Imprimerie de « L'Événement » (p. 65-74).

VII

« The Labrador & Gulf Stream Improvement Co. Limited »


Edward White n’était pas précisément né journaliste, mais il l’était devenu à un degré étonnamment au-dessus du zéro de la profession. Il avait acquis le physique parfait de l’emploi : le dos légèrement voûté, les cheveux à la Pompadour, les yeux fureteurs et perçants, la moustache en demi croc et, avec cela, le binocle « obligato », personne ne pouvait le prendre pour un autre que pour un journaliste. White avait élevé le « scoop » à la hauteur d’une institution et il prétendait bien ne jamais le faire descendre de là. Il avait sur ce chapitre du « scoop » des conceptions sublimes ; pour une primeur, il eût vendu son âme et donné sa vie. Le fait est qu’il risqua souvent cette dernière à la recherche de la nouvelle à sensation. De l’audace, il en avait à revendre au rabais sur tous les marchés du monde, et Danton, qui avait répondu à la Législative : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » était son homme. Bref ! White eût été capable d’aller demander au Roi d’Angleterre son opinion sur le dernier corset et à une grande actrice ce qu’elle pense du tarif préférentiel.

Depuis longtemps, Edward White était convaincu que le journal sert à autre chose qu’à envelopper les colis, à emballer les effets d’hiver, à donner du poli aux couteaux et aux fourchettes, à faire des « bourres » de fusil et à rembourrer les tapis ; il savait que la gazette, surtout la gazette américaine, avait été mise au monde pour véhiculer des nouvelles ; des nouvelles qui font se pâmer les badauds, rager les politiciens et jubiler ceux qui aiment à voir leur nom imprimé dans un compte rendu de funérailles. Aussi, à ceux-là tous il en servait à toutes les sauces ; des nouvelles, il en donnait pour tous les goûts, pour satisfaire et à la fois faire rager tout le monde.

Montréal était alors le théâtre des exploits de White ; depuis un an il « faisait » dans le grand journal le « Dominion » les « scoops » dits politiques. La matière première ne lui faisait pas défaut et la fabrique fonctionnait que c’en était une bénédiction. Des ministres jusqu’aux vidangeurs, on s’arrachait le « Dominion ».

Un soir que son flair professionnel avait conduit ses pas dans une salle de l’Hôtel Windsor, White fit la rencontre du détective américain Bedger. La connaissance se fit rapidement et une bouteille de scotch cimenta si bien l’amitié de ces deux hommes que sur les trois heures après minuit, ils n’avaient plus de secrets l’un pour l’autre : le détective avait raconté au journaliste la mission dont on l’avait chargé au Canada et le journaliste avait confié au détective qu’il travaillait présentement une « affaire » dont la publication pouvait avoir pour résultat la chute d’un gouvernement.

Le fait est que cette mission du détective Bedger tombait dans les projets de White comme un billet de cent piastres dans les poches d’un locataire qui vient de recevoir son exeatdu proprio.

« Je crois, avait dit White au détective, que nous allons nous entendre.»

— C’est cela, avait répondu Bedger, vous m’instruirez sur les choses du pays puis, ensuite, nous irons à New-York.

Bedger et White passèrent quinze jours ensemble, faisant la navette entre Québec et Montréal, le détective s’« instruisant » sur les us et coutumes parlementaires du pays québécois et le journaliste prenant des notes.

Et, maintenant, nous retrouvons les deux amis, à New-York, dans le bureau de John C. Sharp. Le financier est flanqué de ses deux amis et protégés Ewart Hall et Harold D. Stevenson.

Dans le silence feutré du grand bureau d’où l’on entend que très assourdi l’inlassable bourdonnement des cohues de la rue, la voix cassante d’Edward White égrène une longue leçon sur les procédures parlementaires québécoises.

« Oui, messieurs, explique-t-il, il n’est pas de mécanisme qui soit plus ingénieux dans sa complication que celui du régime parlementaire de « chez nous ». Avant que de prendre une résolution importante ou de promulguer une loi essentielle, il faut qu’une commission nommée par la Chambre l’ait longuement étudiée, discutée et que le gouvernement ait donné son avis ; que la Chambre où sont réunis une foule de gens de mérite peu ordinaire, y ait, par deux ou trois fois, appliqué son attention ; après quoi, le Conseil Législatif, composé d’hommes sages et expérimentés, la soumet, souvent à son tour, à une autre commission qui la discute également deux ou trois fois en séance privée, trouve quelques amendements à y introduire, et ne donne enfin son approbation qu’à bon escient. Il ne reste plus que la promulgation à l’« Officielle » ; et encore, le président pourrait-il, en certains cas exceptionnels, après les formalités remplies par la constitution en appeler d’une décision de la Chambre au peuple, à la nation… »

— Voilà, certes, bien des précautions prises, interrompit M. Sharp, et il semble que cette machine, en sa merveilleuse complication, soit le dernier effort de l’esprit humain pour prévenir les sottises et écarter les dangers.

— Au reste, déclara Hall, la supériorité du régime parlementaire est depuis longtemps passée en dogme dans tous les pays du monde.

— Cependant, le régime, du moins dans la province de Québec, n’est pas encore sans danger, reprit le journaliste. Ce régime, tel qu’il est, du moins quant à la façon dont on l’exécute, pourrais-je dire, a ses inconvénients … ses petits côtés faibles…

— … dont nous espérons bien profiter, conclut Bedger.

— On apporte, continua White, un projet de loi à la Chambre de Québec ; c’est un bill très important ; la chose presse. Avant que Chambre et Conseil n’étudient l’affaire, il faut qu’un comité spécial délibère, discute et pèse.

— Ah ! demanda M. Sharp, et ce comité ?…

— Généralement, c’est le Comité des Bills Privés. C’est presque toujours lui qui sonnera le glas sur les débris d’une cher projet de loi ; mais souvent aussi, c’est lui qui décidera, de façon inéluctable, que le « cher projet » deviendra loi, quoi qu’en disent la Chambre, le Conseil et le pays.

— Alors, questionna M. Sharp, à la rigueur, il suffirait de « faire des affaires » avec ce comité pour…

— Précisément !

— Et ils sont nombreux dans ce comité ?

— Une quarantaine.

— Une majorité et… une minorité, naturellement ?

— Oui, et… un président.

— Influent ?… le président ?

— On suit généralement son opinion.

— Mais diable ! si je vous comprends bien, M. White, toute cette complication, comme vous appelez cela, est de la plus charmante simplicité. En d’autres termes, pour remonter, non pas de fil en aiguille, mais d’aiguille en fil, il suffirait, pour passer un projet de loi dans cette diable de Législature, disons « notre projet de loi », puisque nous n’avons plus entre nous de secrets, il suffirait, dis-je, non plus de faire « des affaires » avec le Conseil, ni avec la Chambre, ni même avec le Comité, mais seulement avec le président de ce dernier… Est-ce cela ?…

— Parfaitement !

— Et ce président, vous le connaissez ?

— De nom seulement. Je connaissais bien l’ancien ; il est aujourd’hui Conseiller. Quant à celui qui va le remplacer, il sera nommé à ce poste au commencement de la prochaine session. Mais il est choisi et j’ai vu son nom dans un journal précisément lors de mon dernier voyage à Québec avec M. Bedger… On m’a dit que c’est un rude gaillard… Il aurait sauvé la vie du premier ministre, récemment, au cours d’une partie de plaisir… toute une affaire… Bref ! la récompense de son courage :… président du comité des Bills Privés. Il sera très influent.

— Et son nom ?

— Donat Mansot, député de l’Achigan.

— Un nom bien français, remarqua Ewart Hall.

— De l’ambition ? demanda encore le financier au journaliste.

— Démesurée, m’affirme-t-on.

— Pour les honneurs ou pour l’argent ?

— Pour les deux.

— De mieux en mieux !… Alors, sincèrement, là, M. White, vous croyez que… que… qu’en… ne serrant pas trop les cordons de la bourse, on pourrait approcher… ce président… ce M. Museau ? Comment l’appelez-vous ?

— Mansot, Donat… Oui, monsieur, c’est ma conviction. Seulement, vous savez, je me réserve la primeur … de ce qui pourrait arriver.

— Voici l’hiver qui va commencer bientôt… vous aurez les primeurs de la saison, M. White, répondit en riant le financier.

Puis, se tournant vers le détective :

« Alors, mon cher M. Bedger, c’est à présent que votre tâche va commencer réellement… Vous savez, il s’agit de faire passer notre bill à la Législature de Québec… et cela, par tous les moyens possibles… À propos, et ce bill ?

— En voici précisément la teneur, répondit le détective. Je n’ai rien perdu des explications que vous m’avez données sur votre « scheme » et avec l’aide de M. White, j’ai fait préparer, par un avocat de Montréal, selon toutes les règles de la phraséologie usuelle, ce bill…

— … véritable petit chef-d’œuvre, acheva le journaliste. Ils n’y verront que du feu. Permettez, du reste, que je vous en fasse la lecture… « Première lecture de ce bill », comme on dit là-bas.

Edward commença :

BILL NO…

Loi incorporant « The Labrador & Gulf Stream Improvement Co, Limited. »

ATTENDU que John C. Sharp, Ewart Hall, Harold D. Stevenson, tous trois financiers, Josiah Schnider, garçon d’ascenseur, et Adélaïde Ligthall, sténographe, tous de la cité de New-York, se sont constitués en compagnie pour faire des affaires sous le nom de « The Labrador & Gulf Stream Improvement Co. Limited » ;
QUE les affaires de la dite compagnie exigent la possession entière et la jouissance pleine de tout le territoire du Labrador, le dit territoire étant compris entre le détroit de Belle-Isle, le fleuve Saint-Laurent, la Baie d’Hudson et les comtés Chicoutimi et Saguenay ;
QUE la dite compagnie, outre la mise en culture complète du dit territoire aux fins de l’industrie des plantations de bananiers et de ses succédanés, projette de changer le climat trop rigoureux de cette région ;
QUE pour l’exécution de ces divers projets, la dite compagnie a besoin de l’usage exclusif de la dite propriété complète et sans restriction, de toutes les forêts du dit territoire du Labrador, de tous les pouvoirs d’eau, de tous les lacs et de toutes les rivières du dit territoire ;
QUE pour accomplir les dits travaux de façon à pourvoir complètement aux besoins des commanditaires de la dite compagnie, il sera nécessaire de dépenser une somme n’excédant pas un demi milliard ;
ET ATTENDU qu’il est nécessaire à la dite compagnie, pour l’exécution des dits travaux de jouir de la pleine possession des îles du fleuve et du Golfe Saint-Laurent et de celles du Détroit de Belle Isle, des lots de grève, etc ;
À CES CAUSES, SA MAJESTÉ, de l’avis et du consentement du Conseil Législatif et de l’Assemblée Législative, décrète ce qui suit :
1 — Les dits John C. Sharp, Ewart Hall, Harold D. Stevenson, Josiah Schnider et Adelaide Ligthall, faisant affaires sous la raison sociale de « The Labrador & Gulf Stream Improvement Co. Limited » ont la pleine et entière jouissance du territoire compris entre la Baie d’Hudson, au nord, le Détroit de Belle-Isle, à l’ouest, le Golfe Saint-Laurent, au sud, et les comtés de Chicoutimi et Saguenay, à l’est ; qu’en vertu de cette jouissance il est permis à la dite compagnie d’abattre les forêts, de faire les drainages nécessaires, de détourner les cours d’eau, de niveler les montagnes, d’assécher les lacs, de combler les rivières, les dits travaux étant en vue de faire des plantations pour y cultiver la banane et tous ses succédanés.
2 — La dite compagnie aura le pouvoir d’exécuter sur les îles du Golfe Saint-Laurent et du Détroit de Belle-Île, tous les travaux de construction, de creusage ou autres qu’elle jugera nécessaires à ses industries et aux travaux destinés à favoriser les dites industries, comme le détournement du Gulf Stream et du Courant du Labrador dans le but de réchauffer le climat présentement par trop rigoureux pour la culture de la banane et de ses succédanés.
3 — Il sera loisible à la dite compagnie d’établir en tout endroit du dit territoire du Labrador, tous moulins, fabriques, manufactures, raffineries, distilleries, élévateurs, magasins, qu’elle voudra et qui seront nécessaires à son industrie.
4 — La dite compagnie aura le privilège de fabriquer sur le dit territoire, en tout endroit qu’elle aura choisi, et de vendre, à l’intérieur ou à l’extérieur, des sirops, des alcools, des farines, des tissus, des papiers, des astringents, tous produits de la banane ou du bananier, qu’il soit le « bananier du Paradis » ou « Figuier d’Adam » ou le « bananier des Sages » les deux espèces que la dite compagnie veut de préférence cultiver.
5 — Il sera loisible à la dite compagnie de construire sur tout le long des côtes, des quais ou jetées, de façon à faciliter l’embarquement et l’expédition des produits de ses bananeries ou de ses fabriques.
6 — La dite compagnie s’engagera à payer les dommages que pourraient subir les régions plus à l’est, des suites, par exemple, du changement trop subit du climat, comme la fonte des neiges trop hâtive, une débâcle trop précipitée, le défaut complet ou partiel de la glace, et tous dommages que pourraient réclamer les « jobbers » de bois, les marchands de fourrures, les charroyeurs de neige, les raquetteurs, les joueurs de hockey et les marchands de fruits qui, ayant à leurs portes l’industrie de la banane, paieraient, naturellement, ce fruit plus cher que s’ils l’importaient directement des Indes.
7 — La dite compagnie est autorisée à acheter toutes les propriétés, cabanes, huttes, poissonneries, pêches, etc., et, à défaut d’entente avec les propriétaires des dites propriétés, cabanes, huttes, poissonneries, etc., elle aura le droit complet et sans restriction d’expropriation, en vertu de la loi.
8 — La présente loi entrera en vigueur le jour de sa sanction.

« C’est parfait », prononça John C. Sharp, après que le journaliste eut terminé sa lecture.