Le Menteur
Examen, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 137-138).
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EXAMEN.


Cette pièce est en partie traduite, en partie imitée de l’espagnol. Le sujet m’en semble si spirituel et si bien tourné, que j’ai dit souvent que je voudrois avoir donné les deux plus belles que j’aye faites, et qu’il fût de mon invention. On l’a attribué au fameux Lope de Végue[1] ; mais il m’est tombé depuis peu entre les mains un volume de don Juan d’Alarcon, où il prétend que cette comédie est à lui, et se plaint des imprimeurs qui l’ont fait courir sous le nom d’un autre[2]. Si c’est son bien, je n’empêche pas qu’il ne s’en ressaisisse. De quelque main que parte cette comédie, il est constant qu’elle est très-ingénieuse ; et je n’ai rien vu dans cette langue qui m’aye satisfait davantage. J’ai tâché de la réduire à notre usage et dans nos règles ; mais il m’a fallu forcer mon aversion pour les a parte[3], dont je n’aurois pu la purger sans lui faire perdre une bonne partie de ses beautés[4]. Je les ai faits les plus courts que j’ai pu, et je me les suis permis rarement sans laisser deux acteurs ensemble qui s’entretiennent tout bas cependant que[5] d’autres disent ce que ceux-là ne doivent pas écouter. Cette duplicité d’action particulière ne rompt point l’unité de la principale, mais elle gêne un peu l’attention de l’auditeur, qui ne sait à laquelle s’attacher, et qui se trouve obligé de séparer aux deux ce qu’il est accoutumé de donner à une. L’unité de lieu s’y trouve, en ce que tout s’y passe dans Paris ; mais le premier acte est dans les Tuileries, et le reste à la place Royale[6]. Celle de jour n’y est pas forcée, pourvu qu’on lui laisse les vingt et quatre heures[7] entières[8]. Quant à celle d’action, je ne sais s’il n’y a point quelque chose à dire, en ce que Dorante aime Clarice dans toute la pièce et épouse Lucrèce à la fin, qui par là ne répond pas à la protase. L’auteur espagnol lui donne ainsi le change pour punition de ses menteries, et le réduit à épouser par force cette Lucrèce qu’il n’aime point. Comme il se méprend toujours au nom, et croit que Clarice porte celui-là, il lui présente la main quand on lui a accordé l’autre, et dit hautement, quand on l’avertit de son erreur, que s’il s’est trompé au nom, il ne se trompe point à la personne. Sur quoi, le père de Lucrèce le menace de le tuer s’il n’épouse sa fille après l’avoir demandée et obtenue ; et le sien propre lui fait la même menace. Pour moi, j’ai trouvé cette manière de finir un peu dure, et cru qu’un mariage moins violenté seroit plus au goût de notre auditoire. C’est ce qui m’a obligé à lui donner une pente vers la personne de Lucrèce au cinquième acte, afin qu’après qu’il a reconnu sa méprise aux noms, il fasse de nécessité vertu de meilleure grâce, et que la comédie se termine avec pleine tranquillité de tous côtés.


  1. Var. (édit. de 1660) : Lope de Vega.
  2. Voyez le commencement de l’Appendice du Menteur, p. 241.
  3. Voyez l’Examen de la Veuve, tome I, p. 396, et celui de la Suivante, tome II, p. 123.
  4. Voyez l’Appendice, p. 269.
  5. Ici, et partout dans la prose, l’édition de 1692 substitue pendant que à cependant que.
  6. Déjà du temps de Corneille les différentes décorations faisaient reconnaître cette duplicité de lieu. Voyez le Discours des trois unités, tome I, p. 120.
  7. Var. (édit. de 1660) : les vingt-quatre heures.
  8. « Dans le Menteur, tout l’intervalle du troisième au quatrième vraisemblablement se consume à dormir par tous les acteurs ; leur repos n’empêche pas toutefois la continuité d’action entre ces deux actes, parce que ce troisième n’en a point de complète. Dorante le finit par le dessein de chercher des moyens de regagner l’esprit de Lucrèce ; et dès le commencement de l’autre il se présente pour tâcher de parler à quelqu’un de ses gens, et prendre l’occasion de l’entretenir elle-même si elle se montre. » (Discours des trois unités, tome I, p. 100.)