Le Matin (Jean-Christophe)/I La Mort de Jean-Michel

Paul Ollendorff (Tome 2p. 3-67).

I

LA MORT DE JEAN-MICHEL


Quelques années ont passé. Christophe va avoir onze ans. Il continue son éducation musicale. Il apprend l’harmonie avec Florian Holzer, l’organiste de Saint-Martin, un ami de grand-père, qui est un homme très savant, et qui lui enseigne que les accords, les successions d’accords qu’il aime le mieux, des harmonies qui lui caressent doucement l’oreille et le cœur, et qu’il ne peut entendre sans qu’un petit frisson lui coure le long de l’échine, sont mauvais et défendus. Quand il demande pourquoi, il n’y a d’autre réponse, sinon que c’est ainsi : la règle les défend. Comme il est naturellement indiscipliné, il ne les en aime que mieux. Sa joie est d’en trouver des exemples chez les grands musiciens qu’on admire, et de les apporter à grand-père, ou à son maître. À cela, grand-père répond que, chez les grands musiciens, c’est admirable, et que Beethoven ou Bach pouvaient tout se permettre. Le maître, moins conciliant, se fâche, et dit aigrement que ce n’est pas ce qu’ils ont fait de mieux.

Christophe a ses entrées aux concerts et au théâtre ; il apprend à toucher un peu de tous les instruments. Il est même d’une jolie force déjà sur le violon ; et son père a imaginé de lui faire donner un pupître à l’orchestre. Il y tient si bien sa partie, qu’après quelques mois de stage, il a été nommé officiellement second violon du Hof Musik Verein. Ainsi, il commence à gagner sa vie ; et ce n’est pas trop tôt ; car les affaires se gâtent de plus en plus à la maison. L’intempérance de Melchior a empiré, et le grand-père vieillit.

Christophe se rend compte des tristesses de la situation ; il a déjà l’air sérieux et soucieux d’un petit homme. Il s’acquitte vaillamment de sa tâche, bien qu’elle ne l’intéresse guère, et qu’il tombe de sommeil, le soir, à l’orchestre, parce qu’il est tard, et qu’il s’ennuie. Le théâtre ne lui cause plus l’émotion d’autrefois, quand il était petit. Quand il était petit, — il y a quatre ans de cela, — sa suprême ambition eût été d’occuper cette place, où il est aujourd’hui. Aujourd’hui, il n’aime pas la plupart des musiques qu’on lui fait jouer ; il n’ose pas encore formuler son jugement sur elles : au fond, il les trouve sottes ; et quand, par hasard, on joue de belles choses, il est mécontent de la bonhomie avec laquelle on les joue : les œuvres qu’il aime le mieux finissent par ressembler à ses voisins, ses collègues de l’orchestre, qui, le rideau tombé, lorsqu’ils ont fini de souffler ou de gratter, s’épongent en souriant, et racontent tranquillement leurs petites histoires, comme s’ils venaient de faire une heure de gymnastique, Il a aussi revu de près son ancienne passion, la chanteuse blonde aux pieds nus ; il la rencontre souvent, pendant l’entr’acte, à la restauration. Comme elle sait qu’il a été amoureux d’elle, elle l’embrasse volontiers ; il n’en éprouve aucun plaisir : il est dégoûté par son fard, son odeur, ses bras énormes, et sa voracité ; il la hait maintenant.

Le grand-duc n’oubliait pas son pianiste ordinaire : non que la modique pension qu’il lui attribuait pour ce titre lui fût exactement payée, — il fallait toujours la réclamer ; — mais, de temps en temps, Christophe recevait l’ordre de se rendre au château, quand il y avait des invités de marque, ou bien, tout simplement, quand il prenait fantaisie à Leurs Altesses de l’entendre. C’était presque toujours le soir, à des heures où Christophe eût voulu rester seul. Il fallait tout laisser, et venir en toute hâte. Parfois, on le faisait attendre dans une antichambre, parce que le dîner n’était pas fini. Les domestiques, habitués à le voir, lui parlaient familièrement. Puis, on l’introduisait dans un salon, plein de glaces et de lumières, où des personnes gourmées le dévisageaient avec une curiosité blessante. Il devait traverser la pièce trop cirée, pour aller baiser la main de Leurs Altesses ; et plus il grandissait, plus il devenait gauche ; car il se trouvait ridicule, et son orgueil souffrait.

Ensuite, il se mettait au piano, et il devait jouer pour ces imbéciles : — il les jugeait tels. — Il y avait des moments où l’indifférence environnante l’oppressait tellement, pendant qu’il jouait, qu’il était sur le point de s’arrêter net au milieu du morceau. L’air manquait autour de lui ; il était comme asphyxié ; il tombait dans le vide. On le comblait de félicitations, quand il avait fini ; on l’assommait de compliments ; on le présentait de l’un à l’autre, Il pensait qu’on le regardait comme un animal curieux, qui faisait partie de la ménagerie du prince, et que les éloges s’adressaient plus à son maître qu’à lui. Il se croyait avili, et il devenait d’une susceptibilité maladive, dont il souffrait d’autant plus, qu’il n’osait pas la montrer. Il voyait une offense dans les façons d’agir les plus simples : si l’on riait dans un coin du salon, il se disait que c’était de lui ; et il ne savait pas si c’était de ses manières, ou de son costume, ou de son physique : de ses pieds, de ses mains, qu’on se moquait. Tout l’humiliait : il était humilié si on ne lui parlait pas, humilié si on lui parlait, humilié si on lui donnait des bonbons, comme à un enfant, humilié surtout si le grand-duc, comme il arrivait parfois, avec un sans-façon princier, le renvoyait en lui mettant une pièce d’or dans la main. Il était malheureux d’être pauvre, d’être traité en pauvre. Un soir, rentrant chez lui, l’argent qu’il avait reçu lui pesait si fort, qu’il le jeta en passant par le soupirail d’une cave. Et puis, immédiatement après, il eût fait des bassesses pour le ravoir ; car, à la maison, on devait plusieurs mois au boucher.

Ses parents ne se doutaient guère de ces souffrances d’orgueil. Ils étaient ravis de sa faveur auprès du prince. La bonne Louisa ne pouvait rien imaginer de plus beau pour son garçon, que ces soirées au château, dans une société magnifique. Pour Melchior, c’était un sujet de vanteries continuelles avec ses amis. Mais le plus heureux était grand-père. Il affectait bien l’indépendance, l’humeur frondeuse, le mépris des grandeurs ; mais il avait une admiration naïve pour l’argent, le pouvoir, les honneurs, toutes les distinctions sociales ; et c’était une fierté sans pareille pour lui de voir son petit-fils approcher ceux qui y participaient : il en jouissait, comme si cette gloire rejaillissait sur lui ; et malgré tous ses efforts pour rester impassible, son visage rayonnait. Les soirs où Christophe allait au château, le vieux Jean-Michel s’arrangeait toujours pour rester chez Louisa, sous un prétexte ou sous un autre. Il attendait le retour de son petit-fils avec une impatience d’enfant ; et, quand Christophe rentrait, il commençait par lui adresser, d’un air détaché, quelques questions indifférentes, comme :

— Et bien ? cela a marché, ce soir ?

Ou des insinuations affectueuses, comme :

— Voici notre petit Christophe, qui va nous raconter quelque chose de nouveau.

Ou bien quelque compliment ingénieux, afin de l’amadouer :

— Salut à notre jeune gentilhomme !

Mais Christophe, maussade et irrité, répondait à peine par un : « Bonsoir ! » très sec, et allait bouder dans un coin. Le vieux insistait, posait des questions plus précises, auxquelles l’enfant ne répondait que par oui ou par non. Les autres se mettaient de la partie, demandaient des détails : Christophe se renfrognait de plus en plus ; il fallait lui arracher les mots de la bouche, jusqu’à ce que Jean-Michel, furieux, s’emportât, et lui dît des paroles blessantes. Christophe ripostait très peu respectueusement ; et cela finissait par une grosse fâcherie. Le vieux s’en allait, en faisant battre la porte. Ainsi Christophe gâtait toute la joie de ces pauvres gens, qui ne comprenaient rien à sa mauvaise humeur. Ce n’était pas leur faute s’ils étaient domestiques dans l’âme, et ne se doutaient pas qu’on put être autrement.

Christophe se repliait donc en lui ; et, sans juger les siens, il sentait un fossé entre eux et lui. Il s’exagérait sans doute ce qui les séparait ; et, malgré leurs différences de pensées, il est bien probable qu’il se fût fait comprendre, s’il avait réussi à leur parler intimement. Mais chacun sait qu’il n’est rien de plus difficile qu’une intimité absolue entre enfants et parents, même quand il y a des uns aux autres la plus tendre affection ; car, d’une part, le respect décourage les confidences ; de l’autre, l’idée souvent erronée de la supériorité de l’âge et de l’expérience empêche d’attacher assez de sérieux aux sentiments de l’enfant, aussi intéressants parfois que ceux des grandes personnes, et presque toujours plus sincères.

La société que Christophe voyait chez lui et les conversations qu’il entendait l’éloignaient encore davantage des siens.

Il venait là les amis de Melchior, pour la plupart musiciens de l’orchestre, buveurs et célibataires ; ils n’étaient pas de mauvaises gens, mais vulgaires ; ils faisaient trembler la maison de leurs rires et de leurs pas. Ils aimaient la musique, mais en parlaient avec une bêtise révoltante. La grossièreté indiscrète de leur enthousiasme blessait à vif la pudeur de sentiment de l’enfant. Quand ils louaient ainsi une œuvre qu’il aimait, il lui semblait qu’on l’outrageait lui-même. Il se raidissait, blêmissait, prenait un air glacial, affectait de ne pas s’intéresser à la musique ; il l’eût haïe, si c’eût été possible. Melchior disait de lui :

— Cet individu n’a pas de cœur. Il ne sent rien. Je ne sais pas de qui il tient.

Parfois ils chantaient ensemble de ces chants germaniques à quatre voix, — à quatre pieds, — qui, toujours semblables à eux-mêmes, s’avancent lourdement, avec une niaiserie solennelle, et de plates harmonies. Christophe se réfugiait alors dans la chambre la plus éloignée et injuriait les murs.

Grand-père avait aussi ses amis : l’organiste, le tapissier, l’horloger, la contrebasse, de vieilles gens bavardes, qui ressassaient toujours les mêmes plaisanteries et se lançaient dans d’interminables discussions sur l’art, sur la politique, ou sur les généalogies des familles du pays, — bien moins intéressés par les sujets dont ils parlaient, qu’heureux de parler et de trouver à qui parler.

Quant à Louisa, elle voyait seulement quelques voisines, qui lui rapportaient les commérages du quartier, et de loin en loin, quelque « bonne dame », qui, sous prétexte de s’intéresser à elle, venait retenir ses services pour un dîner prochain, et s’arrogeait une surveillance sur l’éducation religieuse des enfants.

Mais de tous les visiteurs, nul n’était plus antipathique à Christophe, que son oncle Théodore. C’était le beau-fils de grand-père, le fils d’un premier mariage de grand-mère Clara, la première femme de Jean-Michel. Il faisait partie d’une grande maison de commerce, qui avait des affaires avec l’Afrique et l’Extrême-Orient. Il réalisait bien le type d’un de ces Allemands nouveau style, qui affectent de répudier avec des railleries le vieil idéalisme de la race, et, grisés par la victoire, ont pour la force et le succès un culte qui montre qu’ils ne sont pas habitués à les voir de leur côté. Mais, comme il est difficile de transformer sur le champ la nature séculaire d’un peuple, l’idéalisme refoulé ressortait à tout moment dans le langage, les façons, les habitudes morales, les citations de Goethe à propos des moindres actes de la vie domestique ; et c’était un singulier mélange de conscience et d’intérêt, un effort bizarre pour accorder l’honnêteté de principes de l’ancienne bourgeoisie allemande avec le cynisme de ces nouveaux condottieri de magasin : mélange qui ne laissait pas d’avoir une odeur d’hypocrisie assez répugnante, — aboutissant à faire de la force, de la cupidité, et de l’intérêt allemands le symbole de tout droit, de toute justice, et de toute vérité.

La loyauté de Christophe en était profondément blessée. Il ne pouvait juger si son oncle avait raison ; mais il le détestait, il sentait en lui l’ennemi. Le grand-père n’aimait pas cela non plus, et il se révoltait contre ces théories ; mais il était vite écrasé dans la discussion par la parole facile de Théodore, qui n’avait point de peine à tourner en ridicule la généreuse naïveté du vieux. Jean-Michel finissait par avoir honte de son bon cœur ; et, pour montrer qu’il n’était pas aussi arriéré qu’on croyait, il s’essayait à parler comme Théodore : cela détonnait dans sa bouche, et il en était lui-même gêné. Quoi qu’il pensât d’ailleurs, Théodore lui en imposait ; il éprouvait du respect pour une habileté pratique, qu’il enviait d’autant plus qu’il s’en savait absolument incapable. Il rêvait pour un de ses petits-fils une situation semblable. C’était aussi l’intention de Melchior, qui destinait Rodolphe à suivre les traces de son oncle. Aussi, tout le monde dans la maison s’ingéniait à flatter le parent riche, dont on attendait des services. Celui-ci, se voyant nécessaire, en profitait pour trancher en maître ; il se mêlait de tout, donnait son avis sur tout, et ne cherchait pas à cacher son parfait mépris pour l’art et les artistes ; il l’affichait plutôt, pour le plaisir d’humilier ses parents musiciens ; et il se livrait, sur le compte des uns et des autres, à de mauvaises plaisanteries, dont on riait lâchement.

C’était surtout Christophe, qui était pris pour cible des railleries de son oncle ; et il n’était pas patient. Il se taisait, et serrait les dents, l’air mauvais. L’autre s’amusait de sa rage muette. Mais, un jour qu’à table Théodore le tourmentait plus que de raison, Christophe, hors de lui, lui cracha au visage. Ce fut une affaire épouvantable. L’outrage était si inouï, que l’oncle en resta d’abord muet de saisissement ; puis la parole lui revint, avec un torrent d’injures. Christophe, pétrifié sur sa chaise par l’horreur de son action, recevait sans les sentir les coups qui pleuvaient sur lui ; mais quand on voulut le traîner à genoux devant l’oncle, il se débattit, bouscula sa mère, et se sauva hors de la maison. Il ne s’arrêta, dans la campagne, que lorsqu’il ne put plus respirer. Il entendait des voix qui l’appelaient au loin ; et il se demandait s’il ne conviendrait pas qu’il se jetât dans le fleuve, faute de pouvoir y jeter son ennemi. Il passa la nuit dans les champs. Vers l’aube, il alla frapper à la porte de son grand-père. Le vieux était si inquiet de la disparition de Christophe, — il n’en avait pas dormi, — qu’il n’eut pas le courage de le gronder. Il le ramena à la maison, où on évita de lui rien dire, parce qu’on vit qu’il était toujours dans un état de surexcitation ; et il fallait le ménager ; car il jouait le soir au château. Mais Melchior l’assomma, pendant plusieurs semaines, par les doléances qu’il faisait, — en affectant de ne s’adresser à personne en particulier, — sur la peine qu’on prenait pour donner des exemples de vie irréprochable et de belles manières à des êtres indignes, qui vous déshonoraient. Et quand l’oncle Théodore le rencontrait dans la rue, il détournait la tête, et se bouchait le nez, avec toutes les marques du plus profond dégoût.

Le peu de sympathie qu’il trouvait à la maison, faisait qu’il y restait le moins possible. Il souffrait de la contrainte perpétuelle qu’on cherchait à lui imposer : il y avait trop de choses, trop de gens, qu’il fallait respecter, sans qu’il fût permis de discuter pourquoi ; et Christophe n’avait pas la bosse du respect. Plus on tâchait de le discipliner, et de faire de lui un brave petit bourgeois allemand, plus il éprouvait le besoin de s’affranchir. Son plaisir eût été, après les mortelles séances, ennuyeuses et guindées, qu’il passait à l’orchestre ou au château, de se rouler dans l’herbe comme un poulain, de glisser du haut en bas de la pente gazonnée avec sa culotte neuve, ou de se battre à coups de pierres avec les polissons du quartier. S’il ne le faisait pas plus souvent, ce n’est pas qu’il fût arrêté par la peur des reproches et des claques ; mais il n’avait pas de camarades : il ne réussissait pas à s’entendre avec les autres enfants. Même les gamins des rues n’aimaient pas à jouer avec lui, parce qu’il prenait le jeu trop au sérieux, et qu’il donnait des coups trop fort. De son côté, il avait pris l’habitude de rester enfermé, à l’écart des enfants de son âge : il avait honte de n’être pas adroit au jeu et n’osait se mêler à leurs parties. Alors, il affectait de ne pas s’y intéresser, bien qu’il brûlât d’envie qu’on l’invitât à jouer. Mais on ne lui disait rien ; et il s’éloignait, navré, avec un air indifférent.

Sa consolation était de vagabonder avec l’oncle Gottfried, quand celui-ci était au pays. Il se rapprochait de lui de plus en plus, et il sympathisait avec son humeur indépendante. Il comprenait si bien, maintenant, le plaisir que Gottfried trouvait à courir sur les chemins, sans être lié nulle part ! Souvent, ils allaient ensemble, le soir, dans la campagne, sans but, droit devant eux ; et comme Gottfried oubliait toujours l’heure, on revenait très tard, et on était grondé. La joie était de s’esquiver, la nuit, pendant que les autres dormaient. Gottfried savait que c’était mal ; mais Christophe le suppliait : et lui-même ne pouvait résister au plaisir. Vers minuit, il venait devant la maison, et sifflait d’une façon convenue. Christophe s’était couché tout habillé. Il se glissait du lit, ses souliers à la main ; et, retenant son souffle, il rampait avec des ruses de sauvage jusqu’à la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur la route. Il montait sur la table ; Gottfried le recevait de l’autre côté, sur ses épaules. Ils partaient, heureux comme des écoliers.

Quelquefois, ils allaient retrouver Jérémie, le pêcheur, un ami de Gottfried ; et on filait dans sa barque, au clair de lune. L’eau s’égouttant des rames faisait de petits arpèges, des notes chromatiques. Une vapeur de lait tremblait à la surface du fleuve. Les étoiles frissonnaient. Les coqs se répondaient de l’une à l’autre rive ; et parfois on entendait, dans les profondeurs du ciel, les trilles des alouettes, qui montaient de la terre, trompées par la clarté de la lune. On se taisait. Gottfried chantait tout bas un air. Jérémie racontait des histoires étranges de la vie des animaux ; elles paraissaient d’autant plus mystérieuses, qu’il s’exprimait d’une façon brève et énigmatique. La lune se cachait derrière les forêts. On longeait la sombre masse des collines. Les ténèbres du ciel et de l’eau se fondaient. Le fleuve était sans un pli. Tous les bruits s’éteignaient. La barque glissait dans la nuit. Glissait-elle ? Flottait-elle ? Restait-elle immobile ?… Les roseaux s’écartaient avec un froissement de soie. On abordait sans bruit. On descendait sur la rive, et on revenait à pied. Il arrivait qu’on ne rentrât qu’à l’aube. On suivait le bord du fleuve. Des nuées d’ablettes d’argent, vertes comme des épis, ou bleues comme des pierreries, fourmillaient aux premières lueurs du jour ; elles grouillaient comme les reptiles de la tête de Méduse, se jetant voracement sur le pain qu’on jetait ; elles descendaient autour, à mesure qu’il s’enfonçait, et tournaient en spirales, puis s’effaçaient d’un trait, comme un rayon de lumière. Le fleuve se teintait de reflets roses et mauves. Les oiseaux s’éveillaient les uns après les autres. On rentrait en hâte ; on regagnait, avec les mêmes précautions qu’au départ, la chambre à l’air épais, et le lit, où Christophe, qui tombait de sommeil, s’endormait aussitôt, le corps tout frais de l’odeur des champs.

Tout allait bien ainsi, et on ne se serait aperçu de rien, si Ernst, le frère cadet, n’avait un jour dénoncé les sorties de Christophe : dès lors, elles lui furent interdites, et on le surveilla. Il ne s’en échappait pas moins ; et il préférait à toute autre société celle du petit colporteur et de ses amis. Les siens étaient scandalisés. Melchior disait qu’il avait des goûts de manant. Le vieux Jean-Michel était jaloux de l’affection de Christophe pour Gottfried ; et il le sermonnait de s’abaisser à plaisir en une compagnie aussi vulgaire, quand il avait l’honneur d’approcher l’élite, et de servir les princes. On trouvait que Christophe manquait de dignité et de respect de soi-même.


Malgré les embarras d’argent croissant avec l’intempérance et la fainéantise de Melchior, la vie fut supportable, tant que Jean-Michel fut là. Il était le seul qui eût quelque influence sur Melchior, et qui le retînt, dans une certaine mesure, sur la pente de son vice. Puis l’estime universelle dont il jouissait n’était pas inutile pour faire oublier les frasques de l’ivrogne. Enfin il venait constamment en aide au ménage à court d’argent. En outre de la modique pension qu’il touchait, comme ancien maître de chapelle, il continuait à récolter quelques petites sommes, en donnant des leçons et accordant des pianos. Il en remettait la plus grande partie à sa bru, dont il voyait la gêne, en dépit des efforts qu’elle faisait pour la lui cacher. Louisa se désolait, à la pensée qu’il se privait pour eux ; et le vieux y avait d’autant plus de mérite qu’il avait toujours été habitué à vivre largement, et qu’il avait de forts besoins. Quelquefois ces sacrifices n’étaient même pas suffisants ; et Jean-Michel devait, pour couvrir une dette pressante, vendre en secret un meuble, des livres, des souvenirs, auxquels il était attaché. Melchior s’apercevait des cadeaux que son père faisait à Louisa, en se cachant de lui ; et, bien souvent, il mettait la main sur eux, malgré les résistances. Mais quand le vieux venait à l’apprendre, — non de Louisa, qui lui taisait ses peines, mais d’un de ses petits-fils, — il entrait dans une colère terrible ; et il y avait entre les deux hommes des scènes à faire trembler. Ils étaient tous deux extraordinairement violents, et ils en arrivaient aussitôt aux gros mots et aux menaces ; ils semblaient près d’en venir aux mains. Mais au milieu de ses emportements, un respect invincible retenait toujours Melchior ; et, si ivre qu’il fût, il finissait par baisser la tête sous l’averse d’injures et de reproches humiliants, que son père déchargeait sur lui. Il n’en guettait pas moins la prochaine occasion de recommencer ; et Jean-Michel avait de tristes appréhensions, en pensant à l’avenir.

— Mes pauvres enfants, disait-il à Louisa, qu’est-ce que vous deviendriez, si je n’étais plus là !… Heureusement, ajoutait-il, en caressant Christophe, que je puis encore aller, jusqu’à ce que celui-ci vous tire d’affaire.

Mais il se trompait dans ses calculs, et il était au bout de sa route. Nul ne s’en fût douté. Il était étonnamment fort. À quatre-vingts ans passés, il avait tous ses cheveux, une crinière blanche, avec des touffes grises encore, et dans sa barbe drue des fils tout à fait noirs. Il ne lui restait qu’une dizaine de dents ; mais avec elles il s’escrimait solidement. Il faisait plaisir à voir à table. Il avait un robuste appétit ; et s’il reprochait à Melchior de boire, il buvait sec lui-même. Il avait une prédilection pour les vins blancs de la Moselle. Au reste, vins, bières, ou cidres, il savait rendre justice à tout ce que le Seigneur a créé d’excellent. Il n’était pas assez malavisé pour laisser sa raison dans son verre, et il gardait la mesure. Il est vrai que cette mesure était copieuse, et que dans son verre une raison plus débile se fût infailliblement noyée. Il avait bon pied, bon œil, et une activité infatigable. À six heures, il était levé, et faisait méticuleusement sa toilette ; car il avait le souci du décorum, et le respect de sa personne, Il vivait seul dans sa maison, s’occupant de tout lui-même, et ne souffrant pas que sa bru mît le nez dans ses affaires ; il faisait sa chambre, préparait son café, recousait ses boutons, clouait, collait, raccommodait ; et, tout en allant et venant, en bras de chemise, du haut en bas de la maison, il chantait sans s’arrêter, d’une voix de basse retentissante, qu’il se plaisait à faire sonner, accompagnant ses airs de gestes d’opéra. — Ensuite, il sortait, et par tous les temps. Il allait à ses affaires, sans en oublier aucune ; mais il était rarement exact : on le rencontrait à tous les coins de rue, discutant avec quelque connaissance, ou plaisantant avec une voisine, dont la figure lui revenait ; car il aimait les jeunes minois et les vieux amis. Il s’attardait ainsi, et ne savait jamais l’heure. Il ne laissait pas cependant passer celle du dîner : il dînait où il se trouvait, s’invitant chez les gens. Il ne rentrait qu’au soir, la nuit tombée, après avoir vu longuement ses petits-enfants. Il se couchait, lisait dans son lit, avant de fermer l’œil, une page de sa vieille Bible ; et, la nuit, — car il ne dormait pas plus d’une ou deux heures de suite, — il se levait pour prendre un de ses vieux bouquins, achetés d’occasion : histoire, théologie, littérature, ou sciences ; il lisait au hasard quelques pages qui l’intéressaient et qui l’ennuyaient, qu’il ne comprenait pas bien, mais dont il ne passait pas un mot, — jusqu’à ce que le sommeil le reprît. Le dimanche, il allait à l’office, se promenait avec les enfants, et jouait aux boules. — Jamais il n’avait été malade, que d’un peu de goutte aux doigts de pied, qui le faisait jurer la nuit, au milieu de ses lectures de la Bible. Il semblait qu’il pût durer ainsi jusqu’au bout de son siècle, et il ne voyait lui-même aucune raison pour qu’il ne le dépassât point ; quand on lui prédisait qu’il mourrait centenaire, il pensait, comme un autre vieillard illustre, qu’il ne faut point assigner de limites aux bienfaits de la Providence. On ne s’apercevait qu’il vieillissait qu’à ce qu’il avait plus facilement la larme à l’œil, et qu’il devenait plus irritable chaque jour. La moindre impatience le jetait dans des accès de colère folle. Sa figure rouge et son cou court devenaient alors cramoisis. Il bégayait furieusement, et il était forcé de s’arrêter, suffoquant. Le médecin de la famille, un vieil ami, l’avait averti de se surveiller, et de modérer à la fois sa colère et son appétit. Mais têtu comme un vieillard, il n’en faisait que plus d’imprudences, par bravade ; et il raillait la médecine et les médecins. Il affectait un grand mépris pour la mort, et ne ménageait pas les discours, pour affirmer qu’il ne la craignait point.

Un jour d’été qu’il faisait très chaud, après avoir bu copieusement et s’être disputé par dessus le marché, il rentra chez lui et se mit à travailler dans son jardin. Il aimait remuer la terre. Nu-tête, en plein soleil, tout irrité encore par sa discussion, il bêchait avec colère. Christophe était assis sous la tonnelle, un livre à la main ; mais il ne lisait guère : il rêvassait, en écoutant la crécelle endormante des grillons : et, machinalement, il suivait les mouvements de grand-père. Le vieux lui tournait le dos ; il était courbé et arrachait les mauvaises herbes. Soudain, Christophe le vit se relever, battre l’air de ses bras et tomber comme une masse, la face contre terre. Une seconde, il eut envie de rire. Puis il vit que le vieux ne bougeait pas. Il l’appela, il courut à lui, il le secoua de toutes ses forces. La peur le gagnait. Il s’agenouilla et essaya à deux mains de soulever la grosse tête, appliquée contre le sol. Elle était si lourde, et il tremblait tellement, qu’il eut peine à la remuer. Mais quand il aperçut les yeux renversés, blancs et sanglants, il fut glacé d’horreur ; et il la laissa retomber en poussant un cri aigu. Il se releva épouvanté, il se sauva, il courut au dehors. Il criait et pleurait. Un homme, qui passait sur la route, arrêta l’enfant. Christophe était hors d’état de parler ; mais il montra la maison ; l’homme y entra, et Christophe le suivit. D’autres avaient entendu ses cris, et ils arrivaient des maisons voisines. Bientôt le jardin fut plein de monde. On marchait sur les fleurs, on se penchait autour du vieux, on criait. Deux ou trois hommes le soulevèrent de terre. Christophe, resté à l’entrée, tourné contre le mur, se cachait la figure dans ses mains ; il avait peur de voir ; mais il ne pouvait pas s’en empêcher ; et, quand le cortège passa près de lui, il vit, à travers ses doigts, le grands corps du vieux qui s’abandonnait, inerte : un bras traînait à terre ; la tête, appuyée contre le genou d’un porteur, cahotait à chaque pas ; et la face était tuméfiée, couverte de boue, saignante, avec la bouche ouverte, et ses terribles yeux. Il hurla de nouveau et prit la fuite. Il courut sans s’arrêter jusqu’à la maison de sa mère, comme s’il était poursuivi. Il fit irruption dans la cuisine, avec des cris affreux. Louisa épluchait des légumes. Il se jeta sur elle et l’étreignit avec désespoir, pour qu’elle vînt à son secours. La figure convulsée par ses sanglots, il pouvait à peine parler. Mais dès le premier mot, elle comprit. Elle devint toute blanche, laissa tomber ce qu’elle tenait, et, sans une parole, se précipita hors de la maison.

Christophe resta seul, blotti contre l’armoire ; il continuait de pleurer. Ses frères jouaient. Il ne se rendait pas compte exactement de ce qui s’était passé, il ne pensait pas à grand-père, il pensait aux images effrayantes qu’il avait vues tout à l’heure ; et sa terreur était qu’on ne l’obligeât à les revoir, à revenir là-bas.

Et en effet, vers le soir, comme les autres petits, las d’avoir fait dans la maison toutes les sottises possibles, commençaient à geindre qu’ils s’ennuyaient et qu’ils avaient faim, Louisa rentra précipitamment, les prit par la main et les emmena chez grand-père. Elle allait très vite ; et Ernst et Rodolphe essayèrent de grogner, suivant leur habitude ; mais Louisa leur imposa silence d’un tel ton, qu’ils se turent. Une peur instinctive les gagnait : au moment d’entrer, ils se mirent à pleurer. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit ; les dernières lueurs du couchant allumaient d’étranges reflets à l’intérieur de la maison, sur le bouton de la porte, le miroir, le violon accroché au mur dans la première pièce à demi obscure. Mais, chez le vieux, une bougie était allumée ; et la flamme vacillante, se heurtant au jour livide qui s’éteignait, rendait plus oppressante l’ombre lourde de la chambre. Assis près de la fenêtre, Melchior pleurait avec bruit. Le médecin, penché sur le lit, empêchait de voir celui qui y était couché. Le cœur de Christophe battait à se rompre. Louisa fit agenouiller les enfants au pied du lit. Christophe se risqua à regarder. Il s’attendait à quelque chose de si terrifiant, après le spectacle de cet après-midi, qu’au premier coup d’œil, il fut presque soulagé. Grand-père était immobile et semblait dormir. L’enfant eut, un instant, l’illusion que grand-père était guéri, et que tout était fini. Mais quand il entendit son souffle oppressé, quand, en regardant mieux, il vit cette figure bouffie, où la meurtrissure de la chute faisait une large tache violacée, quand il comprit que celui qui était là allait mourir, il se mit à trembler ; et, tout en répétant la prière de Louisa pour que grand-père guérît, il priait au fond de lui, pour que, si grand-père ne devait pas guérir, grand-père fût déjà mort. Il avait l’épouvante de ce qui allait se passer.

Le vieux n’avait plus sa connaissance, depuis l’instant où il était tombé. Il ne la retrouva qu’un moment, juste assez pour prendre conscience de son état : — et ce fut lugubre. Le prêtre était là et récitait sur lui les dernières prières. On souleva le vieillard sur son oreiller ; il rouvrit lourdement ses yeux, qui ne semblaient plus obéir à sa volonté ; il respira bruyamment, regarda, sans comprendre, les figures, les lumières ; et soudain, il ouvrit la bouche ; un effroi indicible se peignait sur ses traits.

— Mais alors… — il bégayait, — mais alors, je vais mourir.

L’accent terrible de cette voix perça le cœur de Christophe ; jamais elle ne devait plus sortir de sa mémoire. Le vieux ne parlait plus, il gémissait comme un petit enfant. Puis l’engourdissement le reprit ; mais sa respiration devenait encore plus pénible ; il se plaignait, il remuait les mains, il semblait lutter contre le sommeil mortel. Dans sa demi-conscience, une fois, il appela :

— Maman !

Ô l’impression poignante de ce balbutiement du vieux homme, appelant sa mère avec angoisse, comme Christophe eût fait lui-même, — sa mère dont jamais il ne parlait dans la vie ordinaire, et vers qui maintenant il se tournait d’instinct, suprême et inutile recours dans la terreur suprême !… Il parut s’apaiser un instant ; il eut encore une lueur de conscience. Ses lourds yeux, dont l’iris semblait flotter à la dérive, rencontrèrent le petit, glacé de peur. Ils s’éclairèrent. Le vieux fit un effort pour sourire et parler. Louisa prit Christophe et l’approcha du lit. Jean-Michel remua les lèvres et chercha à lui caresser la tête avec la main. Mais aussitôt il retomba dans sa torpeur. Ce fut la fin.

On avait renvoyé les enfants dans la chambre à côté ; mais on avait trop à faire pour s’occuper d’eux ; et Christophe, attiré par l’horreur, épiait par la porte entr’ouverte le tragique visage, renversé sur l’oreiller, étranglé par l’étreinte féroce qui se resserrait autour du cou, — cette figure qui se creusait de seconde en seconde, — cet enfoncement de l’être dans le vide, qui semblait l’aspirer comme une pompe, — et l’abominable râle, cette respiration mécanique, semblable à une bulle d’air qui crève à la surface de l’eau, ces derniers souffles du corps, qui s’obstine à vivre, quand l’âme n’est déjà plus. — Puis, la tête glissa à côté de l’oreiller. Et tout se tut.

Ce ne fut que quelques minutes après, au milieu des sanglots, des prières, de la confusion causée par la mort, que Louisa aperçut l’enfant, blême, les yeux dilatés, la bouche crispée, qui serrait convulsivement la poignée de la porte. Elle courut à lui. Il fut pris d’une crise dans ses bras. Elle l’emporta. Il perdit connaissance. Il se retrouva dans son lit, hurla d’effroi, parce qu’on l’avait laissé seul un instant, eut une nouvelle crise, et s’évanouit encore. Il passa le reste de la nuit et la journée du lendemain dans la fièvre. Enfin il s’apaisa et tomba, la seconde nuit, dans un sommeil profond, qui se prolongea jusqu’au milieu du jour suivant. Il avait l’impression qu’on marchait dans la chambre, que sa mère était penchée sur son lit et l’embrassait ; il crut entendre le chant doux et lointain des cloches. Mais il ne voulait pas remuer ; il était comme dans un rêve.

Quand il rouvrit les yeux, son oncle Gottfried était assis au pied du lit. Christophe était brisé, et ne se souvenait de rien. Puis la mémoire lui revint, et il se mit à pleurer. Gottfried se leva, et l’embrassa.

— Eh bien, mon petit, eh bien ? disait-il doucement.

— Ah ! oncle, oncle ! gémissait l’enfant, en se serrant contre lui.

— Pleure, disait Gottfried, pleure !

Il pleurait aussi.

Quand il fut un peu soulagé, Christophe essuya ses yeux, et regarda Gottfried. Gottfried comprit qu’il voulait lui demander quelque chose.

— Non, fit-il, en mettant un doigt sur sa bouche. Il ne faut pas parler. Pleurer est bon. Parler est mauvais.

L’enfant insistait.

— Cela ne sert à rien.

— Seulement une chose, une seule !…

— Quoi ?

Christophe hésita :

— Ah ! oncle, demanda-t-il, où est-il maintenant ?

Gottfried répondit :

— Il est avec le Seigneur, mon enfant.

Mais ce n’était pas ce que demandait Christophe :

— Non, tu ne comprends pas : Où est-il, lui ?

(Il voulait dire : le corps).

Il continua d’une voix tremblante :

— Est-ce qu’il est toujours dans la maison ?

— On a enterré le cher homme, ce matin, dit Gottfried. N’as-tu pas entendu les cloches ?

Christophe fut soulagé. Puis, à la pensée qu’il ne reverrait plus le cher grand-père, il pleura de nouveau, amèrement.

— Pauvre petit chat ! répétait Gottfried, en regardant l’enfant avec commisération.

Christophe attendait que Gottfried le consolât ; mais Gottfried n’essayait pas, sachant que c’est inutile.

— Oncle Gottfried, demanda l’enfant, est-ce que tu n’as donc pas peur aussi de cela, toi ?

(Combien il eût voulu que Gottfried n’eût pas peur, et qu’il lui enseignât son secret !)

Mais Gottfried devint soucieux.

— Chut ! fit-il, d’une voix altérée…

— Et comment n’avoir pas peur ? dit-il après un instant. Mais qu’y faire ? C’est ainsi. Il faut se soumettre.

Christophe secoua la tête avec révolte.

— Il faut se soumettre, mon enfant, répéta Gottfried. Il l’a voulu là-haut. Il faut aimer ce qu’Il veut.

— Je le déteste ! cria Christophe haineusement, en montrant le poing au ciel.

Gottfried, consterné, le fit taire. Christophe lui-même eut peur de ce qu’il venait de dire, et il se mit à prier avec Gottfried. Mais son cœur bouillonnait ; et tandis qu’il répétait les mots d’humilité servile et de résignation, il n’y avait au fond de lui qu’un sentiment de révolte passionnée et d’horreur contre l’abominable chose, et l’Être monstrueux qui l’avait pu créer.


Les jours passent, et les nuits pluvieuses, sur la terre fraîchement remuée, au fond de laquelle le pauvre vieux Jean-Michel gît abandonné. Sur le moment, Melchior a beaucoup pleuré, crié, sangloté. Mais la semaine n’est pas finie, que Christophe l’entend rire de bon cœur. Quand on prononce devant lui le nom du défunt, sa figure s’allonge et prend un air lugubre ; mais, l’instant d’après, il recommence à parler et à gesticuler avec animation. Il est sincèrement affligé ; mais il lui est impossible de rester sous une impression triste.

Louisa, passive, résignée, a accepté ce malheur, comme elle accepte tout. Elle a ajouté une prière à ses prières de chaque jour ; elle va régulièrement au cimetière, et prend soin de la tombe, comme si la tombe faisait partie du ménage.

Gottfried a des attentions touchantes pour le petit carré de terre, où dort le vieux. Quand il vient dans le pays, il lui apporte un souvenir, une croix qu’il a faite, quelques fleurs que Jean-Michel aimait. Il n’y manque jamais, ne passât-il que quelques heures en ville ; et il se cache pour le faire.

Louisa emmène quelquefois Christophe avec elle, dans ses visites au cimetière. Christophe a un dégoût affreux pour cette terre grasse, revêtue d’une sinistre parure de fleurs et d’arbres, et pour l’odeur lourde qui flotte au soleil, mêlée à l’haleine des cyprès sonores. Mais il n’ose avouer sa répugnance, parce qu’il se la reproche comme une lâcheté et comme une impiété. Il est très malheureux. La mort de grand-père ne cesse de le hanter. Pourtant, il y a longtemps déjà qu’il sait ce que c’est que la mort, qu’il y pense, et qu’il en a peur. Mais jamais il ne l’avait encore vue ; et qui la voit pour la première fois s’aperçoit qu’il ne connaissait rien encore, ni de la mort, ni de la vie. Tout est ébranlé d’un coup, toute la raison qu’on a ne sert de rien. On croyait vivre, on croyait avoir quelque expérience de la vie : on voit qu’on ne savait rien, on voit qu’on ne voyait rien, qu’on vivait enveloppé d’un voile d’illusions que l’esprit avait tissé et qui cachait aux yeux le visage terrible de la réalité. Il n’y a nul rapport entre l’idée de la souffrance et l’être qui saigne et qui souffre. Il n’y a nul rapport entre la pensée de la mort et les convulsions de la chair et de l’âme qui se débat et qui meurt. Tout le langage humain, toute la sagesse humaine, n’est qu’un guignol de raides automates, auprès de l’éblouissement funèbre de la réalité, et des êtres de boue et de sang, dont tout l’effort désespéré et vain est de fixer une vie, qui pourrit chaque jour.

Christophe y pensait, jour et nuit. Les souvenirs de l’agonie le poursuivaient ; il entendait l’horrible respiration ; toutes les nuits, quoi qu’il fît, il revoyait grand-père. La nature entière avait changé ; il semblait qu’il se fût étendu sur elle une brume de glace. Autour de lui, partout, de quelque côté qu’il se tournât, il sentait sur sa face le souffle meurtrier de la Bête aveugle et toute puissante ; il sentait qu’il était sous le poing de cette épouvantable Force de destruction, et qu’il n’y avait rien à faire. Mais loin de l’accabler, cette pensée le brûlait d’indignation et de haine. Il n’avait rien d’un résigné. Il se lançait tête baissée contre l’impossible ; et il avait beau se briser le front, et reconnaître qu’il n’était pas le plus fort ; il ne cessait point de se révolter contre la souffrance. Dès lors, sa vie fut une lutte de tous les instants contre la férocité d’un Destin, qu’il ne pouvait pas admettre.


À l’obsession de ses pensées la dureté même de la vie vint faire diversion. La ruine de la famille, que Jean-Michel retardait seul, se précipita, dès qu’il ne fut plus là. Avec lui les Krafft avaient perdu leurs meilleures ressources ; et la misère entra dans la maison.

Melchior y ajouta encore. Loin de travailler davantage, il s’abandonna tout à fait à son vice, quand il fut délivré du seul contrôle qui le retînt. Presque chaque nuit, il rentrait ivre, et il ne rapportait jamais rien de ce qu’il avait gagné. Du reste, il avait perdu à peu près toutes ses leçons. Une fois, il s’était présenté chez une élève dans un état d’ébriété complète : à la suite de ce scandale, toutes les maisons lui furent fermées. À l’orchestre, on ne le tolérait que par égard pour le souvenir de son père ; mais Louisa tremblait qu’il ne fût congédié d’un jour à l’autre, après un esclandre. Déjà on l’en avait sérieusement menacé, certains soirs où il était arrivé à son pupitre vers la fin de la représentation. Deux ou trois fois, il avait même totalement oublié de venir. Et de quoi n’était-il pas capable dans ces moments d’excitation stupide, où il était pris d’une démangeaison de dire et de faire des sottises ! Ne s’avisa-t-il pas, un soir, de vouloir exécuter son grand concerto de violon, au milieu d’un acte de la Valküre ! On eut toutes les peines du monde à l’en empêcher. Il arrivait aussi qu’il éclatât de rire, pendant la représentation, sous l’empire des images plaisantes qui se déroulaient sur la scène, ou dans son cerveau. Il faisait la joie de ses voisins, et on lui passait beaucoup de choses, à cause de son ridicule. Mais cette indulgence était pire que la sévérité même ; et Christophe en mourait de honte.

L’enfant était maintenant premier violon à l’orchestre. Il s’arrangeait de façon à veiller sur son père, à le suppléer au besoin, à lui imposer silence, quand Melchior était dans ses jours d’expansion. Ce n’était pas aisé, et le mieux était de ne pas faire attention à lui ; sans quoi l’ivrogne, dès qu’il se sentait regardé, faisait des grimaces, ou commençait un discours. Christophe détournait donc les yeux, tremblant de lui voir faire quelque excentricité ; il essayait de s’absorber dans sa tâche, mais il ne pouvait s’empêcher d’entendre les réflexions de Melchior et les rires de ses voisins. Les larmes lui en venaient aux yeux. Les musiciens, braves gens, s’en étaient aperçus, et ils avaient pitié de lui ; ils mettaient une sourdine à leurs éclats et se cachaient de Christophe pour parler de son père. Mais Christophe sentait leur commisération. Il savait que, dès qu’il était sorti, les moqueries reprenaient leur train, et que Melchior était la risée de la ville. Il ne pouvait rien pour l’empêcher, et c’était un supplice pour lui. Il ramenait son père à la maison après la fin du spectacle ; il lui donnait le bras, subissait ses bavardages, s’évertuait à cacher l’incertitude de sa marche. Mais à qui faisait-il illusion ? Et malgré ses efforts, il était rare qu’il réussît à conduire Melchior jusqu’au bout. Arrivé au tournant de la rue, Melchior déclarait qu’il avait un rendez-vous urgent avec quelques amis, et aucun argument ne pouvait lui persuader de manquer à cet engagement. Il était même prudent de ne pas trop insister, si on ne voulait s’exposer à une scène d’imprécations paternelles, qui attirait les voisins aux fenêtres.

Tout l’argent du ménage y passait. Melchior ne se contentait pas de boire ce qu’il gagnait. Il buvait ce que sa femme et son fils avaient tant de peine à gagner. Louisa pleurait ; mais elle n’osait pas résister, depuis que son mari lui avait durement rappelé que rien dans la maison n’était à elle, et qu’il l’avait épousée sans un sou. Christophe voulut regimber : Melchior le calotta, le traita de polisson, et lui prit l’argent des mains. L’enfant avait douze à treize ans, il était robuste, et commençait à gronder contre les corrections ; pourtant il avait encore peur de se révolter ; et, plutôt que de s’exposer à de nouvelles humiliations de ce genre, il se laissait dépouiller. La seule ressource qu’ils eussent, Louisa et lui, était de cacher leur argent. Mais Melchior avait une ingéniosité singulière à découvrir leurs cachettes, quand ils n’étaient pas là.

Bientôt, cela ne lui suffit plus. Il vendit les objets hérités de son père. Christophe voyait partir avec douleur les précieux souvenirs : les livres, le lit, les meubles, les portraits des musiciens. Il ne pouvait rien dire. Mais un jour que Melchior, s’étant rudement heurté au vieux piano de grand-père, jura de colère, en se frottant le genou, et dit qu’on n’avait plus la place de remuer chez soi, et qu’il allait débarrasser la maison de toutes ces vieilleries, Christophe poussa les hauts cris. C’était vrai que les chambres étaient encombrées, depuis qu’on y avait entassé les meubles de grand-père, pour vendre sa maison, la chère maison où Christophe avait passé les meilleures heures de son enfance. C’était vrai aussi que le vieux piano ne valait plus cher, qu’il avait une voix chevrotante, et que depuis longtemps, Christophe ne s’en servait plus, pour jouer sur le beau piano neuf, dû aux munificences du prince ; mais si vieux et si impotent qu’il fût, il était le meilleur ami de Christophe : c’était lui qui avait révélé à l’enfant le monde sans bornes de la musique ; c’était sur ses touches jaunes et polies par les doigts qu’il avait découvert le royaume des sons et leurs lois ; c’était l’œuvre de grand-père, qui avait passé des mois à le réparer pour son petit-fils, et qui en était fier : c’était, en quelque sorte, un objet sacré. Aussi Christophe protesta qu’on n’avait pas le droit de le vendre. Melchior lui intima l’ordre de se taire. Christophe cria plus fort que le piano était à lui, et qu’il défendait qu’on y touchât. Il s’attendait à recevoir une solide correction. Mais Melchior le regarda avec un mauvais sourire, et se tut.

Le lendemain, Christophe avait tout oublié. Il rentrait à la maison, fatigué, mais d’assez bonne humeur. Il fut frappé des regards sournois de ses frères. Ils feignaient tous deux d’être absorbés dans une lecture ; mais ils le suivaient des yeux, et guettaient tous ses mouvements, se replongeant dans leur livre, dès qu’il les regardait. Il ne douta point qu’ils ne lui eussent fait quelque mauvaise farce ; il y était habitué, et ne s’en émut pas, résolu, quand il la découvrirait, à les rosser vigoureusement, comme il avait coutume. Il dédaigna donc d’approfondir la chose, et il se mit à causer avec son père, qui, assis au coin du feu, l’interrogeait sur sa journée avec une affectation d’intérêt, auquel il n’était point fait. Tandis qu’il lui parlait, il s’aperçut que Melchior échangeait en cachette des clignements d’yeux avec les deux petits. Il eut un serrement de cœur. Il courut dans sa chambre… La place du piano était vide ! Il poussa un cri de douleur. Il entendit dans l’autre pièce les rires étouffés de ses frères. Tout son sang lui monta au visage. Il bondit vers eux. Il cria :

— Mon piano !

Melchior leva la tête, d’un air paisible et ahuri, qui fit éclater de rire les enfants. Lui-même ne put y tenir, en voyant la mine piteuse de Christophe ; et il se détourna pour pouffer. Christophe perdit conscience de ses actes. Il se jeta comme un fou sur son père. Melchior, renversé dans son fauteuil, n’eut pas le temps de se garer. L’enfant l’avait saisi à la gorge, et lui criait :

— Voleur !

Ce ne fut qu’un éclair. Melchior se secoua, et envoya rouler contre le carreau Christophe, qui se cramponnait avec fureur. La tête de l’enfant heurta contre les chenets. Christophe se releva sur les genoux, le front ouvert ; et il continuait de répéter d’une voix suffoquée :

— Voleur !… Voleur qui nous voles, maman, moi !… Voleur qui vends grand-père !

Melchior, debout, leva le poing sur la tête de Christophe. L’enfant le bravait avec des yeux haineux, et il tremblait de rage. Melchior se mit à trembler aussi. Il s’assit et se cacha la figure dans ses mains. Les deux petits s’étaient sauvés, en poussant des cris aigus. Au vacarme succéda le silence. Melchior gémissait des paroles vagues. Christophe, collé au mur, ne cessait pas de le fixer, les dents serrées, tremblant de tout son corps. Melchior commença à s’accuser lui-même :

— Je suis un voleur ! Je dépouille ma famille. Mes enfants me méprisent. Je ferais mieux d’être mort ! Quand il eut fini de geindre, Christophe, sans bouger, demanda d’une voix dure :

— Où est le piano ?

— Chez Wormser, dit Melchior, n’osant pas le regarder.

Christophe fit un pas, et dit :

— L’argent !

Melchior, annihilé, tira l’argent de sa poche, et le remit à son fils. Christophe se dirigea vers la porte. Melchior l’appela :

— Christophe !

Christophe s’arrêta. Melchior reprit, d’une voix tremblante :

— Mon petit Christophe !… Ne me méprise pas !

Christophe se jeta à son cou, et sanglota :

— Papa, mon cher papa ! Je ne te méprise pas ! Je suis si malheureux !

Ils pleuraient bruyamment. Melchior se lamentait :

— Ce n’est pas ma faute. Je ne suis pourtant pas méchant. N’est-ce pas, Christophe ? Voyons, je ne suis pas méchant ?

Il promettait de ne plus boire. Christophe hochait la tête, d’un air de doute ; et Melchior convenait qu’il ne pouvait pas résister, quand il avait de l’argent dans les mains. Christophe réfléchit, et dit :

— Sais-tu, papa, il faudrait…

Il s’arrêta.

— Quoi donc ?

— J’ai honte…

— Pour qui ? demanda naïvement Melchior.

— Pour toi.

Melchior fit la grimace, et dit :

— Cela ne fait rien.

Christophe expliqua qu’il faudrait que tout l’argent de la famille, même le traitement de Melchior, fût confié à un autre, qui remettrait à Melchior, jour par jour, ou semaine par semaine, ce dont il aurait besoin. Melchior, qui était en veine d’humilité, — il n’était pas tout à fait à jeun, — renchérit sur la proposition, et déclara qu’il voulait écrire séance tenante une lettre au grand-duc, pour que la pension qui lui revenait fût régulièrement payée en son nom à Christophe. Christophe refusait, rougissant de l’humiliation de son père. Mais Melchior, dévoré d’une soif de sacrifice, s’obstina à écrire. Il était ému lui-même de la magnanimité de son acte. Christophe refusa de prendre la lettre ; et Louisa, qui venait de rentrer, mise au courant de l’affaire, déclara qu’elle aimerait mieux mendier que d’obliger son mari à cet affront. Elle ajouta qu’elle avait confiance en lui, et qu’elle était sûre qu’il s’amenderait pour l’amour d’eux et de lui. Cela finit par une scène d’attendrissement général ; et la lettre de Melchior, oubliée sur la table, alla tomber sous l’armoire, où elle resta cachée.

Mais, quelques jours après, Louisa l’y retrouva, en faisant le ménage ; et comme elle était très malheureuse alors des nouveaux désordres de Melchior, qui avait tout oublié, au lieu de déchirer le papier, elle le mit de côté. Elle le garda plusieurs mois, repoussant toujours l’idée de s’en servir, malgré les souffrances qu’elle endurait. Mais un jour qu’elle vit, une fois de plus, Melchior battre Christophe, et le dépouiller de son argent, elle n’y tint plus ; et, seule avec l’enfant qui pleurait, elle alla prendre la lettre, la lui donna, et dit :

— Va !

Christophe hésitait encore ; mais il comprit qu’il n’y avait plus d’autre moyen, si on voulait sauver de la ruine totale le peu qui leur restait. Il alla au palais. Il mit près d’une heure à faire un trajet de vingt minutes. La honte de sa démarche l’accablait. Son orgueil, qui s’était exalté dans ces dernières années de tristesse et d’isolement, saignait à la pensée d’avouer publiquement le vice de son père. Par une étrange et naturelle inconséquence, il savait que ce vice était connu de tous ; et il s’obstinait à vouloir donner le change, il feignait de ne s’apercevoir de rien : il se fût laissé hacher en morceaux, plutôt que d’en convenir. Et maintenant, de lui-même, il allait… ! Vingt fois, il fut sur le point de revenir ; il fit deux ou trois fois le tour de la ville, retournant sur ses pas, au moment d’arriver. Mais il n’était pas seul en cause. Il s’agissait de sa mère, de ses frères. Puisque son père les abandonnait, puisqu’il les trahissait, c’était à lui, fils aîné, de prendre sa place, de venir à leur aide. Il n’y avait plus à hésiter, à faire l’orgueilleux : il fallait boire la honte. Il entra au palais. Dans l’escalier, il faillit encore s’enfuir. Il s’agenouilla sur une marche. Il resta, plusieurs minutes, sur le palier, la main sur le bouton de la porte, jusqu’à ce que l’arrivée de quelqu’un le forçât à entrer.

Tout le monde le connaissait aux bureaux. Il demanda à parler à Son Excellence l’intendant des théâtres, baron de Hammer Langbach. Un employé, jeune, gras, chauve, le teint fleuri, avec un gilet blanc et une cravate rose, lui serra familièrement la main, et se mit à parler de l’opéra de la veille. Christophe répéta sa question. L’employé répondit que son Excellence était occupée en ce moment, mais que si Christophe avait une requête à lui présenter, on la lui ferait passer avec d’autres pièces, qu’on allait lui porter à signer. Christophe tendit la lettre. L’employé y jeta les yeux, et poussa une exclamation de surprise :

— Ah ! par exemple ! fit-il gaiement. Voilà une bonne idée ! Il y a longtemps qu’il aurait dû s’aviser de cela ! De toute sa vie, il n’a rien fait de mieux. Ah ! le vieux pochard ! Comment diable a-t-il pu s’y résoudre ?

Il s’arrêta net. Christophe lui avait arraché le papier des mains, et criait, blême de colère :

— Je vous défends… ! Je vous défends de m’insulter !

Le fonctionnaire fut stupéfait :

— Mais, cher Christophe, essaya-t-il de dire, qui songe à t’insulter ? Je n’ai dit que ce que tout le monde pense. Toi-même, tu le penses.

— Non ! cria rageusement Christophe.

— Quoi ! tu ne le penses pas ? Tu ne penses pas qu’il boit ?

— Ce n’est pas vrai ! dit Christophe.

Il trépignait.

L’employé haussa les épaules :

— En ce cas, pourquoi a-t-il écrit cette lettre ?

— Parce que… dit Christophe, — (il ne sut plus que dire), — parce que, comme je viens toucher mon traitement, chaque mois, je préfère prendre en même temps celui de mon père. Il est inutile que nous nous dérangions tous deux… Mon père est très occupé.

Il rougissait de l’absurdité de son explication. L’employé le regardait avec un mélange d’ironie et de pitié. Christophe, froissant le papier dans sa main, fit mine de sortir. L’autre se leva, et lui prit le bras.

— Attends un moment, dit-il, je vais arranger les choses.

Il passa dans le cabinet du directeur. Christophe attendit, sous les regards des autres employés. Son sang bouillait. Il ne savait pas ce qu’il faisait, ce qu’il allait faire, ce qu’il devait faire. Il songea à se sauver, avant qu’on lui rapportât la réponse ; et il s’y disposait, quand la porte se rouvrit :

— Son Excellence veut bien te recevoir, lui dit le trop serviable employé.

Christophe dut entrer.

Son Excellence le baron de Hammer Langbach, un petit vieux, propret, avec des favoris, des moustaches, et le menton rasé, regarda Christophe par dessus ses lunettes d’or, sans s’interrompre d’écrire, ni répondre par un signe de tête à ses saluts embarrassés.

— Ainsi, dit-il après un moment, vous demandez, monsieur Krafft ?…

— Votre Excellence, dit précipitamment Christophe, je vous prie de me pardonner. J’ai réfléchi. Je ne demande plus rien.

Le vieillard ne chercha pas à avoir une explication de ce revirement subit. Il regarda plus attentivement Christophe, toussota, et dit :

— Voudriez-vous me donner, monsieur Krafft, la lettre que vous tenez à la main ?

Christophe s’aperçut que le regard de l’intendant était fixé sur le papier qu’il continuait, sans y penser, à froisser dans son poing.

— C’est inutile, Votre Excellence, balbutia-t-il. Ce n’est plus la peine maintenant.

— Donnez, je vous prie, reprit tranquillement le vieillard, comme s’il n’avait pas entendu.

Christophe, machinalement, donna le chiffon de lettre ; mais il se lança dans un flot de paroles embrouillées, tendant toujours la main pour ravoir la lettre. L’Excellence déplia soigneusement le papier, le lut, regarda Christophe, le laissa patauger dans ses explications, puis l’interrompit, et dit, avec un éclair malicieux dans les yeux :

— C’est bien, monsieur Krafft. La demande est accordée.

De la main, il lui donna congé, et se replongea dans ses écritures.

Christophe sortit, consterné.

— Sans rancune, Christophe ! lui dit cordialement l’employé, quand l’enfant repassa dans le bureau. Christophe se laissa prendre et secouer la main, sans oser lever les yeux. Il se retrouva hors du château. Il était glacé de honte. Tout ce qu’on lui avait dit lui revenait à l’esprit ; et il s’imaginait sentir une ironie injurieuse dans la pitié des gens qui l’estimaient et le plaignaient. Il rentra à la maison, et répondit à peine par quelques mots irrités aux questions de Louisa, comme s’il lui gardait rancune de ce qu’il venait de faire. Il était déchiré de remords, à la pensée de son père. Il voulait lui avouer tout, lui demander pardon. Melchior n’était pas là. Christophe l’attendit sans dormir, jusqu’au milieu de la nuit. Plus il pensait à lui, plus ses remords augmentaient ; il l’idéalisait ; il se le représentait faible, bon, malheureux, trahi par les siens. Dès qu’il entendit son pas dans l’escalier, il sauta du lit pour courir à sa rencontre et se jeter dans ses bras. Mais Melchior rentrait dans un état d’ivresse si dégoûtant, que Christophe n’eut même pas le courage de l’approcher ; et il alla se recoucher, en raillant amèrement ses illusions.

Quand Melchior, quelques jours plus tard, apprit ce qui s’était passé, il eut un accès de colère épouvantable ; et, malgré les supplications de Christophe, il alla faire une scène au palais. Mais il en revint tout penaud, et il ne souffla pas mot de ce qui avait eu lieu. On l’avait reçu fort mal. On lui avait dit qu’il eût à le prendre sur un autre ton, — qu’on ne lui avait conservé sa pension qu’en considération du mérite de son fils, et que si l’on apprenait de lui le moindre scandale à l’avenir, elle lui serait totalement supprimée. Aussi Christophe fut-il très étonné et très soulagé de voir son père accepter sa situation du jour au lendemain, et se vanter même d’avoir eu l’initiative de ce sacrifice.

Cela n’empêcha point Melchior d’aller larmoyer au dehors qu’il était dépouillé par sa femme et par ses enfants, qu’il s’était exténué pour eux, toute sa vie, et que maintenant on le laissait manquer de tout. Il tâchait aussi de soutirer de l’argent à Christophe, par toutes sortes de câlineries et de ruses ingénieuses, qui donnaient souvent envie de rire à Christophe, bien qu’il n’en eût guère sujet. Mais comme Christophe tenait bon, Melchior n’insistait pas. Il se sentait étrangement intimidé devant les yeux sévères de cet enfant de quatorze ans, qui le jugeait. Il se vengeait en cachette par quelque mauvais tour. Il allait au cabaret, buvait et régalait à son aise ; et il ne payait rien, prétendant que c’était à son fils d’acquitter ses dettes. Christophe ne protestait pas, de peur d’augmenter le scandale ; et, d’accord avec Louisa, ils s’épuisaient à payer les dettes de Melchior. — Enfin, Melchior se désintéressa de plus en plus de sa charge de violoniste, depuis qu’il n’en touchait plus le traitement ; et ses absences devinrent si fréquentes au théâtre, que, malgré les prières de Christophe, on finit par le mettre à la porte. L’enfant resta donc seul chargé de soutenir son père, ses frères, et toute la maison.

Ainsi, Christophe devint chef de famille, à quatorze ans.


Il accepta résolument cette tâche écrasante. Son orgueil lui défendait de recourir à la charité des autres. Il se jura de se tirer d’affaire seul. Il avait trop souffert, depuis l’enfance, de voir sa mère accepter, quêter même d’humiliantes aumônes ; c’était un sujet de discussions avec elle, quand la bonne femme revenait au logis, triomphante d’un cadeau qu’elle avait obtenu d’une de ses protectrices. Elle n’y voyait pas malice et se réjouissait de pouvoir, grâce à cet argent, épargner un peu de peine à son Christophe et ajouter un plat au maigre souper. Mais Christophe devenait sombre ; il ne parlait plus de la soirée ; il refusait même, sans dire pourquoi, de toucher à la nourriture qui avait été ainsi obtenue. Louisa était chagrinée ; elle harcelait maladroitement son fils pour qu’il mangeât : il s’obstinait ; elle finissait par s’impatienter et lui disait des choses désagréables, auxquelles il répondait ; alors, il jetait sa serviette sur la table, et sortait. Son père haussait les épaules et l’appelait poseur. Ses frères se moquaient de lui et mangeaient sa part.

Il fallait pourtant trouver les moyens de vivre. Son traitement à l’orchestre n’y suffisait plus. Il donna des leçons. Son talent de virtuose, sa bonne réputation, et surtout la protection du prince, lui attirèrent une nombreuse clientèle dans la haute bourgeoisie. Tous les matins, depuis neuf heures, il enseignait le piano à des fillettes, souvent plus âgées que lui, qui l’intimidaient horriblement par leurs coquetteries et qui l’exaspéraient par la niaiserie de leur jeu. Elles étaient en musique d’une stupidité parfaite ; en revanche, elles possédaient toutes, plus ou moins, un sens aigu du ridicule ; et leur regard moqueur ne faisait grâce à Christophe d’aucune de ses maladresses. C’était une torture pour lui. Assis à côté d’elles, sur le bord de sa chaise, rouge et guindé, crevant de colère et n’osant pas bouger, se tenant à quatre pour ne pas dire de sottises et ayant peur du son de sa voix et peine à sortir une parole de sa gorge, s’efforçant de prendre un air sévère et se sentant observé du coin de l’œil, il perdait contenance, se troublait au milieu d’une observation, craignait d’être ridicule, l’était, et s’emportait jusqu’aux reproches blessants. Mais il était bien facile à ses élèves de se venger ; et elles n’y manquaient point, en l’embarrassant par une certaine façon de le regarder, de lui poser les questions les plus simples, qui le faisait rougir jusqu’aux yeux ; ou bien, elles lui demandaient un petit service, — comme d’aller prendre sur un meuble un objet oublié : — ce qui était pour lui la plus pénible épreuve ; car il fallait traverser la chambre sous le feu des regards malicieux, qui guettaient impitoyablement les moindres gaucheries de ses mouvements, ses jambes maladroites, ses bras raides, son corps ankylosé par l’embarras.

De ces leçons il devait courir à la répétition du théâtre. Souvent il n’avait pas le temps de déjeuner ; il emportait dans sa poche un morceau de pain et de charcuterie qu’il mangeait pendant l’entr’acte. Il suppléait parfois Tobias Pfeiffer, le Musik Direktor, qui s’intéressait à lui, et l’exerçait à diriger de temps en temps à sa place les répétitions d’orchestre. Il lui fallait aussi continuer lui-même son éducation musicale. D’autres leçons de piano remplissaient sa journée, jusqu’à l’heure de la représentation. Et bien souvent, le soir, après la fin du spectacle, on demandait à l’entendre au château. Là, il devait jouer pendant une ou deux heures. La princesse prétendait se connaître en musique ; elle l’aimait fort, sans avoir jamais su faire de différence entre la bonne et la mauvaise. Elle imposait à Christophe des programmes baroques, où de plates rapsodies coudoyaient les chefs-d’œuvre. Mais son plus grand plaisir était de le faire improviser ; et elle lui fournissait les thèmes, d’une sentimentalité écœurante.

Christophe sortait de là, vers minuit, harassé, les mains brûlantes, la tête fiévreuse, l’estomac vide. Il était en sueur ; et, dehors, la neige tombait parfois, ou un brouillard glacé. Il avait plus de la moitié de la ville à traverser, pour regagner sa maison ; il rentrait à pied, claquant des dents, ayant envie de dormir et de pleurer ; et il devait prendre garde à ne pas salir dans les flaques son unique vêtement de soirée.

Il retrouvait sa chambre, qu’il partageait toujours avec ses frères ; et jamais le dégoût et le désespoir de sa vie, jamais le sentiment de sa solitude ne l’accablait autant qu’à ce moment où, dans ce galetas à l’odeur étouffante, il lui était enfin permis de déposer son collier de misère. À peine avait-il le courage de se déshabiller. Heureusement, dès qu’il posait la tête sur l’oreiller, il était terrassé par un lourd sommeil, qui lui enlevait la conscience de ses peines.

Mais, dès l’aube en été, bien avant en hiver, il fallait qu’il se levât. Il voulait travailler pour lui : c’était le seul moment de liberté qu’il eût, entre cinq et huit heures. Encore en devait-il perdre une partie à des travaux de commande ; car son titre de Hof Musicus, et sa faveur auprès du grand-duc, l’obligeaient à des compositions officielles pour les fêtes de la cour.

Ainsi, jusqu’à la source de sa vie était empoisonnée. Ses rêves même n’étaient point libres. Mais, comme c’est l’habitude, la contrainte les rendait plus forts. Quand rien n’entrave l’action, l’âme a bien moins de raisons pour agir. Plus étroite se resserrait autour de Christophe la prison des soucis et des tâches médiocres, plus son cœur révolté sentait son indépendance. Dans une vie sans entraves, il se fût abandonné sans doute au hasard des heures et aux flâneries voluptueuses de l’adolescence. Ne pouvant être libre qu’une heure ou deux par jour, sa force s’y ruait, comme un torrent entre les rochers. C’est une bonne discipline pour l’art, que de resserrer ses efforts dans d’implacables limites. En ce sens, on peut dire que la misère est un maître, non seulement de pensée, mais de style ; elle apprend la sobriété à l’esprit, comme au corps. Quand le temps est compté et les paroles mesurées, on ne dit rien de trop et on prend l’habitude de ne penser que l’essentiel. Ainsi on vit double, ayant moins de temps pour vivre.

C’est ce qui advint pour Christophe. Il prenait sous le joug pleine conscience de la valeur de la liberté ; et il ne gaspillait pas les minutes précieuses à des actes, ou des mots inutiles. Sa tendance naturelle à écrire avec une abondance diffuse, livré à tous les caprices d’une pensée sincère, mais sans choix, trouva son correctif dans l’obligation de penser et d’agir le plus possible en le moins de temps possible. Rien n’eut tant d’influence sur son développement artistique et moral : — ni les leçons de ses maîtres, ni l’exemple des chefs-d’œuvre. Il prit, dans ces années où le caractère se forme, l’habitude de considérer la musique comme une langue précise, dont chaque note a un sens ; et il prit en même temps la haine des musiciens qui parlent pour ne rien dire.

Cependant, les compositions qu’il écrivait alors étaient encore bien loin de l’exprimer complètement, parce qu’il était lui-même encore bien loin de s’être complètement découvert. Il se cherchait à travers l’amas de sentiments acquis, que l’éducation impose à l’enfant, comme une seconde nature. Il n’avait que des intuitions de son être véritable, faute d’avoir encore ressenti les passions de l’adolescence, qui dégagent la personnalité de ses vêtements d’emprunt, comme un coup de tonnerre purge le ciel des vapeurs qui l’enveloppent. D’obscurs et puissants pressentiments se mêlaient en lui aux réminiscences étrangères, dont il ne pouvait se défaire. Il s’irritait de ces mensonges. Il se désolait de voir combien ce qu’il écrivait était inférieur à ce qu’il pensait. Il doutait amèrement de lui. Mais il ne pouvait se résigner à cette stupide défaite ; il s’enrageait à faire mieux, à écrire de grandes choses. Et toujours il échouait. Après un instant d’illusion, pendant qu’il écrivait, il s’apercevait que ce qu’il avait écrit ne valait rien ; il le déchirait, il brûlait tout ce qu’il faisait. Et, pour achever sa honte, il fallait qu’il vît conservées, sans pouvoir les anéantir, ses œuvres officielles, les plus médiocres de toutes, — le concerto : l’Aigle royal, pour l’anniversaire du prince, — et la cantate : l’Hymen de Pallas, écrite à l’occasion du mariage de la princesse Adélaïde, — publiées à grands frais, en éditions de luxe, qui perpétuaient son imbécillité pour les siècles à venir, — car il croyait aux siècles à venir. — Il en pleurait d’humiliation.

Fiévreuses années ! Nul répit, nulle relâche. Rien qui fasse diversion à ce labeur affolant. Point de jeux, point d’amis. Comment en aurait-il ? L’après-midi, à l’heure où les autres enfants s’amusent, le petit Christophe, le front plissé par l’attention, était assis à son pupitre d’orchestre, dans la salle de théâtre poussiéreuse et mal éclairée. Et le soir, quand les autres enfants sont couchés, il était encore là, affaissé sur sa chaise, et crispé de fatigue.

Aucune intimité avec ses frères. Le cadet, Ernst, avait douze ans : c’était un petit vaurien, vicieux et effronté, qui passait ses journées avec quelques chenapans de sa sorte, et qui, dans leur société, avait pris non seulement des façons déplorables, mais de honteuses habitudes, dont l’honnête Christophe, qui n’aurait même pu en concevoir l’idée, s’était aperçu un jour avec horreur. L’autre, Rodolphe, le favori de l’oncle Théodore, se destinait au commerce. Il était rangé, tranquille, mais sournois ; il se croyait très supérieur à Christophe, et n’admettait pas son autorité sur la maison, bien qu’il trouvât naturel de manger son pain. Il avait épousé les rancunes de Théodore et de Melchior contre lui, et il répétait leurs racontars ridicules. Aucun des deux frères n’aimait la musique ; et Rodolphe affectait de la mépriser, comme son oncle, par esprit d’imitation. Gênés par la surveillance et les semonces de Christophe, qui prenait très au sérieux son rôle de chef de famille, les deux petits avaient tenté de se révolter ; mais Christophe, qui avait de bons poings, et la conscience de son droit, les faisait marcher rondement. Ils n’en faisaient pas moins de lui tout ce qu’ils voulaient ; ils abusaient de sa crédulité, ils lui tendaient des panneaux, où il ne manquait jamais de tomber ; ils lui extorquaient de l’argent, mentaient impudemment, et se moquaient de lui derrière son dos. Le bon Christophe se laissait toujours prendre ; il avait un tel besoin d’être aimé, qu’un mot affectueux suffisait pour désarmer sa rancune. Il leur eût tout pardonné, pour un peu d’amour. Mais sa confiance était cruellement ébranlée, depuis qu’il les avait entendu rire de sa bêtise, après une scène d’embrassements hypocrites qui l’avait ému jusqu’aux larmes : ce dont ils avaient profité pour le dépouiller d’une montre en or, cadeau du prince, qu’ils convoitaient. Il les méprisait, et pourtant continuait à se laisser duper, par un penchant irrésistible à croire et à aimer. Il le savait, il se mettait en rage contre lui-même, et il rouait de coups ses frères, quand il découvrait, une fois de plus, qu’ils s’étaient joués de lui. Cela ne l’empêchait point d’avaler aussitôt après le nouvel hameçon qu’il leur plaisait de lui jeter.

Une plus amère souffrance lui était réservée. Il apprit par d’officieux voisins que son père disait du mal de lui. Après avoir été glorieux des succès de son fils et s’en être partout vanté, Melchior avait la honteuse faiblesse d’en devenir jaloux. Il cherchait à les rabaisser. C’était bête à pleurer. On ne pouvait que hausser les épaules de mépris ; il n’y avait même pas à se fâcher ; car il était inconscient de ce qu’il faisait, et aigri par la déchéance. Christophe se taisait ; il eût craint, s’il parlait, de dire des choses trop dures ; mais il avait le cœur ulcéré.

Tristes réunions, que ces soupers de famille, le soir, autour de la lampe, sur la nappe tachée, au milieu des propos insipides et du bruit de mâchoires de ces êtres qu’il méprise, qu’il plaint, et qu’il aime malgré tout ! Avec la brave maman, seule, Christophe sentait un lien de commune affection. Mais Louisa, ainsi que lui, s’exténuait tout le jour ; et, le soir, elle était éteinte, elle ne disait presque rien, et s’endormait sur sa chaise, après dîner, en reprisant des chaussettes. D’ailleurs, elle était si bonne, qu’elle ne semblait pas faire de différence dans son affection entre son mari et ses trois fils ; elle les aimait tous également. Christophe ne trouvait pas en elle la confidente dont il avait tant besoin.

Aussi s’enfermait-il en lui. Il se taisait pendant des jours entiers, accomplissant sa tâche monotone et harassante, avec une sorte de rage silencieuse. Un tel régime était dangereux, surtout pour un enfant, à un âge de crise, où l’organisme, plus sensible, est livré à toutes les causes de destruction et risque de se déformer pour le reste de la vie. La santé de Christophe en souffrit gravement. Il avait reçu des siens une solide charpente, une chair saine et sans tares. Mais ce corps vigoureux ne fit qu’offrir plus d’aliment à la douleur, quand l’excès des fatigues et des soucis précoces y eut ouvert une brèche par où elle pût entrer. De très bonne heure, s’étaient annoncés chez lui des désordres nerveux assez graves. Il avait, tout petit, des évanouissements, des convulsions, des vomissements, quand il éprouvait une contrariété. Vers sept ou huit ans, à l’époque de ses débuts au concert, son sommeil était inquiet : il parlait, criait, riait, pleurait, en dormant ; et cette disposition maladive se renouvelait, chaque fois qu’il avait des préoccupations vives. Puis ce furent de cruelles douleurs à la tête, tantôt comme des élancements dans la nuque et les côtés du crâne, tantôt comme un casque de plomb. Les yeux lui faisaient mal : c’étaient, par instants, des pointes d’aiguille qui s’enfonçaient dans l’orbite ; il avait des éblouissements et ne pouvait plus lire, il devait s’arrêter pendant quelques minutes. La nourriture insuffisante ou malsaine et l’irrégularité des repas ruinaient son robuste estomac. Il était rongé par des douleurs d’entrailles, ou une diarrhée qui l’épuisait. Mais rien ne le faisait plus souffrir, que son cœur : il était d’une irrégularité folle ; tantôt il bondissait tumultueusement dans la poitrine, à croire qu’il allait se briser ; tantôt il battait à peine et semblait près de s’arrêter. La nuit, la température de l’enfant avait des sautes effrayantes ; elle passait sans transition d’un état de grosse fièvre à un état d’anémie. Il brûlait, il tremblait de froid, il avait des angoisses, sa gorge se contractait, une boule dans le cou l’empêchait de respirer. — Naturellement, son imagination se frappa : il n’osait parler aux siens de tout ce qu’il ressentait ; mais il l’analysait sans cesse, avec une attention qui grossissait ses souffrances ou en créait de nouvelles. Il se prêta, l’une après l’autre, toutes les maladies connues ; il crut qu’il allait devenir aveugle ; et comme il avait quelquefois des vertiges, en marchant, il craignait de tomber brusquement raide mort. — Toujours cette horrible peur d’être arrêté en chemin, de mourir avant l’âge, l’obsédait, l’accablait, le talonnait à la fois. Ah ! s’il fallait mourir, au moins, pas maintenant, pas avant d’être vainqueur !…

La victoire… l’idée fixe qui ne cesse de le brûler, sans qu’il s’en rende bien compte, qui le soutient à travers tous les dégoûts, les fatigues, le marais croupissant de cette vie ! Conscience sourde et puissante de ce qu’il sera plus tard, de ce qu’il est déjà !… Ce qu’il est ? Un enfant maladif et nerveux, qui joue du violon à l’orchestre et écrit de médiocres concertos ? — Non. Bien au delà de cet enfant. Ceci n’est que l’enveloppe, la figure d’un jour. Ceci n’est pas son Être. Il n’y a aucun rapport entre son Être et la forme présente de son visage et de sa pensée. Lui-même le sait bien. S’il se voit dans son miroir, il ne se reconnaît pas. Ce visage large et rouge, ces sourcils proéminents, ces petits yeux enfoncés, ce nez court, gros du bout, aux narines dilatées, cette lourde mâchoire, cette bouche boudeuse, tout ce masque, laid et vulgaire, lui est étranger à lui-même. Il ne se reconnaît pas plus dans ses œuvres. Il se juge, il sait la nullité de tout ce qu’il fait, de tout ce qu’il est en ce moment. Et pourtant il est sûr de ce qu’il sera et de ce qu’il fera. Il se reproche parfois cette certitude, comme un mensonge d’orgueil ; et il prend plaisir à s’humilier, à se mortifier amèrement, afin de se punir. Mais la certitude persiste, et rien ne peut l’altérer. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, aucune de ses pensées, de ses actions, de ses œuvres, ne l’enferme, ni ne l’exprime ; il le sait, il a ce sentiment étrange, que ce qu’il est le plus, ce n’est pas ce qu’il est à présent, c’est ce qu’il sera, ce qu’il sera demain. Il sera !… Il brûle de cette foi, il s’enivre de cette lumière ! Ah ! pourvu qu’aujourd’hui ne l’arrête pas au passage ! Pourvu qu’il ne trébuche pas dans un des pièges sournois, qu’aujourd’hui ne se lasse point de tendre sous ses pas !

Ainsi, il lance sa barque à travers le flot des jours, sans détourner les yeux ni à droite, ni à gauche, immobile à la barre, le regard fixe et tendu vers le but, le refuge, le terme qu’il entrevoit. À l’orchestre, parmi les musiciens bavards, à table, au milieu des siens, au palais, tandis qu’il joue, sans penser à ce qu’il joue, pour le divertissement des fantoches princiers, c’est dans ce problématique avenir, cet avenir qu’un atome peut ruiner à jamais, — n’importe ! — c’est là qu’il vit.


Il est à son vieux piano, dans sa mansarde, seul. La nuit tombe. La lueur mourante du jour glisse sur le cahier de musique. Il se brise les yeux à lire, jusqu’à la dernière goutte de lumière. La tendresse des grands cœurs éteints, qui s’exhale de ces pages muettes, le pénètre amoureusement. Ses yeux se remplissent de larmes. Il lui semble qu’un être cher se tient derrière lui, qu’une haleine caresse sa joue, que deux bras vont enlacer son cou. Il se retourne, frissonnant. Il sent, il sait qu’il n’est pas seul. Une âme aimante et aimée est là, auprès de lui. Il gémit de ne pouvoir la prendre. Et pourtant, cette ombre d’amertume, mêlée à son extase, a encore une douceur secrète. La tristesse même est lumineuse. Il pense à ses maîtres bien aimés, les génies disparus dont l’âme revit dans ces musiques, qu’avait vécues leur vie. Le cœur gonflé d’amour, il songe au bonheur surhumain, qui dut être la part de ces glorieux amis, puisqu’un reflet de leur bonheur est encore si brûlant. Il rêve d’être comme eux, de rayonner cet amour, dont quelques rayons perdus illuminent sa misère d’un sourire divin. Être dieu à son tour, être un foyer de joie, être un soleil de vie !…

Hélas ! S’il devient un jour l’égal de ceux qu’il aime, s’il atteint à ce bonheur lumineux qu’il envie, il verra son illusion…