Le Meneur de loups/Chapitre 8

Michel Lévy frères (p. 115-124).


VIII

les souhaits de thibault


En remarquant l’effet que faisait sur Landry la vue des militaires qui s’avançaient vers le moulin, la veuve Polet fut presque aussi effrayée que son premier garçon.

– Eh ! mon Dieu ! demanda-t-elle, qu’il y a-t-il donc, mon pauvre Landry ?

– Oui, qu’y a-t-il ? demanda à son tour Thibault.

Seulement, la voix lui tremblait tant soit peu en faisant la demande.

– Il y a, reprit Landry, que, dans un moment de désespoir, jeudi dernier, j’ai rencontré le racoleur à l’hôtel du Dauphin, et que je me suis engagé.

– Dans un moment de désespoir ! s’écria la meunière ; et pourquoi désespériez-vous ?

– Je désespérais, dit Landry en faisant un effort, je désespérais parce que je vous aimais.

– Et c’est parce que vous m’aimiez, malheureux ! que vous vous êtes fait soldat ?

– Ne m’aviez-vous pas dit que vous me chasseriez du moulin ?

– Vous en avais-je chassé ? demanda la meunière avec une expression à laquelle il n’y avait point à se tromper.

– Oh ! mon Dieu ! demanda Landry, vous ne m’auriez donc pas renvoyé ?

– Pauvre garçon ! dit la meunière avec un sourire et un haussement d’épaules qui, dans un autre moment, eussent fait pâmer Landry de joie, et qui, dans celui où l’on se trouvait, redoublèrent sa douleur.

– Eh bien, mais alors, dit Landry, peut-être bien que j’aurai le temps de me cacher.

– Te cacher ! dit Thibault, c’est bien chose inutile, je t’en réponds.

– Pourquoi pas ? dit la meunière. J’y vais essayer, moi. Viens, mon pauvre Landry.

Et elle emmena le jeune homme avec les signes de la plus vive sympathie.

Thibault les suivit des yeux.

– Ça va mal pour toi, Thibault, mon ami, dit-il ; heureusement que, si bien qu’elle le cache, ils ont le nez fin, et ils le trouveront.

Thibault disait cela sans se douter qu’il faisait un nouveau souhait.

Il paraît que la veuve n’avait pas caché Landry bien loin.

Elle rentra après quelques secondes d’absence.

Pour être proche, la cachette n’en était probablement que meilleure.

Une minute après que la veuve Polet était rentrée toute haletante, le sergent des racoleurs parut sur la porte avec un de ses compagnons.

Deux étaient restés en dehors, probablement pour surveiller Landry, dans le cas où il tenterait de s’échapper. Le sergent et son compagnon entrèrent en gens qui se sentent dans leur droit.

Le sergent jeta dans la salle, un regard investigateur, ramena son pied droit à la troisième position et porta la main à la corne de son chapeau.

La meunière n’attendit point que le sergent lui adressât la parole.

Avec son plus charmant sourire, elle lui offrit de se rafraîchir.

C’est une offre que les racoleurs ne refusent jamais.

Puis, tandis qu’ils dégustaient le vin, jugeant le moment favorable, elle demanda aux deux militaires ce qui les amenait au moulin de Coyolles.

Le sergent répondit qu’il était à la recherche d’un jeune garçon meunier qui, après avoir bu avec lui à la santé de Sa Majesté et avoir signé son engagement n’avait point reparu.

Ce jeune garçon meunier, interrogé sur son nom et son domicile, avait déclaré se nommer Landry et habiter chez madame veuve Polet, meunière à Coyolles.

En vertu de quoi, il venait chez madame veuve Polet, meunière à Coyolles, réclamer son réfractaire.

La meunière, persuadée qu’il était permis de mentir quand l’intention sanctifiait le mensonge, assura qu’elle ne connaissait pas Landry et que personne de ce nom n’avait jamais habité le moulin de Coyolles.

Le sergent répondit à la meunière qu’elle avait les plus beaux yeux du monde et une bouche charmante, mais que ce n’était pas une raison pour qu’il en crût ses yeux sur regard et sa bouche sur parole.

En conséquence, il signifia à la belle veuve qu’il allait faire perquisition dans son moulin.

La perquisition commença.

Au bout de cinq minutes, le sergent rentra.

Il demanda à la belle meunière la clef de sa chambre.

La meunière parut très choquée d’une pareille demande.

Mais le sergent insista tant et si bien, que force fut à la meunière de donner la clef.

Cinq minutes après, le sergent rentrait, ramenant Landry, qu’il tenait par le collet de sa veste.

À cette vue, la veuve pâlit horriblement.

Quant à Thibault, le cœur lui battait à lui briser la poitrine ; car il voyait bien qu’il avait fallu l’assistance du loup noir pour que le sergent allât chercher Landry où il était.

– Ah ! ah ! mon garçon, s’écria le sergent en raillant, nous préférons donc le service de la beauté à celui du roi ? Cela se conçoit ; mais, quand on a le bonheur d’être né sur les terres de Sa Majesté et d’avoir bu à sa santé, il faut un peu le servir à son tour. Vous allez donc nous suivre, mon beau garçon, et, après quelques années passées dans les gardes-françaises, vous pourrez revenir prendre rang sous votre premier drapeau. Allons, en route !

– Mais, dit la meunière au sergent, Landry n’a pas encore vingt ans ; on n’a pas le droit de le prendre avant vingt ans.

– C’est vrai, dit Landry, je n’ai pas vingt ans.

– Et quand les avez-vous ?

– Demain seulement.

– Bon ! dit le sergent. Eh bien, nous allons vous mettre cette nuit sur une botte de paille, comme une nèfle, et demain, au jour, nous vous réveillerons mûr.

Landry pleura.

La veuve pria, conjura, supplia, se laissa embrasser par les racoleurs, supporta patiemment les plaisanteries grossières que leur inspira son chagrin, et enfin elle alla jusqu’à offrir cent écus pour le racheter.

Tout fut inutile.

On lia le pauvre Landry par les poignets ; un des soldats prit le bout de la corde et les quatre hommes se mirent en chemin, mais non sans que le garçon de moulin eût trouvé le temps d’assurer à la belle meunière que, de près ou de loin, il l’aimerait toujours, et que, s’il mourait, son nom serait la dernière parole qu’il prononcerait.

La belle veuve, de son côté, avait, en face d’une si grande catastrophe, perdu tout respect humain, et, avant de laisser Landry s’éloigner, elle l’avait tendrement pressé sur son cœur.

Lorsque la petite troupe eut disparu derrière les saules, la douleur de la meunière devint si vive, qu’elle tomba en syncope et qu’il fallut la transporter sur son lit.

Thibault lui prodigua les soins les plus touchants.

La violence de l’affection que la veuve avait témoignée à son cousin l’épouvantait un peu.

Cependant, comme il ne s’applaudissait que davantage d’avoir coupé le mal dans sa racine, il conservait de très vives espérances.

Lorsque la veuve revint à elle, le premier nom qu’elle prononça fut celui de Landry.

Thibault fit un geste de commisération hypocrite.

La meunière se mit à sangloter.

– Pauvre enfant ! s’écria-t-elle en pleurant à chaudes larmes, que va-t-il devenir, lui si faible et si délicat ? Le poids seul de son fusil et de son sac le tuera.

Puis, se retournant vers son hôte :

– Ah ! monsieur Thibault, dit-elle, c’est un bien grand chagrin pour moi, mais vous vous êtes peut-être aperçu que je l’aimais ? Il était doux, il était bon, il n’avait aucun défaut ; pas joueur, pas buveur ; jamais il n’eût contrarié mes volontés, jamais il n’eût tyrannisé sa femme, ce qui m’eût semblé bien doux après les deux cruelles années que j’ai passées avec feu M. Polet ! Ah ! monsieur Thibault ! monsieur Thibault ! il est bien douloureux pour une pauvre malheureuse femme de voir ainsi tomber dans le gouffre tous ses projets d’avenir et de tranquillité !

Thibault pensa que l’occasion était bonne pour se déclarer.

Du moment où il voyait pleurer une femme, il avait cette fausse opinion de croire qu’elle ne pleurait que pour être consolée.

Cependant il crut ne pouvoir arriver à son but que par un détour.

– Certes, je comprends votre douleur, répondit-il ; je fais mieux, je la partage, car vous ne pouvez douter de l’affection que je porte à mon cousin ; mais il faut se résigner, et, sans nier les qualités de Landry, je vous dirai : Eh bien, belle meunière, cherchez qui le puisse valoir.

– Qui le puisse valoir ! s’écria la veuve ; mais il n’en est pas. Où trouverai-je un garçon gentil et sage comme celui-là ? Il avait une figure poupine qui me charmait, et en même temps il était si tranquille, si rangé dans ses mœurs ! Il travaillait jour et nuit, et, avec tout cela, d’un coup d’œil je le faisais rentrer sous terre. Non, non, monsieur Thibault, je vous le dis dans toute la sincérité de mon cœur, le souvenir de celui-là m’ôtera l’envie d’en chercher d’autres, et je vois bien qu’il faut me résigner à rester veuve toute ma vie.

– Peuh ! fit Thibault, Landry était bien jeune !

– Oh ! dit la veuve, ce n’est pas là un défaut.

– Qui sait s’il eût conservé plus tard ses aimables qualités ! Croyez-moi, meunière, ne vous désolez plus et cherchez, comme je vous ai dit, quelqu’un qui vous le fasse oublier. Ce qu’il vous faut, à vous, ce n’est point un bambin comme celui-là, c’est un homme fait, qui ait tout ce que vous regrettez dans Landry, mais qui soit assez rassis pour que vous n’ayez point à craindre qu’un beau jour toutes vos illusions ne s’envolent et que vous ne vous trouviez en présence d’un libertin et d’un brutal.

La meunière secouait la tête.

Mais Thibault continuait :

– Ce qu’il vous faut enfin, c’est un gaillard qui, tout en étant pour vous un porte-respect, fasse fructifier le moulin. Que diable ! dites un mot, et vous ne serez pas longtemps sans vous trouver lotie, belle meunière, un peu mieux que vous ne l’étiez tout à l’heure.

– Et où rencontrerai-je un pareil miracle d’homme ? demanda la meunière en se dressant sur ses pieds et en regardant le sabotier comme pour lui porter un défi.

Celui-ci, se méprenant au ton qu’avait mis la veuve à prononcer ces paroles, crut l’occasion excellente.

Il résolut d’en profiter pour lui faire connaître ses intentions.

– Eh bien, fit-il, en vous disant que vous n’iriez pas loin, belle Polet, pour rencontrer l’homme qu’il vous faut, je vous l’avoue, je songeais à moi qui serais bien heureux et bien fier de devenir votre époux. Ah ! continua-t-il, pendant que la meunière le regardait avec des yeux qui devenaient de plus en plus menaçants, ah ! avec moi, vous n’auriez pas à redouter d’être contrariée dans vos volontés ; je suis un agneau pour la douceur, et je n’aurai qu’une loi et qu’un désir : la loi de vous obéir ; le désir de vous plaire ; quant à votre fortune, j’ai certains moyens de l’accroître que je vous divulguerai plus tard…

Thibault n’acheva point sa phrase.

– Eh quoi ! s’écria la meunière, d’autant plus furieuse qu’elle s’était contenue plus longtemps ; eh quoi ! vous que je croyais son ami, vous osez me parler de prendre sa place dans mon cœur ! vous cherchez à en arracher la foi que je veux conserver à votre cousin ! Hors d’ici, misérable ! hors d’ici ! car, si je n’en croyais que ma colère et mon indignation, j’appellerais quatre hommes et je te ferais jeter sous la roue du moulin !

Thibault voulut répondre.

Mais lui, qui ne manquait point d’arguments à l’ordinaire, ne trouva pas une parole pour sa justification.

Il est vrai que la meunière ne lui en laissa point le temps.

Elle avait à la portée de sa main une belle cruche neuve qu’elle saisit par l’anse et qu’elle envoya à la tête de Thibault.

Par bonheur pour lui, Thibault inclina la tête à gauche, et la cruche, sans l’atteindre, alla se briser contre la cheminée.

La meunière prit un escabeau, et, avec la même violence, l’envoya au même but.

Cette fois, Thibault inclina la tête à droite, et l’escabeau alla briser trois ou quatre vitres à une fenêtre.

Au bruit que firent les carreaux en tombant, les garçons et les filles du moulin accoururent.

Ils trouvèrent leur maîtresse envoyant à tour de bras à Thibault, bouteilles, pot à l’eau, salières, assiettes, tout ce qu’enfin elle trouvait sous sa main.

Par chance pour Thibault, la belle Polet était si furieuse qu’elle ne pouvait parler.

Si elle eût pu parler, elle eût crié :

– Tuez-le ! Égorgez-le ! c’est un coquin ! c’est un misérable !

En voyant le renfort qui arrivait à la meunière, Thibault voulut fuir et s’élança vers la porte, que les racoleurs, en emmenant Landry, avaient laissée ouverte.

Mais, au moment où il la franchissait, l’honnête pourceau que nous avons vu faire sa sieste au soleil, surpris dans son premier somme par tout cet affreux tintamarre, crut que c’était à lui qu’on en voulait, et, tentant de regagner son étable, il vint en courant donner dans les jambes de Thibault.

Thibault perdit son centre de gravité.

Il alla, à dix pas de là, rouler dans la boue et le fumier.

– Que le diable t’emporte, animal maudit ! s’écria le sabotier tout meurtri de sa chute, mais plus furieux encore de voir ses habits neufs souillés de fange.

Thibault n’avait pas achevé ce souhait, que le pourceau fut pris d’une frénésie soudaine et se mit à parcourir comme un furieux la cour du moulin, cassant, brisant, renversant tout ce qui pouvait faire obstacle à son passage.

Les garçons de moulin et les filles de ferme, accourus aux cris de leur maîtresse, crurent que ce qui motivait ces cris, c’était la frénésie du pourceau, – et ils se mirent à sa poursuite.

Mais inutilement ils tentèrent de se rendre maîtres de l’animal.

Celui-ci renversa garçons et filles les uns après les autres, comme il avait renversé Thibault, jusqu’à ce qu’enfin, passant à travers une cloison qui séparait le moulin de l’écluse aussi facilement que si ç’eût été une tenture de papier, il se précipitât sous la roue…

Il y disparut comme dans un gouffre.

La meunière, pendant ce temps, avait retrouvé la parole.

– Tombez sur Thibault ! criait-elle, car elle avait entendu la malédiction que le sabotier avait envoyée à son pourceau, et elle était restée confondue de la promptitude avec laquelle ce souhait s’était accompli.

– Tombez sur Thibault ! assommez-le ! c’est un magicien ! c’est un sorcier ! c’est un loup-garou !

Et, avec cette dernière qualification, elle donnait à Thibault la plus terrible épithète que, dans nos forêts, on puisse donner à un homme.

Thibault, qui ne se sentait pas la conscience bien nette, profita du premier moment de stupeur que cette invective de la meunière fit naître dans l’esprit de ses gens.

Il passa au milieu des filles et des garçons, et, tandis que celui-ci cherchait une fourche, celui-là une pelle, il franchit la porte du moulin, et se mit, avec une facilité qui ne fit que confirmer les soupçons de la belle meunière, à monter à grande course une montagne à pic que l’on avait toujours crue inaccessible, du moins par le chemin qu’avait pris Thibault pour la gravir.

– Eh bien, cria la meunière, eh bien, vous vous lassez ainsi ! vous ne le poursuivez pas ! vous ne le rejoignez pas ! vous ne l’assommez pas !

Mais eux, secouant la tête :

– Eh ! madame, dirent-ils, que voulez-vous que nous fassions contre un loup-garou ?