Le Mariage du major


LE MARIAGE DU MAJOR.

Il y a quelques années, la note suivante fut insérée dans un journal de Bath :

« Lady Janet Mc Cleure est arrivée et descendue hier soir à l’hôtel d’York. Cette noble et honorable dame est la fille unique et la seule héritière du comte de Dingleford, décédé il y a environ six mois. L’illustre et ancien titre de Dingleford s’est éteint avec lui ; mais la totalité de ses immenses propriétés, tant mobilières qu’immobilières, a passé à lady Janet. »

Cette note fut lue avec un certain degré d’intérêt par tous les hommes non mariés qui se trouvaient alors à Bath. On compulsa avec soin les archives de la pairie écossaise, et l’on sut, grâce à ces recherches, que lady Janet venait d’entrer dans sa cinquante-deuxième année. Quelques-uns la trouvèrent trop vieille ; beaucoup d’autres la trouvèrent trop jeune.

Quoi qu’il en soit, un nombre prodigieux d’individus s’empressa de se faire présenter à elle dès la première semaine de son arrivée.

Lady Janet était douée de la plus complète originalité qui se puisse rencontrer. Bizarre dans sa personne, bizarre dans sa toilette, bizarre dans ses habitudes, et bizarre par-dessus tout dans ses manières, c’était d’ailleurs, au fond, une bien fine et bien malicieuse créature.

Rien n’était moins aisé que de gagner le cœur d’une telle dame. Beaucoup de galans tentèrent néanmoins sa conquête, et lady Janet eut tant d’amans à éconduire, que cette besogne l’eut bientôt singulièrement lassée. Elle aurait même probablement perdu d’abord patience, n’eût été le charitable plaisir qu’elle prenait chaque soir en racontant à sa vénérable femme de chambre toutes les gentillesses que lui avaient débitées, durant le jour, ses adorateurs, et les aimables réponses qu’elle leur avait faites.

Au bout d’un mois, elle en eut cependant assez, même de ce divertissement, et un soir, en se couchant, elle signifia, avec un long bâillement, à mistress Margery qu’elle était fatiguée outre mesure de Bath et de tous les impertinens qui s’y trouvaient, et que comme elle jugeait son rhumatisme suffisamment guéri, elle allait retourner immédiatement en Écosse, laissant toutefois à ses amans pleine licence de se pendre de désespoir, si tel était leur bon plaisir.

Lorsque ces dispositions de départ lui furent annoncées, mistress Margery prit un air grave et triste, bien qu’elle n’eût auparavant jamais manqué d’accueillir par des éclats de rire immodérés les joyeux récits que lui faisait sa maîtresse des malheureuses passions qu’on lui avait déclarées.

— Mais que signifie cette grimace, Margery ? dit lady Janet

— Oh ! ma foi, madame, répondit la suivante, je ne puis vous le cacher, mais c’est vraiment pitié de voir qu’après avoir pu choisir parmi tant d’adorateurs, vous vouliez absolument mourir vieille fille.

— Hum ! fit lady Janet, et elle n’ajouta rien autre chose.

Mistress Margery se repentit bien vite d’avoir parlé comme elle avait fait, car sa maîtresse lui tourna brusquement le dos, se jetant soudain du côté de la ruelle de son lit, en levant les épaules, puis s’enfonça le nez dans son oreiller. Ce fut en vain que la pauvre fille alla et vint près de l’alcôve, toussa doucement, arrangea maintes fois les draps, les couvertures et les rideaux ; elle n’obtint pas un mot de plus, de sorte qu’elle sortit de la chambre à coucher, pleine d’inquiétude et d’effroi sur les suites de sa hardiesse.

Le lendemain matin, en entrant chez sa maîtresse à l’appel de la sonnette, Margery s’attendait à la trouver d’une détestable humeur ; mais elle fut bientôt rassurée, car la dame se montra au contraire d’une gaîté folle.

Durant toute la semaine qui suivit, il ne fut plus nullement question de quitter Bath. Les moqueries sur le compte des adorateurs de lady Janet avaient aussi complètement cessé, et son principal divertissement consista dès-lors à faire chaque jour une longue promenade en voiture dans la campagne. Puis enfin un beau matin elle déclara brusquement à mistress Margery, qu’elle allait se marier.

Notre fille de chambre préparait à ce moment, pour sa maîtresse, un confortable posset au vin de Madère. À cette déclaration inattendue, la pauvre Margery, frappée comme d’un coup de foudre, voulut poser d’abord la tasse sur une table qui était près d’elle ; mais pour exécuter le geste involontaire qu’elle ne manquait jamais de faire, depuis soixante ans, chaque fois qu’elle était assaillie par un profond étonnement, trop empressée sans doute d’aller rejoindre sa main gauche, sa main droite qui tenait la tasse l’abandonna avant d’avoir atteint la table.

La porcelaine se brisa, le posset fut renversé sur le tapis, et en même temps mistress Margery poussa un long cri de détresse. Mais lady Janet, ne témoignant nulle impatience, se mit au contraire à rire de grand cœur.

— N’aie donc pas l’air si effrayé, Madge, dit-elle ; peut-être ne me marierai-je point après tout : et puis cette tasse ne valait rien ; essuie donc le tapis, apporte-moi un verre de vin et viens m’écouter.

Margery obéit à ces divers ordres, et la dame ayant vidé son verre, en buvant à petits coups, continua ainsi :

— J’ai pris décidément mon parti, Madge, et mon choix s’est enfin fixé sur un homme que j’aime ; je veux donc, — mais va voir, Margery, si la porte est bien fermée, et si nulle oreille curieuse n’épie nos paroles : — maintenant viens t’asseoir, et ne me regarde pas ainsi avec tes gros yeux stupéfaits, vieille folle ; assieds-toi, je vais te confier un secret.

Margery s’étant assise près de sa maîtresse, les deux vieilles femmes rapprochèrent tellement l’une de l’autre leurs deux vieilles têtes, que quand bien même il se fût trouvé là une douzaine d’écouteurs, pas un d’eux n’eût pu entendre un mot.

Cette mystérieuse conférence dura dix minutes, après quoi la fidèle fille de chambre se leva de sa chaise, mit un doigt sur sa bouche, comme les sorcières de Macheth, secoua la tête comme lord Burleigh et sortit. Lady Janet sembla, de son côté, fort satisfaite, et pendant un instant sa physionomie fut éclairée par un sourire qui, je dois le dire puisque je suis en veine de comparaisons, aurait pu lutter sans désavantage contre celui que l’on place d’ordinaire sur les lèvres de Méphistophélès.

Ce fut trois jours après cette conversation, qu’une voiture de louage vint prendre, de grand matin, lady Janet et mistress Margery dans une petite boutique du bas quartier de la ville, et les conduisit à un village distant de quelques milles.

Le lecteur n’exigera point que nous lui révélions le secret de l’entretien que nos dames avaient eu entr’elles. Nous l’ignorons absolument, et personne ne l’a jamais connu. Tout ce que l’on sait, tout ce que l’on peut dire, c’est qu’en revenant, le cocher de la voiture qui les mena, déclara au valet d’écurie que les deux vieilles femmes étaient bien les créatures les plus joyeuses qu’il eût jamais vues, car depuis le moment où il les avait prises jusqu’à celui où il les avait laissées à leur destination, elles n’avaient pas un instant cessé de rire aux éclats.

Elles descendirent, au surplus, de voiture à la porte d’une petite maison d’assez médiocre apparence, et dont il est inutile d’ailleurs de donner une description bien exacte, attendu que s’il prenait fantaisie à quelque curieux lecteur d’en chercher une pareille dans un rayon de douze milles aux environs de Bath, il ne la découvrirait point. C’est que cette habitation a totalement changé d’aspect. D’obscure et misérable qu’elle était alors, elle est devenue maintenant fort élégante et des plus confortables.

Quoi qu’il en soit, un respectable gentleman d’une quarantaine d’années avait reçu nos dames à la porte de cette maison, et les avait fait entrer dans son cabinet. Là se trouva, sans qu’elles en témoignassent la moindre surprise, un autre gentleman, haut de six pieds, et pourvu de magnifiques moustaches rousses.

Le premier gentleman, qui paraissait être une manière de vicaire, proposa bientôt une promenade. Lady Janet n’ayant opposé nulle objection, le gentleman aux moustaches rousses lui offrit galamment son bras qu’elle accepta, et mistress Margery les suivit.

Ils firent quelques tours dans le jardin du ministre, ils allèrent voir ses foins, ils montèrent sur une petite butte pour regarder le paysage, puis ils se rendirent à l’église. Si ce fut un mariage qui s’y célébra, tout s’arrangea si bien pour ménager, sans doute, la pudeur et la délicatesse de la mariée, que pas un être vivant ne se douta de la chose. De l’église ils retournèrent chez le vicaire, puis de là, lady Janet et sa suivante repartirent pour Bath, se séparant du gentleman aux moustaches rousses.

Le soir même de son retour à Bath, lady Janet paya ses gens et les congédia tous à l’exception de mistress Margery, puis le lendemain matin sa voiture de voyage vint la prendre, et elle partit en poste pour Paris, n’emmenant avec elle que sa femme de chambre.

À Douvre, nos dames trouvèrent le major Rattle O’Donageugh, — le gentleman désigné ci-dessus comme doué du double avantage d’une taille de six pieds, et d’une énorme paire de moustaches rousses, — attendant sa femme avec toute l’impatience d’un nouveau marié.

Les deux époux passèrent immédiatement à Calais, où l’actif et intelligent major s’occupa, sans délai, de faire toutes les dépenses convenables au rang de sa femme. Ils se dirigèrent ensuite vers Paris à petites journées, et au bout d’une semaine ils s’y trouvaient établis déjà dans un splendide hôtel garni.

Le major était aimable, et sa femme généreuse. Tout se passa donc à merveille pendant un mois. Mais l’inconstance de la lune exerce incontestablement une grande influence sur la destinée des mortels. À peine cet astre changeant avait-il une fois parcouru ses diverses phases depuis l’arrivée à Paris de nos époux, lorsque les affaires commencèrent à changer d’aspect dans l’hôtel O’Donageugh. D’abord il arriva que le major resta dehors toute une nuit. Lady Janet ne s’était point couchée et avait veillé en l’attendant avec mistress Margery.

À cinq heures du matin, le gentleman rentra pourtant, mais il se fit ouvrir par son valet une chambre qui n’était point celle de sa femme. Mistress Margery, que sa maîtresse avait renvoyée aussitôt que l’on avait entendu la voix du major, revint vite conter à lady Janet ce qui se passait dans l’hôtel.

— Hum ! fit la dame.

Cette fois cependant elle n’enfonça point son nez dans son oreiller, mais elle exécuta devant sa suivante une grimace des plus significatives ; puis se tournant du côté de la ruelle de son lit, elle s’endormit.

Nous n’avons pas le loisir de suivre cet aimable couple à travers les nombreuses scènes conjugales du même genre dont cet événement fut l’origine.

La libéralité de lady Janet était grande, mais l’avidité du major était excessive. Ce qui devenait plus grave, c’est qu’il ne daignait point prendre la peine de cacher que le jeu n’était pas la seule tentation qui l’attirât et le retînt la plupart des nuits hors de la maison.

Cependant, voyez combien ces femmes étaient étranges ! chaque fois que quelque nouveau méfait du major venait à leur être révélé, elles tombaient dans d’incroyables accès de gaîté.

Enfin le prodigue gentleman ayant épuisé les derniers mille francs que lady Janet avait mis à sa disposition, crut un matin devoir honorer sa femme de sa présence à déjeuner, afin de requérir d’elle une nouvelle allocation de fonds. Lady Janet le laissa fort tranquillement exposer sa demande, puis elle sonna et fit appeler sa femme de chambre. Margery étant accourue, sa maîtresse lui ordonna, avec un grand sang-froid, de préparer ses malles, attendu qu’elle allait immédiatement repartir pour l’Écosse.

— Vous pourrez cependant laisser tout le linge de table et celui de la maison, ajouta la dame avec un gracieux sourire ; c’est un petit cadeau que je fais au major, et qu’il voudra bien conserver, je l’espère, en mémoire de notre amour.

Le gentleman demeura d’abord stupéfait. Recouvrant bientôt pourtant toute sa dignité d’homme, il usa amplement, durant quelques minutes, de cette liberté de paroles que la loi n’interdit point aux maris.

Lady Janet répondit par un nouveau sourire, plein d’une douceur qui eût été vraiment exemplaire, si quelque malice ne s’y était mêlée quand elle ajouta :

— C’est bien, major Rattle O’Donageugh, vous parlez convenablement et en véritable époux. Il est bon pourtant de vous le dire : vous n’êtes pas plus mon mari que celui de Madge que voici. Si vous êtes assez habile pour produire l’acte de notre mariage, oh ! je vous donne alors volontiers tous mes biens à manger, car vous savez si je suis généreuse, et je n’ignore point que vous avez grand appétit. En attendant, au revoir, major Rattle O’Donageugh ; au revoir.

Et les deux bonnes vieilles se mirent à rire aux éclats et sans pitié.

Il faudrait un volume entier pour raconter les fureurs et le désespoir du gentleman, ainsi que les vains efforts tentés par lui afin de prouver la réalité d’un mariage qui n’avait jamais existé. Nous ajouterons seulement que lady Janet voulut faire la paix avec sa conscience en passant le reste de ses jours dans son château d’Écosse, et en appelant tous les pauvres du pays au partage de ses immenses revenus.


Mrs  Trollope