Le Mariage du duc Pompée
- Le duc POMPEE-HENRI DE JOYEUSE, devenu comte HERMAN (42 ans).
- Le comte de NOIRMONT (66 ans).
- Le baron FRITZ DE BLUMENTHAL, frère d’Isabelle (29 ans).
- DUBOIS, valet du comte -Herman (52 ans).
- La comtesse ISABELLE HERMAN (22 ans).
- EMMA DE LANSFELD, cousine d’Isabelle et fiancée de Fritz (24 ans).
- Mlle POMPÉA, cantatrice (26 ans).
- La signora BARINI, ancien contralto (68 ans).
- DOROTHEE, femme de chambre de la comtesse, femme de Dubois (27 ans).
- LISETTE, fille du jardinier (17 ans).
Un salon. À droite, la chambre du comte Herman; à gauche, celle de la comtesse. Porte au fond; au milieu du salon, une table couverte de journaux et de revues; à gauche, sur le devant de la scène, une causeuse et un piano.
Quand un maître a des vices, il faut être fou pour souhaiter qu’il se corrige. Mieux vaut le ménager afin qu’il fasse feu qui dure. Avec des passions à satisfaire, des secrets à garder, des intrigues à conduire, il a toujours la main ouverte; de valet nous passons confident, nous avons droit de conseil; on supporte nos remontrances, nos fautes sont pardonnées d’avance, et, sage par comparaison, nous goûtons le plaisir de valoir mieux que lui !... Que le duc de Joyeuse, ou, comme on disait, le « duc Pompée, » se soit expatrié après avoir dissipé sa fortune, qu’il ait consenti à prendre le nom du comte Herman, qui le faisait son héritier, il n’y a rien là que de raisonnable; mais que ce grand pécheur, le roi des libertins à la mode, l’amant de la célèbre Pompéa, soit tombé honnêtement amoureux de Mlle de Blümenthal au point de l’épouser, et qu’à cette nouvelle je me sois pâmé d’aise, qu’en pleurnichant je les aie suivis à l’autel, et que j’aie poussé la manie de l’imitation jusqu’à devenir le mari de Dorothée, voilà qui n’est plus vraisemblable ! Eh! pourtant cela est!... Triple sot! mon maître et la comtesse s’adorent, tandis que moi, je n’ai jamais eu tant envie de courir que depuis que je traîne le boulet. Pour comble, il me faut cacher mes escapades, car monsieur est sévère comme un nouveau converti, (on sonne. Dubois, tout à ses réflexions, n’entend pas.) Il me reste une dernière chance : la vertu était facile là-bas, en Allemagne; à présent, nous sommes en France, aux environs de Paris, et dans quelques jours nous habiterons un bel hôtel du faubourg Saint-Honoré... Ah! monsieur le comte, je vous suis attaché (on sonne de nouveau.); mais, ma foi, si le pied vous glisse, ce n’est pas moi...
HEAHAN, sortant de sa chambre en uniforme de chasse, moins l’habit. Eh bienl es-tu sourd? Ne sais-tu pas que j’attends mon habit?
Pardon, monsieur le comte, je pensais...
Tu penses beaucoup depuis quelque temps. Sont-ce les fumées de la capitale qui te montent à la tête? Et mon ceinturon ?
Voici, monsieur le comte.
Maladroit! Décidément la tête n’y est plus. Je me plaindrai à Mme Dubois; son amour absorbe toutes tes facultés.
Oh! pour cela, monsieur le comte, voilà ce que j’oserai appeler une démarche inutile; je pense à elle, c’est vrai, mais c’est pour maudire la présomption que j’ai eue de vouloir singer mon maître en me mariant.
Aurais-tu des doutes sur sa fidélité?
Hélas! non; c’est sa fidélité qui ne me laisse pas un instant de répit : tout en faisant son service, Dorothée trouve moyen de ne pas me perdre de vue; le sommeil, l’heure des repas, rien n’est sacré pour cette femme-là! ne s’avise-t-elle pas maintenant d’être jalouse de Lisette, la fille du jardinier!
Ah! ah! cette petite toujours coquettement mise, avec des bas bien tirés?
Oui, monsieur, une enfant qui joue à la poupée. Ah! quel enfer qu’une femme jalouse!
Parbleu! Dubois, il faut avouer que le mariage a opéré en toi une singulière métamorphose ! Garçon, tu tranchais du mentor; tu mettais souvent mon indulgence à l’épreuve par tes grotesques remontrances, et maintenant, époux de la chaste Dorothée, tu oses te plaindre! Sais-tu que tu deviens immoral, dangereux?
Dame ! aussi, monsieur, vous allez d’un extrême à l’autre. Autrefois vous cassiez les vitres; depuis votre mariage, il faudrait être un saint pour vous imiter. Moi, je reste dans un juste milieu,
N’oubliez pas, monsieur du juste milieu, que je ne souffrirai chez moi ni bruit ni scandale. [Dubois s’incline et sort.)
Bonjour, mon ami. Y a-t-il longtemps que vous êtes seul?
Dubois me quitte à l’instant; mais vous, chère, avez-vous bien reposé cette nuit? Notre enfant est-il blanc et rose, et dans ses bégaiemens annonce-t-il toujours beaucoup d’esprit?
Vous riez! Mais je vous pardonne, car vous l’aimez déjà presque autant que moi, tandis que d’autres hommes attendent souvent des années avant de s’attacher à leurs enfans.
Il est si rare qu’on échange deux cœurs en se mariant ! Dans les unions de convenance, arrêtées entre parens ou arrangées par des notaires, le père ne vient à aimer son enfant que peu à peu, par habitude et par amour de la propriété : il n’apprécie d’abord en lui que l’héritier de son nom et de sa fortune, le survivant de son égoïsme et de sa vanité; mais quand, attirés par une mutuelle sympathie, après des mois d’épreuve et de pénible attente, deux êtres se sont livrés à jamais l’un à l’autre, l’enfant conçu d’un tel amour est chéri avant de naître. Oh! chère Isabelle, comment pour-rais-je ne pas aimer notre George? C’est toi surtout que j’adore en lui.
Pourtant, cher Henri, je vous assure que c’est à vous qu’il ressemble.
Pendant les premiers mois, le visage d’un enfant, avec ses traits indécis, est pareil aux nuages où chacun voit à son gré la ressemblance qui lui est chère.
La meilleure preuve que mon cœur ne me trompe pas, c’est qu’hier encore notre future belle-sœur, Emma, en était frappée comme moi. — Votre fils, me disait-elle, a déjà le sourire caressant, le regard fascinateur de son père. Oh! ce sera un homme bien dangereux!
A-t-elle dit cela?
Oui, qu’avez-vous à répondre?
Rien; mais si je prenais au sérieux vos folies à toutes deux, je ne tarderais pas à devenir un fat insupportable.
Vous avez beau vous en défendre, avant de me rendre heureuse, vous avez dû faire bien des victimes. A moi, qui n’ai pas un secret pour vous, pourquoi ne vouloir jamais rien raconter de votre vie passée?
Dans notre intérêt, je vous supplie de renoncer à une imprudente curiosité. A mon avis, celui-là est un sot qui, en admettant qu’il ait quelque chose à raconter, fait à sa femme le récit de ses galanteries. A quoi bon descendre à plaisir des hauteurs où vous a placé l’amour pur de la jeune fille pour se révéler à elle le héros d’aventures vulgaires, ou le convalescent échappé de quelque grande passion, avec l’imagination éteinte et le cœur plein de cendres? Orphelin dès ma naissance, pendant ma longue jeunesse, j’ai cherché le plaisir, j’ai vécu de la vie des autres hommes; mais c’est vous, vous seule, qui m’avez appris à aimer.
Pardon! ma foi en vous est entière, absolue. N’allez pas croire qu’il entrât dans mon désir ni jalousie, ni curiosité : nous nous sommes rencontrés si tard dans la vie! J’aurais voulu vous aimer jusque dans votre passé... Ne trouvez-vous pas, Henri, que, depuis quelque temps, Emma montre à Fritz une froideur inaccoutumée ? Je ne sais, mais je crains qu’une fois mariée elle ne fasse pas le bonheur de mon frère.
Quelle idée ! rien ne me paraît changé dans leurs rapports.
Oh! vous ne les observez pas d’aussi près que moi. Mon frère, malgré sa jeunesse, est entiché de noblesse et de vieux préjugés; en vivant avec vous, j’ai compris ses défauts. Aussi je ne demande plus à Emma ces sentimens enthousiastes qu’elle manifestait à l’époque de leurs fiançailles. Mon Dieu ! ce que je voudrais, c’est qu’elle fût tendre, affectueuse avec lui... seulement comme elle l’est avec vous.
Je vous assure!... (se remettant.) Quelle comparaison pouvez-vous faire entre l’amitié presque fraternelle qu’elle me porte et les brouilles des deux amoureux?
Je me serais donc trompée?... Notre nouvel hôte, le comte de Noirmont, mérite sans doute votre confiance? Seul, parmi vos amis, vous l’avez fait venir à Dusseldorf pour être témoin de notre mariage; il est déjà pour moi une ancienne connaissance; son âge devrait me rassurer, pourtant il m’intimide à un point que je ne saurais dire ! Il a beaucoup d’esprit, n’est-ce pas? Emma est bien heureuse ! elle plaisante avec lui;... moi, je lui trouve l’air si moqueur que j’ose à peine ouvrir la bouche en sa présence.
Vous avez tort, car il prétend que vous êtes la première femme qui lui ait fait comprendre le mariage. Noirmont est en effet le meilleur et le plus ancien de mes amis. Appelé à vivre souvent en tiers avec nous, je veux vous le montrer tel qu’il est : né avant 89, d’une ancienne maison, mais abandonné à lui-même dès l’enfance, libre par conséquent de préjugés traditionnels, il a assisté avec indifférence, presque avec joie, à la chute de la vieille société. Après avoir été l’un des beaux du directoire, il est encore un type d’élégance et de distinction; exclusif dans les relations du monde, il ne fréquente guère cependant que les femmes de théâtre : aussi dans les salons a-t-il une réputation de cynisme, et les vérités hardies qu’il lance parfois dans la conversation sont traitées de paradoxes. Il a pour habitude d’accabler les sots sous l’ironie de ses complimens et d’user d’une sévère franchise envers ceux qu’il estime ou qu’il aime. C’est un homme d’un tact sûr, d’une expérience consommée, et, quoi qu’on en dise, il m’a prouvé qu’il était exceptionnellement capable de dévouement.
Je l’aimerai donc, Henri, puisqu’il vous aime.
Madame ! (Tendant la main à Hermnn.) Bonjour, Henri.
Rien n’a-t-il manqué à votre installation? Dites-le-moi, comte, sans indulgence; je veux apprendre de vous à exercer l’hospitalité.
Tout était parfait, madame, je vous jure, et je ne saurais me plaindre que d’avoir trop dormi.
Il est vrai, en vous faisant coucher avant minuit, nous avons dérangé toutes vos habitudes.
C’est pour moi un plaisir de les rompre et aussi une utilité : le seul moyen de lutter contre la vieillesse est de ne s’asservir à aucune habitude.
Comte, permettez-moi de vous adresser un reproche et une prière : vous qui avez été le témoin de notre union, l’ami et presque le tuteur de mon mari, vous gardez des formes trop cérémonieuses avec moi. Je vous en prie, accordez-moi un peu de cette affection dont vous lui avez déjà donné tant de preuves; appelez-moi Isabelle comme vous l’appelez Henri.
Mon cher Noirmont, je me joins à elle; tu ne repousseras pas sa déclaration d’amitié.
J’accepte de grand cœur, mes enfans! (Regardant Herman.) D’ailleurs la vertu d’Isabelle peut tout braver, même ma familiarité.
Bonjour, chère Isabelle, (Elles s’embrassent)
Bonjour, chère sœur.
Déjà en uniforme, belle Chasseresse? (Il la prend par la taille et lui baise la main.)
Oui, je crois que nous aurons un temps magnifique, (A Noirmont, lui tendant la main.) Salut à mon adorateur! (A Isabelle.) Ne venez-vous pas avec nous?
Non. Vous savez, Emma, que je redoute la fatigue; puis, il faut tout dire, je ne saurais me résoudre à quitter mon fils pendant une journée.
Chère Isabelle, votre santé,... notre enfant,... comment combattre de pareilles raisons? Mais il faudrait que la chasse fût bien malheureuse pour que nous ne fussions pas rentrés longtemps avant la nuit.
Eh bien ! mademoiselle, vous ne demandez pas des nouvelles de votre fiancé, mon odieux rival ! N’a-t-il pas déjà cherché à vous voir?
Je ne sais, je crois l’avoir aperçu dans le parc, se dirigeant du côté de la tour.
A sa place, j’aurais épié le regard matinal de mon amie. Pour l’obtenir, j’aurais lancé un bouquet dans sa fenêtre, j’aurais profité d’une porte entr’ouverte pour plonger dans sa chambre un regard indiscret; mais ce sont là façons d’aimer à la française! Un fiancé allemand accorde à la tourelle toutes ses préférences, surtout un fils des croisés, un membre de la chambre des seigneurs!
Fritz n’a pas seul la passion du gothique : le marquis de Maran n’a consenti à nous louer sa terre, pendant son séjour en Italie, qu’à la condition de laisser visiter par les voyageurs ce reste précieux du manoir héréditaire.
Quoi! Henri, toi aussi, tu es dupe d’un de ces exploitans de gothique moderne, constructeurs de ruines, faussaires du passé? Cette tour exposée à l’admiration des badauds voyageurs est l’œuvre d’un sieur Pierre Dufour, marquis de la seconde restauration, acquéreur du domaine et du nom de Maran, qui, afin de vieillir son blason, a élevé dans le parc ce simulacre de donjon féodal. Le choix de l’emplacement, au sommet d’une verte colline entourée de chênes séculaires, fait honneur à l’architecte; deux ou trois armures véritables, beaucoup en carton-pierre, des devises empruntées au mémorial héraldique, des panoplies, des hampes auxquelles pendent quelques lambeaux d’étoffes usées, complètent l’illusion. C’est ainsi que, dans un de nos cabarets en renom, le sommelier apporte avec respect, couché en un panier, berceau de sa vieillesse, une bouteille poudreuse, couverte de toiles d’araignée, et dont le bouchon épanoui étale une vénérable moisissure. De naïfs étrangers la paient au poids de l’or; pourtant quelques jours ont suffi à un industriel pour transformer le jeune vin en nectar centenaire.
Pardon, chère sœur, et vous, ma fiancée; en attendant l’heure de me présenter devant vous, j’étais allé revoir la tour de Maran, et là, au milieu de ces souvenirs des croisades, en relisant les devises des anciens preux, je m’étais oublié.
L’excuse est excellente, jeune homme. Le lecteur de la Gazette de la Croix, l’honneur de l’ordre, équestre, en se retrouvant parmi ces loyaux chevaliers, devait sentir son cœur battre à l’unisson.
Méfie-toi, frère, il y a plus d’ironie que de bienveillance dans les éloges du comte de Noirmont.
Ma foi! mon pauvre Fritz, nous avons été tous deux dupes d’une adroite supercherie : Noirmont vient de nous expliquer comme quoi le donjon féodal est contemporain de la rentrée des Bourbons, une vieillerie improvisée par la vanité d’un parvenu.
Soit. J’aurai été dupe de la fraude d’un Français; mais il vaut mieux prêter au ridicule par sa crédulité que d’affecter, comme certains nobles dégénérés, de n’avoir ni foi ni principes.
Eh ! qui vous dit, baron, que l’on est sans foi parce qu’on n’a pas la vôtre, sans principes parce qu’au lieu de rétrograder jusqu’à saint Louis et Barberousse, on est de son siècle et l’on marche avec lui? C’est en vérité une prétention divertissante de nos jeunes burgraves de posséder le monopole des sentimens honnêtes et des convictions sérieuses ! Étaient-ils convaincus, Biron, La Fayette, Custine, Condorcet, tous nobles dégénérés, qui ont payé de la vie ou de la liberté leur foi révolutionnaire?
Avant d’aller plus loin, comte, écoutez-moi. Que dans une lutte impie, depuis un siècle, en Europe, la race vassale de la nôtre s’agite et tente de secouer le joug, c’est à nous de la contenir ou de succomber les armes à la main; mais de grâce n’exhumez pas les noms de ces déserteurs de leur caste qui, par ambition, par vengeance, pour assouvir des passions plus basses encore, se sont faits les chefs des peuples insurgés contre leurs souverains légitimes, le droit divin et la foi de leurs pères.
Peste ! noble baron ! vous vous entendez déjà, autant qu’homme d’église, à noircir des adversaires ! Croyez pourtant qu’il a fallu une foi bien ferme à ces déserteurs qui, dans la solitude de leur conscience, se sont voués à la haine de ceux qu’ils abandonnaient, à la méfiance de ceux qu’ils voulaient servir, sans autre espoir que la justice tardive de la postérité.
Quoi que vous puissiez dire, je n’appellerai jamais la passion du mal une foi politique. Je reste sans merci pour des incendiaires dévorés par les torches qu’ils avaient allumées.
Devant cette brûlante image, baron...
Mes deux adorateurs, vous n’êtes pas galans; vous combattez pour une cause qui m’est étrangère, et, ce qui est plus grave, sans compter qu’Isabelle et moi, nous sommes les victimes ennuyées de vos discussions politiques. Comte de Noirmont, je vous prends le journal,... et je vais y chercher un sujet vraiment digne de notre intérêt. Voici le feuilleton... Hum! hum! (usant.) « Théâtre-Italien. -— Ouverture. — Don Juan. — Rentrée de Mlle Pompéa. — Le nouveau directeur, M. Campanone, a laissé maladroitement Lablache partir pour l’Italie, et Tamberlick rejoindre Mme Viardot à Saint-Pétersbourg. Malgré ces pertes cruelles, malgré la médiocrité du reste de la troupe, la présence de notre diva Pompéa suffit à attirer la foule. » Je m’arrête. Je gage qu’Herman ne nous a pas encore retenu une loge pour cet hiver.
Ainsi vous me croyez indifférent à vos plaisirs?
Oh! ce serait affreux d’être privée des Italiens!
Tranquillisez-vous toutes deux : Noirmont est toujours sûr de vous en avoir une; il exerce sur le directeur une influence toute-puissante.
J’écris ce matin à Campanone, et vous aurez mon avant-scène en attendant sa réponse.
À ce prix, je vous pardonne de nous avoir parlé politique. Je reprends. (Lisant.) « Cette admirable cantatrice a fait mardi sa rentrée dans le rôle de dona Anna de Don Juan ; jamais ce rôle difficile n’a été chanté avec une passion si déchirante. Dès la fin du premier acte, la célèbre artiste, rappelée par un public enthousiaste, a failli succomber sous la pluie des bouquets et des couronnes. » (A Noirmont.) Vous la connaissez, comte, cette Pompéa?
Beaucoup, et depuis son enfance, ce qui fait qu’en dehors de son talent j’ai pour elle une sincère affection.
Vous la connaissez aussi, Henri?
Sans doute... Je l’ai vue... quelquefois chez Noirmont, qu’elle appelait son oncle.
Est-elle aussi belle qu’on le dit?
C’est une figure italienne,... des traits réguliers, pâle, des yeux... expressifs... Sa voix est magnifique, sa méthode excellente.
Oh! si nous pouvions, Emma et moi, prendre de ses leçons!
Vous êtes, ma sœur, en pouvoir de mari ; cela regarde Herman. Quant à moi, je ne souffrirai jamais que ma fiancée soit en contact avec une comédienne.
Diable, baron! savez-vous bien que, sur l’article des convenances, vous en remontreriez à notre faubourg Saint-Germain! Dans ses salons les plus exclusifs, on l’accueille, on l’admire, on s’empresse autour d’elle; mais rassurez-vous : Pompéa ne professe qu’au théâtre.
Chère Emma, ne continuez-vous pas le feuilleton?
Je vous obéis. (Lisant.) « Pourquoi faut-il que le héros de la partition de Mozart n’ait eu d’autre interprète que M. Baldini? Nous sommes trop jeune pour avoir entendu Garcia dans son rôle favori; mais il nous a été donné, ainsi qu’à quelques élus, de voir, il y a deux ans, dans un château des environs de Paris, ce rôle rempli par don Juan lui-même. Qu’est devenu don Juan? qui nous rendra le duc Pompée? Au dernier acte, la terre s’est-elle véritablement entr’ouverte pour l’engloutir dans les flammes éternelles? Toujours est-il que ce beau réprouvé, le créateur, le maître de la Pompéa, a disparu, sans qu’elle ni personne de ce monde qu’il charmait ait pu nous en donner des nouvelles. » Qu’est-ce que ce duc Pompée, messieurs? L’avez-vous connu? Était-il père, frère ou mari de la Pompéa? Avait-il en effet la figure et la voix d’un don Juan? Comment se fait-il qu’il ait disparu? Est-il mort?
Permettez-moi, belle curieuse, de ne pas répondre à tant de questions à la fois. A vrai dire, ce n’était pas par des liens de famille que le duc Pompée tenait à celle à qui il avait permis, en débutant au théâtre, de s’étayer de son nom. Il y a longtemps, voyageant en Italie, il la rencontra à Naples, encore enfant; frappé du charme de sa voix, de sa beauté, de l’intelligence précoce de sa physionomie, il proposa à ses parens de se charger de son éducation. Le duc Pompée a tenu sa parole, et c’est à lui que nous devons cette virtuose merveilleuse. Le duc Pompée était beau, mais d’une beauté fatale à celles qui l’approchaient. Est-ce tout? Ah! j’oubliais ! Après avoir dissipé sa fortune, on dit qu’il est allé mourir en Amérique.
Quel dommage ! J’aurais bien aimé à le connaître.
Je ne vous comprends pas, Emma; il me semble au contraire qu’un tel homme m’aurait fait peur.
Oh ! avec Henri, vous pouvez braver tous les Pompées de la terre. (On entend la cloche du déjeuner.)
Madame la comtesse est servie.
Le théâtre représente un parc. A gauche du spectateur, une serre avec des gradins couverts de pots de fleurs, la serre avance jusque sur le devant de la scène et en occupe le tiers en largeur; la porte en est ouverte et laisse voir ce qui se passe à l’intérieur. Sur le devant, attenant à la serre, un banc A droite, au fond et dans l’éloignement, un massif d’arbres au milieu duquel s’élève une tour gothique.
Au plus beau moment, quand l’animal sur ses fins commençait à faire tête aux chiens, une pierre se loge dans le sabot de mon cheval, le blesse, et je manque l’hallali; c’est un peu dur. Eh! pourtant j’aurais tort de compter sur les regrets de mes compagnons. Herman et Emma semblaient tout consolés du départ d’une duègne à cheval... Entre une jeune coquette et un ancien libertin, il y a une telle force d’attraction!... N’importe, j’ai conclu aujourd’hui avec Isabelle un pacte d’amitié; je veillerai sur son bonheur.
Eh ! voila ce diplomate de Noirmont,
Pompéa! Barini !
Eh, si ! c’est nous !
Mon bel oncle, vous allez nous aider à trouver Pompée.
Pompée? il n’est pas ici.
Quoi ! serait-il allé justement à Paris?
Je ne sais... mais par quel hasard?...
Bel oncle, toute votre discrétion est maintenant inutile... Vous êtes plus étonné que charmé de nous voir.
Il est certain...
Par momens, je crois moi-même être dupe d’un songe; rien pourtant n’est plus simple que ce qui m’arrive : ce matin, comme je déjeunais avec Mme Barini, Lebel est venu chez moi pour changer les tentures de mon salon; il m’a appris qu’il meublait un hôtel au faubourg Saint-Honoré par ordre de Pompée, qui habite en attendant le château de Maran.
Et nous sommes parties sans finir la chocolata.
Nous avons pris le chemin de fer jusqu’à Fontainebleau, et notre postillon vient de nous descendre à la grille du château.
Je vous répète qu’il n’y a plus de Pompée. J’ai dû, jusqu’au dernier moment, défendre un secret qui n’était pas le mien ; à présent que vous savez une partie de la vérité, il est nécessaire que vous la connaissiez tout entière.
Ma que peut-il lui être arrivé, à ce povre garçon?
Il y a deux ans, un ancien ami de sa famille, le comte Herman, est mort à Dusseldorf ; lié depuis longtemps avec lui, je l’avais tenu au courant des désordres de Pompée, de ses prodigalités, de sa ruine; il lui a laissé par testament son immense fortune, à la condition de quitter Paris, de prendre son nom, de ne correspondre qu’avec moi, et de rester en Allemagne au moins un an.
Quel bonheur ! lui si généreux dans la prospérité ! si fier dans la détresse ! car à présent je puis vous le dire, peu de temps avant sa disparition, avertie par Dubois de sa ruine, je lui avais offert de partager une fortune qui est la sienne, puisqu’elle est acquise tout entière par le talent que je lui dois; mais il m’avait repoussée avec indignation. C’est la seule fois peut-être qu’il se soit montré dur et hautain avec moi.
Ce n’est pas tout : en Allemagne, le nouveau comte Herman s’est épris de Mlle de Blümenthal, et l’a épousée.
Pompée marié!... Je n’aurais jamais cru...
Marié, et chaque jour plus amoureux de sa femme : le mieux me semble donc que vous renonciez à le voir;
Noirmont a raison : zé souis soure que ça te fera mal.
Mon Dieu ! vous savez bien que je suis habituée à ses infidélités ! Après deux ans de séparation, je retrouve le seul homme que j’aie aimé; je sais qu’il est là, peut-être à deux pas de moi, et vous me proposez de partir sans l’avoir vu, sans m’être assurée par moi-même qu’il existe! Cela est au-dessus de mes forces. Je ne demande que la faveur de lui parler un instant; pour l’obtenir, je m’adresserais à sa femme elle-même.
Après tout, il vaut peut-être mieux... (Haut.) Vous êtes bien décidée?
Oui, cent fois oui !
Et vous me jurez jusqu’à votre départ une obéissance absolue?
Comptez sur ma parole.
En ce cas, venez toutes les deux avec moi.
Viens, nous serons bien ici.
Comment, monsieur Dubois, vous avez apporté un violon?
Il le faut bien pour te donner une leçon de danse.
Et vous en jouez?
Certainement, petite!... Le valet de chambre d’un grand seigneur, son homme de confiance, doit être musicien, poète même dans l’occasion.
Qu’est-ce que c’est que ça, poète?
C’est celui qui fait les paroles de vos chansons.
Nous allons commencer tout de suite, n’est-ce pas?
Sans doute, ma charmante Lisette... Mais comment comptes-tu payer ton professeur?
Dame! monsieur Dubois,... je suis une pauvre fille,... je n’ai rien à moi.
Tu te moques, Lisette : tu sais que tu es riche... en fraîcheur, en jeunesse...
Vous trouvez?
Sournoise! tes galans te le disent tous les jours... Je ne veux pas me montrer exigeant : deux baisers, est-ce trop?
Alors vous voulez que je vous paie en embrassades?
Certainement, (Il va à elle et l’embrasse a plusieurs reprises.)
Assez, monsieur Dubois! A présent vous me devez au moins six leçons.
Voyons, Lisette, je vais t’enseigner les figures de la contredanse.
Oh! je les sais déjà!... J’ai de l’amour-propre, voyez-vous; les paysans, ce n’est pas mon affaire : ce que je voudrais, c’est que vous m’apprissiez de quoi faire enrager les autres filles du village et pouvoir être invitée par vos messieurs de Paris.
Tu veux parvenir. Je me charge de ton éducation, et pour commencer je vais ajouter à tes heureuses dispositions les grâces de notre danse nationale... Mais j’aperçois mon maître et sa belle-sœur : entrons dans la serre pour les laisser passer.
Danse-t-il bien, M. le comte?
Ah! Lisette, si tu l’avais vu autrefois, costumé en prince indien, au bal de l’Opéra ! Tout le monde faisait cercle autour de lui. Je sais ce que c’est que la danse; eh bien! vrai, je n’étais pas digne de dénouer les cordons de ses souliers.
Ne voulez-vous pas vous asseoir un instant sur ce banc?... Vous êtes infatigable; mais nous serons mieux pour causer : c’est si rare un tête-à-tête avec vous !
Diable! nous sommes pris! (Il l’entraîne dans l’intérieur de la serre.)
Comme ce costume vous sied! Quel délicieux désordre dans votre chevelure! l’animation de la chasse a coloré vos joues de ces teintes rosées qui entourent le soleil couchant; votre œil de velours a pris l’éclat du diamant.
Est-ce la chasse qui me rend belle?
J’ai tort d’attribuer tant de beauté à des causes matérielles ; le charme qui éclaire votre visage est celui de la femme qui se sent aimée.
Parlez-vous sérieusement?
Chère Emma, il est impossible que vous n’ayez pas deviné le tourment que j’endure.
Si je vous croyais, quel malheur pour nous deux ! Être à la fois si près et si loin! Qui sait si bientôt nous n’aurons pas à regretter le temps présent?
Que je hais celui qui vous épousera!
Vous aimez Isabelle.
Quoi qu’il puisse m’en coûter, je ne mentirai pas. Oui, j’ai pour Isabelle une tendresse infinie, je chéris en elle la femme et la mère; mais tous ces sentimens n’ont pu empêcher une passion plus forte de naître dans mon cœur. Cette passion me brûle, me domine, et si... (on entend dans la serre un bruit de pots de fleurs qui tombent et se brisent et un grand éclat de rire de Lisette. On voit Dubois routant à terre. Herman et Emma se lèvent précipitamment.)
Ciel! On nous écoutait! De quel côté fuir? (Elle s’enfuit effrayée par le fond.)
Emma, rassurez-vous... Elle n’est plus là. (Transporté de colère.) Je voudrais bien savoir quels sont les misérables!... (Regardant dans la serre, il aperçoit Dubois à terre entre plusieurs pots de fleurs.) Drôle ! que fais-tu là?
Monsieur le comte, c’est en montrant à danser à Lisette... Le pied m’a manqué...
Ne l’écoutez pas, monsieur le comte : il voulait m’embrasser... Dame! si j’avais su, je ne l’aurais pas poussé si fort.
C’est ainsi, mons Dubois, que vous montrez à danser aux jeunes filles! Vous donnez un bel exemple à mes gens! A votre âge! un homme marié! Je vous avais déjà prévenu ce matin; je devrais vous chasser!
Ah! pardon, monsieur le comte!
Soit! à cause de toi, Lisette, je lui fais grâce; mais à la première faute je serai sans pitié, (A Dubois.) Sortez d’ici!
Oh ! monsieur le comte nous a fait une peur! Quand je l’ai vu en colère, je me serais cachée dans un trou de souris.
Mais ce n’était pas contre toi, mon enfant.
Il n’est pourtant pas fort, M. Dubois; eh bien! quand il me tourmentait, avant que monsieur entrât, il m’a tout meurtri le cou et les épaules.
Elle est vraiment jolie! (Haut.) Voyons, Lisette. Oh ! le butor!
Oh! monsieur le comte a une manière... Je ne sais plus...
Chère enfant, tu aimes la danse, n’est-ce pas?
Oh! oui!
Tiens, voici de quoi t’acheter des robes de bal, des bonnets de dentelle, et tout ce qui s’ensuit.
Que je vais être belle ainsi! Oh! monsieur le comte, vous me permettrez de me montrer à vous dès que je serai dans ma grande toilette?
Très volontiers, mon enfant! Maintenant, écoute. Je ne veux rien devoir à la reconnaissance; mais si, tout compte fait, je ne te déplais pas, laisse un louis dans la bourse, et remets-là ce soir à Dubois, comme si tu l’avais trouvée. (Riant.) Ce trait de probité te fera grand honneur, et cela signifiera que tu m’attends à minuit, (Ils sortent. lisette s’éloigne pensive en regardant la bourse.)
Rendez-vous à Lisette!... Peuh! une fantaisie sans lendemain, Un éclair de plaisir !... Mais Emma ! Par quelle pente insensible suis-je descendu jusqu’à adresser une déclaration à celle qui doit épouser le frère de ma femme? Pendant les deux ans de mon séjour en Allemagne, la pensée d’Isabelle m’avait seule absorbé; mon imagination comme mon cœur ne voyaient qu’elle. Je me croyais fort, je défiais mon passé. C’est à partir du jour où Fritz nous a amené sa fiancée qu’entre l’amour et le désir la lutte a commencé. Nos habitudes sociales sont vraiment singulières! Un homme était la terreur des maris et des mères : il choisit une compagne, et aussitôt il devient l’objet d’une confiance absolue. Il semble qu’il ait cessé d’être homme en se mariant. On l’entoure de tentations, on exige qu’il aille au-devant du danger. Sa femme est délicate, absorbée par les soins maternels; mais l’amie de sa femme a besoin d’exercice : vite! une longue promenade au bras du mari. Fritz est obligé de s’absenter : qu’importe? ne suis-je pas là pour monter à cheval avec sa fiancée, la mettre en selle, la soutenir si elle perd l’équilibre en franchissant un obstacle, et la recevoir frémissante dans mes bras quand elle descend enivrée d’une course rapide? Que de fois déjà nos yeux avaient échangé l’aveu tout à l’heure échappé de nos lèvres!... Ah! il s’est fait en moi deux hommes différens : l’un qui n’adore qu’Isabelle, l’autre toujours esclave de l’occasion.
Ah! vous voilà enfin, cher tuteur!
Je te cherchais partout, car j’ai à te parler.
Moi aussi. A-t-on jamais vu pareille malencontre? Emma lisant tout haut ce maudit feuilleton en l’honneur de notre Pompéa!
Franchement, tu ne peux espérer, quand tout Paris en parle, que, pour te faire plaisir, les journaux se tairont.
Soit; mais, depuis deux ans que j’ai disparu, je pouvais croire le duc Pompée hors de cause.
Tu es trop modeste; les hommes comme toi, qui ont rempli le monde de leurs brillantes folies, ne sont oubliés que le jour où ils sont remplacés... D’ailleurs le feuilleton était de Fernel.
Savez-vous que j’ai tremblé un instant qu’il ne fît suivre mon prénom de Pompée de mon nom de Joyeuse ! Quel coup pour Isabelle! car vous avez été témoin de l’effroi que lui inspire la réputation de Pompée. Et encore le portrait était-il d’un ami ! Tenez, je vous le dis sans exagération aucune, je sens qu’à ce frêle amour ma vie est attachée... On se passe d’un bonheur qu’on ignore; mais quand une fois on a goûté les joies de cet amour qui vit de confiance et d’estime autant que d’attrait et de volupté, y renoncer est impossible.
Eh! qui te parle d’y renoncer? Le sentiment que tu as inspiré à cette nature timide et tendre est indestructible. Le jour où aura lieu la découverte que tu redoutes, Isabelle trouvera dans son cœur des trésors d’indulgence pour le pécheur repentant. Prépare donc ton sang-froid, car mes nouvelles n’auront pas pour effet de calmer tes appréhensions.
Qu’est-ce?
Pompéa est ici.
Pompéa ici ! dans ce château !
Je viens de la quitter.
Mais par quel accident? par quelle perfidie?... Oh ! c’est un tour infâme!
Ménage tes expressions; le perfide auteur de ce rapprochement, c’est toi.
Moi!
Eh! oui, toi ! Quand on veut rester ignoré à Paris sous le nom d’Herman, on ne choisit pas, pour meubler son hôtel, les anciens fournisseurs du duc Pompée, Lebel surtout, le tapissier de Pompéa aussi bien que le tien. Elle est accourue, et je me suis heureusement trouvé le premier sur son chemin.
Alors vous avez obtenu d’elle qu’elle s’éloignât?
Tu en parles à ton aise! J’ai cru d’abord, en lui expliquant ta nouvelle situation, qu’elle céderait à mes remontrances; mais, étant si près de toi, rien n’a pu la résoudre à partir sans te voir,
Que faire? Comment sortir d’un pareil embarras? Il fallait lui promettre que j’irais, demain, la trouver à Paris.
Insensé! c’était lui accorder plus qu’elle ne demandait; c’était tout perdre en un instant. Voyant sa résistance, j’ai changé de dessein : moyennant un secret absolu sur vos anciennes relations, je lui ai accordé de te voir, non en cachette, mais en présence de ta femme et des tiens.
Quelle imprudence! nous exposer ainsi au danger d’une reconnaissance devant témoins !
Entre plusieurs dangers, j’ai opté pour le moindre.
Redouter à ce point l’influence d’une habitude rompue depuis deux ans!
Mes craintes sont injustes? As-tu donc oublié avec combien de peine j’ai réussi à te faire accepter le testament du comte Herman? Les conditions en étaient parfaitement honorables; cependant ton orgueil se révoltait. Tu ne voulais pas, disais-tu, vendre ton nom et ta liberté.
Quoi de plus naturel? Je trouvais dur de renoncer à l’entraînement d’une vie de plaisirs, de quitter un monde dont j’étais le favori, de me condamner moi-même à l’exil.
Tu ne me donnes là que des motifs secondaires de tes refus. La chaîne la plus forte était ta liaison avec Pompéa. Entre vous, ce n’était pas l’amour, et c’était cependant autre chose que la seule volupté. Tout déchus que vous étiez, vous restiez encore fiers l’un de l’autre. Au plus fort de vos désordres, elle te conservait un attachement d’esclave, et cette esclave était une artiste de génie! Aussi je te vois encore, pâle, les yeux en larmes, me suppliant de t’accorder avec elle une dernière entrevue.
Je ne le nie pas, mon cœur saignait quand je l’ai quittée. Pendant les premiers temps de mon séjour à l’étranger, je tombai dans le découragement; mais j’ai tenu fidèlement ma promesse. A présent, je suis mari et père; au lieu d’un an, j’ai vécu deux ans en Allemagne, et ce n’est que sur les instances d’Isabelle et d’Emma, sur vos propres exhortations, que j’ai consenti à revenir en France.
Évidemment je ne pouvais pas te laisser mourir à Dusseldorf. A ta rentrée dans le monde, le comte Herman ne cachera à personne l’ancien duc Pompée. N’attache donc aucune valeur à ce changement de nom : ce qu’il te faut, c’est d’être réellement un homme nouveau, c’est de traverser sans défaillance cette crise suprême. Courage! l’épreuve va commencer.
Mais dans quelles conditions! Avez-vous réfléchi à ce qui pourrait arriver si, pendant la visite de Pompéa, Isabelle découvrait notre passé ? Quelle ne serait pas son indignation en voyant une ancienne maîtresse présentée par vous, accueillie par moi, introduite dans sa maison ! Ne devrait-elle pas supposer que nous nous entendons pour la trahir ?
Sur ce point, nous sommes forts de notre conscience, D’ailleurs Pompéa est incapable de manquer à sa promesse.
D’accord, mais il suffit qu’un malheur soit possible. Tandis qu’en me rendant demain secrètement chez elle, après une explication tête à tête, nous nous serions quittés comme deux bons amis.
Tu le crois ! Est-ce sérieusement que tu viendras me dire qu’une fois attiré dans ce logement plein d’ardens souvenirs, seul avec cette enchanteresse, dans l’abandon d’un premier tête-à-tête, mais fort de ton amour pour Isabelle, tu serais sûr de rester dans les bornes d’une honnête amitié ? L’amour, c’est ta vertu ; mais ta vertu est bien jeune encore pour marcher toute seule ! J’ai préféré qu’elle s’appuyât d’une main sur George, de l’autre sur Isabelle. Obéissant à un premier mouvement, Pompéa est venue te trouver au centre de tes affections. J’ai cru plus sage d’en profiter. Une visite à la tour de Maran explique sa présence ; elle est d’ailleurs escortée de la vieille Barini… Enfin la présentation à ta femme a eu lieu, et celle-ci, passionnée pour la musique, lui a fait le plus charmant accueil. Au surplus, elles arrivent ; songe à te bien tenir.
Je suis heureux de vous revoir, mademoiselle.
Charmée,… en effet.
Eh ! caro Bricone ! Zé croyais que mé povérés yeux ne te (se reprenant) ne vous verraient plous. (Se tournant vers Isabelle.) Il faut m’escouzer, madame la comtesse ; ma, zé l’ai connou qu’il avait moins dé barbé qué moi.
Vous le voyez, Henri, tout le monde vous aime. Qu’on est heureux de vous avoir connu depuis votre enfance !
Mon bel oncle, avez-vous expliqué au comte par quel hasard, étant venue passer deux jours à Fontainebleau, et parcourant la forêt, notre postillon nous a proposé de visiter la tour de Maran ?
Sans doute, et Herman m’en a témoigné toute sa joie.
Mon ami, il faut que vous m’aidiez à retenir ces dames, au moins jusqu’à demain.
Oh ! je ne les laisse pas partir ! (A Pompéa.) Mademoiselle… (A Barini.) et vous, ma vieille amie, puisque je vous retrouve après ma longue absence, vous ne me ferez pas l’injure de nous quitter.
Je voudrais accepter ; mais nous nous attendions si peu ;… nous n’avons rien emporté.
Oh ! qu’à cela ne tienne, nous sommes en famille.
Eh ! donc déjà que madame la countesse fa la favour d’insister, nous acceptons malgré la toilette négligée.
Comment donc ! mon aimable contemporaine, avec des boucles d’oreilles comme les vôtres on est toujours en grande tenue.
Il mé taquiné parce qué cé sont des boucles d’oreilles que zé né veux zamais m’en séparer… Eh ! vous comprenez : lé plous grand souvenir de moun ezistence mousicale ! À oune réprésentation dé l’Alzira de Zingarelli, à la Scala, le premier consoul assistait, et comme zé venais de chanter mon air : Nel silenzio, il a donné loui-même le signal des applaudissemens, et le soir il m’a fait remettre cette paire de brillans par soun boun ami Douroc.
Ah ! vous chantez aussi, madame ?
La signora Barini était un magnifique contralto ; elle ne chante plus, mais elle donne encore d’excellens conseils dont Pompéa a souvent profité.
Maintenant que votre séjour est chose convenue, rentrons au château, car nous ne pouvons rester, même en petit comité, dans ces habits de chasse.
Le théâtre représente une chambre à coucher à angles coupés. Lit au fond ; à l’angle gauche, une cheminée ornée de candélabres avec bougies allumées, et d’une glace autour de laquelle sont suspendus des médaillons et de petits tableaux de genre ; à l’angle de droite, une porte ; au premier plan, du même côté, une autre porte. Les murs sont garnis çà et là de quelques tableaux, de fusils, couteaux et ustensiles de chasse, de pistolets et de diverses armes anciennes et modernes. A gauche, une causeuse ; au milieu, un guéridon. Chaises, fauteuils, un paravent.
(Herman est à droite, en robe de chambre, debout, appuyé à la cheminée, et fumant un cigare ; Fritz est à gauche, assis et fumant une pipe allemande ; Noirmont est assis entre Herman et Fritz.)
Eh bien ! Herman, je vous jure, je n’aurais pas cru que vous vous en seriez si bien tiré, quand Mlle Pompéa a insisté pour que vous chantiez ce duo avec elle… Vous avez une assez jolie voix pour un amateur.
Vous êtes trop bon, cher beau-frère !
Non, en vérité !… Cette découverte a jeté ma sœur et Emma elle-même dans une surprise qui allait jusqu’à l’admiration, (Riant.) En prenant le nom d’Herman, vous avez adopté nos mœurs germaniques, car ce n’est pas un Français qui aurait tenu un talent caché pendant deux années.
Ah ! baron, vous êtes un terrible gallophobe ! Cette fois c’est vous qui commencez la guerre.
Je plaisante innocemment… Mais Mlle Pompéa, quelle femme prodigieuse ! Je ne sais ce qu’il faut admirer le plus, de sa beauté ou de sa voix.
Vous voilà donc réconcilié avec la comédienne ?
J’avoue mes torts. D’ailleurs, quel rapport y a-t-il entre ces malheureuses qui font le métier d’actrices et celle qui personnifie en elle le génie de la musique ? Quelle séduction ! quelle noblesse dans ses manières ! quel air de reine ! Elle me fait penser à la Marie Stuart de notre Schiller, et en même temps elle a quelque chose de si pur, de si angélique, qu’elle me rappelle la sainte Amélie de la légende, charmant les animaux des forêts.
Peste ! mon cher beau-frère ! dans votre enthousiasme, en la canonisant, vous nous faites jouer à tous trois le rôle de bêtes féroces !… Mais je vous le pardonne, car personne n’a mieux que Mlle Pompéa représenté la vertu, et donné ici-bas un avant-goût des joies du paradis.
Monsieur le comte!
Ah! c’est toi! Qu’y a-t-il?
C’est votre bourse que vous aviez laissé tomber dans le parc.
Tu Tas trouvée?
Non, monsieur le comte, c’est Lisette : elle m’a bien recommandé de vous la remettre ce soir même.
C’est une honnête fille... Tu la remercieras.
Eh bien! baron, voilà une petite fille qui n’est pas mal, ma foi! Elle doit aimer les chiffons comme on les aime à son âge! Elle trouve une bourse, et elle n’a pas de cesse qu’elle ne l’ait fait parvenir à son légitime propriétaire. Je voudrais bien savoir ce qu’une Allemande aurait fait de mieux.
Ma critique de vos idées et de vos habitudes ne s’étend pas aux femmes... Si je ne me trompe, vous disiez ce matin que Mlle Pompéa a été élevée en France?
Ah! baron, vous y revenez! Décidément vous êtes blessé au cœur.
Vous savez bien que je suis pour ainsi dire déjà marié... Je la crois très bonne. Avez-vous remarqué avec quelle indulgence elle applaudissait lorsqu’Isabelle a fait entendre sa voix ? Par exemple, elle n’a rien dit après qu’Emma a chanté.
C’est aussi exiger de sa part trop d’abnégation de vouloir qu’elle complimente votre fiancée.
Je ne vous comprends pas.
L’effet que vous avez produit sur la grande artiste n’était que trop visible, et Emma ne s’y est pas trompée : vous avez dû remarquer son dépit.
Vous exagérez sans doute... Le fait est qu’à la fin de la soirée elle avait l’air de m’éviter : les jeunes filles se piquent si facilement !
Comment ! Ne vous êtes-vous pas aperçu qu’elle allait bouder avec Herman dans tous les coins du salon?
Oh ! je raccommoderai tout cela demain! (Il se lève.) Adieu, messieurs! Je n’ai pas, comme vous, l’habitude de veiller. L’heure du couvre-feu est sonnée depuis longtemps, (Il échange une poignée de main avec Herman et salue Noirmont.)
Bonsoir, baron! (Pendant que Fritz prend un bougeoir sur le guéridon il se dirige vers la première porte de droite.) Malgré vos principes, ce n’est pas de votre fiancée que vous rêverez cette nuit. (Fritz sort.)
Salut! fils immaculé de l’ignorance et du passé! modèle de vanité puérile et de candeur virginale ! Amoureux stagiaire, dont les passions sans courant étaient pures comme les eaux dormantes d’un lac! Un mot d’Herman à l’oreille de Pompéa et quelques regards capricieux de cette adorable fille ont suffi pour le troubler! La comédienne n’existe plus, c’est une reine ! une sainte ! Encore un jour, et, si elle le veut, le fiancé faussera ses sermens, se brouillera avec sa famille, afin de mettre aux pieds de la cantatrice sa fortune et son nom !
Le petit beau-frère n’est pas fort, et Pompéa n’en ferait qu’une bouchée. (Ils viennent sur le devant de la scène.) Mais vous devez être content de moi, cher tuteur; ma tenue n’a pu éveiller aucun soupçon?
Oui... Tu lui as donné un rendez-vous.
Évidemment. Je ne pouvais pas, quand nous nous rencontrons après deux ans de séparation, lui refuser un moment d’entretien.
Soit ! J’en étais sûr... Quand vient-elle?
A minuit.
Je vais donc vous laisser.
Il n’est pas temps encore.
Puisque tu me retiens, parlons à cœur ouvert : tu es fier de ta réserve à l’égard de Pompéa? Mais crois-tu bonnement que j’aie été ta dupe? Me prends-tu pour un fiancé allemand, ou comptes-tu sur mon grand âge pour n’avoir pas aperçu tes manèges avec Emma?
Loin de penser que votre vue baisse, je crois, cher tuteur, qu’elle grossit les objets... Vous êtes, d’honneur, un gardien plus jaloux de ma fidélité qu’Isabelle elle-même.
J’exagère, dis-tu? Mais cette intimité dangereuse avec une fille de vingt-quatre ans, dont l’imagination s’exalte, et qui n’a pour bouclier que la cour fastidieuse d’un fat qu’elle n’aime pas, est d’autant plus coupable qu’elle se couvre du manteau de la fraternité.
Quel grand crime après tout quand un peu d’amour se cacherait sous un semblant d’amitié ?
Oui, c’est un crime à mes yeux que cette hypocrisie. Tes vices ont encore un reste de jeunesse ; mais si tu veux juger combien il peut être odieux de simuler les affections de famille, songe à ces libertins endurcis qui tournent au profit de passions attardées leurs cheveux blancs, leurs rides et les injures de l’âge, paternes hypocrites, insinuans, affectueux au toucher, embrasseurs sans conséquence, donnant à leurs yeux, selon l’occasion, l’expression attendrie d’un bon parent ou le regard enflammé d’un satyre, épiant une surprise des sens, et cherchant la satisfaction de leurs désirs honteux à l’aide d’une équivoque. Entre eux et toi, ce n’est qu’une question de temps; c’est le vice qui a vieilli.
Quoi donc! c’est vous, l’homme aux mœurs faciles, le voluptueux, le sceptique, vous, qui, sans rancune, cher tuteur, m’avez lancé, bien jeune, à l’Opéra, vous, mon maître en bien des choses, mais non pas en vertu, c’est vous qui, à propos d’un innocent caprice, enfourchez les grands mots, et montrez à mes yeux ébahis l’effroyable peinture du vice devenu vieux !
Il est vrai, je suis en guerre ouverte avec les salons; je scandalise un monde corrompu à qui je refuse la satisfaction des apparences. Avec moins d’expérience et un sentiment plus haut du devoir, j’aurais peut-être tenté de le réformer; mais, dans la pratique, j’ai reconnu que le mal est vivant, que les abus sont des hommes, et se comptent par milliers. J’ai vu, dans mon enfance, une génération convaincue s’avancer intrépidement au-devant des obstacles, et je sais combien de sang et de larmes coûte chaque progrès de l’humanité ; j’ai vu, au lendemain de la terreur, les restes de cette société égoïste et frivole se dédommager de quelques années d’abstinence en se jetant dans une licence sans limites : j’ai suivi le torrent, et, sans égard aux formes nouvelles, je continue les mœurs de mes contemporains. Mes défauts sont nombreux ; ma seule qualité, ma règle de conduite est le respect de la sincérité. Si je provoque le scandale, je hais le mensonge ; jamais, pour triompher d’une résistance, je n’ai eu recours à la comédie de l’amitié ; jamais je n’ai prodigué les feintes promesses ni les faux sermens d’une éternelle flamme; jamais je n’ai séduit, jamais je n’ai trompé : aussi je me contente du parfum des fleurs déjà cueillies. Quant au reproche d’avoir guidé tes pas vers nos Madeleines encore non repenties, je voudrais bien savoir ce que Mentor ferait de nos jours d’un Télémaque de vingt ans !... Toi, qui es encore un trop jeune mari, oses-tu bien me blâmer de ne t’avoir pas marié plus tôt?.
Vous valez mieux que moi, d’accord ! mes reproches n’avaient pas le sens commun; mais je m’irrite en vous voyant, parce que j’adore ma femme, vouloir faire de moi un homme plus parfait que nature, incriminer mes peccadilles, et prétendre m’interdire les moindres distractions.
Ingrat! La nature a accumulé sur toi ses plus précieuses faveurs : l’intelligence, la beauté, la noblesse, la voix qui charme, et ce don de séduire qui vaut à lui seul tous les autres; tu as abusé des voluptés, et quand, à quarante ans, je t’ai forcé à rompre avec les plaisirs avant qu’ils ne te quittent, à point nommé est éclose pour toi dans le cœur d’Isabelle cette fleur qui s’épanouit à peine une fois en un siècle, l’amour, qui donne le bonheur, qui survit au mariage, à la vieillesse, peut-être à la mort. Ainsi, dans ton existence privilégiée, le bonheur a succédé sans intervalle au plaisir; quel insensé serais-tu donc si, pour Emma ou pour Pompéa, pour un caprice ou pour un souvenir, tu risquais un pareil amour !
Pardon, mon cher, mon véritable ami; je sais que mon passé autorise votre méfiance; mais pour conjurer le danger de ce premier tête-à-tête, j’ai un moyen infaillible : le tableau de mon bonheur suffira... ( on entend frapper à la deuxième porte. )
A l’œuvre donc, et de la fermeté! (Il sort par la porte du premier plan.)
Je te retrouve enfin, mon maître ! mon Pompée ! Depuis que je t’ai rencontré dans le parc, cette contrainte me pesait comme un manteau de plomb ! Dis, m’as-tu gardé une petite place dans ton cœur?
Sans doute; tu n’es pas de celles qu’on oublie.
Je suis bien vieillie, n’est-ce pas?
Enfant! tu es plus belle que jamais; mais, moi, j’ai quitté la jeunesse.
Vrai ! tu n’as pas encore l’embonpoint des maris. (Le prenant sous le bras. ) Pauvre chéri j’ai bien souffert, va, depuis ta rupture avec moi!... Oh! ton élève n’a pas été lâche! Pour chasser ton souvenir, j’ai eu recours à toutes les distractions, à toutes les ivresses; mais ton image me poursuivait partout, dans le monde, sur la scène... Mon cœur est resté plein de toi.
Pardonne-moi mes torts involontaires : la nécessité était là, impérieuse, implacable... Noirmont a dû te dire...
Pendant deux ans, le cruel oncle a été impénétrable... Ce n’est que ce matin qu’il m’a conté !... Mais j’écoutais si peu les raisons qu’il donnait pour me décidera partir !... Un ancien ami de ta famille t’a fait son héritier, à la condition d’abandonner ton beau nom de Joyeuse et de prendre le sien. N’est-ce pas cela?
Ah! mon Dieu, oui! C’est à n’y rien comprendre! Une immense fortune! Encore aujourd’hui c’est un mystère que je ne m’explique pas. (Il va décrocher un médaillon suspendu près de la glace et le montre à Pompéa. Plaisantant.) Tiens, voici le portrait du barbare qui nous a séparés.
C’est là le comte Herman, l’homme au testament? Et tu n’as rien deviné?
Que veux-tu que je devine?
Tu n’as pas le plus léger soupçon? (Lui remettant d’une main le portrait, de l’autre l’attirant devant la glace.) Jette un coup d’œil sur cette miniature, et regarde-toi dans la glace.
Ah!
Au fait, je pardonne à présent au comte Herman d’avoir exigé que tu prisses son nom.
Trêve aux plaisanteries!
J’ai tort... Mais toi, cruel, pourquoi ne m’avoir pas écrit une fois durant ta longue absence ?
Je m’y étais engagé par serment : c’était une condition du testateur.
Et sans doute ton mariage aussi?
Non. A mon arrivée en Allemagne, j’étais triste, abattu ; un hasard de voisinage m’a mis en rapport avec Mme et Mlle de Blümenthal ; peu à peu j’ai senti que près de cette charmante personne je devenais meilleur; j’ai apprécié ses excellentes qualités, je l’ai estimée, puis aimée d’un amour inconnu, confiant, impérissable; je l’ai épousée, et depuis près d’un an elle m’a donné un fils que j’adore autant que sa mère.
Ah ! c’est sérieux?
Très sérieux.
Voilà une idylle qui a le défaut d’arriver trop tard; hier je t’aurais cru, mais il ne fallait pas me faire passer la soirée avec ta belle-sœur.
Je ne te comprends pas.
Est-ce qu’on nous trompe, nous autres? Tu es son amant. Du reste, je ne t’en fais pas mon compliment : elle est sans grâce, affectée. A ta place, ses œillades et ses roucoulemens m’ennuieraient.
Je te répète que tu la calomnies, et je te défends d’en parler davantage. En vérité, ta haine contre les femmes du monde te rend folle !
Ah! voilà le grand mot ! Les femmes du monde! Comment une artiste ose-t-elle parler d’une femme du monde,... la juger,... dévoiler ses intrigues?... Ne semble-t-il pas que nous vivions séparées d’elles par une muraille infranchissable?... Mais on ne t’a donc pas dit que, grâce à ton départ, je suis devenue l’idole de la bonne compagnie, l’amie inséparable des plus nobles demoiselles, dont je reçois les confidences? Eh ! quelles confidences! Veux-tu que je t’édifie sur la moralité de ces femmes que, dans ton orgueil, tu crois une race à part de la nôtre? Aussi bien ma curiosité, ma fierté sont satisfaites ; je suis lasse de leurs flatteries, dégoûtée de leurs caresses; je suis restée bohème, et je les hais comme lorsqu’elles m’accablaient de leurs dédains. (Elle s’arrêta et regarde un moment Herman.) Eh bien ! qu’as-tu à me regarder avec les yeux effarés de l’enchanteur de l’Ambigu devant le monstre qu’il a créé?
Tu me fais horreur, Pompéa.
C’est juste! L’horreur du vice pour servir de pendant au culte de la vertu ! Le beau rêve du serpent engourdi sous le ciel de la froide Allemagne et qui se croit devenu berger! Causons de ta Baucis, honnête Philémon.
Finis, je t’en supplie !
Et pourquoi finirais-je? Je n’en dis pas de mal; elle a l’air d’une bonne femme, elle ne voit rien, ne sait rien, n’entend rien : c’est le contraire du solitaire. Après ça, c’est maigre, c’est chétif ; elle ne te gênera pas longtemps.
Misérable)... (Moment de silence.)
Tu l’aimes donc bien qu’en l’insultant j’aie pu t’amener à me frapper! (Après une pause.) Tu l’aimes d’un amour inconnu, impérissable! Tu l’aimes d’un premier amour! Elle est ta femme, la mère de ton fils! Et moi, moi, misérable, moi, ta créature, ta chose, ton esclave dévouée jusqu’au crime ou jusqu’à la vertu ! Ah ! bien misérable en effet, tu ne m’as jamais aimée ! (Elle éclate en sanglots et tombe épuisée, accablée sur la causeuse. )
Pardonne ! oh ! pardonne-moi, ma fille chérie, ma Pompéa ! Cesse de nous torturer ainsi tous les deux ! (Il lui prend une main dans les siennes.)
Et pourtant j’étais belle aussi, lorsque, pour la première fois, tu me permis de me brûler à tes lèvres ! Je ne partageais pas mon cœur entre une famille et toi ; j’étais seule au monde, je ne connaissais que toi, je t’appartenais tout entière.
Tu sais bien que je t’ai toujours aimée, que je t’aime encore !
Je te dois tout, le bien comme le mal ; pour être, j’ai attendu un signe de ta volonté, et tu m’as faite semblable à toi. Ne te souvient-il pas de mes supplications, de mes larmes, le soir où tu m’as arrachée tremblante de notre nid pour me produire devant tes amis ? As-tu oublié ma honte et ma douleur premières à ces fatals soupers, où tu réunissais, au milieu des bacchantes, artistes, écrivains, compositeurs, poètes, où chacun excellait en quelque chose, les uns types modernes de la beauté antique, les autres étincelant de saillies, servant aux convives leur esprit toujours présent, celui-ci sa verve satirique, celui-là son intarissable gaîté de sublime bohème ; saturnales du génie, vrai paradis du vice ! Ainsi, dit le poète, au temps des césars, une jeune chrétienne était amenée dans le cirque ; ses yeux, mouillés de pleurs, levés vers le ciel, y cherchaient un appui, ses mains essayaient de dérober ses charmes aux regards des spectateurs ! Après l’affreuse attente, au signal donné, les belluaires ouvraient l’entrée de l’arène aux bêtes féroces ; mais au lieu du tigre de l’Inde ou du lion de Numidie s’avançait une joyeuse bacchanale : les trompettes d’airain résonnaient, les tambourins battaient, les vierges folles couraient le thyrse à la main, et de jeunes garçons portaient en chancelant des outres pleines de vin nouveau. Surprise à cette vue, le passage subit des affres de la mort à l’excès de la vie amollissait son cœur et brisait son courage ; l’air était embrasé, des nuages de pourpre passaient devant ses yeux ; on l’entourait, un prêtre de Bacchus versait à flots le vin à ses lèvres entr’ouvertes ; on entonnait le chœur des corybantes, et, la prenant par la main, on l’entraînait dans la ronde en délire, jusqu’à ce qu’enfin, haletante, épuisée, elle tombait à son tour ivre de volupté.
Que tu es belle ainsi ! ô ma belle jeunesse ! (La prenant dans ses bras.) Oublions le présent, accordons une nuit, une heure au souvenir.
Non, laisse-moi ! laisse-moi ! Nous serions insensés ; laisse ! j’ai trop souffert !
Pompéa !
Non ! tu n’es plus à moi. Elle ouvre la porte.) Écoute mon adieu : ou toujours, ou jamais! jamais au comte Herman, ou toujours à Pompée!
Elle m’a résisté!... c’est un bonheur sans doute; quelle faute elle m’a épargnée! Comme Noirmont triompherait de ma lâcheté! J’avais bien commencé; devant le sincère récit de mon unique amour, Pompéa se serait résignée, si mon empressement auprès d’Emma, son imprudent abandon dans cette fatale soirée n’avaient renversé tous mes plans! Emma! toujours Emma! Pourvu qu’une lueur de la vérité n’ait pas pénétré jusqu’à l’âme d’Isabelle!... car je ne joue pas la comédie vis-à-vis de moi-même : j’adore ma femme, mon enfant; pour eux, je supporterais la pauvreté, la misère; je courrais avec joie au-devant de la mort. Comment se fait-il donc que je succombe à toutes les tentations? Serait-ce le châtiment d’une vie de débauche? ou la nature, plus puissante que les règles de conduite, les sermens, la conscience même, se rit-elle de nos aspirations à la vertu? (Il ôte sa robe de chambre et commence à s’habiller.) Après tout, Pompéa est une ancienne maîtresse; un retour vers elle eût été sans conséquence... Mais Noirmont a raison, tout le danger est du côté d’Emma. Quel progrès en une seule soirée ! L’effet de ma voix, la présence de Pompéa, une sorte de jalousie, même à propos de ce Fritz dont elle fait si bon marché, l’avaient enfiévrée au point que nos rôles semblaient intervertis : réserve, soin des apparences, jusqu’aux craintes qui souvent tiennent lieu de vertu, elle avait tout oublié. Une pareille liaison serait un crime; elle ruinerait le bonheur d’Isabelle. A tout prix, je dois rompre ! Oui, dès demain, je romprai avec elle. (Étant complètement babillé, il se couvre d’un manteau et regarde à sa montre.) Il est bien tard!... Bah! allons trouver Lisette !
C’est aimable à vous, Henri, d’avoir préféré à leur bruyante cavalcade notre paisible compagnie.
Quoi de plus naturel?... D’ailleurs, entre Fritz et Noirmont, Emma n’a rien à désirer.
Vous devez être bien blasée, mademoiselle, sur les complimens; pourtant je ne puis m’empêcher de vous redire les émotions délicieuses que me cause votre voix.
Nous autres artistes, on prétend que nous ne sommes jamais rassasiées d’éloges : en ce qui me regarde, ils n’ont de prix que suivant la personne qui les donne; mais j’avoue, madame, que les vôtres me font plaisir.
Je voudrais être plus savante en musique afin que mon suffrage eût plus d’autorité. Je ne juge que par impressions; seulement ces impressions sont si vives, que souvent le plaisir me fait mal.
Hier, après que vous avez eu chanté la romance du Saule, qu’elle voulait vous faire recommencer, Isabelle était dans un état de surexcitation vraiment déplorable. Aussi, je m’y suis opposé. Elle est si peu raisonnable ! Ce sont précisément ces morceaux d’une tristesse passionnée qu’elle préfère.
Que voulez-vous, mon ami? Je ne peux changer mon organisation! Mais j’aurais à mon tour une grosse querelle à vous faire : n’est-ce pas, mademoiselle, que c’est affreux, avec une voix comme la sienne, de m’avoir caché pendant deux ans qu’il chantait?
Le comte, en effet, a une voix comme nous n’en possédons pas au théâtre.
Mademoiselle, veuillez, je vous prie, détromper ma femme sur mon prétendu talent; je ne sais pas une note de musique, et ce duo dans lequel vous avez eu la bonté de me seriner ma partie était mon unique cheval de bataille.
Il est vrai; mais vous devriez avoir honte de votre paresse.
Je ne lui donnerai pas de répit qu’il ne m’ait promis de travailler : avec sa facilité, je suis sûre qu’en deux ou trois mois il pourrait chanter tout ce qu’il voudrait, surtout si vous l’encouragiez de vos conseils, (ici Isabelle tend la main, à Pompéa.)
Encore vos expériences?... Quel enfantillage!
N’importe ! si mademoiselle veut bien s’y prêter.
Tant que vous voudrez.
Je n’aime pas, Isabelle, que vous vous abandonniez à ces idées d’influence magnétique. Figurez-vous, mademoiselle, qu’elle croit, en mettant ses mains en contact avec celle d’une autre personne, deviner si elle doit entrer en intimité avec elle, et si elle pourra compter sur son amitié !
C’est une croyance de mon pays. Je n’ai ni votre clairvoyance naturelle, ni votre esprit d’observation; mon moyen, que vous traitez de puéril, est une sorte d’intuition qui ne m’a jamais trompée.
Oui, excepté au sujet d’Emma, votre meilleure amie, pour laquelle vous avouez que votre expérience magnétique concluait à l’antipathie.
Emma a été élevée avec moi; elle est ma compagne, ma parente, mais je n’ai pas choisi son amitié... D’ailleurs, un fait isolé ne prouve rien, (A Pompéa.) Vous consentez, chère demoiselle? Après vous avoir entendue, je suis sûre d’avance que le résultat sera favorable. (Pompéa lui donne sa main, qu’elle tient étroitement serrée dans la sienne. Herman les observe d’un œil inquiet. Au bout d’un moment, Isabelle, avec émotion :) C’est singulier, je n’aurais jamais cru !... J’éprouve absolument les mêmes effets que lorsque Herman m’a tendu la main pour la première fois, d’abord une sorte de répulsion à laquelle succède la plus vive sympathie.
Ayez confiance, la sympathie l’emportera... Voulez-vous me permettre, madame, à mon tour, de vous demander une faveur?... Faites-moi voir votre George.
Très volontiers.
Restez, nous ne voulons pas de vous.
Ce que c’est qu’une mauvaise conscience ! je ne peux me défendre d’une sotte inquiétude à l’idée de Pompéa seule avec ma femme! Je devrais me réjouir au contraire, car, elle aussi, elle commence à subir l’ascendant de la douce vertu d’Isabelle.
Est-ce que ces dames sont sorties?
Elles viennent de passer dans la chambre voisine pour admirer mon fils. Ne les dérangez pas, elles sont en train de s’aimer. Leur union complétera mon bonheur.
Cara Barini, vous pouvez donc reprendre avec moi vos anciennes habitudes. Vous avez enfin terminé votre volumineuse correspondance ?
Oh ! elle n’est pas volouminouse ; ma c’est que je n’écris pas vite.
Vous deviez avoir pourtant beaucoup à répondre autrefois. Que de lettres d’amour vous avez dû recevoir !
Ah ! si. Et des vers ! et des sonnets ! de quoi remplir une bibliothèque ! Ma zé né les lisais pas, perqué quand j’étais joune, zé né comprenais pas ceux qui perdaient leur temps à faire la cour sur le papier.
Ah ! comte, que ce petit garçon est adorable !
Figurez-vous, Henri, que cette chère Pompéa a pris entre ses bras notre George, qui lui souriait, l’a couvert de caresses, et que de grosses larmes coulaient le long de ses joues. Quand j’ai vu cela, je n’ai pu résister au désir de l’embrasser.
Et vous avez bien fait, chère Isabelle ; ces amitiés nées d’un élan spontané sont les meilleures.
Qu’en dites-vous, madame ; si l’on nous faisait un po dé mousique ? Si le counte nous faisait entendre cette voix que nous en sommes privés dépouis si longtemps.
Il n’y a qu’un inconvénient à cela : vous oubliez que je ne sais ni chanter, ni déchiffrer, encore moins m’accompagner.
Ma tou té moques dé nous ! toi, que savais tes notes avant de savoir lire ! toi, le roi des ténors !… Oh ! tou as beau me faire des signaux, (A pompéa.) Dis donc, Pompéa… (Sur un signe de Pompéa, elle comprend qu’elle a trop parlé.) Après cela ! à mon âge ! Peut-être que tout cela se confond dans ma vieille tête.
Vous êtes tellement dans l’erreur, qu’au lieu d’un ténor je n’ai à vous offrir qu’un modeste baryton.
Barytoun ! barytoun ! comme Garcia était barytoun.
Vous disiez quelque chose, madame.
Il vaut mieux que zé né parle pas, perqué zé commence à radoter. (Silence.)
Les promeneurs ont vraiment un temps magnifique !
Aussi vont-ils sans doute prolonger leur course.
Vous avez connu mon mari depuis son enfance?
Sans doute, madame la countesse, sans doute. Quand j’étais joune et belle, et en répoutation, et que dés gens qui né mé salouent même plous à l’heure qu’il est se traînaient à mes genoux, lé douc, son père mé faisait la cour, ma oune courl tout cé qu’il y a de plous sérioux ! Il avait perdou la tête à ce point qu’il voulait m’épouser.
Eh! qui vous dit, cara Barini, que ce fût une preuve de folie?
Tais-toi ! Heureusement que j’ai eu de la raison pour doux ! car, si j’avais cédé, il né se serait pas marié avec ta mère, et toi, tou né serais pas né, moun povre Pompée.
Pompée !... Henri, vous seriez ce duc Pompée ?... Vous m’auriez trompée à ce point!
Pardonne-moi, chère Isabelle ! Quand tu sauras...
Tout n’est-il pas assez clair?... N’avez-vous pas fait venir ici mademoiselle, à qui vous avez permis de débuter sous votre nom?
Madame, je vous jure qu’hier encore Pompée ignorait...
Assez, mademoiselle! (A Herman, qui s’approche d’elle.) Assez laissez-moi! Laissez-moi me retirer près de mon fils, près du seul être qui ne m’ait pas trahie! Ne me suivez pas! Je vous défends de me suivre! (Elle fait quelques pas vers sa chambre, et tombe évanouie.)
Ah! misérable! elle se meurt peut-être, et je suis son meurtrier! (Il l’emporte dans sa chambre. On entend un coup de sonnette, et Dorothée traverse le salon.)
Mon Diou! quel affreux accident! Qui aurait pou s’imaginer que ce noum dé Pompée !… Ma pour sour qu’elle va revenir à elle, et alors elle entendra raison. Quand nous expliquerons que c’est ce diable de Noirmont…
Il s’agit bien d’avoir raison ! Toutes les apparences sont contre nous. Dès que nous serons rassurées sur sa santé, nous n’aurons plus qu’à partir.
Eh bien ! comment va-t-elle ?
Toujours sans connaissance… Dorothée dit que c’est un évanouissement semblable à celui qu’elle a eu à la mort de sa mère, et qui s’est tellement prolongé qu’on craignait pour ses jours.
Nous ne devons pas rester ici davantage ; veuillez ordonner qu’on attelle. (A Barini.) Viens, ma vieille amie, il faut nous préparer au départ.
Povero ! zé donnerais mes boucles d’oreilles per avoir été mouette tout à l’heure… Tou mé pardonnes, n’est-ce pas ? (Herman leur tend la main à toutes les deux, puis elles sortent.)
Fais monter à l’instant un homme à cheval, qu’il aille chercher un médecin.
Madame ne va donc pas mieux ?
Non… Ah ! tu diras en même temps qu’on prépare la voiture pour le départ de Mlle Pompéa.
Oui, monsieur le comte… Oh ! ça, c’était bien utile, voyez-vous !
Que veux-tu dire ?
Oh ! rien… Certainement monsieur le comte sait que je ne suis pas sévère, surtout depuis que j’ai goûté du mariage.
Eh bien ?
Va-t’en ! (Dubois sort.] Il n’y a pas jusqu’à ce drôle qui croie que j’ai voulu établir ma maîtresse chez ma femme !
Ah! mon ami, je suis bien malheureux!
Je sais tout : Pompéa, qui me guettait à sa fenêtre, est descendue au-devant de moi, et m’a tout raconté.
Et Emma? Et Fritz?
Ils ne savent rien encore; ils s’habillent pour le dîner... Voyons, prends courage ! Tôt ou tard la découverte était inévitable, seulement la distraction de la Barini en a fait une catastrophe... Tu me jures que ta rupture avec Pompéa est définitive, sans arrière-pensée?
Je vous le jure.
Eh bien! laisse-moi faire. Lorsqu’elle reprendra ses sens, permets-moi de me présenter le premier devant elle... Aussi bien, avant ta justification, ta vue ne pourrait que lui faire mal. Il y a une telle force dans l’accent de la vérité sur une âme pure comme celle d’Isabelle que, malgré les apparences, je réponds de la convaincre.
Que lui direz-vous?
Sois tranquille : je ne lui dirai pas toute la vérité.
Je vous accompagne auprès d’elle, et je me retirerai dès qu’elle ouvrira les yeux.
Monsieur le comte, voici le médecin.
Monsieur, veuillez entrer avec moi. (Ils entrent chez Isabelle.)
Et la voiture?
Elle sera prête tout à l’heure, monsieur.
C’est bien. Tu diras à ces dames de ne pas partir avant de m’avoir vu. (Il entre chez Isabelle.)
C’est pour le coup que Dorothée va monter en chaire et tonner contre les maris ! (il va pour sortir, entre Lisette.)
Ah! c’est vous, monsieur Dubois! vous êtes seul?
Oui, que me veux-tu?
Mon bon monsieur Dubois, je suis bien contente de vous voir, allez!
Oui, quand tu as besoin de moi, je suis ton bon monsieur Dubois! dès que tu as tiré de moi ce que tu désirais, adieu la reconnaissance.
Oh ! cette fois je ne serai pas ingrate.
Si vous aviez la bonté de vous charger d’une lettre...
Ah ! ah! je vous y prends enfin! un tête-à-tête! eh! Dieu merci, cette fois la preuve est entre mes mains.
Voulez-vous bien me rendre ma lettre, madame?
Voyez-vous l’effrontée! oser me demander de lui rendre sa correspondance adultère avec ce fourbe!
Il s’agit bien de votre mari! Quand je vous dis que cette lettre n’est pas pour lui!
Et pour qui alors?
Ça ne vous regarde pas!,. Je suis bien libre d’écrire...
« Mon bien-aimé. » Est-ce assez clair? « Mon bien-aimé seigneur. » Monsieur Dubois, un seigneur !... C’est par de pareilles flatteries que ces coquines enjôlent nos maris.
Mais vous voyez bien, Dorothée, que cette lettre n’est pas pour moi.
Taisez-vous! (Lisant.) «N’allez pas croire que je vous aie manqué de parole; on m’a enfermée. »
Rendez-moi ma lettre, ou sinon...
Ah! Lisette!
Je voudrais bien voir!...
Voyons, Dorothée!
Que signifie un pareil bruit près de la chambre de la comtesse?... Comment! madame Dubois, vous qui devriez donner l’exemple!...
Ah! monsieur, encore un affreux scandale!... J’allais commander l’ordonnance chez le pharmacien, quand j’ai surpris cette impudente tête à tête avec mon mari, et lui remettant la lettre que voici, où elle s’excuse de lui avoir manqué de parole.
Mais puisqu’elle n’est pas pour lui ; c’était pour qu’il la remît...
Voyons la pièce de conviction.
Certainement, monsieur le comte, je ne voudrais pas vous désobéir; mais à moins d’un ordre exprès de ma maîtresse je ne m’en dessaisirai pas. (Elle sort.)
Laissez-nous ! ( Dubois sort.)
Fillette, approche, Lisette s’approche.) A qui écrivais-tu ce billet ?
Mais, monsieur, ce n’est pas à Dubois.
Mais à qui alors? (Silence.) Ainsi tu refuses de répondre?... Comment t’appelles-tu?
Je suis Lisette, la fille du jardinier.
Ah! tu es Lisette! C’est toi qui faisais rendre hier soir au comte Herman sa bourse qu’il avait perdue? (A part.) Et moi qui vantais son désintéressement! (A Lisette.) Tu as raison d’être discrète; mais sache dorénavant qu’il est encore plus imprudent d’écrire que de parler... Ta justification auprès de Dorothée coûterait bien cher à celui qui t’avait donné rendez-vous. (Lisette sort.)
Ah! c’en est trop ! Tomber de la comtesse à Lisette! Jouer le bonheur de sa femme, le sien, contre une méprisable fantaisie! Voilà de quoi lasser la plus indulgente amitié!... Que son infamie soit connue, qu’il reste écrasé sous la honte de la découverte, certes je ne ferai rien pour l’empêcher... Oui, mais sa perte entraîne fatalement celle d’Isabelle, et j’ai juré de la sauver... Ah! si je pouvais, en la préservant, punir le coupable!
Ah! mon ami, elle revient à elle! Le docteur en répond! Fritz et Emma sont auprès de son lit... Quel cœur que ce Fritz!... Oh! je vous en prie, à l’avenir ne vous moquez plus de lui; il m’a promis de prendre ma défense.
La belle affaire ! Il te défend parce qu’il n’a rien compris... Et Emma?
Emma se tait. Vous concevez d’ailleurs que je n’avais ni le temps, ni l’envie de causer avec elle... Ils sont convenus de se retirer sur un signe de vous... C’est à vous maintenant de faire le reste... Ma vie est entre vos mains.
Soit! j’y vais. (A lui-même en s’en allant, avec indignation.) Trompeur invétéré qui se trompe lui-même!... Ne dirait-on pas, à l’entendre, le modèle des maris?
Ainsi vous croyez à la vertu de Mlle Pompéa?
Eh ! quelle raison avez-vous de ne pas y croire?
Moi? aucune. La compensation aux souffrances de votre sœur sera du moins le départ de ces chanteuses ancienne et nouvelle.
Vous êtes bien rigoriste.
C’était votre opinion hier matin, je l’ai conservée. Au surplus, cher fiancé, voilà plus d’un an que nous sommes promis l’un à l’autre; ne trouvez-vous pas que c’est un peu long?
Vous savez bien, chère Emma, qu’il y a quelques mois à peine nous étions encore en deuil de ma mère; mais mes engagemens sont sacrés, et je ne crois pas que personne soit en droit de me soupçonner de vouloir y manquer....
Vous me comprenez mal, mon noble cousin : ce que je veux dire, c’est que, depuis un an, nous avons épuisé ensemble l’idéal, la poésie de l’amour; maintenant il ne reste plus que la partie prosaïque, bien peu digne de nous... Que penseriez-vous si nous nous rendions l’un à l’autre une entière liberté?
En vérité, Emma, vous avez tort d’être jalouse.
Moi! Et de qui?
Cela se voit de reste, de Mlle Pompéa.
Et de vous?
Sans doute ; hier soir ces messieurs l’avaient remarqué comme moi.
Ah! c’est l’opinion d’Herman et du comte de Noirmont !
Je n’avais pas besoin de leur avis; votre dépit était assez visible.
Eh bien! cousin, voulez-vous me faire grand plaisir? Épousez Mlle Pompéa. À cette condition, je serai sa demoiselle de noces.
Calmez-vous! Vous êtes une enfant, je m’engage à ne plus lui parler.
Mon Dieu! quand on veut être poli, qu’il est difficile de se faire comprendre! Vous ne voyez donc pas à quel point je suis lasse de cette chaîne sans amour, et les bâillemens sans fin que me donne le simple prologue de notre mariage?
La colère vous égare, cousine.
En colère? moi! parce que je vous déclare, pendant qu’il en est temps encore, que je ne vous aime pas, que je ne vous ai jamais aimé.
C’est assez, je n’en veux pas entendre davantage.
Ainsi vous me rendez ma parole comme je vous rends la vôtre?
Comme il vous plaira.
Enfin! (Apercevant Pompéa, qui vient d’entrer.) Ah ! encore ici !
Ma présence vous étonne, mademoiselle?
Mais non ; vous voulez assister au dénoûment du drame où vous jouez un si beau rôle. C’est affaire de métier.
Dans ma carrière, mademoiselle, qui est, si je comprends bien, ce que vous entendez par métier, votre langage et surtout le ton qui l’accompagne conviennent à merveille aux scènes de rivalité.
Prenez garde! vous oubliez...
Au contraire je me souviens, et si dès hier je trouvais votre conduite en ma présence singulièrement imprudente, que dirai-je de votre attaque à cette heure ! Comment avez-vous espéré me cacher le sentiment qui vous agite? vos coquetteries incessantes à l’égard de Pompée, à moi, qui me retrouvais enfin près de celui qui fut mon maître, mon ami?...
Votre ami?
Mon amant.
Ainsi vous osez avouer, sous le toit d’Isabelle, que vous êtes la maîtresse du comte Herman ?
Ah ! Dieu m’est témoin qu’hier, en venant ici, je croyais le trouver libre de tout lien.
Et son mariage, sans doute, donne plus de piquant à vos prétentions?
Vous devez en juger ainsi, vous, mademoiselle, qui, fiancée au frère de votre amie d’enfance, profitez de la sécurité absolue que vous inspirez pour séduire Herman et trahir à la fois le frère et la sœur.
Tant d’effronterie !... d’aussi noires inventions !...
Vous m’avez provoquée ; j’irai jusqu’au bout : je vous déclare que Pompée n’a pas d’amour pour vous; voilà ce dont votre vertu se peut féliciter. (Mouvement de colère d’Emma.)
Ma maîtresse, mademoiselle, me charge de vous amener devant elle.
S’est-elle exprimée ainsi?
Je veux dire que madame vous demande... même que monsieur le comte de Noirmont a ajouté que vous viendriez certainement.
Allons ! (Elle entre avec Dorothée dans la chambre d’Isabelle.)
Ah ! il ne m’aime pas ! L’insolente ! Je veux me venger, l’écraser ! Sa jalousie lui a dévoilé mon secret. Allons ! il n’y a plus à hésiter ; il faut qu’il choisisse. (Elle entre résolument chez Herman. )
Vous ici, Emma? Quelle imprudence ! Si quelqu’un vous voyait, vous seriez perdue!
Qu’importe? je suis libre.
Libre?
Oui, je viens de rompre avec mon fiancé... Oh! je ne vous ferai pas valoir la grandeur du sacrifice; mais, avec votre image dans le cœur, avoir à subir chaque jour la cour assidue de Fritz, c’était plus que je n’en pouvais supporter.
Cette rupture est une folie! Vous savez bien que, de mon côté, je suis enchaîné pour la vie.
Isabelle est mon amie d’enfance, rien n’aurait pu me décider à mettre mon bonheur au-dessus du sien : malgré vos déclarations d’une passion plus ardente que j’avais fait naître, malgré mon propre cœur, j’étais résolue à tout souffrir; mais à présent Isabelle sait que son mari n’est autre que le duc Pompée, que la Pompéa est sa maîtresse, et qu’il a permis à cette créature de venir le trouver jusque dans sa demeure entre sa femme et son enfant. C’est une injure dont vous auriez tort d’espérer le pardon : Isabelle vous aime, mais d’un amour légitime, consacré, renfermé dans les bornes d’une étroite vertu.
Quelle erreur est la vôtre ! Je ne suis pas l’amant de Pompéa, et je vous jure qu’autant que vous j’ai été surpris de son arrivée au château : sur ce point, Noirmont est en mesure de me justifier.
Libre à vous d’espérer le succès des fables d’un ami complaisant ! Quoi qu’il dise ou qu’il fasse, pour Isabelle le voile des illusions est déchiré, sa confiance est à jamais perdue. (Pause.) Eh ! qu’importe après tout? Ce n’est pas elle qui vous eût aimé marié à une autre, ce n’est pas elle qui, pour partager votre passion, eût foulé aux pieds tous les devoirs que la société et la religion nous imposent, qui eût étouffé jusqu’à la jalousie ! Eh bien ! moi, j’aime le duc Pompée malgré le scandale de son nom, malgré son cortège de vices, malgré sa femme, malgré sa maîtresse, je l’aime! Et s’il ne m’a pas abusée, si les paroles qu’il murmurait hier encore à mon oreille ne sont pas vaines, je suis prête à partir avec lui. (Silence.) Eh bien ! ne m’entendez-vous pas? Êtes-vous à ce point absorbé par la pensée d’Isabelle, ou ne vous sentez-vous pas la force de renoncer à une Pompéa? (Silence.) De la part de celle qui offre de s’attacher à vous, non par les sermens fragiles, par les promesses si souvent violées de l’hymen, mais par la chaîne indissoluble du scandale et de la honte, est-ce trop que d’exiger une réponse ? (Silence.) Parlez! mais parlez donc!
Je suis coupable, bien coupable envers vous ! Je deviendrais criminel en acceptant de vous perdre avec moi.
Ainsi ce regard qui me pénétrait sans cesse, ces mains qui cherchaient les miennes, cette voix émue, ces protestations d’une passion qui l’emportait sur la tendresse du mari et du père, tout cela n’était que jeu, mensonge, duplicité!
Vous êtes injuste : quand, la raison égarée par tant de beauté, je vous prodiguais les marques de ma folle passion, hélas ! j’étais aussi sincère que coupable!... Si, comme vous le craignez, entre Isabelle et moi le mal est sans remède, je ne serais qu’un méprisable égoïste en profitant d’un élan irréfléchi, d’un moment d’exaltation romanesque suivi d’éternels regrets.
Certes la retraite est habile et la réponse pleine de convenance : une femme romanesque serait bien difficile, si elle ne se contentait pas de vos tardifs remords et de votre fausse abnégation; mais me croyez-vous à ce point aveuglée que je ne découvre pas enfin le but de vos savantes poursuites? Ce que vous vouliez, c’était vous servir de moi pour rompre la monotonie de votre intérieur… Me perdre avec impunité, oh! cela n’était rien! cela dépassait à peine le cercle des distractions permises;... mais là où le cœur vous manque pour une résolution irrévocable, à vos yeux le crime commence.
Vous avez raison, Emma; pour abandonner ma femme et mon enfant, le cœur me manque; mais cette fois c’est le cœur qui me sauve.
Pour Dieu! que personne ne nous voie. (Allant à Noirmont.) Eh bien! comment se trouve Isabelle?
Bien; elle ne ressent plus qu’un peu de fatigue.
Et vos explications?
Inutiles; j’ai échoué.
Échoué ! Ainsi plus d’espérance.
Non.
Mais vous ne lui avez donc pas dit depuis combien de temps j’avais rompu avec Pompéa, que nous avions cessé toute correspondance, que nous ne savions même plus si nous existions l’un et l’autre, qu’après Isabelle c’est vous qui m’avez décidé à revenir en France, et que c’est encore vous, vous seul, à mon insu, qui avez eu l’idée de présenter Pompéa à ma femme?
J’ai dit tout ce qu’il fallait dire, et pour mieux expliquer comment entre Pompéa et toi il n’y avait plus qu’une sincère amitié, j’ai raconté ta jeunesse, ta vie de dissipation et de désordre.
A quoi bon? Cela n’était pas nécessaire.
Je lui devais la vérité; mais ici la franchise était de l’habileté. As-tu donc oublié, cervelle légère, que la plus honnête femme préférera toujours l’homme qu’elle relève par son amour à celui qui n’a jamais failli? Isabelle m’écoutait, indulgente, attentive, avide de pardonner, et l’adorable femme, dans sa généreuse nature, avait fait venir sur l’heure Pompéa afin de lui demander l’oubli de ses soupçons.
Vous avez donc réussi?
Eh ! cent fois non ! te dis-je. Alors est survenue la catastrophe qui a mis à néant toutes nos espérances. Dorothée est entrée, furieuse, demandant justice des trahisons de son libertin de mari, et tendant une lettre à sa maîtresse. Dès les premiers mots, il devint évident que Dorothée, aveuglée par sa jalouse rage, accusait à faux l’innocent Dubois; la lettre était pour toi et signée de Lisette : elle s’accusait de n’avoir pu aller au rendez-vous que tu lui avais donné; les termes étaient clairs, précis, et ne laissaient pas matière à controverse... D’ailleurs, te l’avouerai-je ? cette découverte a comblé la mesure, et l’indignation m’a coupé la parole.
Quoi ! Lisette !... oh! l’enfer est déchaîné contre moi! Et ma pauvre Isabelle est retombée sans doute? Allez, ne me cachez rien.
Non; son visage, ferme et dédaigneux, n’a laissé voir qu’un immense mépris. Mon vieil ami, m’a-t-elle dit, on nous trompait tous les deux. Je veux me séparer, et je compte sur vous pour m’aider à prendre les mesures nécessaires... J’ai accepté.
C’est bien!... Et vous n’avez rien de plus à me dire?
Rien. (Il observe un instant Herman et sort. )
Partie!... Elle a tout entendu!... Qu’importe?... Au moment où je venais de rompre avec Emma, où, régénéré par l’amour, j’avais enfin triomphé de mes indignes faiblesses, où je me sentais la résolution et la force de consacrer ma vie à Isabelle, la plus légère de mes fautes anéantit toutes mes espérances !… Oh ! cela est injuste !… De quel bonheur suprême je suis tombé, et sans pouvoir accuser personne, excepté moi !… Séparés à cause d’une Lisette !… Une autre femme comprendrait ;… mais elle, sa pureté la rend inexorable… On peut fléchir la jalousie, mais le mépris !… Séparés ! un procès ! des débats scandaleux !… Séparés ! ne plus lui parler, ne plus la revoir ! L’apercevoir, de loin, au bras d’un autre ! Éprouver à mon tour tous les tourmens de la jalousie !… Ah ! je le tuerai, cet autre !… Eh ! de quel droit ?… Je pourrais fuir en Amérique… Non, je veux rester à Paris, et là, avec mon immense fortune, braver l’opinion… Heu ! recommencer à mon âge la jeunesse du duc Pompée !… Que me font toutes les femmes ? Il n’y en a qu’une, une seule que j’aime… Et mon fils !… Ah ! plutôt que d’y renoncer, je courberai mon orgueil, je demanderai grâce, je supplierai. Elle, qui m’estimait au-dessus de tous les hommes, elle me verra humilié, déchu, n’osant l’approcher, fuyant son regard, réduit aux sanglots !… Quel châtiment !…
Monsieur !…
Qui t’a dit d’entrer ici ?
Monsieur…
Que viens-tu faire ?
Je viens prier monsieur de me donner mon compte.
Ah ! tu me quittes ?
Pour rester au service de monsieur, les grossièretés, les injures, j’aurais tout bravé ;… mais cette fois ce n’étaient plus des mots, c’étaient des coups qui tombaient sur moi comme grêle. À peine m’étais-je emparé de la lettre que Dorothée m’a sauté au visage.
Quelle lettre ?
Elle a serré ma cravate au point de m’étrangler, puis, ne se connaissant plus, comme j’étais parvenu à m’échapper de ses mains, elle m’a jeté tous les meubles à la tête.
Me diras-tu de quelle lettre il s’agit ?
Monsieur sait bien, là, dans le vestibule, ce grand buste de Socrate ? Elle me l’a lancé droit contre la muraille.
As-tu juré de me mettre en colère ? De quelle lettre s’agit-il ?
Eh ! monsieur, de la lettre de Lisette, que votre ami, le comte de Noirmont, m’avait ordonné de reprendre à tout prix à Dorothée.
Quel conte est-ce là ? Dorothée n’est-elle pas allée avec la lettre fatale dans la chambre de ma femme ? Ne la lui a-t-elle pas donnée ?
Eh ! non, monsieur, c’est impossible, puisque la voici.
La lettre ! (Il s’en empare.) Ah ! donne, mon pauvre Dubois ! (Apres avoir lu, à lui-même.) La découverte de cette dernière faute, l’impitoyable rigueur d’Isabelle, son mépris, tout cela n’était qu’un rêve terrible, un supplice infligé par Noirmont. (On entend frapper à la porte.)
Ouvre ! ouvre donc !
Cher tuteur, quelle dure leçon !
Avoue que tu l’avais bien méritée !…
Comment racheter ma faute ? Comment expier le mal que je t’ai fait en cherchant à te cacher mes égaremens passés ?
Ne parlons plus de quelques momens de souffrance : tes deux noms, Henri ou Pompée, me sont également chers.
Mon Isabelle !
Mon ami, il faut me ménager : il est des femmes fortes, nées pour la jalousie, la lutte, le combat, surveillant, disputant le cœur de leur mari comme le paysan défend son coin de terre ; il en est d’autres qui n’ont reçu du ciel que la force d’aimer.
Jamais à l’avenir plus de secret entre nous.
Tu le vois, notre chère Pompéa a l’indulgence des âmes qui ont souffert; sur ma demande, elle remet son départ à ce soir.
Chère comtesse, vous n’avez pas à vous excuser de soupçons que tout justifiait.
Chère madame Barini, vos habitudes de franchise ont fait tomber le voile sous lequel Henri voulait me dérober son passé; grâce à vous, je le connais tout entier : rien ne gênera donc plus l’abandon de votre causerie.
Madame, déza que moun bavardage a bien tourné, zé mé sens soulazée d’oun grand poids, perqué ce né serait pas trop d’oun doublé bâillon per forcer la povera Barini à la dissimulation.
Restez ce que vous êtes, mon excellente amie; assez de gens pratiquent aujourd’hui l’art de feindre.
Chère sœur, à la suite d’un entretien avec Emma, j’ai obtenu d’elle qu’elle ne différât plus mon bonheur : elle me sacrifie son hiver à Paris, et consent à ce que je la ramène près de sa mère ; là, notre mariage sera célébré suivant nos bonnes coutumes germaniques.
Tu sais, Fritz, combien j’ai désiré cette union: je vous félicite tous deux; mais qui vous force à nous quitter? Votre mariage ne peut-il avoir lieu aussi bien à Paris, ou même à Maran?
Emma a sur ce point des scrupules que je partage : il lui semble qu’en France quelque chose manquerait à la sainteté de notre union. Cela peut paraître un préjugé, mais à nos yeux il a la force d’un devoir.
Mais vous ne comptez pas partir aujourd’hui?
L’opinion d’Emma...
La tienne, cher frère?
Entre celle qui va devenir ma femme et moi il n’y a plus qu’un même sentiment, et nous croyons, puisqu’il faut nous quitter...
Oui, ma sœur, une séparation est devenue nécessaire, et pour éviter à tous de pénibles déchiremens, il vaut mieux que notre départ ait lieu sur-le-champ. Croyez que le soin de notre bonheur ne nous déciderait pas à vous laisser dans l’isolement; mais vous êtes entourée d’affections nouvelles : votre mari vous crée de précieuses relations, et cet hiver, à votre entrée dans le monde parisien, vous y paraîtrez sous les auspices du respectable comte de Noirmont, guidée par le duc Pompée, soutenue par Mlle Pompéa, la perle des salons, et appuyée au besoin de Mme Barini, une illustration du consulat et de l’empire. Au milieu de vos brillans succès, vous oublierez bien vite deux parens perdus au fond de l’Allemagne, formant un couple heureux dans son obscurité.
Vous vous trompez, mademoiselle, en ce qui me regarde; à la fin du mois, je me rends à Saint-Pétersbourg, où je suis engagée pour trois ans ; là, comme à Paris, mon dévouement est acquis à la comtesse Herman ; je profiterai, en lui écrivant, de sa bienfaisante amitié, et j’espère apprendre de loin à aimer cette vertu dont le contact journalier ne développe, chez d’ingrates natures, qu’une envieuse antipathie.
Les nouveaux amis que Pompée a donnés à sa femme sont loin d’être parfaits, mais ils sont Sincères. (Après de froids adieux, Emma et Fritz se retirent.)
Ah ! que zé souis bien aise que cette demoiselle est partiel Elle a la jettature, qu’on sé sent comme étouffé tant qu’elle est là.
Hélas! vous le voyez, Henri, mes pressentimens sur Emma ne m’avaient pas trompée.
Chère Isabelle, oubliez celle qui, en si peu d’instans, a eu l’art de déterminer votre frère à vous quitter. Je veux à force de tendresse combler le vide que son départ laisse dans votre cœur.
Quant à toi, séducteur fraîchement converti, si l’on portait à ta charge tout le mal que tu as fait, tu devrais, comme dans nos bons mélodrames, subir à la fin la peine de tes crimes; mais l’amour a si étroitement enlacé le vice et la vertu, qu’il devient impossible de frapper le mari sans que la femme ressente une cruelle blessure. Le dévot a son bon ange, le fataliste son étoile, le philosophe écoute son génie familier; mais l’ange et le bon génie demeurent invisibles, et l’étoile se perd dans l’infini. Homme trois fois heureux! ton bon ange a pris une forme mortelle, Isabelle est encore ton génie familier, et ton étoile est là, brillante, à tes côtés.
E. D’ALTON-SHEE.