, un feu de tirailleurs contre nos troupes postées sur la rive gauche. Durassier avait son quartier-général à Levallois-Perret et portait le titre de colonel d’état-major commandant les forces d’Asnières. Il estimait sans doute que ses hauts faits n’étaient point suffisamment célébrés par les journaux amis de la commune et dévoués à Rossel, car je retrouve la minute d’une lettre fort probablement écrite sous son inspiration et adressée au Père Duchêne. Parmi beaucoup de phrases bourrées de gros mots, on dit : « Nos batteries font merveille et tous nos artilleurs sont héroïques. » Puis on reproche à « ce vieux b… de patriote de père Duchêne » de ne pas s’occuper assez des soldats de la commune, on demande un petit article pour « donner du cœur au ventre » des hommes ; on ajoute que « les Versaillais crèvent de peur dans leur peau de chien, » et en termine en disant : « Tâche d’engueuler un peu les supérieurs qui laissent des héros sans une longue-vue. » La signature n’est pas assez lisible pour que je puisse la reproduire ; mais ce brouillon faisant partie des papiers ayant appartenu à Durassier, je crois que l’on peut sans scrupule le lui attribuer. Il ne resta pas longtemps à Asnières ; le 5 mai il est nommé commandant du fort de Vanves, car Eudes et Mégy, qui étaient chargés de la défense des forts du sud, décampaient volontiers à la première alerte. Durassier était brave, et l’on savait que l’on pouvait compter sur lui. Avant de quitter les troupes qu’il avait souvent conduites au feu, il crut devoir prendre congé d’elles. Singeant les vrais généraux, et ne se doutant même pas qu’il devenait grotesque, il adressa un « ordre du jour » à l’armée devant Asnières : « Je suis heureux de vous rendre ce témoignage, vous avez tous fait votre devoir. Chefs de bataillon, officiers, sous-officiers, gardes nationaux, artillerie et génie, au nom de la commune et en mon nom personnel, recevez tous mes remercîmens et comptez sur tout mon dévoûment à la cause sacrée que nous défendons. »

Durassier se rendait au fort de Vanves, vers lequel les troupes françaises cheminaient, avec : ardeur. Pendant la nuit du 9 mai, le 35e de ligne, appartenant à la division Faron, enleva le village pendant que les gardes de tranchée, par un mouvement hardi, s’emparaient du point d’intersection du chemin de Vanves au fort et de la route stratégique. Durassier ne se réserva point et fit tous ses efforts pour repousser l’attaque dirigée contre ses avancées. Il échoua ; ses hommes reculaient devant la fusillade qui les décimait. Ils obéissaient à l’attrait invincible que l’abri des murailles exerce sur les soldats ébranlés ; Durassier voulut les ramener au combat et fut frappé d’une balle en pleine poitrine : on l’emporta au fort ; le lendemain, on put l’évacuer sur la grande ambulance installée aux Champs-Elysées dans le Palais de l’Industrie. Les soins éclairés ne lui faillirent pas, car le médecin en chef, le docteur Chenu, vieux praticien de nos armées, ne voyait que des blessés dans les malheureux qu’il recueillait et ne ménageait point son dévoûment. Durassier ne devait point guérir ; la plaie était profonde et avait attaqué les organes vitaux ; il mourut le 29 mai, après avoir vu la défaite de la cause exécrable qu’il avait servie, évitant ainsi de passer devant les conseils de guerre qui le réclamaient et ne lui auraient pas fait grâce, quoiqu’il ne fût qu’un vaniteux attiré dans la révolte par l’amour du galon et le besoin de commander à ses égaux, qu’il considérait comme des inférieurs.

Il n’avait point été suivi dans sa nouvelle évolution par Cognet, son ancien chef d’état-major. Celui-ci, chassé du ministère de la marine par Peyrusset, comme nous l’avons vu, avait trouvé moyen d’y rentrer, d’y reprendre sa place et d’y faire bonne figure. C’était, il faut le croire, un homme d’entregent, car il était appuyé par le comité de salut public, fort apprécié à la délégation de la guerre et avait fini par s’imposer à Latappy, qui le subissait. On le voit, il était bien en cour. Il ne manquait pas d’imagination et avait un aplomb que rien ne déroutait. Il se donnait pour un organisateur habile, et à force de proposer à tous les comités inventés par la commune de former un corps d’artillerie de marine, il finit par obtenir l’autorisation de mettre son projet à exécution. Peu à peu le ministère de la marine prenait figure : d’abord la flottille, puis les fusiliers marins, enfin, les artilleurs ; si « Versailles » en avait laissé le temps, on aurait eu les ingénieurs hydrographes. C’est dans les premiers jours de mai que fut décrétée l’organisation de cette nouvelle troupe, dont le besoin ne se faisait nullement sentir. Cognet choisit d’abord ses officiers ; en temps de révolution, c’est ce que l’on trouve le plus facilement, car chacun veut l’être. En parlant des cinq ou six drôles qu’il avait promptement embauchés et galonnés, il disait : Mon état-major. Cet état-major, il l’installa au Palais de l’industrie, où se trouvait celui des marins de la garde nationale. Ce fut une belle occasion de fraterniser : on ne la négligea pas, au grand détriment du restaurateur Doyen, chez lequel on festoyait, que l’on payait très régulièrement en bons de réquisition et chez lequel, — de politesse en politesse, — il fut bu plus de 3,000 (je dis trois mille) bouteilles de vin. Des hommes ayant appartenu aux artilleurs auxiliaires organisés par Cognet pendant la guerre franco-allemande, quelques rôdeurs de Belleville recrutés par un citoyen de mœurs peu douteuses nommé Chevallier, une partie des équipages de la flottille prudemment désarmée, formaient le contingent de ces étranges artilleurs de la marine et représentèrent à peu près le cadre d’une batterie. D’après les listes nominatives que j’ai sous les yeux, je vois que cent huit individus ont fait partie de ce groupe qui exigea une ration quotidienne de tabac, comme celle que l’on distribue en mer aux matelots embarqués à bord des vaisseaux de l’état.

Cognet avait accepté les principes proclamés par la commune, il faut le croire ; mais en tout cas, comme la plupart de ses complices, il était bien peu égalitaire. J’en trouve la preuve dans la lettre suivante, qu’il adresse au délégué de la marine dès le 6 mai, aussitôt que son artillerie semble sortir des limbes : « Division des marins détachés à Paris ; artillerie ; cabinet du commandant. Au citoyen Latappy. Nous venons vous demander à ce que vous acceptiez la demande ci-après : 1° Que nous portions un ruban qui puisse permettre à tout le monde de nous reconnaître, et cela pour éviter d’être confondus avec tous ceux qui ne sont pas de chez nous ; 2° Je vous demanderai en outre que vous me fassiez donner une table ministre fermant à clé, afin que mes papiers ne soient pas livrés à la merci de tous ceux qui fréquentent nos bureaux. Salut et fraternité. Le commandant de l’artillerie maritime. — COGNET. » À cette demande, le commissariat du ministère répond par l’offre de rubans noirs ; j’ignore s’ils furent acceptés, mais j’en doute, car la couleur noire est bien peu « voyante. »

Cependant de nouvelles recrues allaient être mises à la disposition de « l’artillerie maritime, » car les fusiliers marins, autrement dit les marins de la garde nationale, venaient d’être dissous. Le colonel Block et son officier payeur Peuchot avaient véritablement dépassé la mesure de ce qui était permis, même sous la commune ; on avait prescrit de les arrêter tous les deux et on s’apprêtait à leur faire rendre gorge. Le « général Henry, » chef d’état-major au ministère de la guerre, écrit à Latappy pour le presser de vérifier les comptes incriminés. Dombrowski s’en mêle aussi et invite l’officier comptable Peuchot à justifier immédiatement de sa gestion[6]. Pendant que l’on cherche à examiner un peu ces affaires véreuses, Cognet racole des hommes, les incorpore, grossit sa troupe, prend l’équipage de la canonnière la Commune et en forme une équipe, équipe d’élite, à laquelle on confie la mission de hisser une batterie sur la plate-forme de l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, car avec la niaiserie dont ils ont donné tant de preuves, les chefs de l’insurrection ont toujours cru que la principale attaque de l’armée se produirait par Neuilly. Dombrowski du reste, qui savait à quoi s’en tenir et pour cause, les encourageait dans cette erreur, dont il eût bénéficié, s’il n’avait été tué.

Avoir organisé l’artillerie « maritime » de la commune de Paris ne suffisait point à l’ambition de Cognet ; il prouva qu’il était doué d’un sens pratique égal à son patriotisme et proposa, — je ne plaisante pas, — de former rapidement une batterie de marine montée, c’est-à-dire à cheval. Cette idée, digne d’avoir été conçue par l’amiral suisse dont il fut parlé dans une pantalonnade de nos petits théâtres, cette idée, tellement baroque qu’elle en devient invraisemblable, fut adoptée avec enthousiasme par le comité, de salut public, qui se piquait de vouloir sortir des vieilles ornières administratives. Il en sortait cette fois et par un coup d’éclat. La commission des finances ouvrit à Cognet un crédit que les bons de réquisition auraient dû rendre inutile. Il trouva des hommes, car il payait bien et distribuait double ou triple ration d’eau-de-vie. Où découvrit-il des chevaux ? Je ne le sais. Les écuries de la compagnie des omnibus et celles des voitures parisiennes avaient été bien dépeuplées pendant la guerre ; les chevaux étaient rares à Paris au temps, de la commune. Il réussit néanmoins à atteler ses pièces et à monter ses hommes. Cognet était triomphant, et Latappy se montrait fier, car, en somme, l’honneur d’une telle création rejaillissait singulièrement sur le ministère de la marine.

Le dimanche 21 mai 1874, la batterie, tout équipée, précédée d’une fanfare, déployant l’étendard rouge, sortit du Palais de l’Industrie, sous le commandement du colonel Cognet. Elle défila par les Champs-Elysées et se rangea, en bataille sur la place de la Concorde. Du haut de la galerie du ministère, Latappy, entouré de son état-major, la contempla avec attendrissement et se découvrit. Cognet salua de l’épée ; le peuple battit des mains. La batterie reprit sa route, survie, entourée par la fouler très étonnée de voir tant de marins à cheval ; elle parada dans la rue de Rivoli et vint devant l’Hôtel de Ville recevoir les félicitations des membres de la commune. Le délégué à la guerre lui transmit immédiatement l’ordre d’aller s’établir près de La Muette et d’éteindre le feu des batteries que les Versaillais avaient démasquées dans le bois de Boulogne. La batterie maritime à cheval partit pour se rendre au poste indiqué. Au moment où elle gravissait les pentes du Trocadéro, elle se heurta contre une avalanche humaine qui se précipitait en poussant des clameurs. C’était une troupe de fédérés qui fuyait à toutes jambes et criait : — Sauve qui peut ! Ils sont entrés, nous sommes trahis ! — Cognet fit volte-face et rentra au ministère.

L’armée française, en effet, avait forcé l’enceinte qu’un capitaine de frégate, M. Trève, avait franchie le premier. Le ministère de la marine allait-il être sauvé ? Oui ; mais après avoir traversé, pendant la dernière période de la commune et pendant la bataille des sept jours, d’émouvantes péripéties qu’il nous reste à raconter.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1877, la Santé.
  2. Ces deux dépêches, en effet, furent placardées à Paris dans la soirée du 3 avril ; à l’heure où on les affichait, Duval et Flourens étaient morts.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1877, le Dépôt près la préfecture de police.
  4. « Le soussigné, membre de la commune de Paris, délégué aux relations extérieures, a l’honneur de vous notifier, officiellement la constitution du gouvernement communal de Paris. Il vous prie d’en porter la connaissance à votre gouvernement, et saisit cette occasion de vous exprimer le désir de la commune de resserrer les lions fraternels qui unissent le peuple de Paris au peuple de… »
    « Paris, 5 avril 1871. PASCHAL GROUSSET. »
    Cette notification fut adressée aux représentans de toutes les puissances étrangères accrédités auprès du gouvernement français. Il est superflu d’ajouter qu’elle ne fut l’objet d’aucune réponse.
  5. Cette pièce est naturellement frappée d’un cachet rouge, mais elle porte aussi un timbre bleu, assez singulier : un cercle coupé par une croix en quatre secteurs ; dans le premier, une L majuscule, dans le second un T, dans le troisième un sabre, dans le quatrième une plume ; pour devise un vers latin : Da calamum gladiumve, lares utroque tuebor. Je n’ai va ce cachet prétentieux que sur la pièce dont je viens de parler.
  6. « Ministère de la guerre ; cabinet du ministre. Paris, le 18 mai 1871. — Mon cher Latappy, je t’envoie un arrêté du délégué à la guerre qui dissout les marins de la garde nationale. Avise au plus vite à la réorganisation dont tu es chargé, et surtout vérifie les comptes de l’ancienne administration. Salut fraternel, HENRY. — Commune de Paris, général commandant on chef. Quartier-général de Paris, le 19 mai 1871. Le citoyen commissaire Péchot (pour Peuchot), officier comptable, est invité à se rendre immédiatement au ministère de la marine pour rendre compte de sa gestion. Vu le décret en date de ce jour. Le général commandant en chef : DOMBROWSKI. »