Le Meunier d’Angibault/Chapitre 20

Le Meunier d’Angibault
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XX.

L’AMOUR ET L’ARGENT.

Tout en allant et venant par la chambre, Marcelle entendit une voix étrange qui partait de la pièce voisine et qui était à la fois forte comme celle d’un bœuf et enrouée comme celle d’une vieille femme. Cette voix, qui semblait ne sortir qu’avec effort d’une poitrine caverneuse et ne pouvoir ni s’exhaler ni se contenir, répéta à plusieurs reprises :

— Puisqu’ils m’ont tout pris !… tout pris, jusqu’à mes vêtements !

Et une voix plus ferme, que l’on reconnaissait pour celle de la grand’mère Bricolin, répondait :

— Taisez-vous donc, notre maître[1] ! je ne vous parle pas de ça.

Voyant l’étonnement de sa compagne, Rose se chargea de lui expliquer ce dialogue. — Il y a toujours eu du malheur dans notre maison, lui dit-elle, et même avant ma naissance et celle de ma pauvre sœur, le mauvais sort était dans la famille. Vous avez bien vu mon grand-papa, qui paraît si vieux, si vieux ? C’est lui que vous venez d’entendre. Il ne parle pas souvent ; mais comme il est sourd, il crie si haut que toute la maison en résonne. Il répète presque toujours à peu près la même chose : Ils m’ont tout pris, tout pillé, tout volé. Il ne sort guère de là, et si ma grand’mère, qui a beaucoup d’empire sur lui, ne l’avait pas fait taire, il vous l’aurait dit hier à vous-même en guise de bonjour.

— Et qu’est-ce que cela signifie ? demanda Marcelle.

— Est-ce que vous n’avez pas entendu parler de cette histoire-là ? dit Rose. Elle a fait pourtant assez de bruit ; mais il est vrai que vous n’êtes jamais venue dans ce pays, et que vous ne vous êtes jamais occupée de ce qui avait pu s’y passer. Je parie que vous ne savez pas que, depuis plus de cinquante ans, les Bricolin sont fermiers des Blanchemont ?

— Je savais cela, et même je sais que votre grand-père, avant de venir se fixer ici, a tenu à ferme une terre considérable du côté du Blanc, appartenant à mon grand-père.

— Eh bien, en ce cas, vous avez entendu parler de l’histoire des chauffeurs ?

— Oui, mais c’est du plus loin que je me souvienne, car c’était déjà une vieille histoire quand je n’étais encore qu’un enfant.

— Cela s’est passé, il y a plus de quarante ans, autant que je puis savoir moi-même, car on ne parle pas volontiers de cela chez nous. Cela fait trop de mal et trop de peur. Monsieur votre grand-père avait, à l’époque des assignats, confié à mon grand-papa Bricolin une somme de cinquante mille francs en or, en le priant de la cacher dans quelque vieille muraille du château, pendant qu’il se tiendrait caché lui-même à Paris, où il réussit à n’être pas dénoncé. Vous connaissez cela mieux que moi. Voilà donc que mon grand-papa avait cet or-là caché avec le sien dans ce vieux château de Beaufort, dont il était fermier, et qui est à plus de vingt lieues d’ici. Je n’y ai jamais été. Votre grand-père ne se pressant pas de lui redemander son dépôt, il eut le malheur, en voulant lui faire écrire une lettre à cet effet, de mettre un scélérat d’avoué dans sa confidence. La nuit suivante les chauffeurs vinrent et soumirent mon pauvre grand-père à mille tortures jusqu’à ce qu’il eût dit où était caché l’argent. Ils emportèrent tout, le sien et le vôtre, et jusqu’au linge de la maison et aux bijoux de noces de ma grand’mère. Mon père, qui était un enfant, avait été garrotté et jeté sur un lit. Il vit tout et faillit en mourir de peur. Ma grand’mère était enfermée dans la cave. Les garçons de ferme furent battus et attachés aussi. On leur tenait des pistolets sur la gorge pour les empêcher de crier. Enfin, quand les brigands eurent fait main-basse sur tout ce qu’ils purent enlever, ils se retirèrent sans grand mystère et demeurèrent impunis, on n’a jamais su pourquoi. Et de cette affaire-là, mon pauvre grand-papa qui était jeune est devenu vieux tout à coup. Il n’a jamais pu retrouver sa tête, ses idées se sont affaiblies ; il a perdu la mémoire de presque tout, excepté de cette abominable aventure, et il ne peut guère ouvrir la bouche sans y faire allusion. Le tremblement que vous lui voyez, il l’a toujours eu depuis cette nuit-là, et ses jambes qui ont été desséchées par le feu, sont restées si minces et si faibles qu’il n’a jamais pu travailler depuis. Votre grand-père qui était un digne seigneur, à ce qu’on dit, ne lui a jamais réclamé son argent, et même il a abandonné à ma grand’mère, qui était devenue tout à coup l’homme de la famille par sa bonne tête et son courage, tous les fermages échus depuis cinq ans, et qu’il ne s’était pas fait payer. Cela a rétabli nos affaires, et quand mon père a été en âge de prendre la ferme de Blanchemont il avait déjà un certain crédit. Voilà notre histoire ; jointe à celle de ma pauvre sœur, vous voyez qu’elle n’est pas très-gaie.

Ce récit fit beaucoup d’impression sur Marcelle, et l’intérieur des Bricolin lui parut encore plus sinistre que la veille. Au milieu de leur prospérité, ces gens-là semblaient voués à quelque chose de sombre et de tragique. Entre la folle et l’idiot, madame de Blanchemont se sentit saisie d’une terreur instinctive et d’une tristesse profonde. Elle s’étonna que l’insouciante et luxuriante beauté de Rose eût pu se développer dans cette atmosphère de catastrophes et de luttes violentes, où l’argent avait joué un rôle si fatal.

Sept heures sonnaient au coucou que la mère Bricolin conservait avec amour dans sa chambre, encombrée de tous les vieux meubles rustiques mis à la réforme dans le château neuf, et contiguë à celle qu’occupaient Rose et Marcelle, lorsque la petite Fanchon vint toute joyeuse annoncer que son maître venait d’arriver.

— Elle parle du Grand-Louis, dit Rose. Qu’a-t-elle donc à nous proclamer cela comme une grande nouvelle ?

Et, malgré son petit ton dédaigneux, Rose devint vermeille comme la mieux épanouie des fleurs dont elle portait fièrement le nom.

— Mais c’est qu’il apporte tout plein d’affaires et qu’il demande à vous parler, dit Fanchon un peu déconcertée.

— À moi ? dit Rose, rougissant de plus en plus, tout en haussant les épaules.

— Non, à madame Marcelle, dit la petite.

Marcelle se dirigeait vers la porte que la petite Fanchon tenait toute grande ouverte, lorsqu’elle fut forcée de reculer pour laisser entrer un garçon de la ferme chargé d’une malle, puis le Grand-Louis qui en portait lui-même une encore plus lourde et qui la déposa sur le plancher avec beaucoup d’aisance.

— Et toutes vos commissions sont faites ! dit-il en posant aussi un sac d’écus sur la commode.

Puis, sans attendre les remerciements de Marcelle, il jeta les yeux sur le lit qu’elle venait de quitter, et où dormait Édouard, beau comme un ange. Entraîné par son amour pour les enfants, et surtout pour celui-là, qui avait des grâces irrésistibles, Grand-Louis s’approcha du lit pour le regarder de plus près, et Édouard, en ouvrant les yeux, lui tendit les bras, en lui donnant le nom d’Alochon, dont il l’avait obstinément gratifié.

— Voyez comme il a déjà bonne mine depuis qu’il est dans notre pays ! dit le meunier en prenant une de ses petites mains pour la baiser… Mais il se fit un brusque mouvement de rideaux derrière lui, et en se retournant, Grand-Louis vit le joli bras de Rose qui, toute honteuse et toute irritée de cette invasion de son appartement, s’enfermait à grand bruit dans ses courtines brodées. Grand-Louis, qui ne savait pas que Rose eût partagé sa chambre avec Marcelle, et qui ne s’attendait pas à l’y trouver, resta stupéfait, repentant, honteux, et ne pouvant cependant détacher ses yeux de cette main blanche qui tenait assez maladroitement les franges du rideau.

Marcelle s’aperçut alors de l’inconvenance qu’elle avait laissé commettre, et se reprocha ses habitudes aristocratiques qui l’avaient dominée à son insu en cet instant. Accoutumée à ne pas traiter à tous égards un porte-faix comme un homme, elle n’avait pas songé à défendre l’appartement de Rose contre le valet de ferme et le meunier qui apportaient ses effets. Honteuse et repentante à son tour, elle allait avertir Grand-Louis qui semblait pétrifié à sa place, de se retirer au plus vite, lorsque madame Bricolin parut tout hérissée au seuil de la chambre et resta muette d’horreur en voyant le meunier, son mortel ennemi, debout et troublé entre les deux lits jumeaux des jeunes dames.

Elle ne dit pas un mot et sortit brusquement, comme une personne qui trouve un voleur dans sa maison et qui court chercher la garde. Elle courut en effet chercher M. Bricolin qui prenait son coup du matin pour la troisième fois, c’est-à-dire son troisième pot de vin blanc, dans la cuisine.

— Monsieur Bricolin ! fit-elle d’une voix étouffée ; viens vite, vite ! m’entends-tu ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit le fermier, qui n’aimait pas à être dérangé dans ce qu’il appelait son rafraîchissement. Est-ce que le feu est à la maison ?

— Viens, te dis-je, viens voir ce qui se passe chez toi ! répondit la fermière à qui la colère ôtait presque la parole.

— Ah ! ma foi ! s’il y a à se fâcher pour quelque chose, dit Bricolin, habitué aux bourrasques de sa moitié, tu t’en chargeras bien sans moi. Je suis tranquille là-dessus.

Voyant qu’il ne se dérangeait pas, madame Bricolin s’approcha, et, faisant avec effort le mouvement d’avaler car elle éprouvait une véritable strangulation de fureur :

— Te dérangeras-tu ? dit-elle enfin, en s’observant assez pourtant pour n’être pas entendue des valets qui allaient et venaient ; je te dis que ton manant de meunier est dans la chambre de Rose, pendant que Rose est encore au lit.

— Ah ! cela, c’est inconvenable, très-inconvenable, dit M. Bricolin en se levant, et je m’en vas lui dire deux mots… Mais, pas de bruit, ma femme, entends-tu ? à cause de la petite !

— Va donc, et ne fais pas de bruit toi-même ! Ah ! j’espère que tu me croiras, maintenant, et que tu vas le traiter comme un malappris et un impudent qu’il est !

Au moment où M. Bricolin allait sortir de la cuisine, il se trouva face à face, avec le Grand-Louis.

— Ma foi, monsieur Bricolin, dit celui-ci avec un air de candeur irrésistible, vous voyez quelqu’un de bien étonné de la sottise qu’il vient de faire.

Et il raconta le fait naïvement.

— Tu vois bien qu’il ne l’a pas fait exprès ? dit Bricolin en se tournant vers sa femme.

— Et c’est comme cela que tu prends la chose ? s’écria la fermière donnant un libre cours à sa fureur. Puis elle courut pousser les deux portes, et revenant se placer entre le meunier et M. Bricolin, qui déjà offrait au coupable de se rafraîchir avec lui : — Non, monsieur Bricolin, s’écria-t-elle, je ne comprends pas ton imbécillité ! Tu ne vois pas que ce vaurien-là a avec notre fille des manières qui ne conviennent qu’à des gens de son espèce, et que nous ne pouvons pas supporter plus longtemps ? Il faut donc que je me charge de le lui dire, moi, et de lui signifier…

— Ne signifie rien encore, madame Bricolin, dit le fermier en élevant la voix à son tour, et laisse-moi un peu faire mon métier de père de famille. Ah ! si l’on t’en croyait, je sais bien qu’on attacherait son haut de chausses avec des épingles, et que tu mettrais une paire de bretelles à ton cotillon ? Voyons, ne me casse pas la tête dès le matin. Je sais ce que j’ai à dire à ce garçon-là, et je ne veux pas qu’un autre s’en charge. Allons, ma femme, dis à la Chounette de nous monter un pichet de vin frais, et va-t’en voir tes poules.

Madame Bricolin voulut répliquer. Son époux prit un gros bâton de houx qui était toujours appuyé contre sa chaise pendant qu’il buvait, et se mit à en frapper la table en cadence à tour de bras. Ce bruit retentissant couvrit si bien la voix de madame Bricolin qu’elle fut forcée de sortir en jetant les portes avec fracas derrière elle.

— Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, notre maître ? dit la Chounette accourant au bruit.

M. Bricolin prit majestueusement le pichet vide et le lui tendit en roulant les yeux d’une façon terrible. La grosse Chounette devint plus légère qu’un oiseau pour exécuter les ordres du potentat de Blanchemont.

— Mon pauvre Grand-Louis, dit le gros homme lorsqu’ils furent seuls, avec un pot de vin entre leurs verres, il faut que tu saches que ma femme est enragée contre toi ; elle t’en veut à mort, et, sans moi, elle t’aurait mis à la porte. Mais nous sommes de vieux amis, nous avons besoin l’un de l’autre, et nous ne nous brouillerons pas comme ça. Tu vas me dire la vérité ; je suis sûr que ma femme se trompe. Toutes les femmes sont sottes ou folles, que veux-tu ? Voyons, peux-tu me répondre la main sur ta conscience ?

— Parlez ! parlez ! dit Grand-Louis d’un ton qui semblait promettre sans examen, et en faisant un grand effort pour donner à sa figure un air d’insouciance et de tranquillité, sentiments bien contraires à ce qu’il éprouvait en cet instant.

— Eh bien donc ! je n’y vas pas par quatre chemins, moi ! dit le fermier. Es-tu ou n’es-tu pas amoureux de ma fille ?

— Voilà une drôle de question ! répondit le meunier, payant d’audace. Que voulez-vous qu’on y réponde ? Si on dit oui, on a l’air de vous braver ; si on dit non, on a l’air de faire injure à mademoiselle Rose ; car enfin elle mérite qu’on en soit amoureux, comme vous méritez qu’on vous porte respect.

— Tu plaisantes ! c’est bon signe ; je vois bien que tu n’es pas amoureux.

— Attendez, attendez ! reprit Grand-Louis, je n’ai pas dit cela. Je dis au contraire, que tout le monde est forcé d’en être amoureux, parce qu’elle est belle comme le jour, parce qu’elle est tout votre portrait, parce qu’enfin tous ceux qui la regardent, vieux ou jeunes, riches ou pauvres, sentent quelque chose pour elle, sans trop savoir si c’est le plaisir de l’aimer ou le chagrin de ne pas pouvoir se le permettre.

— Il a de l’esprit comme trente mille hommes ! dit le fermier en se renversant sur sa chaise avec un rire qui faisait bondir son gilet proéminent. Le tonnerre m’écrase si je ne voudrais pas que tu fusses riche de cent mille écus ! Je te donnerais ma fille de préférence à tout autre !

— Je le crois bien ! mais comme je ne les ai pas, vous ne me la donnerez guère, n’est-il pas vrai ?

— Non, le tonnerre de Dieu m’aplatisse ! mais enfin, j’en ai du regret, et ça te prouve mon amitié.

— Grand merci, vous êtes trop bon !

— Ah ! c’est que, vois-tu, ma carogne de femme s’est mis dans la tête que tu en contais à Rose !

— Moi ? dit le meunier, parlant cette fois avec l’accent de la vérité, jamais je ne lui ai dit un mot que vous n’auriez pas pu entendre.

— J’en suis bien sûr. Tu as trop de raison pour ne pas voir que tu ne peux pas penser à ma fille, et que je ne peux pas la donner à un homme comme toi. Ce n’est pas que je te méprise, da ! Je ne suis pas fier, et je sais que tous les hommes sont égaux devant la loi. Je n’ai pas oublié que je sors d’une famille de paysans, et que quand mon père a commencé sa fortune, qu’il a si malheureusement perdue comme tu sais, il n’était pas plus gros monsieur que toi, puisqu’il était meunier aussi ! mais au jour d’aujourd’hui, mon vieux, monnaie fait tout, comme dit l’autre, et puisque j’en ai, et que tu n’en as pas, nous ne pouvons pas faire affaire ensemble.

— C’est concluant et péremptoire, dit le meunier avec une amère gaieté. C’est juste, raisonnable, véritable, équitable et salutaire, comme dit la préface à M. le curé.

— Dame ! écoute donc, Grand-Louis, chacun agit de même. Tu n’épouserais pas, toi qui es riche pour un paysan, la petite Fanchon, la servante, si elle se prenait d’amour pour toi ?

— Non ; mais si je me prenais d’amour pour elle, ce serait différent.

— Veux-tu dire par là, grand farceur, que ma fille en pourrait bien tenir pour toi ?

— Moi, j’ai dit cela ? quand donc ?

— Je ne t’accuse pas de l’avoir dit, quoique ma femme soutienne que tu es capable de parler légèrement si on te laisse prendre tant de familiarité chez nous.

— Ah ça ! monsieur Bricolin, dit le Grand-Louis, qui commençait à perdre patience et qui trouvait la formule de son arrêt assez brutale sans qu’on y joignît l’insulte, est-ce pour rire ou pour plaisanter, comme dit l’autre, que depuis cinq minutes vous me dites toutes ces choses-là ? Parlez-vous sérieusement ? Je ne vous ai pas demandé votre fille, je ne vois donc pas pourquoi vous vous donnez la peine de me la refuser. Je ne suis pas homme à parler d’elle sans respect ; je ne vois donc pas non plus pourquoi vous me rapportez les mauvais propos de madame Bricolin sur mon compte. Si c’est pour me dire de m’en aller, me voilà tout prêt. Si c’est pour me retirer votre pratique, je ne m’y oppose pas ; j’en ai d’autres. Mais parlez franchement et quittons-nous en honnêtes gens, car je vous avoue que tout ceci me fait l’effet d’une mauvaise querelle qu’on veut me chercher, comme si quelqu’un ici voulait me mettre dans mon tort pour cacher le sien.

En parlant ainsi, le Grand-Louis s’était levé et faisait mine de vouloir sortir. Se brouiller avec lui n’était ni du goût ni de l’intérêt de M. Bricolin.

— Qu’est-ce que tu dis-là, grand benêt ? lui répondit-il d’un ton amical, en le forçant à se rasseoir. Es-tu fou ? quelle mouche te pique ? Est-ce que je t’ai parlé sérieusement ? Est-ce que je fais attention aux sottises de ma femme ? Règle générale, une guêpe qui vous bourdonne à l’oreille, une femme qui vous taquine et vous contredit, c’est à peu près la même chanson. Achevons notre pichet, et restons amis, crois-moi, Grand-Louis. Ma pratique est bonne, et j’ai à me louer de te l’avoir donnée. Nous pouvons nous rendre mutuellement bien des petits services, ce serait donc fort niais de nous quereller pour rien. Je sais que tu es un garçon d’esprit et de bon sens, et que tu ne peux pas en conter à ma fille. D’ailleurs j’ai trop bonne opinion d’elle pour ne pas penser qu’elle saurait bien te rembarrer si tu t’écartais du respect… ainsi…

— Ainsi, ainsi !… dit Grand-Louis en frappant avec son verre sur la table dans un mouvement de colère bien marquée, toutes ces raisons-là sont inutiles et finissent par m’ennuyer, monsieur Bricolin ! Au diable votre pratique, vos petits services, et mes intérêts, s’il faut que j’entende seulement supposer que je suis capable de manquer de respect à votre fille, et qu’elle aura un jour ou l’autre à me remettre à ma place. Je ne suis qu’un paysan, mais je suis aussi fier que vous, monsieur Bricolin, ne vous en déplaise ; et si vous ne trouvez pas pour moi des façons plus délicates de vous exprimer, laissez-moi vous souhaiter le bonjour et m’en aller à mes affaires.

M. Bricolin eut beaucoup de peine à calmer le Grand-Louis qui se sentait fort irrité, non des soupçons de la fermière qu’il savait bien mériter dans un certain sens, ni du style grossier de Bricolin, auquel il était fort habitué, mais de la cruauté avec laquelle ce dernier faisait, sans le savoir, saigner la plaie vive de son cœur. Enfin, il s’apaisa après s’être fait faire amende honorable par le fermier, qui avait ses raisons pour se montrer fort pacifique et pour ne pas écouter les craintes de sa femme, du moins pour le moment.

— Ah ça ! lui dit celui-ci, en l’invitant à entamer, après le fromage, un nouveau pichet de son vin gris ; tu es donc en grande amitié avec notre jeune dame ?

— En grande amitié ! répondit le meunier avec un reste d’humeur, et s’abstenant de boire, malgré l’insistance de son hôte : c’est une parole aussi raisonnable que l’amour dont vous me défendez de parler à votre fille !

— Ma foi ! si le mot est inconvenable, ce n’est pas moi qui l’ai inventé ; c’est elle-même qui nous a dit plusieurs fois hier (ce qui faisait bien enrager la Thibaude !) qu’elle avait beaucoup d’amitié pour toi. Dame ! tu es un beau garçon, Grand-Louis, c’est connu, et on dit que les grandes dames… Allons ! vas-tu encore te fâcher ?

— M’est avis que vous avez un pichet de trop dans la tête ce matin, monsieur Bricolin ! dit le meunier pâle d’indignation.

Jamais le cynisme de Bricolin, dont il avait pris son parti jusqu’alors, ne lui avait inspiré autant de dégoût.

— Et toi, tu as, je crois, ce matin, répondit le fermier, vidé la pelle de ton moulin dans ton estomac, car tu es triste et quinteux comme un buveur d’eau. On ne peut donc plus rire avec toi à présent ? Voilà du nouveau ! Eh bien, parlons donc sérieusement puisque tu le veux. Il est certain que d’une manière ou de l’autre, tu as conquis l’estime et la confiance de la jeune dame, et qu’elle te charge de ses commissions sans en rien dire à personne.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Tiens ! tu vas à *** pour elle, tu lui rapportes ses effets, son argent !… car la Chounette t’a vu lui remettre un gros sac d’écus ! Tu fais ses affaires enfin.

— Comme vous voudrez ; je sais que je fais les miennes, et que, par la même occasion, je lui rapporte sa bourse et ses malles de l’auberge où elle les avait laissées en dépôt ; si c’est là faire ses affaires, à la bonne heure, je le veux bien.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce sac ? Est-ce de l’or ou de l’argent ?

— Est-ce que je le sais, moi ? Je n’y ai pas regardé.

— Ça ne t’aurait rien coûté, et ça ne lui aurait pas fait de tort.

— Il fallait me dire que ça vous intéressait. Je ne l’ai pas deviné !

— Écoute, Grand-Louis, mon garçon, sois franc ! cette dame a causé avec toi de ses affaires ?

— Où prenez-vous ça ?

— Je le prends là ! dit le fermier en portant l’index à son front étroit et basané. Je sens dans l’air une odeur de confidences et de cachotteries. La dame a l’air de se méfier de moi et de te consulter !

— Quand cela serait ! répondit Grand-Louis en regardant fixement Bricolin avec quelque intention de le braver.

— Si cela était, Grand-Louis, je ne pense pas que tu voudrais m’être défavorable ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Comme tu l’entends bien toi-même. J’ai toujours eu confiance en toi, et tu ne voudrais pas en abuser. Tu sais bien que j’ai envie de la terre, et que je ne voudrais pas la payer trop cher ?

— Je sais bien que vous ne voudriez pas la payer son prix.

— Son prix ! son prix ! ça dépend de la position des personnes. Ce qui serait mal vendu pour une autre, sera heureusement vendu pour elle, qui a grand besoin de sortir du pétrin où son mari l’a laissée !

— Je sais cela, monsieur Bricolin, je sais vos idées là-dessus, et vos ambitions sur le bout de mon doigt. Vous voulez enfoncer de cinquante mille francs la dame venderesse, comme disent les gens de loi.

— Non ! pas enfoncer du tout ! J’ai joué cartes sur table avec elle. Je lui ai dit ce que valait son bien. Seulement je lui ai dit que je ne le paierais pas toute sa valeur, et dix mille millions de tonnerres m’écrasent si je veux et si je peux monter d’un liard.

— Vous m’avez parlé autrement, il n’y a pas encore si longtemps ! vous m’avez dit que vous pouviez le payer son prix, et que s’il fallait absolument en passer par là…

— Tu radotes ! je n’ai jamais dit ça !

— Pardon, excuse ! rappelez-vous donc ! c’était à la foire de Cluis, à preuve que M. Grouard, le maire, était là.

— Il n’en pourrait pas témoigner, il est mort !

— Mais moi, j’en pourrais lever la main !

— Tu ne le feras pas !

— Ça dépend.

— Ça dépend de quoi ?

— Ça dépend de vous.

— Comment ça ?

— La conduite qu’on aura avec moi dans votre maison réglera la mienne, monsieur Bricolin. Je suis las des malhonnêtetés de votre dame et des affronts qu’elle me fait ; je sais qu’on m’en tient d’autres en réserve, qu’il est défendu à votre fille de me parler, de danser avec moi, de venir voir sa nourrice à mon moulin, et toutes sortes de vexations dont je ne me plaindrais pas si je les avais méritées, mais que je trouve insultantes, ne les méritant pas.

— Comment, c’est là tout, Grand-Louis ? et un joli cadeau, un billet de cinq cents francs, par exemple, ne te ferait pas plus de plaisir ?

— Non, Monsieur ! dit sèchement le meunier.

— Tu es un niais, mon garçon. Cinq cents francs dans la poche d’un honnête homme valent mieux qu’une bourrée dans la poussière. Tu tiens donc bien à danser avec ma fille ?

— J’y tiens pour mon honneur, monsieur Bricolin. J’ai toujours dansé la bourrée avec elle devant tout le monde. Personne ne l’a trouvé mauvais, et si je recevais d’elle maintenant l’affront d’un refus, on croirait aisément ce que trompette déjà votre femme, à savoir que je suis un malhonnête et un malappris. Je ne veux pas être traité comme ça. C’est à vous de savoir si vous voulez me fâcher, oui ou non.

— Danse avec Rose, mon garçon, danse ! s’écria le fermier avec une joie mêlée de malice profonde, danse tant que tu voudras ! s’il ne faut que cela pour te contenter !…

— Eh bien, nous verrons ! pensa le meunier, satisfait de sa vengeance. Voilà la dame de Blanchemont qui vient par ici, dit-il. Votre femme, avec son esclandre, ne m’a pas donné le temps de lui rendre compte de ses commissions. Si elle me parle de ses affaires, je vous dirai ses intentions.

— Je te laisse avec elle, dit M. Bricolin en se levant. N’oublie pas que tu peux les influencer, ses intentions ! Les affaires l’ennuient, elle a hâte d’en finir. Fais-lui bien comprendre que je serai inébranlable… Moi, je vas trouver la Thibaude pour lui faire la leçon en ce qui te concerne.

— Double coquin ! se dit le Grand-Louis, en voyant s’enfuir lourdement le fermier ; compte sur moi pour te servir de compère ! Oui-da ! pour m’en avoir cru seulement capable, je veux qu’il t’en coûte cinquante mille francs, et vingt mille en plus.

  1. Dans nos campagnes, les femmes âgées suivent encore l’ancienne coutume de dire en parlant de leur mari, notre maître. Celles de notre génération disent notre homme.