Le Meunier d’Angibault/Chapitre 18

Le Meunier d’Angibault
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XVIII.

HENRI.

Le voyageur s’avança en effet à la tête du cheval, et déjà Grand-Louis qui, pendant sa chanson, avait dextrement attaché une balle de plomb, percée à cet effet, à la mèche de son fouet, levait le bras pour lui faire lâcher prise, lorsqu’une voix connue lui dit amicalement :

— Maître Louis, permettez-moi de monter sur votre voiture pour passer l’eau.

— Oui-da, cher Parisien ! répondit le meunier : enchanté de vous rencontrer. Je vous ai assez cherché ce matin ! Montez, montez, j’ai deux mots à vous dire.

— Et moi, j’ai plus de deux mots à vous demander, répliqua Henri Lémor en sautant dans la charrette et en s’asseyant sur la malle à côté de lui, avec la confiance d’un homme qui ne s’attend à rien de fâcheux.

— Voilà un gaillard bien osé, se dit le meunier qui, dans le premier retour de sa rancune, avait peine à se contenir jusqu’à l’autre rive. Savez-vous, mon camarade, dit-il en lui mettant sa lourde main sur l’épaule, que je ne sais ce qui me retient de faire demi-tour à droite et d’aller vous faire faire un plongeon au-dessous de l’écluse ?

— L’idée est plaisante, répondit tranquillement Lémor, et réalisable jusqu’à un certain point. Je crois pourtant, mon cher ami, que je me défendrais fort bien, car, pour la première fois depuis longtemps, je tiens ce soir à ma vie, avec acharnement.

— Minute ! dit le meunier en s’arrêtant sur le sable après avoir traversé le ruisseau. Nous voici plus à l’aise pour causer. D’abord et avant tout, faites-moi l’amitié, mon cher monsieur, de me dire où vous allez.

— Je n’en sais trop rien, dit Lémor en riant. Je crois que je vais au hasard devant moi. Ne fait-il pas beau pour se promener ?

— Pas si beau que vous croyez, mon maître, et vous pourriez vous en retourner par un mauvais temps, si tel était mon bon plaisir. Vous avez voulu venir sur ma charrette ; c’est mon fort détaché, à moi, et on n’en descend pas toujours comme on y monte.

— Trêve de bons mots, Grand-Louis, répondit Lémor, et fouettez votre cheval. Je ne puis rire, je suis trop ému…

— Vous avez peur, enfin, convenez-en.

— Oui, j’ai grand’peur comme le meunier de votre chanson, et vous le comprendrez quand je vous aurai parlé… si je puis parler… je n’ai guère ma tête à moi.

— Enfin, où allez-vous ? dit le meunier qui commençait à craindre d’avoir mal jugé Lémor, et qui, reprenant sa raison un peu ébranlée par la colère, se demandait si un coupable viendrait ainsi se remettre entre ses mains.

— Où allez vous vous-même ? dit Lémor. À Angibault ? bien près de Blanchemont !… et moi, je vais de ce côté-là, sans savoir si j’oserai aller jusque-là. Mais vous avez entendu parler de l’aimant qui attire le fer.

— Je ne sais pas si vous êtes de fer, reprit le meunier, mais je sais qu’il y a aussi pour moi une fameuse pierre d’aimant de ce côté-là. Allons, mon garçon, vous voudriez donc…

— Je ne veux rien, je n’ose rien vouloir ! et cependant elle est ruinée, tout à fait ruinée ! Pourquoi m’en irais-je ?

— Pourquoi vouliez-vous donc aller si loin, en Afrique, au diable ?

— Je la croyais encore riche ; trois cent mille francs, je vous l’ai dit, comparativement à ma position, c’était l’opulence.

— Mais puisqu’elle vous aimait malgré cela ?

— Et moi, vous jugez que j’aurais dû accepter l’argent avec l’amour ? Car je ne puis plus feindre avec vous, ami. Je vois qu’on vous a confié des choses que je ne vous aurais pas avouées, eussions-nous dû en venir aux coups. Mais j’ai réfléchi, après vous avoir quitté un peu brusquement, sans trop savoir ce que je faisais, et me sentant le cœur si gros de joie que je n’aurais pu me taire… Oui, j’ai réfléchi à tout ce que vous m’avez dit, j’ai vu que vous saviez tout et que j’étais insensé de craindre l’indiscrétion d’un ami si dévoué à…

— Marcelle ! dit le meunier, un peu vain de pouvoir prononcer familièrement ce nom chrétien, comme il le définissait dans sa pensée, par opposition au nom nobiliaire de la dame de Blanchemont.

Ce nom fit tressaillir Lémor. C’était la première fois qu’il résonnait à ses oreilles. N’ayant jamais eu de relations avec l’entourage de madame de Blanchemont, et n’ayant jamais confié le secret de ses amours à personne, il ne connaissait pas dans la bouche d’autrui le son de ce nom chéri, qu’il avait lu au bas de maint billet avec tant de vénération, et que lui seul avait osé prononcer dans des moments de désespoir ou d’ivresse. Il saisit le bras du meunier, partagé entre le désir de le lui faire répéter et la crainte de le profaner en le livrant aux échos de la solitude.

— Eh bien ! dit Grand-Louis, touché de son émotion, vous avez enfin reconnu que vous ne deviez pas, que vous ne pouviez pas vous méfier de moi ? Mais moi, voulez-vous que je vous dise la vérité ? Je me méfie encore un peu de vous. C’est malgré moi, mais cela me poursuit, cela me quitte et me reprend. Voyons, où avez-vous donc passé la journée ? Je vous ai cru caché dans une cave.

— Je l’aurais fait, je pense, s’il s’en était trouvé une à ma portée, dit Lémor en souriant, tant j’avais besoin de cacher mon trouble et mon enivrement. Savez-vous, ami, que je m’en allais en Afrique avec l’intention de ne jamais revoir… celle que vous venez de nommer. Oui, malgré le billet que vous m’avez remis, qui me commandait de revenir dans un an, je sentais que ma conscience m’ordonnait un affreux sacrifice. Et encore aujourd’hui j’ai eu bien de l’effroi et de l’incertitude ! car si je n’ai plus à lutter contre la honte, moi, prolétaire, d’épouser une femme riche, il reste encore l’inimitié de races, la lutte du plébéien contre les patriciens, qui vont persécuter cette noble femme à cause d’un choix réputé indigne. Mais il y aurait peut-être de la lâcheté à éviter cette crise. Ce n’est pas sa faute, à elle, si elle est du sang des oppresseurs, et d’ailleurs, la puissance des nobles a passé dans d’autres mains. Leurs idées n’ont plus de force, et peut-être que… celle qui daigne me préférer… ne sera pas universellement blâmée. Cependant, c’est affreux, n’est-ce pas, d’entraîner la femme qu’on aime dans un combat contre sa famille, et d’attirer sur elle le blâme de tous ceux parmi lesquels elle a toujours vécu ! Par quelles autres affections remplacerai-je autour d’elle ces affections secondaires, il est vrai, mais nombreuses, agréables, et qu’un généreux cœur ne peut pas rompre sans regret ? Car je suis isolé sur la terre, moi, le pauvre l’est toujours, et le peuple ne comprend pas encore comment il devrait accueillir ceux qui viennent à lui de si loin, et à travers tant d’obstacles. Hélas ! j’ai passé une partie du jour sous un buisson, je ne sais où, dans un lieu retiré où j’avais été au hasard, et ce n’est qu’après plusieurs heures d’angoisses et de méditation laborieuse que je me suis résolu à vous chercher pour vous demander de me procurer une heure d’entretien avec elle… Je vous ai cherché en vain, peut-être de votre côté aussi me cherchiez-vous, car c’est vous qui m’avez mis en tête cette idée brûlante d’aller à Blanchemont. Mais je crois que vous êtes imprudent et moi insensé, car elle m’a défendu de savoir même où elle s’est retirée, et elle a fixé, pour les convenances de son deuil, le délai d’un an.

— Tant que cela ? dit Grand-Louis un peu effrayé de l’idée ingénieuse qu’il avait cru avoir, le matin, on provoquant, chez l’amant de Marcelle, la tentation de venir la voir. Ces histoires de convenances dont vous me parlez là sont-elles si sérieuses dans vos idées, et faut-il, qu’après la mort d’un méchant mari, un an s’écoule, ni plus ni moins, sans qu’une honnête femme voie le visage d’un honnête homme qui songe à l’épouser ? C’est donc l’usage à Paris ?

— Pas plus à Paris qu’ailleurs. Le sentiment religieux qu’on porte au mystère de la mort est sans doute partout l’arbitre intime du plus ou du moins de temps qu’on accorde au souvenir des funérailles.

— Je sais que c’est un bon sentiment qui a établi la coutume de porter le deuil sur ses habits, dans ses paroles, dans toute sa conduite ; mais cela n’a-t-il pas l’inconvénient de dégénérer en hypocrisie, quand le défunt est vraiment peu regrettable, et que l’amour parle honnêtement en faveur d’un autre ? Résulte-t-il de l’état de décence où doit vivre une veuve que son prétendant soit forcé de s’expatrier, ou bien de ne jamais passer devant sa porte, et de ne pas la regarder du coin de l’œil quand elle a l’air de n’y pas faire attention ?

— Vous ne connaissez pas, mon brave, la méchanceté de ceux qui s’intitulent gens du monde, singulière dénomination, n’est-ce pas ? et juste pourtant à leurs yeux, puisque le peuple ne compte pas, puisqu’ils s’arrogent l’empire du monde, puisqu’ils l’ont toujours eu, et qu’ils l’ont encore pour un certain temps !

— Je n’ai pas de peine à croire, s’écria le meunier, qu’ils sont plus méchants que nous !… Et pourtant, ajouta-t-il tristement, nous ne sommes pas aussi bons que nous devrions l’être ! Nous aussi, nous sommes souvent bavards, moqueurs, et portés à condamner le faible. Oui, vous avez raison, nous devons prendre garde de faire mal parler de cette chère dame. Il lui faudra du temps pour se faire connaître, chérir et respecter comme elle le mérite ; il ne faudrait qu’un jour pour qu’on l’accusât de se gouverner follement. Mon avis est donc que vous n’alliez pas vous montrer à Blanchemont.

— Vous êtes un homme de bon conseil, Grand-Louis, et j’étais sûr que vous ne me laisseriez pas faire une mauvaise chose. J’aurai le courage d’écouter les avis de votre raison, comme j’ai eu la folie de m’enflammer au premier mouvement de votre bienveillance. Je vais causer avec vous jusqu’à ce que vous soyez arrivé auprès de votre moulin, et alors je m’en retournerai à *** pour partir demain et continuer mon voyage.

— Allons ! allons ! vous allez d’une extrémité à l’autre, dit le meunier qui, tout en causant avec Lémor, faisait toujours cheminer au pas la patiente Sophie. Angibault est à une lieue de Blanchemont, et vous pouvez bien y passer la nuit sans compromettre personne. Il ne s’y trouve pas d’autre femme ce soir que ma vieille mère, et ça ne fera pas jaser. Vous avez fait, de *** jusqu’ici, une jolie promenade, et je n’aurais ni cœur ni âme si je ne vous forçais d’accepter une petite couchée avec un souper frugal, comme dit M. le curé, qui ne les aime guère de cette façon-là. D’ailleurs, ne faut-il pas que vous écriviez ? Vous trouverez chez nous tout ce qu’il faut pour cela… peut-être pas de joli papier à lettres, par exemple ! Je suis l’adjoint de ma commune, et je ne fais pas mes actes sur du vélin ; mais quand même vous coucheriez votre prose amoureuse sur du papier marqué au timbre de la mairie, ça n’empêchera pas qu’on la lise, et plutôt deux fois qu’une. Venez, vous dis-je, je vois déjà la fumée de mon souper qui monte dans les arbres, nous allons trotter un peu, car je parie que ma vieille mère a faim et qu’elle ne veut pas manger sans moi. Je lui ai promis de revenir de bonne heure.

Henri mourait d’envie d’accepter l’offre du bon meunier. Il se fit un peu prier pour la forme ; les amants sont dissimulés comme les enfants. Il avait renoncé pourtant à la folie d’aller à Blanchemont, mais il était poussé dans cette direction comme par un charme magique, et chaque pas de Sophie, qui le rapprochait de ce foyer d’attraction, remuait son cœur, naguère brisé par une lutte au-dessus de ses forces.

Lémor céda pourtant, bénissant dans son cœur l’insistance hospitalière du meunier.

— Mère ! dit celui-ci à la Grand-Marie en sautant à bas de sa charrette, vous ai-je manqué de parole ? Si l’horloge du bon Dieu n’est pas dérangée, les étoiles de la croix marquent dix heures sur le chemin de Saint-Jacques.[1]

— Il n’est guère plus, dit la bonne femme ; c’est seulement une heure plus tard que tu ne t’étais annoncé. Mais je ne te gronde pas ; je vois que tu as fait les commissions de notre chère dame. Est-ce que tu comptes aller porter tout cela à Blanchemont ce soir ?

— Ma foi non ! il est trop tard. Madame Marcelle m’a dit qu’un jour de plus ou de moins lui importait peu. Et d’ailleurs, peut-on entrer au château neuf après dix heures ? N’ont-ils pas fait réparer le mur crénelé de la cour et mettre des barres de fer à la grand’porte ? Ils sont capables de faire faire un pont-levis sur leur fossé sans eau. Le diable me confonde ! M. Bricolin se croit déjà seigneur de Blanchemont, et il aura bientôt des armes sur sa cheminée. Il se fera appeler de Bricolin… Mais dites donc, mère, je vous amène de la compagnie. Reconnaissez-vous ce garçon-là ?

— Eh ! c’est le monsieur du mois dernier ! dit la Grand’Marie ; celui que nous prenions pour un homme d’affaires de la dame de Blanchemont ? Mais il paraît qu’elle ne le connaît pas.

— Non, non, elle ne le connaît pas du tout, dit Grand-Louis, et il n’est pas homme d’affaires ; c’est un employé au cadastre pour la nouvelle répartition de l’impôt. Allons, géomètre, asseyez-vous et mangez chaud.

— Dites donc, Monsieur, fit la meunière quand le premier service, c’est-à-dire la soupe aux raves fut dépêchée, est-ce vous qui avez écrit votre nom sur un de nos arbres au bord de la rivière ?

— C’est moi, dit Henri. Je vous en demande pardon ; peut-être cette sotte fantaisie d’écolier a-t-elle fait mourir ce jeune saule ?

— Sauf votre respect, c’est un peuplier blanc, dit le meunier. Vous êtes bien un vrai Parisien, et sans doute vous ne connaissez pas le chanvre d’avec la pomme de terre. Mais n’importe. Nos arbres se moquent de vos coups de canif, et ma mère vous demande cela pour causer.

— Oh ! je ne vous ferais pas de reproche pour un petit arbre. Nous en avons de reste ici, dit la meunière ; mais c’est que notre jeune dame s’est tant tourmentée pour savoir qui avait pu mettre ce nom-là ! Et son petit qui l’a lu tout seul ! oui, Monsieur, un enfant de quatre ans, qui voit ce que je n’ai jamais pu voir dans des lettres !

— Elle est donc venue ici ? dit étourdiment Lémor, qui n’avait pas bien sa raison dans ce moment.

— Qu’est-ce que ça vous fait, puisque vous ne la connaissez pas ? répondit Grand-Louis en lui donnant un grand coup de genou pour l’engager à feindre, surtout devant son garçon de moulin.

Lémor le remercia du regard, bien que son avertissement eût été un peu rude, et, craignant de divaguer, il ne desserra plus les dents que pour manger.

Lorsque l’on se fut séparé pour la nuitée, comme disait la meunière, Lémor qui devait partager la petite chambre du meunier au rez-de-chaussée, tout en face de la porte du moulin, pria Grand-Louis de ne pas s’enfermer encore et de le laisser promener un quart d’heure au bord de la Vauvre.

— Pardieu, je vas vous y conduire, dit Grand-Louis que le roman de son nouvel ami intéressait beaucoup par la ressemblance qu’il avait avec le sien propre. Je sais où vous allez rêvasser, et je ne suis pas si pressé de dormir que je ne puisse faire un tour avec vous au clair de la lune : car la voici qui se lève et qui va se mirer dans l’eau. Venez voir, mon Parisien, comme elle est blanche et fière dans le bassin de la Vauvre, et vous me direz si c’est à Paris que vous avez une aussi belle lune et une aussi belle rivière ! Tenez ! ajouta-t-il lorsqu’ils furent au pied de l’arbre, voilà où elle était appuyée en lisant votre nom ; elle était comme cela contre la barrière, et elle regardait avec des yeux… que je ne peux pas faire, quand je passerais deux heures à ouvrir les miens. Ah ça, vous saviez donc qu’elle viendrait ici, que vous lui aviez laissé là votre signature ?

— Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que je l’ignorais, et que le hasard seul… un caprice d’enfant, m’a suggéré de marquer ainsi mon passage dans ce bel endroit ou je ne croyais pas devoir jamais revenir. J’avais ouï dire à Paris qu’elle était ruinée. Je l’espérais ! j’étais venu savoir à quoi m’en tenir, et quand j’ai appris qu’elle était encore trop riche pour moi, je n’ai plus songé qu’à lui dire adieu.

— Voyez ! il y a un Dieu pour les amants ; car sans cela vous n’y seriez pas revenu, en effet. C’est cela, c’est l’air de madame Marcelle en m’interrogeant sur le jeune voyageur qui avait écrit ce nom, qui m’a fait deviner tout d’un coup qu’elle aimait et que son amant s’appelait Henri. C’est ce qui m’a éclairci l’esprit pour deviner le reste, car on ne m’a rien dit, j’ai tout deviné ; il faut bien que je m’en accuse et que je m’en vante.

— Quoi ! on ne vous avait rien confié, et moi j’ai tout avoué ? La volonté de Dieu soit faite ! Je reconnais sa main dans tout cela, et je ne me défends plus de la confiance absolue que vous m’inspirez.

— Je voudrais pouvoir vous en dire autant, répondit Grand-Louis en lui prenant la main, car le diable me broie si je ne vous aime pas ! Et pourtant il y a quelque chose qui me chiffonne toujours.



Tenez, ajouta-t-il lorsqu’ils furent au pied de l’arbre. (Page 47.)

— Comment pouvez-vous me soupçonner encore quand je reviens dans votre Vallée-Noire, seulement pour respirer l’air qu’elle a respiré, lorsque je sais enfin qu’elle est pauvre ?

— Mais ne pourriez-vous pas avoir été courir chez les avoués et les notaires pendant que je vous cherchais ce matin par la ville ? Et si vous aviez appris qu’elle est encore assez riche ?

— Que dites-vous, serait-il vrai ? s’écria Lémor avec un accent douloureux. Ne jouez pas ainsi avec moi, ami ! vous m’accusez de choses si ridicules, que je ne pense pas même à m’en justifier. Mais il y en a une que je veux vous dire en deux mots. Si madame de Blanchemont est encore riche, voulût-elle agréer l’amour d’un prolétaire comme moi, il faut que je la quitte pour toujours ! Oh ! si cela est, s’il faut que je l’apprenne… pas encore, au nom du ciel ? Laissez-moi rêver le bonheur jusqu’à demain, jusqu’à ce que je quitte ce pays pour un an ou pour jamais !

— Alors vous êtes un peu fou, l’ami, s’écria le meunier. Et même vous me paraissez si exagéré dans ce moment-ci, que je crains que ce ne soit une affectation pour me tromper.

— Vous n’êtes donc pas comme moi, vous ! vous ne haïssez donc pas la richesse ?

— Non, par Dieu ! je ne la hais ni ne l’aime pour elle-même, mais bien à cause du mal ou du bien qu’elle peut me faire. Par exemple, je déteste les écus du père Bricolin, parce qu’ils m’empêchent d’épouser sa fille… Ah ! diable ! je lâche des noms que j’aurais aussi bien fait de vous laisser ignorer… Mais je sais vos affaires, après tout, et vous pouvez bien savoir les miennes… Je dis donc, que je déteste ces écus-là ; mais j’aimerais beaucoup trente ou quarante mille francs qui me tomberaient du ciel et qui me permettraient de prétendre à Rose.

— Je ne pense pas comme vous. Si je possédais un million, je ne voudrais pas le garder.

— Vous le jetteriez dans la rivière plutôt que de vous faire un titre pour rétablir l’égalité entre elle et vous ? Vous êtes encore un drôle de corps.

— Je crois que je le distribuerais aux pauvres, comme les communistes chrétiens des premiers temps, afin de m’en débarrasser, quoique je sache fort bien que je ne ferais pas là une bonne œuvre véritable ; car en abandonnant leurs biens, ces premiers disciples de l’égalité fondaient une société. Ils apportaient aux malheureux une législation qui était en même temps une religion. Cet argent était le pain de l’âme en même temps que celui du corps. Ce partage était une doctrine et faisait des adeptes. Aujourd’hui, il n’y a rien de semblable. On a l’idée d’une communauté sainte et providentielle, on n’en sait pas encore les lois. On ne peut pas recommencer le petit monde des premiers chrétiens, on sent qu’il faudrait la doctrine ; on ne l’a pas, et d’ailleurs, les hommes ne sont pas disposés à la recevoir. L’argent qu’on distribuerait à une poignée de misérables n’enfanterait chez eux que l’égoïsme et la paresse, si on ne cherchait à leur faire comprendre les devoirs de l’association. Et, d’une part, je vous le répète, ami, il n’y a pas encore assez de lumières dans l’initiation, de l’autre, il n’y a pas encore assez de confiance, de sympathie et d’élan chez les initiés. Voilà pourquoi lorsque Marcelle… (et moi aussi j’ose la nommer puisque vous avez nommé Rose) m’a proposé de faire comme les apôtres et de donner aux pauvres ces richesses qui me faisaient horreur, j’ai reculé devant un sacrifice que je ne me sens pas la science et le génie de faire fructifier réellement entre ses mains pour le progrès de l’humanité. Pour posséder la richesse et la rendre utile comme je l’entends, il faut être plus qu’un homme de cœur, il faut être un homme de génie. Je ne le suis pas, et, en songeant aux vices profonds, à l’épouvantable égoïsme qu’impose la fortune à ceux qui la possèdent, je me sens pénétré d’effroi. Je remercie Dieu de m’avoir rendu pauvre, moi aussi, qui ai failli hériter de beaucoup d’argent, et je fais le serment de ne jamais posséder que le salaire de ma semaine !



Marcelle de Blanchemont était plus petite de taille. (Page 54.)

— Ainsi, vous remerciez Dieu de vous avoir rendu sage par un pur effet de sa bonté, et vous profitez du hasard qui vous a préservé du mal ? C’est de la vertu très-facile, et je n’en suis pas si émerveillé que vous croyez. Je comprends maintenant pourquoi madame Marcelle était si contente hier d’être ruinée. Vous lui avez mis en tête toutes ces belles choses-là ! C’est joli, mais ça ne signifie rien. Qu’est-ce que c’est que des gens qui disent : Si j’étais riche, je serais méchant, et je suis enchanté de ne l’être pas ? C’est l’histoire de ma grand’mère qui disait : Je n’aime pas l’anguille, et j’en suis bien contente, parce que si je l’aimais, j’en mangerais. Voyons, pourquoi ne seriez-vous pas riche et généreux ? Eh, quand vous ne pourriez pas faire d’autre bien que de donner du pain à ceux qui en manquent autour de vous, ce serait déjà quelque chose, et la richesse serait mieux placée dans vos mains que dans celles des avares… Oh ! je sais bien votre affaire ! J’ai compris ; je ne suis pas si bête que vous croyez, et j’ai lu de temps en temps des journaux et des brochures qui m’ont appris un peu ce qui se passe hors de nos campagnes, où il est vrai de dire qu’il ne se passe rien de nouveau. Je vois que vous êtes un faiseur de nouveaux systèmes, un économiste, un savant !

— Non. C’est peut-être un malheur ; mais je connais la science des chiffres moins que toute autre, et je ne comprends rien à l’économie politique telle qu’on l’entend aujourd’hui. C’est un cercle vicieux où je ne conçois pas qu’on s’amuse à tourner.

— Vous n’avez pas étudié une science sans laquelle vous ne pouvez rien essayer de neuf ? En ce cas, vous êtes un paresseux.

— Non, mais un rêveur.

— J’entends, vous êtes ce qu’on appelle un poëte.

— Je n’ai jamais fait de vers, et maintenant je suis un ouvrier. Ne me prenez pas tant au sérieux. Je suis un enfant, et un enfant amoureux. Tout mon mérite, c’est d’avoir su apprendre un métier, et je vais l’exercer.

— C’est bien ! gagnez votre vie comme je fais, moi, et ne vous tourmentez plus de la manière dont va le monde, puisque vous n’y pouvez rien.

— Quel raisonnement, ami ! Vous verriez une barque chavirer sur cette rivière, et il y aurait là une famille à laquelle, vous, attaché à cet arbre, je suppose, vous ne pourriez porter secours, et vous la verriez périr avec indifférence ?

— Non, Monsieur, je casserais l’arbre, fût-il dix fois plus gros. J’aurais si bonne volonté que Dieu ferait ce petit miracle pour moi.

— Et pourtant la famille humaine périt, s’écria Lémor douloureusement, et Dieu ne fait plus de miracles !

— Je le crois bien ! personne ne croit plus en lui. Mais moi, j’y crois, et je vous déclare, puisque nous en sommes à ne nous rien cacher, que, dans le fond de ma pensée, je n’ai jamais désespéré d’épouser Rose Bricolin. Amener son père à accepter un gendre pauvre, c’est pourtant un miracle plus conséquent que de casser avec mes bras, sans cognée, le gros arbre que vous voyez là. Eh bien, ce miracle se fera, je ne sais comment : j’aurai cinquante mille francs. Je les trouverai dans la terre en plantant mes choux, ou dans la rivière en jetant mes filets ; ou bien il me viendra une idée… n’importe sur quoi. Je découvrirai quelque chose, puisqu’il suffit, dit-on, d’une idée pour remuer le monde.

— Vous découvrirez le moyen d’appliquer l’égalité à une société qui n’existe que par l’inégalité, n’est-ce pas ? dit Henri avec un triste sourire.

— Pourquoi pas, Monsieur ? répondit le meunier avec une vivacité enjouée. Quand j’aurai fait fortune, comme je ne veux pas être avare et méchant, et, comme je suis bien sûr, moi, de ne jamais le devenir, pas plus que ma grand’mère n’est venue à bout d’aimer l’anguille qu’elle ne pouvait pas souffrir, alors il faudra que je devienne tout à coup plus savant que vous, et que je trouve dans ma cervelle ce que vous n’avez pas trouvé dans vos livres, à savoir le secret de faire de la justice avec ma puissance et des heureux avec ma richesse. Ça vous étonne ? Et pourtant, mon Parisien, je vous déclare que j’en sais bien moins que vous sur l’économie politique, et je n’y entends ni a ni b. Mais qu’est-ce que cela fait, puisque j’ai la volonté et la croyance ? Lisez l’Évangile, Monsieur. M’est avis que vous, qui en parlez si bien, vous avez un peu oublié que les premiers apôtres étaient des gens de rien, ne sachant rien comme moi. Le bon Dieu souffla sur eux, et ils en surent plus long que tous les maîtres d’école et tous les curés de leur temps.

— Ô peuple ! tu prophétises ! s’écria Lémor en serrant le meunier contre son cœur. C’est pour toi, en effet, que Dieu fera des miracles, c’est sur toi que soufflera l’Esprit Saint ! Tu ne connais pas le découragement, toi ; tu ne doutes de rien. Tu sens que le cœur est plus puissant que la science, tu sens ta force, ton amour, et tu comptes sur l’inspiration ! Et voilà pourquoi j’ai brûlé mes livres, voilà pourquoi j’ai voulu retourner au peuple, d’où mes parents m’avaient fait sortir. Voilà pourquoi je vais chercher, parmi les pauvres et les simples de cœur, la foi et le zèle que j’ai perdus en grandissant parmi les riches !

— J’entends ! dit le meunier ; vous êtes un malade qui cherche la santé.

— Ah ! je la trouverais si je vivais près de vous.

— Je vous la donnerais de bon cœur si vous me promettiez de ne pas me donner votre maladie. Et pour commencer, parlez-moi donc raisonnablement ; dites-moi que, quelle que soit la position de madame Marcelle, vous l’épouserez si elle y consent.

— Vous réveillez mon angoisse. Vous m’avez dit qu’elle n’avait plus rien ; puis vous avez semblé vous raviser et me faire entendre qu’elle était encore riche.

— Allons, sachez la vérité, c’était une épreuve. Les trois cent mille francs subsistent encore, et le père Bricolin aura beau faire, je la conseillerai si bien qu’elle les conservera. Avec trois cent mille francs, mon camarade, vous pourrez faire du bien, j’espère, puisque avec cinquante mille que je n’ai pas, moi, je prétends sauver le monde !

— J’admire et j’envie votre gaieté, dit Lémor accablé ; mais vous m’avez remis la mort dans l’âme. J’adore cette femme, cet ange, et je ne peux pas être l’époux d’une femme riche ! Le monde a sur l’honneur des préjugés que j’ai subis malgré moi, et que je ne saurais secouer. Je ne pourrais pas regarder comme mienne cette fortune qu’elle doit et qu’elle veut sans doute conserver à son fils. Je ne pourrais donc songer à me rendre utile, par ma richesse, sans manquer à ce qu’on regarde comme la probité. Et puis j’aurais certains scrupules de condamner à l’indigence une femme pour laquelle je sens une tendresse infinie, et un enfant dont je respecte l’indépendance future. Je souffrirais de leurs privations, je frémirais à toute heure de les voir succomber à une vie trop rude. Hélas ! cet enfant, cette femme n’appartiennent pas à la même race que nous, Grand-Louis. Ce sont les maîtres détrônés de la terre qui demanderaient à leurs anciens esclaves les soins et les recherches auxquels ils sont habitués. Nous les verrions languir et dépérir sous notre chaume. Leurs mains trop faibles seraient brisées par le travail, et notre amour ne les soutiendrait peut-être pas jusqu’au bout de cette lutte qui nous brise déjà nous-mêmes…

— Voilà encore votre maladie qui vous reprend et la foi qui vous abandonne, dit le Grand-Louis en l’interrompant. Vous ne croyez même plus à l’amour ; vous ne voyez pas qu’elle supporterait tout pour vous, et qu’elle se trouverait heureuse comme cela ? Vous n’êtes pas digne d’être si grandement aimé, vrai !

— Ah ! mon ami, qu’elle devienne pauvre, tout à fait pauvre, sans que j’aie à me reprocher d’y avoir contribué, et vous verrez si je manque de courage pour la soutenir !

— Eh bien ! vous travaillerez pour gagner un peu d’argent, comme nous travaillons tous ? Pourquoi mépriser tant l’argent qu’elle a, et qui est tout gagné ?

— Il n’a pas été gagné par le travail du pauvre ; c’est de l’argent volé.

— Comment ça ?

— C’est l’héritage des rapines féodales de ses pères. C’est le sang et la sueur du peuple qui ont cimenté leurs châteaux et engraissé leurs terres.

— C’est vrai cela ! mais l’argent ne conserve pas cette espèce de rouille. Il a le don de s’épurer ou de se salir, suivant la main qui le touche.

— Non ! dit Lémor avec feu. Il y a de l’argent souillé et qui souille la main qui le reçoit !

— C’est une métaphore ! dit tranquillement le meunier. C’est toujours l’argent du pauvre, puisqu’il lui a été extorqué par le pillage, la violence et la tyrannie. Faudra-t-il que le pauvre s’abstienne de le reprendre, parce que la main des brigands l’a longtemps manié ! Allons nous coucher, mon cher, vous déraisonnez ; vous n’irez pas à Blanchemont. Moins que jamais j’en suis d’avis, puisque vous n’avez que des sottises à dire à ma chère dame ; mais, par la cordieu ! vous ne me quitterez pas que vous n’ayez renoncé à vos… attendez que je trouve le mot… à vos utopies ! Est-ce cela ?

— Peut-être ! dit Lémor tout pensif, et entraîné par son amour à subir l’ascendant de son nouvel ami.

  1. La croix est la constellation du cygne, et le chemin de Saint-Jacques la voie Lactée