Le Mariage de Victorine
Théâtre complet de George SandMichel Lévy frères2 (p. 5-28).
Acte II  ►


ACTE PREMIER


L’intérieur d’un grand cabinet de travail, comme dans le Philosophe sans le savoir, de Sedaine. — À droite du spectateur, une table chargée de papiers et de registres. — À gauche, au premier plan, un pupitre à écrire debout. — Porte au fond, porte à droite au second plan.



Scène PREMIÈRE

VICTORINE, ANTOINE.
Victorine est assise à gauche, son mouchoir à la main et son ouvrage sur ses genoux. Antoine est debout au milieu du théâtre.
ANTOINE.

Comment ! je vous surprends les yeux rouges, l’air embarrassé, et vous allez encore me soutenir que vous ne pleurez pas ? ou bien vous me direz, comme c’est votre habitude, que les jeunes filles pleurent quelquefois pour se désennuyer ?

VICTORINE.

Non, mon papa, je vous dirai, cette fois-ci, que je pleure… que je pleure parce que je m’ennuie.

ANTOINE.

Et pourquoi vous ennuyez-vous ? parce que vous êtes une paresseuse. Si vous étiez, comme moi, forcée de travailler quinze heures par jour, vous ne trouveriez pas le temps long.

VICTORINE.

Mais je ne trouve pas le temps long, je le trouve triste.

ANTOINE.

Triste ? Il fait un temps superbe… Victorine, je crois que tu deviens folle !

VICTORINE.

Et vous, mon papa, vous devenez sévère !… vous me parlez durement. (Elle se lève.) Voyons, qu’est-ce que vous avez donc contre moi depuis quelque temps ?

ANTOINE, attendri.

J’ai… j’ai… (sévèrement) j’ai que je n’ai pas le temps de m’occuper de vos vapeurs… de vos sottises… (Retournant à son bureau.) Voilà-t-il pas une fille bien à plaindre parce qu’on lui prépare un honnête mariage ! (Revenant, et fâché en voyant que Victorine pleure encore.) Allons, je veux savoir la cause de vos larmes, parlez !

VICTORINE.

Je vous jure, mon père, que je ne la sais pas moi-même. Je suis comme cela, j’ai des envies de pleurer, toujours plus souvent depuis que mon mariage est arrêté.

ANTOINE.

Vous ne voulez pas vous marier, parce que vous savez que je le veux. Est-ce cela ?

VICTORINE.

Je ne dis pas…

ANTOINE.

Vous n’aimez pas Fulgence ?

VICTORINE.

Mais si… je l’aime bien.

ANTOINE.

Non, non, vous ne le trouvez pas assez élégant, assez joli pour vous !

VICTORINE.

Oh ! il est bien assez élégant pour moi.

ANTOINE.

Vous n’estimez pas un honnête homme plus que tout.

VICTORINE.

Oh ! par exemple !

ANTOINE.

Il ne s’occupe pas assez de vous, il ne cherche pas à vous plaire, et, moi, je ne sais pas ce que c’est que de choisir un gendre !

VICTORINE.

Si, si, si, si !… Mon Dieu, si !

ANTOINE.

Eh bien, alors, que voulez-vous donc ? quel mariage prétendriez-vous faire ? Vous méprisez le rang de votre père ! Un commis, un homme qui travaille, fi donc ! Il vous fallait un marquis, un prince !

VICTORINE.

Moquez-vous de moi tant que vous voudrez, mon papa, mais j’ai peur de ne pas aimer assez mon mari… qu’il ne soit pas content de mon caractère… que je ne sois pas assez raisonnable pour lui… Enfin je trouve que c’est trop tôt de se marier à dix-sept ans.

ANTOINE, se mettant à son bureau.

Plût à Dieu que vous fussiez mariée depuis longtemps !

VICTORINE.

Oh ! pourquoi donc ?

ANTOINE.

C’est inutile que vous me compreniez. Voyons, séchez vos bêtes d’yeux, et prenez votre ouvrage pendant que je vais faire le mien.

VICTORINE.

Est-ce que vous avez besoin que je reste ici, mon papa ?

ANTOINE.

Et où voulez-vous donc aller encore ? Vous n’êtes jamais avec moi.

VICTORINE.

Oh ! j’y resterai tant que vous voudrez, je ne suis jamais plus contente qu’avec vous. Mais, pendant que vous faites vos chiffres, vous ne me regardez seulement pas ; c’est comme si vous étiez seul.

ANTOINE.

Eh bien, regardez-moi, vous qui n’avez rien de mieux à faire !

VICTORINE.

Vous regarder ?

ANTOINE.

Oui, regardez-moi avec attention, , pendant que je travaille, et vous me direz ensuite à quoi vous avez pensé.

VICTORINE, allant prendre une chaise et venant s’asseoir auprès d’Antoine.

Je veux bien, mon papa.

ANTOINE, après avoir broché rapidement une copie, quittant la plume et regardant sa fille.

Eh bien ?

VICTORINE.

Eh bien, mon père ?

ANTOINE.

À quoi pensez-vous ?

VICTORINE.

Je pense à vous.

ANTOINE.

Que pensez-vous de moi ?

VICTORINE.

Que vous avez bien de la peine.

ANTOINE.

Bien ! Après ?

VICTORINE.

Que vous aimez bien votre maître, le bon M. Vanderke ; que vous voudriez mourir pour lui comme vous avez vécu pour lui, que vous prenez ses intérêts plus que les vôtres… que vous ne connaissez qu’une chose au monde, votre devoir, et que vous sacrifieriez à votre devoir votre bonheur… le mien, enfin tout !

ANTOINE.

Oui ! vous devinez bien et vous pensez plus juste que vous n’en avez l’air. Et il en résulte ?

VICTORINE.

Que je dois vous imiter en tout : ne pas avoir une idée, une volonté que vous n’approuviez, et avoir toujours votre exemple devant les yeux.

ANTOINE.

Ne perdez jamais cela de vue, et, à présent, si vous avez quelque affaire dans la maison, allez, je ne vous retiens pas.

VICTORINE, se levant.

Je vais voir si Sophie…

ANTOINE.

Vous ne vous déshabituerez pas de cette familiarité avec mademoiselle ?

VICTORINE.

Ah !… Et vous, mon papa, vous ne vous habituerez jamais à l’appeler madame ! Allons ! je vais voir si ma jeune maîtresse (à part, en remettant sa chaise à gauche), ma bonne amie (haut), n’a pas besoin de moi. Voulez-vous m’embrasser, mon père ?

Elle revient vers Antoine.
ANTOINE, la regardant avec intention.

Mérites-tu que je t’embrasse, là, du fond du cœur ?

VICTORINE.

Oui.

ANTOINE, la regardant bien.

Bien sûr ?

VICTORINE.

Oh ! bien sûr !

Il l’embrasse. Elle sort par le fond en le regardant avec tendresse.



Scène II

ANTOINE, seul.

Oui, c’est bien sûr. C’est une bonne âme, incapable de mentir ! C’est jeune, c’est faible, inquiet… mais c’est honnête comme l’était sa pauvre mère ! Ah ! qu’une fille a besoin de sa mère ! Nous n’entendons rien à manier ces jeunes esprits-là, nous autres… (À Fulgence, qui entre par la porte de droite, tenant des papiers.) Ah ! c’est toi, Fulgence ?



Scène III

ANTOINE, FULGENCE.
FULGENCE.

Monsieur vous envoie encore ces deux comptes à enregistrer.

ANTOINE, écrivant.

Bien ! mets-les là.

FULGENCE, posant les comptes sur le bureau d’Antoine.

Mademoiselle Victorine n’est pas ici ? Je ne l’ai pas encore vue aujourd’hui.

ANTOINE.

Ah ! voilà bien mes amoureux !

FULGENCE.

M’en faites-vous un reproche, monsieur Antoine ?

ANTOINE.

Non, mon garçon, pourvu que ta besogne n’en souffre pas et que tu ne négliges rien…

FULGENCE.

Le devoir est une religion pour moi comme pour vous.

Il va au bureau debout et se met au travail.
ANTOINE.

Je le sais. Aussi je m’applaudis du choix que j’ai fait de toi pour mon gendre. Tu es un honnête homme, Fulgence, un homme rangé, ponctuel, raisonnable ! Tu n’as rien, c’est vrai ! mais, quand on est laborieux et modeste dans ses goûts, on est toujours assez riche.

FULGENCE, écrivant.

Sans doute. Cependant…

ANTOINE.

Cependant, quoi ? Ma fille n’est pas riche. Mes économies, je te l’ai dit, sont fort peu de chose, et je n’ai jamais souffert que M. Vanderke augmentât mes appointements… Mais, toi, c’est différent ! Tu as ici une place assez importante, tu es plus instruit, par conséquent plus utile que moi. Tu y es déjà depuis deux ans ; et tu seras augmenté peu à peu en raison de tes services.

FULGENCE, venant au milieu.

Je ne l’exige pas. M. Vanderke vient de doter richement sa fille, et voilà son fils qui est d’âge à mener grand train… qui fera peut-être des dettes… M. Vanderke paye bien ses commis ; quand il y a surcroît de travail, il donne des gratifications fort honnêtes… Il y aurait injustice à demander davantage… et… je trouverais surprenant qu’il y songeât.

Il se remet au travail.
ANTOINE.

C’est bien ; je suis satisfait de tes sentiments comme tu l’es de ton sort. (Se levant et reportant à Fulgence les deux comptes qu’il lui a donnés en entrant.) Vous serez logés et nourris ici.

FULGENCE, se retournant avec un peu d’émotion.

C’est trop de bontés ! Mais, moi qui ne suis rien, qui n’ai rien !… je me sens honteux…

ANTOINE, descendant la scène.

Ne parlons plus de cela. Je te trouve assez riche de ton courage et de ton travail.

FULGENCE.

Vous êtes bien désintéressé, monsieur Antoine !

ANTOINE.

Désintéressé, moi ? Comment ne le serais-je pas ? comment aimerais-je l’argent ? Depuis le temps que j’en compte, que j’en reçois, que j’en verse, qu’il en passe par mes mains et sous mes yeux… c’est ici comme une rivière… je ne peux plus en être ébloui, et, quand on nage en pleine eau, on n’a plus soif. J’ai un patron qui est si bon, si généreux, que, si je lui disais un beau jour : « Monsieur, j’ai envie… mais bien envie d’une de ces hottes d’écus que l’on vide tous les jours dans vos caisses, » il me répondrait : « Tu as envie de cela ? Prends, mon cher Antoine, prends ! Tu l’as bien gagné, et j’ai du plaisir à te contenter. »

FULGENCE, attentif et soucieux.

Ah ! M. Vanderke vous dirait cela ?

ANTOINE.

Oui certes ! et je serais riche à cette heure, si j’avais accepté tout ce qu’il voulait me donner. Mais c’est un homme qui a tant de bien à faire, et qui le fait avec tant de plaisir, que, quand je le vois à même de rendre quelque beau service, ou de donner quelque joli cadeau à ses enfants, j’y mettrais du mien en secret, plutôt que de le voir s’en priver.

FULGENCE, quittant sa place et venant à Antoine.

Vous ne vous étiez jamais tant expliqué avec moi, monsieur Antoine, et ce que vous me dites me fait du bien ! Ainsi, vous n’avez pas l’ambition qu’ont presque tous les parents pour leurs enfants ? vous n’avez jamais souhaité passionnément que votre fille fût riche ?

ANTOINE.

Jamais ! En cela, je suis l’exemple de monsieur, qui ne souhaite pour les siens que l’honneur et une bonne renommée. Il serait malheureux dans le fond de son âme s’il les croyait avides. (Retournant à son bureau.) Tu sais son histoire ?

FULGENCE, retournant à son pupitre.

L’histoire de M. Vanderke ? Oui… Je sais, du moins, qu’il est français, noble ; qu’il s’appelle le baron de Clavières, qu’il a une sœur marquise, et qu’il a pris le nom qu’il porte pour continuer le commerce d’un négociant hollandais qui l’avait recueilli sur son navire, et plus tard adopté, lorsqu’il était jeune, pauvre, et poursuivi dans son pays pour les suites d’un duel.

ANTOINE.

C’est cela. Et c’est ce qui te prouve qu’il n’a pas les préjugés de la naissance. Il n’a pas cru déroger, lui, en donnant sa vie au travail. Tu ne vois sur ses maisons et sur ses carrosses ni blason ni couronne, et, tandis que beaucoup de traitants payent pour en avoir, lui qui en a n’en fait pas montre. Eh bien, il n’a pas plus l’amour de l’argent que celui des titres. Il s’est fait négociant par reconnaissance, il est resté négociant par amour de l’ordre et de l’activité. Il est devenu riche sans désirer autre chose que de donner l’exemple de la probité dans le commerce, et il l’a toujours donné. Il rit des reproches de sa sœur, des dédains de sa caste, et veut que ses enfants soient fiers de ses principes.

FULGENCE, avec un peu de dédain.

Mais son fils ne les partage pas ?

ANTOINE.

M. Alexis Vanderke n’a peut-être pas encore d’opinions arrêtées. Il est un peu séduit par le monde, mais c’est un bon jeune homme, un digne enfant ! Je l’aime comme s’il était mon fils, et je sais, moi, qu’il continuera le bien que fait son père… Ah ! chut ! le voilà.

Pendant toute cette scène, Antoine est à son bureau, Fulgence debout devant un pupitre à écrire. Ils se dérangent et se replacent, en parlant, sans cesser de paraître occupés.



Scène IV

FULGENCE, ALEXIS, ANTOINE.
ALEXIS, entrant par la porte du fond.

Bonjour, père Antoine ! (Il lui serre la main et salue Fulgence.) Bonjour, monsieur Fulgence. (À Antoine.) Je viens te demander encore vingt-cinq louis ; j’ai quelques emplettes à faire ce matin.

ANTOINE.

Je vais vous compter ça. Mais je ne les ai pas ici… Je vais à la caisse.

Il sort par la porte de droite.



Scène V

ALEXIS, FULGENGE.
ALEXIS.

Eh bien, monsieur Fulgence, à quand le mariage ?

FULGENCE, froidement et restant près du pupitre.

Dans quelques jours, j’espère ; le dernier ban est publié.

ALEXIS.

Ah çà ! dépêchez-vous ! car je vais aller à Paris, et je voudrais bien auparavant danser à votre noce.

FULGENCE, froidement.

Vous me faites honneur.

ALEXIS.

Je vous fais mon compliment. Vous épousez une belle personne, et douce et honnête ! Je suis son frère de lait ; sa mère avait été ma nourrice ; nous avons été élevés ensemble, ma sœur, elle et moi ; et… quoique ma sœur soit bien bonne, Victorine a toujours été la meilleure de nous trois. Vous ne trouverez pas mauvais que je lui fasse un petit cadeau de noces ? Je sors ce matin pour cela.

FULGENCE, avec roideur.

Quoi ! monsieur, ces vingt-cinq louis… ?

ALEXIS, souriant.

Cela ne vous regarde pas. Seulement, il me faut… j’aime mieux avoir votre permission pour offrir quelque chose à votre fiancée… et vous me la donnerez ?

FULGENCE, altéré.

Monsieur, si ma femme…

ALEXIS, riant avec un peu d’effort.

Ah ! vous l’appelez déjà votre femme ?

FULGENCE, tout à fait troublé.

C’est trop tôt, j’en conviens… Si mademoiselle Victorine…

ALEXIS, avec franchise.

Oh ! Victorine ne me refusera pas. Quand on est heureux, on n’est pas fier. On prend tout en bonne part. (Frappé de l’expression de Fulgence.) Vous me paraissez contrarié, souffrant…

FULGENCE.

Moi ?…

ALEXIS, avec douceur.

Vous travaillez beaucoup ?

FULGENCE.

Ne faites pas attention, monsieur.

ALEXIS.

C’est que je ne vous trouve pas l’air content, radieux, comme vous devriez l’avoir ; vous n’êtes pas comme Victorine, elle est gaie comme un merle ; et tout à l’heure, chez ma sœur, elle riait de la moindre chose.

FULGENCE.

Ah ! elle est chez madame… ? elle rit ?… Monsieur l’a déjà vue ce matin ? (À part.) Avant moi ! toujours !…

ALEXIS.

Mais certainement, et je l’ai complimentée sur sa bonne humeur.

FULGENCE, à part.

Oh ! je quitterai cette maison dès que je serai marié !



Scène VI

FULGENCE, ALEXIS, ANTOINE.
ANTOINE, entrant de droite, posant les vingt-cinq louis sur son bureau, et ouvrant un registre en s’asseyant.

Voilà ce que vous me demandez.

ALEXIS.

Tu inscris cela ?

ANTOINE.

Comment ! monsieur, est-ce que j’oublie jamais d’inscrire quelque chose ? Tenez, voilà vos comptes ; j’écris jusqu’à un denier.

ALEXIS.

Je n’en doute pas. (Jetant un coup d’œil sur le registre.) Ah ! tu m’as compté pas mal d’argent depuis deux mois ?

ANTOINE.

Je n’ai pas fermé le compte de celui-ci : j’en attends la fin.

ALEXIS.

Et mon père a-t-il vu ce registre ?

ANTOINE.

Il l’a vu le mois dernier. Tous les mois, je lui présente les comptes de sa maison.

ALEXIS.

Et il n’a rien désapprouvé ?

ANTOINE.

Non, monsieur.

ALEXIS.

S’il trouvait que je vais trop vite… tu me le dirais, Antoine ?

ANTOINE.

Lui ? Vous ne le connaissez guère !

ALEXIS.

Eh bien, et toi, si tu étais mécontent de moi, il faudrait me le dire.

ANTOINE.

Vous moquez-vous ?

ALEXIS.

Allons, tu veux me gâter aussi, toi ?

ANTOINE.

Eh bien, qui donc sera gâté ici, si ce n’est pas vous, je vous le demande ?

ALEXIS, appuyant sa main sur l’épaule d’Antoine.

Dire qu’il y a des êtres qui valent mille fois mieux que nous et qui se font un devoir de nous rendre heureux !… Avez-vous encore vos parents, monsieur Fulgence ?

FULGENCE.

Non, monsieur ; je les ai à peine connus.

ALEXIS.

Ah ! je vous plains ! vous ne savez pas ce que c’est que d’être aimé ! — Au revoir, Antoine.

Il lui serre la main et va pour sortir.



Scène VII

FULGENCE, ALEXIS, VICTORINE, ANTOINE.
VICTORINE, entrant par le fond.

Mon papa, madame Vanderke vous prie de passer chez elle, tout de suite, si vous pouvez.

ANTOINE.

Ah ! ah ! je sais ce que c’est !

Il sort par le fond.



Scène VIII

FULGENCE, ALEXIS, VICTORINE.
ALEXIS.

Ah ! Victorine, j’étais en train tout à l’heure de faire reproche à ton futur. Il a l’air soucieux. L’amour le rend triste : il te rend gaie, au contraire. Je vous laisse ensemble pour que vous discutiez laquelle des deux manières d’aimer est la meilleure.

Il sort par le fond.



Scène IX

FULGENCE, VICTORINE.
VICTORINE.

Pourquoi êtes-vous triste, Fulgence ? est-ce vrai, ce qu’il dit ?

FULGENCE.

Je suis triste quand on me dit que vous êtes gaie.

VICTORINE.

Comment ! vous voudriez que j’eusse du chagrin ?

FULGENCE.

C’est que vous n’êtes jamais gaie avec moi, Victorine ; vous gardez cela pour les autres.

VICTORINE.

Si vous me rendez triste, ce n’est pas ma faute.

FULGENCE, traversant la scène, pour reporter un registre sur le bureau d’Antoine.

Oh ! ce n’est pas la mienne non plus !

VICTORINE.

Et à qui donc, la faute ?

FULGENCE, à part.

Et dire que je n’ose pas m’expliquer ! elle a un air si sincère, si éloigné de ce que je pense !

VICTORINE.

Vous me boudez ? Allons, je vas prendre mon ouvrage.

Elle s’assied à gauche.
FULGENCE.

Je boude ! quel vilain mot vous me dites là !

VICTORINE.

C’est vrai que j’ai tort ; je ne sais pas pourquoi je vous l’ai dit… Ce n’est pas ma pensée.

FULGENCE, s’approchant d’elle.

Connaissez-vous bien vos propres pensées, Victorine ?

VICTORINE.

Mais… je crois qu’oui ! Cependant… pas toujours peut-être !… Tenez, je ne veux pas m’en faire accroire ; je ne suis pas… comment dirai-je ? je ne suis pas comme vous, Fulgence.

FULGENCE.

Comme moi ?

VICTORINE.

Eh bien, oui. Je ne suis pas raisonnable, sensée, réfléchie comme vous. Je ne me rends pas compte de toutes choses, comme il me semble que vous le faites. Peut-être que j’ai été trop gâtée dans cette maison où tout le monde est si bon pour moi ! On m’a toujours laissée faire et dire tout ce qui me passait par la tête. Alors, moi, je cède un peu à mes premiers mouvements sans trop pouvoir me les expliquer. Je suis gaie, je suis triste, je ris, je pleure ; on s’en amuse, mon père se moque de moi, et, moi, je me moque aussi de moi-même. (Se levant.) Eh bien, cela ne vous rassure pas ? On dirait que, pour tout de bon, je vous afflige ? mais ce n’est pas mon intention ! Je vous dis tout cela, Fulgence, pour que vous ne vous inquiétiez de rien.

FULGENCE.

Il y a pourtant une chose qui doit m’inquiéter.

VICTORINE.

Dites-la, et, si je peux m’en corriger…

FULGENCE.

Oh ! vous n’avez pas de torts. Vous êtes franche, bonne, je le sais ! mais vous êtes si aimée, si choyée ici, que je crains de ne pas vous rendre aussi heureuse que vous l’avez toujours été… que vous ne me trouviez trop sensé, trop réfléchi, comme vous dites !

VICTORINE.

J’y ai bien pensé quelquefois, à cela ! Mais je n’y pensais pas dans le moment. Pourquoi me le rappelez-vous ? On dirait que vous voulez m’effrayer sur l’avenir ? Certainement, on ne se marie pas sans quelque appréhension… mais vous m’ôtez la confiance, au lieu de me la donner !

FULGENCE.

Ah ! je suis maladroit, moi ! je ne sais pas dire de tendres paroles, je ne suis pas habitué à cette vie de famille toute de douceurs, toute de miel, qu’on vous a faite ici ! je suis sombre, désagréable… Vous ne pouvez pas m’aimer. Dites la vérité, Victorine, vous ne m’aimez pas ?

VICTORINE.

Je ne vous aime pas ? Voilà que vous m’effrayez tout à fait, Fulgence ! Pourquoi donc me dites-vous que je ne vous aime pas ?

FULGENCE.

C’est que je n’ai encore jamais osé vous le demander, et que vous ne vous l’êtes peut-être pas demandé à vous-même.

VICTORINE.

Mais il faut bien que je vous aime, puisque je me marie avec vous !

Antoine entre et les écoute.
FULGENCE.

Oh ! ce n’est pas une réponse !

VICTORINE.

Je croyais que si ! mon père vous aime, vous estime ; je vous estime aussi, moi ; et je veux vous aimer, puisque c’est le désir et la volonté de mon père.



Scène X

VICTORINE, ANTOINE, FULGENCE.
ANTOINE, qui est rentré par le fond avec des papiers, et qui s’est arrêté pour les écouter, se rapproche d’eux.

Victorine a raison, et c’est elle, à présent, qui est la plus sage des deux.

FULGENCE.

Comment ! monsieur Antoine, vous nous écoutiez donc ?

ANTOINE.

Pourquoi pas ? J’en ai encore le droit.

VICTORINE, l’embrassant.

Oh ! vous l’aurez toujours ! Je veux que vous sachiez toujours toutes mes pensées et que vous me donniez conseil en tout. Voyons, dites donc à M. Fulgence qu’il ne sait pas ce qu’il dit !

ANTOINE.

Il est amoureux, et l’amour fait déraisonner. Toi, Victorine, tu déraisonnais là, tantôt ! mais te voilà dans le vrai. Il n’est pas nécessaire que l’on soit fou de joie en se mariant. C’est une affaire sérieuse, et, pourvu que chacun de vous ait la ferme résolution de son devoir, tout ira bien. Allons ! je vous annonce une surprise ! Ayez l’air de ne rien savoir. M. et madame Vanderke, avec madame leur fille, viennent ici pour vous complimenter et vous faire leurs cadeaux. Les cadeaux sont trop riches, j’en suis sûr d’avance. Ne soyez point touchés de leur prix, mais de l’intention qu’on y met et de l’amitié dont ils sont la preuve.



Scène XI

VANDERKE, MADAME VANDERKE, SOPHIE, VICTORINE, ANTOINE, FULGENGE, un Domestique, qui porte des cartons.
MADAME VANDERKE, entrant par le fond et venant embrasser Victorine.

Ma chère enfant, tu vas te marier avec un bon jeune homme. Je suis heureuse de ton bonheur et te prie de recevoir de ma main ta robe de noces.

Elle prend un carton des mains du domestique et le remet à Victorine.
VICTORINE.

Oh ! madame ! que vous êtes bonne d’avoir comme cela pensé à moi !

VANDERKE.

Et moi, ma chère fille, car je te considère comme ma fille aussi, entends-tu bien ? je ne t’offre pas de chiffons, je n’aurais pas su les choisir, mais je te prie d’accepter ce petit portefeuille.

VICTORINE, prenant le portefeuille.

Oh ! qu’il est joli !… Merci, monsieur. Qu’il est bien relié ! tout doré !… Voyez donc, mon père ! Avec mon chiffre dessus !

Elle va à Antoine, pose le carton sur sa table, lui remet son portefeuille et revient remercier Vanderke.
ANTOINE, ouvrant le portefeuille.

Mais, monsieur… ce mandat sur votre caisse… c’est trop ! c’est impossible ! c’est une dot, cela !

Il passe près de Vanderke.
FULGENCE, à part.

Une dot ! j’en étais sûr !

VANDERKE.

Eh bien, est-ce que je ne te dois pas d’assurer le sort de ta fille ?

ANTOINE.

Mais, monsieur, cinquante mille livres !… Non, non, c’est trop ! vos enfants…

MADAME VANDERKE, tenant sa fille par la main.

Antoine, vous n’avez pas le droit de refuser. C’est la famille entière qui s’associe aux intentions de son chef.

VICTORINE, émue.

Oh ! je n’avais pas besoin de cela, monsieur Vanderke… Madame ! Sophie ! vous me faites presque de la peine avec ce gros cadeau-là ? Est-ce que j’avais besoin d’argent, ici ? est-ce que vous ne voulez plus que je demeure ici ?

MADAME VANDERKE.

Je compte, au contraire, que tu y resteras tant que nous vivrons.

VICTORINE.

Oh ! en ce cas, merci, merci !

SOPHIE.

Mais regarde donc, ta robe de noces ! J’y ai joint quelques dentelles et un petit collier, car je veux aussi te parer. Tu étais si contente de me voir belle, il y a trois mois, le jour de mon mariage.

Elles vont auprès de la table.

VICTORINE, ouvrant le carton et s’asseyant pour regarder. Ah ! mon Dieu ! une robe de moire, des perles, du point d’Angleterre !… mais je n’oserai jamais porter tout cela !

SOPHIE, lui donnant un autre carton.

Et voilà les fleurs, les rubans et les gants de la part de mon mari, qui arrivera dans deux jours pour assister à tes noces.

VICTORINE.

Ah ! mon Dieu ! que de belles choses ! Je vas donc être en gants blancs tout le reste de ma vie !

MADAME VANDERKE.

Nous te laissons contempler tes petites richesses ; mais nous voulons que tu viennes déjeuner avec nous, ainsi que ton père et ton futur, afin de fixer le grand jour… Entendez-vous, monsieur Fulgence ?

FULGENCE, sortant d’une profonde rêverie.

Madame… c’est trop d’honneur… (À part.) Une dot !

VANDERKE, à sa femme et à sa fille.

Allez m’attendre, mes chères amies… Je suis à vous dans le moment avec Antoine et Fulgence, que j’emmène au magasin. J’ai quelques ordres à donner.

Il sort avec Antoine et Fulgence par la droite.
SOPHIE.

Tu vas venir, Victorine ? C’est dans mon appartement qu’on déjeune aujourd’hui, tu le sais ?

VICTORINE, se levant.

Oui, oui, tout de suite, tout de suite. Je vas ranger et serrer tous mes trésors, et je vous suis.

Madame Vanderke sort par le fond avec sa fille, qui lui donne le bras.



Scène XII

VICTORINE, seule, debout auprès de la table.

De la moire ! des perles ! oh ! qu’elles sont lourdes !… elles sont fines, j’en réponds… Des dentelles anglaises !… Et de l’argent, beaucoup d’argent ! (Elle touche à tout et laisse tout retomber.) Oh ! je vais donc être bien riche, bien belle, bien heureuse !… et Fulgence m’aime beaucoup ! (Elle s’attriste de plus en plus.) Et mon père est bien content… C’est singulier, j’étouffe !… (Elle s’assied dans la chaise d’Antoine.) Est-ce la joie ?… Je me sens… Ah ! que ça fait mal d’être contente comme ça !…

Elle fond en larmes.



Scène XIII

ALEXIS, VICTORINE.
ALEXIS, sans être vu, à la porte du fond.

Elle pleure ! Eh bien, qu’est-ce donc ? aurait-elle du chagrin de se marier ?… (Approchant.) Si je le croyais !… (Haut.) Victorine ! tu pleures ?

Il lui prend les mains.
VICTORINE, suffoquée, se levant.

Ah ! mon Dieu ! ne le dites pas, ne le dites pas !… mon père est bien en colère quand je pleure !

ALEXIS.

Tu pleures donc souvent ?

VICTORINE.

Non, quelquefois… (Essuyant ses yeux.) Cela se passe ! ce n’est rien, allez !

ALEXIS.

Mais quelle peine as-tu ?

VICTORINE.

Je n’en ai pas.

ALEXIS.

Tu pleures sans sujet ?

VICTORINE.

Apparemment.

ALEXIS.

Tu es donc un peu folle ?

VICTORINE, souriant.

Ça se peut bien.

ALEXIS.

Fulgence…

VICTORINE.

Eh bien, Fulgence ?…

ALEXIS.

Fulgence est doux, honnête, bien élevé ; il a une jolie figure, il est jeune, il te plaît, n’est-ce pas ?

VICTORINE.

Oh ! oui, il me plaît bien.

ALEXIS.

Enfin, ce n’est pas ton mariage qui te rend malheureuse ?

VICTORINE.

Oh ! non ! il n’a pas de quoi ; mais c’est l’idée du mariage qui me donne toujours envie de pleurer. Ce serait avec un autre, ce serait la même chose.

ALEXIS.

Vrai ?

VICTORINE.

Vrai !

ALEXIS, à part, soupirant un peu.

Allons !… (Haut.) Allons, ma petite Victorine, ma petite sœur, il ne faut pas te gâter les yeux ; et puis, si tu es triste comme cela, je n’oserai pas te faire mon compliment et mon cadeau, car je t’apportais le mien à mon tour. (Regardant les cartons et tirant une petite boîte de sa poche.) Je vois que j’arrive le dernier, mais c’est la faute de l’ouvrier qui m’a fait attendre.

VICTORINE.

Vous m’apportez un bijou ? Ah ! c’est quelque chose que je pourrai porter toujours, tant mieux !

ALEXIS.

J’en serai bien fier, si cela te plaît. Regarde !

VICTORINE, ouvrant la boîte.

Oh ! votre montre ! votre belle montre à répétition ! celle qui a passé une nuit avec moi, la veille de votre duel ! Ah ! quel souvenir de chagrin… et de bonheur aussi !… car, après cette vilaine nuit où je n’ai pas fermé l’œil… puisque je savais, moi, que vous alliez vous battre… quelle joie, le lendemain, de vous voir revenir sain et sauf ! Nous étions tous si heureux ! Ah ! je vous remercie d’avoir pensé à me donner cela !… Mais que dira votre sœur ? car, cette montre, c’est le cadeau de noces qu’elle vous a fait.

ALEXIS.

Aussi, j’en ai fait faire une toute pareille, avant de te donner celle-ci. Tiens, vois ! c’est afin que ma sœur ne sache pas…

VICTORINE.

Ah ! mais il ne faudrait pas tromper votre sœur pourtant !

ALEXIS, voulant échanger les montres, avec un léger ton de reproche.

Si cela ne te fait rien…

VICTORINE, retenant la montre tristement.

Si !… cela me fait beaucoup ! j’aimerais bien mieux l’ancienne… vous me l’aviez confiée la veille du duel ! Vous me disiez : « Tu ne la rendras qu’à moi, qu’à moi, entends-tu ? » Vous vouliez me la laisser en souvenir, dans le cas où vous… Dieu merci, j’ai pu vous la rendre !… Mais comment donc faire ? vous ne devez pas vous en séparer, votre sœur est plus que moi pour vous !

ALEXIS.

N’es-tu pas ma sœur aussi ? Sophie n’est pas jalouse de toi ! Est-ce qu’elle n’approuverait pas l’échange, si je pouvais lui raconter… ?

VICTORINE.

Ah ! oui, le duel ! c’est resté un secret entre votre père et vous, entre mon père et moi… et Fulgence… Ah ! par conséquent, je peux dire à Fulgence que c’est votre montre de jour-là !

ALEXIS, un peu troublé.

À Fulgence ?… Mais… (Avec franchise.) Mais, oui, oui, certainement ! pourquoi pas ? Allons, prends, prends celle-ci, je t’en prie !

VICTORINE, s’attachant la montre.

Ah ! que je suis donc contente ! Voyez donc ! Il me semble que je vous vois, en me voyant moi-même avec cette montre-là !

Elle saute de joie.
ALEXIS.

Voilà donc que tu ris, à présent ! Allons, je suis bien content aussi de t’avoir rendu la gaieté !



Scène XIV

ANTOINE, FULGENCE, ALEXIS, VICTORINE.
ANTOINE, entrant par la droite avec Fulgence, qui va droit au pupitre.

De la gaieté ?… À la bonne heure, Victorine !

VICTORINE.

Voyez donc, mon papa ! voyez donc, Fulgence ! la belle montre que M. Alexis vient de me donner.

Fulgence tressaille.
ANTOINE.

On te gâte, on te rendra vaine. Vous avez tort, monsieur Vanderke.

ALEXIS.

Ne me gronde pas. J’ai tant de plaisir à la voir rire et sauter ! Allons, on nous attend tous quatre pour déjeuner en famille : venez-vous ?

VICTORINE.

Oh ! comme je vas faire rire madame, avec ma montre ! Je la ferai sonner tous les quarts d’heure, toutes les minutes, jusqu’à ce qu’elle me dise : « Victorine, tu me romps la tête. »

ALEXIS.

Veux-tu me donner le bras ?

VICTORINE.

Oui, oui ; mais je ne veux pas passer avant mon papa.

ANTOINE.

Les dames passent toujours les premières !

VICTORINE.

Je ne suis pas une dame ; je ne veux pas passer avant mon père !

ANTOINE.

Et si je ne veux pas passer avant M. Vanderke ?

ALEXIS.

Il n’y a qu’un moyen de s’arranger. Prends mon autre bras, mon cher Antoine, et nous passerons tous les trois… comme nous pourrons !

Ils sortent en riant, par le fond.



Scène XV

FULGENCE, seul, les suivant.

Cette gaieté avec lui, cette tristesse avec moi !… ces présents !… cette dot !… Ah ! le doute et la colère me rongent le cœur !

Il sort.