Le Meunier d’Angibault/Chapitre 05

Le Meunier d’Angibault
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V.

LE MOULIN.

Quand Marcelle pénétra dans les vastes bosquets où elle comptait trouver ses hôtes, elle crut entrer dans une forêt vierge. C’était une suite de terrains minés et bouleversés par les eaux, couverts de la plus épaisse végétation. On voyait que la petite rivière faisait là de grands ravages à la saison des pluies. Des aunes, des hêtres et des trembles magnifiques à demi renversés, et laissant à découvert leurs énormes racines sur le sable humide, semblables à des serpents et à des hydres entrelacés, se penchaient les uns sur les autres dans un orgueilleux désordre. La rivière, divisée en nombreux filets, découpait, suivant son caprice, plusieurs enceintes de verdure, où, sur un gazon couvert de rosée, s’entre-croisaient des festons de ronces vigoureuses, et cent variétés d’herbes sauvages hautes comme des buissons et abandonnées à la grâce incomparable de leur libre croissance. Jamais jardin anglais ne pourrait imiter ce luxe de la nature, ces masses si heureusement groupées, ces bassins nombreux que la rivière s’est creusés elle-même dans le sable et dans les fleurs, ces berceaux qui se rejoignent sur les courants, ces accidents heureux du terrain, ces digues rompues, ces pieux épars que la mousse dévore et qui semblent avoir été jetés là pour compléter la beauté du décor. Marcelle resta plongée dans une sorte de ravissement, et, sans le petit Edouard qui courait comme un faon échappé, avide d’imprimer le premier la trace de ses pieds mignons sur les sables fraîchement déposés au rivage, elle se fût oubliée longtemps. Mais la crainte de le voir tomber dans l’eau réveilla sa sollicitude ; et, s’attachant à ses pas, courant après lui, et s’enfonçant de plus en plus dans ce désert enchanté, elle croyait faire un de ces rêves où la nature nous apparaît si complète dans sa beauté, qu’on peut dire avoir vu parfois, en songe, le paradis terrestre.

Enfin le meunier et sa mère se montrèrent sur l’autre rive ; l’un jetant l’épervier et pêchant des truites, l’autre trayant sa vache.

— Ah ! ah ! ma petite dame, déjà levée ! dit le farinier. Vous voyez, nous nous occupons de vous. Voilà la vieille mère qui se tourmente de n’avoir rien de bon à vous servir ; mais moi je dis que vous vous contenterez de notre bon cœur. Nous ne sommes ni cuisiniers ni aubergistes, mais quand on a bon appétit d’un côté et bonne volonté de l’autre…

— Vous me traitez cent fois trop bien, mes braves gens, répondit Marcelle en se hasardant sur la planche qui servait de pont, avec Edouard dans ses bras, pour aller les rejoindre ; jamais je n’ai passé une si bonne nuit, jamais je n’ai vu une aussi belle matinée que chez vous. Les belles truites que vous prenez là, monsieur le meunier ! Et vous, la mère, le beau lait blanc et crémeux ! Vous me gâtez, et je ne sais comment vous remercier.

— Nous sommes assez remerciés si vous êtes contente, dit la vieille en souriant. Nous ne voyons jamais du si beau monde que vous, et nous ne connaissons pas beaucoup les compliments ; mais nous voyons bien que vous êtes une personne honnête et sans exigence. Allons, venez à la maison, la galette sera bientôt cuite, et le petit doit aimer les fraises. Nous avons un bout de jardin où il s’amusera à les cueillir lui-même.

— Vous êtes si bons, et votre pays est si beau, que je voudrais passer ma vie ici, dit Marcelle avec abandon.

— Vrai ? dit le meunier en souriant avec bonhomie ; eh ! si le cœur vous en dit… Vous voyez bien, mère, que notre pays n’est pas si laid que vous croyez. Quand je vous dis, moi, qu’une personne riche pourrait s’y trouver bien !

— Oui ! dit la meunière, à condition d’y bâtir un château, et encore ce serait un château bien mal placé.

— Est-il possible que vous vous déplaisiez ici ? reprit Marcelle étonnée.

— Oh ! moi, je ne m’y déplais pas, répondit la vieille. J’y ai passé ma vie et j’y mourrai, s’il plaît à Dieu. J’ai eu le temps de m’y habituer, depuis soixante et quinze ans que j’y règne ; et, d’ailleurs, on est bien forcé de se contenter du pays qu’on a. Mais vous, Madame, s’il vous fallait passer l’hiver ici, vous ne diriez pas que le pays est beau. Quand les grandes eaux couvrent tous nos prés, et que nous ne pouvons plus même sortir dans notre cour, non, non, ça n’est pas joli !

— Bah ! bah ! les femmes s’effraient toujours, dit le Grand-Louis. Vous savez bien que les eaux n’emporteront pas la maison, et que le moulin est bien garanti. Et puis quand le mauvais temps vient, il faut bien le prendre comme il est. Tout l’hiver, vous demandez l’été, mère, et tant que dure l’été, vous ne songez qu’à vous inquiéter de l’hiver qui viendra. Moi, je vous dis qu’on pourrait vivre ici heureux et sans souci.

— Et pourquoi donc ne fais-tu pas comme tu dis ? reprit la mère. Es-tu sans souci, toi ? Te trouves-tu heureux d’être meunier et d’avoir ta maison dans l’eau si souvent ? Ah ! si je répétais tout ce que tu dis quelquefois sur le malheur de ne pas être bien logé, et de ne pouvoir pas faire fortune !

— C’est très-inutile de répéter toutes les bêtises que je dis quelquefois, mère, vous pouvez bien vous en épargner la peine. En parlant ainsi d’un ton de reproche, le grand meunier regardait sa mère avec une douceur affectueuse et presque suppliante. Leur entretien ne paraissait pas aussi banal à madame de Blanchemont qu’il peut jusqu’ici le paraître au lecteur. Dans la situation de son esprit, elle désirait savoir comment cette vie rustique, la moins dure encore pour les gens pauvres, était sentie et appréciée par ceux-là même qui étaient forcés de la mener. Elle ne venait pas l’examiner et l’essayer avec des idées trop romanesques. Henri, en doutant de son aptitude à l’embrasser, lui en avait bien fait sentir les privations et les souffrances réelles. Mais elle pensait que ces souffrances n’étaient pas au-dessus de son courage, et ce qui l’intéressait dans l’opinion de ses hôtes du moulin, c’était le degré de philosophie ou d’insensibilité dont les avait pourvus la nature, comparé avec celui que le sentiment poétique et l’amour, sentiment plus religieux et plus puissant encore, pouvaient lui donner à elle-même. Elle laissa donc paraître un peu de curiosité dès que le Grand-Louis se fut éloigné pour porter ses truites, comme il disait, dans la poële à frire.

— Ainsi, dit-elle à la vieille meunière, vous ne vous trouvez pas heureuse, et votre fils lui-même, malgré son air de gaieté, se tourmente quelquefois ?

— Eh ! Madame, quant à moi, répondit la bonne femme, je me trouverais assez riche et assez contente de mon sort si je voyais mon fils heureux. Défunt mon pauvre homme était à son aise ; son commerce allait bien ; mais il est mort avant d’avoir pu élever sa famille, et il m’a fallu mener à bien et établir de mon mieux tous mes enfants. À présent la part de chacun n’est pas grosse ; le moulin est resté à mon Louis, qu’on appelle le Grand-Louis, comme on appelait son père le Grand-Jean, et comme on m’appelle la Grand’Marie. Car, Dieu aidant, on pousse assez bien dans notre famille, et tous mes enfants étaient de belle taille. Mais c’est là le plus clair de notre bien ; le reste est si peu de chose, qu’il n’y a pas de quoi se faire de fausses espérances.

— Mais enfin, pourquoi voudriez-vous être plus riches ? Souffrez-vous de la pauvreté ? Il me semble que vous êtes bien logés, que votre pain est beau, votre santé excellente.

— Oui, oui, grâce au bon Dieu, nous avons le nécessaire, et bien des gens qui valent peut-être mieux que nous, n’ont pas tout ce qu’il leur faudrait ; mais voyez-vous, Madame, on est heureux ou malheureux, suivant les idées qu’on se fait…

— Vous touchez la vraie question, dit Marcelle, qui remarquait dans la physionomie et dans le langage de la meunière de la finesse naïve et un sens juste. Puisque vous appréciez si bien les choses, d’où vient donc que vous vous plaignez ?

— Ce n’est pas moi qui me plains, c’est mon Grand-Louis ! ou, pour mieux parler, c’est moi qui me plains parce que je le vois mécontent, et c’est lui qui ne se plaint pas parce qu’il a du courage et craint de me faire de la peine. Mais quand il en a trop lui-même, ça lui échappe, le pauvre enfant ! Il ne dit qu’un mot, mais ça me fend le cœur. Il dit comme ça : « Jamais, jamais, ma mère ! » et ce mot veut dire qu’il n’espère plus rien. Mais ensuite, comme il est naturellement porté à la gaieté (comme défunt son pauvre cher père), il a l’air de se faire une raison, et il me dit toutes sortes de contes, soit qu’il veuille me consoler, soit qu’il s’imagine que ce qu’il s’est mis dans la tête finira par arriver.

— Mais qu’a-t-il dans la tête ? c’est donc de l’ambition ?

— Oh ! oui, c’est une grande ambition, c’est une vraie folie ! ce n’est pourtant pas l’amour de l’argent, car il n’est pas avare, tant s’en faut ! Dans son partage de famille, il a cédé à ses frères et sœurs tout ce qu’ils ont voulu, et quand il a gagné quelque peu, il est prêt à le donner au premier qui a besoin de lui. Ce n’est pas la vanité non plus, car il porte toujours ses habits de paysan, quoiqu’il ait reçu de l’éducation et qu’il ait le moyen d’aller aussi bien vêtu qu’un bourgeois. Enfin, ça n’est ni la mauvaise conduite, ni le goût de la dépense, car il se contente de tout et ne va jamais courir où il n’a pas affaire.

— Eh bien, qu’est-ce donc ? dit Marcelle, dont la douce figure et le ton cordial attiraient insensiblement la confiance de la vieille femme.

— Eh ! qu’est-ce que vous voulez que ce soit, si ce n’est pas l’amour ? dit la meunière avec un sourire mystérieux et ce je ne sais quoi de fin et de délicat qui, sur le chapitre du sentiment, établit en un clin d’œil l’abandon et l’intérêt entre les femmes, malgré les différences d’âge et de rang.

— Vous avez raison, dit Marcelle en se rapprochant de la Grand’Marie, c’est l’amour qui est le grand trouble-fête de la jeunesse ! Et cette femme qu’il aime, elle est donc plus riche que lui ?

— Oh ! ce n’est pas une femme ! mon pauvre Louis a trop d’honneur pour en conter à une femme mariée ! C’est une fille, une jeune fille, une jolie fille, ma foi, et une bonne fille, il faut en convenir. Mais elle est riche, riche, et nous avons beau y penser, jamais ses parents ne voudront la donner à un meunier.

Marcelle, frappée du rapport qui existait entre le roman du meunier et celui de sa propre vie, éprouva une curiosité mêlée d’émotion.

— Si elle aime votre fils, dit-elle, cette belle et bonne fille, elle finira par l’épouser.

— C’est ce que je me dis quelquefois ; car elle l’aime, cela j’en suis sûre, Madame, quoique mon Grand-Louis ne le soit pas. C’est une fille sage, et qui n’irait pas dire à un homme qu’elle veut l’épouser malgré la volonté de ses parents. Et puis, elle est bien un peu rieuse, un peu coquette ; c’est de son âge, cela n’a que dix-huit ans ! Son petit air malin désespère mon pauvre garçon ; aussi, pour le consoler, quand je vois qu’il ne mange pas et qu’il fait sa grosse voix avec la Sophie (notre jument, en parlant par respect), je ne peux pas m’empêcher de lui dire ce que j’en pense. Et il me croit un peu, car il voit bien que j’en sais plus long que lui sur le cœur des femmes. Moi, je vois bien que la belle rougit quand elle le rencontre, et qu’elle le cherche des yeux quand elle vient se promener par ici ; mais j’ai tort de dire cela à ce garçon, car je l’entretiens dans sa folie, et je ferais mieux de lui dire qu’il n’y faut pas songer.

— Pourquoi ? dit Marcelle ; l’amour rend tout possible. Soyez sûre, ma bonne mère, qu’une femme qui aime est plus forte que tous les obstacles.

— Oui, je pensais cela étant jeune. Je me disais que l’amour d’une femme est comme la rivière, qui casse tout quand elle veut passer, et qui se moque des barrages et des empellements. J’étais plus riche que mon pauvre Grand-Jean, moi, et pourtant je l’ai épousé. Mais il n’y avait pas la même différence qu’entre nous maintenant et mademoiselle…

Ici, le petit Edouard interrompit la meunière en disant à sa mère :

— Tiens ! Henri est donc ici ?