Le Mariage de Sophie

Saint-Léger étoit prêt d’entrer dans le monde, j’ose dire même qu’il en étoit capable ; mais, comme on a besoin de conseils pour faire ce pas critique d’où dépend toute la vie. Madame S.-Leger voulut les lui donner elle-même. Elle vint le trouver, et lui tint à peu près le discours suivant.
Eh bien ? vous allez donc paroître au grand jour, lui dit-elle ; et ce seroit dommage de vous laisser plus long-tems dans l’obscurité. Vous êtes fait pour mériter l’admiration ; cela dépend de votre conduite, et c’est sur cette conduite que je veux vous parler.
L’Amour est le Dieu de la jeunesse brillante : mais cela demande quelque distinction. Il est des amours pesans, grossiers, qui ne s’arrêtent que sur un objet, à qui tout le reste est indifférent. Leurs plaisirs manquant de variété doivent devenir d’un dégoût, d’un ennui, d’une contrainte assommante. Ce n’est pas ceux-là que vous devez suivre.
Il en est d’autres légers, volages, inconstans… On voit un objet divin, adorable… on s’y arrête, on s’y fixe, on s’y lie, et on l’abandonne, parce qu’il vaut mieux quitter la volupté, que d’être quitté par elle.
Ces amours vont bientôt s’offrir à vous : empruntez leurs aîles, imitez leur légèreté. Examinez les abeilles ; un vol inconstant les porte de côté et d’autre ; c’est du suc de mille fleurs qu’elles forment leur miel délicieux, et c’est des faveurs de mille femmes que doit se former votre réputation.
On se fait des sermens, on se jure un amour éternel : on le doit, c’est la coutume. Que signifient-ils, ces sermens ? Je vous aimerai jusqu’à ce que je cours risque de vous haïr.
Une femme est infidelle, on se désespère : quelle folie ! on l’auroit quittée le lendemain.
J’ai goûté assez long-tems les plaisirs de l’inconstance, dit un homme : je veux faire choix d’une personne qui ait de la beauté pour plaire, de l’esprit pour attacher, de la vertu pour gagner mon estime, je l’aimerai toute ma vie. Je crois entendre dire : Il y a quelques années que je m’amuse à merveille ; je veux m’ennuyer à présent.
Vous ferez souvent des propositions qui seront rejetées : n’allez pas vous désespérer pour cela. Une femme passionnée refuse encore d’une voix foible ce qu’elle voudroit avoir accordé déjà. Elle le refuse par orgueil : elle veut qu’on la croie invincible, elle veut qu’on croie qu’il ne falloit pas moins que notre mérite et nos agrémens pour lever ses scrupules. Elle refuse, pour rendre plus forte encore, par les difficultés, la passion de son amant. Elle refuse, pour qu’une longue attente lui donne à elle-même plus de plaisir. Elle combat, elle s’emporte, elle s’irrite au sein de la volupté ; elle injurie celui qu’elle adore ; elle veut arrêter des transports qu’elle voudroit pouvoir même augmenter ; elle balbutie des plaintes dans des momens où elle se trouve au comble du bonheur. Pourquoi ? c’est-là le raffinement de la coquetterie ; c’est par là que les plaisirs savent éloigner les dégoûts.
Au reste je n’irai pas vous ordonner d’être discret. Qu’est-ce qu’un bonheur qui n’est su que de nous ?
Voilà le peu de leçons que je puis vous donner à présent : elles seront le modèle de votre vie, et je mets auprès de vous un ami qui, en connoissant tout le prix, saura mieux vous les faire observer.
Elle lui présenta Folville. C’étoit un jeune homme d’une bonne naissance, et connu dans tout Paris par le nombre de ses bonnes fortunes. Les Petits-Maîtres se le donnoient pour modèle : ils ne se croyoient parfaits qu’autant qu’ils avoient eu son approbation.
Madame S-Léger ayant donné à son fils un tel guide, se retira : et Folville commença dès lors à exercer ses fonctions auprès de son Elève.
Il passa quelques jours à lui répéter les leçons de sa Mère ; et ce tems expiré, il lui parla ainsi : A présent que votre éducation est au comble, dit Folville, il faut la mettre en œuvre, et vous faire connoître. Mon dessein est de vous mener d’abord dans tous les cercles, où vous pourrez entrer hardiment pour y briller et vous y distinguer. Car je remarque en vous des dispositions heureuses et peu communes. Bien des gens ne deviennent aimables qu’à force de soins, d’étude et de conseils ; mais pour vous, vous êtes Petit-Maître né, et il ne s’agit plus que de façonner un peu la nature.
Je vais d’abord vous mener chez un Auteur qui est un de mes amis. Chez un Auteur ! reprit Saint-Léger étonné. Et qu’a de commun un Auteur avec les sociétés où vous voulez m’introduire ? Est-ce chez un homme retiré, pâlissant sur les livres, ne vivant qu’avec les morts et les écrits, que je pourrai me former aux usages du beau monde ? On voit bien reprit Folville, que vous ne connoissez d’Auteurs que ces Pédans dont vous avez lu les ouvrages au Collége. Apprenez de moi ce que c’est qu’un Auteur, et à quoi il peut être utile.
Un jeune homme n’a ni fortune ni connoissance, que faire dans ces extrémités ? Faut-il perdre l’espérance d’entrer dans le monde ? Faut-il demeurer dans l’indigence ? Non : il sait mieux se tirer d’affaire ; il se fait Auteur, compose à la hâte, et reçoit un tribut d’argent, d’estime et de sifflets.
Ainsi les premières productions sont ordinairement inspirées par la nécessité, et les autres par la folie.
Ils arrivent, ils entrent, Eh ! bon jour, dit l’Auteur avec des transpors d’allégresse qui tenoient un peu de la convulsion. Que votre visite inattendue me cause de plaisir ! J’étois à travailler sur un sujet qui plaira, sans doute, au Public ; mais je voudrois être toujours interrompu aussi agréablement.
A propos, on m’a apporté ce matin les premiers exemplaires d’un Roman que je viens de faire imprimer : je vous supplie d’en accepter un. Vous n’y trouverez rien de bien admirable ; c’est un Ouvrage que j’ai fait à mes heures perdues, pour m’amuser, pour passer un moment. On doit exécuter ce soir la première représentation d’une Tragédie de ma façon. Je vous prie de vous y trouver. Je vous donnerai des billets pour vous et pour vos amis. J’ai quelques espérances de succès : le sujet est neuf, et traitée d’une façon distinguée : toutes les pièces sont trop uniformes ; j’ai tâché d’éviter ce défaut. Il m’en a coûté, mais si je plais, je ne regrette point mes peines.
La conversation fut longue. Chacun eut le tems d’y étaler sa suffisance. Il est vrai que le Poëte ne laissoit guères celui de parler. S’humiliant souvent, pour se faire élever ; s’accordant quelquefois un peu de mérite, pour qu’on lui en accordât beaucoup ; médisant de tous les Gens de Lettres, parlant toujours de ses Ouvrages, et des applaudissemens qu’ils lui avoient acquis, avec un mépris affecté qui décéloit le cas qu’il en faisoit. Pour S.-Léger, encore timide et peu usagé, il ne parloit point, ou ne parloit que comme un Livre. Le titre d’Auteur lui en imposoit tant, qu’il n’osoit rien mêler à la conversation. Ils prirent enfin congé de l’Auteur, et se retirèrent.
Eh bien ! que pensez-vous de ce Poëte ? dit Folville à S.-Léger, Il me paroît assez ridicule, répondit-il : sa conversation m’a ennuyé à la mort ; j’en étois excédé… mais cet homme peut-il faire de bons Ouvrages ? Vous en jugerez ce soir, répliqua Folville, en attendant, je veux réparer l’ennui que vous avez eu chez lui, en vous menant à un endroit où je crois que vous vous amuserez beaucoup. C’est chez Argénis, jeune Dame du bon ton : je vous ai déjà annoncé comme un jeune homme fort aimable, mais qui n’a pas encore eu le tems de prendre les manières du grand monde. Elle desire ardemment de vous voir, sur le portrait avantageux que je lui ai fait de vous ; elle veut avoir la gloire de vous former… Je vous remercie, dit Saint-Léger, de me vouloir bien procurer cette connoissance. Présenté par un homme de votre mérite, je serai, sans doute, bien reçu… Oh ! ne soyez pas inquiet sur ce chapitre ; on est toujours bien reçu chez elle ; c’est une Dame très-polie, très-humaine, montée sur le bon ton, et le modèle des jeunes Dames qui entrent en société. Aussi, Dieu sait comme les Galans roulent chez elle ! A peine peut-elle les compter, et cependant tous sont contens de sa manière d’agir. Ses fers sont si doux qu’ils ne les quittent jamais que pour de bonnes raisons. Mais je ne veux pas vous en dire davantage, il faut vous laisser l’agrément de la surprise ; vous verrez un composé de toutes les perfections… Excepté de la sagesse, interrompit malicieusement Saint-Léger. Au portrait que vous m’avez fait d’Argénis, je crois qu’elle s’en dispense.
De la sagesse ! s’écria Folville, en éclatant de rire : de la sagesse ?… Et quoi ! ajoutez-vous foi à cet être imaginaire ? C’est une chimère, un phantôme, une plate fiction de quelque vieux Poëte rêveur… De la sagesse !… Mais si vous prononcez ce mot en compagnie, vous voilà ridicule à jamais.
Je vous demande pardon de mon ignorance, dit S.-Léger : vous avez raison de dire que je ne sais pas mon monde ; je tâcherai de me corriger au plutôt… Dépêchez-vous, dit Folville, cela tire à conséquence ; on ne sauroit trop éviter de se donner un travers dans le monde. De la sagesse !… parbleu, ce mot me tient encore au cœur.
Au milieu de ses discours très-utiles et très-instructifs pour la jeunesse, ils arrivèrent chez Argénis, se firent annoncer, et furent introduits aussitôt.
Eh ! bon jour Monsieur Folville, dit la Dame avec exclamation : vous êtes un homme de parole ; tenez, je vous aime pour cela. C’est-là, sans doute, Monsieur Saint-Léger : mais vraiment, c’est un jeune homme bien aimable… il surpasse le portrait que vous m’en avez fait. Quel âge a-t-il ?… Dix-sept ans… Voyez comme il est grand, comme il est bien fait ; mais c’est un charme…
Allons, Jasmin, Champagne, vîte des fauteuils à ces Messieurs… Eh ! Monsieur Saint-Léger, où vous allez-vous cacher ? Là ? Dans un coin ? On ne vous voit pas… Approchez donc ; je veux que vous vous asseïez à côté de moi.
Tenez, il faut que nous soyons bons amis à commencer aujourd’hui.
Saint-Léger repondit à ces politesses par quelques mots perdus entre ses dents : il rougit, il baissa les yeux. Mais comme vous êtes, lui dit Argénis. Pourquoi ces yeux baissés ? Ne soyez point timide comme cela, regardez-moi : il faut qu’un jeune homme soit hardi, qu’il paie de sa personne. Ah ! continua-t-elle, comme par réflexion, il est encore jeune, il se formera.
Quand on est auprès d’une personne aussi charmante que vous, répondit-il, d’une voix moitié ferme et moitié tremblante, on est si enchanté, si transporté, si ravi… vous attribuez à un caractère timide l’effet d’une admiration si grande, qu’elle tient de la stupidité.
Mais, voyez donc comme il a de l’esprit, s’écria Argénis : en vérité, il est charmant, divin.
Madame, répliqua-t-il, on n’a pas besoin d’esprit pour exprimer ce que le cœur inspire ; il est lui seul… Eh ! finissez donc, Monsieur Saint-Léger ; vous tenez des discours d’une folie qui n’a ni pied ni tête. Ne voudriez-vous pas me faire accroire que vous m’aimez ? mais c’est… Madame, si j’osois vous avouer que je vous adore, je ne ferois que rendre témoignage à la vérité… Ah ! encore des douceurs… Désaccoutumez-vous de cela avec moi : je ne les puis souffrir ; elles me sont lourdes… Mais je crois que vous aimerez assez les Dames. Je sens, répondit Saint-Léger, que je suis né pour adorer le beau sexe, mais je puis vous jurer que ce ne sera qu’en vous seule. Comment toujours des fadeurs, dit Argénis, en minaudant ; je n’y puis tenir. Ne soyez point scandalisés, continua-t-elle en s’adressant à la compagnie ; c’est un petit fou qui ne sait ce qu’il dit.
Pendant cette conversation que j’ai beaucoup abrégée pour la commodité des Lecteurs, l’heure de la Comédie sonna. Je suis fort fâché d’être obligé de vous quitter si-tôt, dit Folville ; mais la Comédie va commencer, on donne une pièce nouvelle, et nous avons promis à l’Auteur de nous y trouver. J’irai aussi, repondit Argénis, mais, comme je veux seulement juger de la bonté de la Pièce, s’en sera assez d’arriver au quatrième Acte.
Elle pria Saint-Léger de la venir voir quelquefois, quand il n’auroit rien de mieux à faire, sa bouche lui défendit d’être moins fou, et ses yeux le prièrent de l’être davantage, si l’occasion s’en présentoit.
Comme on n’étoit pas prêt de commencer le Spectacle, quand nos deux héros y arrivèrent, ils se retirèrent dans un café pour se rafraîchir. Voici à peu près la description de cet endroit.
A côté de la porte est un autel où préside une grosse et massive Divinité. Il est entouré de petits-Maîtres surannés qui s’amusent à carresser un chien, à admirer l’esprit, la finesse, le jugement délicat d’un enfant, à débiter des nouvelles, et à prodiguer leurs fades adorations à la Déesse du comptoir.
Au milieu de la salle est un homme qui a la fureur peinte sur le visage. Enorgueilli d’un peu de réputation, il décide de tout en dernier ressort avec l’impertinence que promet sa physionomie. Rien ne lui plaît ; il jure à chaque parole qu’il entend, et se formalise de tout. Comme les meilleures raisons ne peuvent rien sur lui, chacun l’abandonne, et il se voit contraint de tempêter tout seul.
Un jeune Auteur d’une figure assez douce et assez agréable, se promène d’un air important et affairé. Il est toujours environné d’auditeurs qui connoissent l’agrément de son esprit, Il parle à tout le monde d’une manière polie et engageante, et lance en même tems des traits d’autant plus dangereux, qu’ils sont presqu’imperceptibles.
Dans un coin sont des querelleurs tumultueux, ils disputent avec fureur contre des automates qui leur répondent en persifflant.
Des Petits-Maîtres courent d’un air étourdi. Ils parlent en chantant, chantent en parlant ; rient, parce qu’ils croient qu’il est beau de rire, dansent, cabriolent, et pirouettent sans cesse. Ce sont des tourbillons que chacun tâche d’éviter, et dont on est heurté à chaque instant.
Mais revenons à nos Héros, et conduisons-les à la Comédie.
La Salle est divisée en plusieurs espèces de places ; le Théâtre, l’Amphithéâtre, le parterre, et trois rangs de Loges.
Le parterre est le juge des Ouvrages et des Acteurs. Plus porté à critiquer qu’à applaudir, il est maître, et cherche toujours à montrer sa puissance. La plupart de ceux qui le composent, sont ignorans et stupides ; mais ils n’en sont que plus redoutables.
Aux premières loges sont des Dames du bon ton ; des Nymphes de la suite de Vénus, qui viennent dans ce lieu, comme dans leur Temple, recevoir les hommages et les adorations du peuple, et s’enivrer de l’encens des lorgnettes ; des épouses de Financiers, qui sont couvertes d’or, de diamans, et de pierreries. Toutes se disputent les charmes et les graces ; toutes jettent les unes sur les autres des regards de rivales : on voit renaître en elles la jalousie et la discorde ; les petits-Maîtres, nouveaux Pâris, s’établissent Juges entre ces Divinités. Heureuse, et mille fois heureuse est celle à qui ils veulent bien payer l’impertinent tribut de leurs lorgnades.
Dans les secondes Loges se placent les Bourgeoises accompagnées souvent de leurs tristes époux. Les minauderies, les airs penchés, les coups-d’œil affectés, tout cela leur est interdit. Elles sont obligées de s’asseoir, comme tout le monde s’assied : de parler, comme tout le monde parle ; de regarder uniment comme tout le monde regarde : rien n’est si plat. Cependant il se trouve des gens assez mal élevés, assez simples, d’un assez mauvais goût, pour préférer quelques-unes d’entr’elles aux Nymphes maniérées des premières Loges.
A l’Amphithéâtre sont entr’autres beaucoup de postulantes dans l’ordre de Cythère. En entrant, elles regardent tous les hommes avec des yeux qui désignent ce qu’elles sont, elles rougissent et frémissent de rage, quand personne n’a daigné les insulter. Entend-on quelque bruit dans le Parterre, elles se lèvent, faisant du bruit elles-mêmes, pour qu’on tourne les yeux sur elles. On ne s’avise pas de les regarder ? elles sortent furieuses, le désespoir dans leurs cœurs, elles ne se consoleront jamais, on ne les a pas déshonorées publiquement.
Pour les femmes des troisièmes Loges, elles ne méritent pas qu’on en entretienne les honnêtes gens. Et pourquoi ? me dira quelqu’un. La raison est simple : elles sont habillées d’un mauvais goût.
Mais que dire de ceux qui sont sur le Théâtre ? Comment dépeindre les coups-d’œil, les façons coquettes, les minauderies plus qu’enfantines de ces hommes demi-femmes ? Qu’un crayon plus habile et plus consommé que le mien, trace ce portrait au naturel ; il est au-dessus de mes forces.
Au milieu du caquet des femmes, des flux et reflux du Parterre, du bruit général dont la Salle retentit, la toile se lève, et le tumulte cesse. Chacun est en suspens ; les cabales concertent leur jeu ; l’un s’apprête à huer, l’autre à applaudir ; tous les esprits sont agités : l’Auteur présent au Spectacle, mais caché aux yeux du Public, réunit dans son cœur tous les sentimens de joie, de tristesse, de crainte, d’espérance, d’orgueil et de modestie. Il est devant ses Juges ; déjà ils ont pris séance ; encore un instant et son Arrêt est porte : Arrêt terrible, contre lequel on ne peut guères revenir.
Les passions qui l’agitent, se combattent dans son ame avec tant de force, qu’il n’en sent aucune, et les sent toutes à la fois. Il est hors de lui-même : pour comprendre son état, il faudroit être à sa place.
Enfin la Pièce commence. Peu de beautés beaucoup de pensées à la mode ; peu de solidité, beaucoup de clinquant ; peu d’intérêt, beaucoup d’intrigue sans vraisemblance : voilà quelle étoit la Tragédie dont nous parlons, et voilà ce qu’il faut pour plaire. Tout y étoit fin, tout y étoit joli, tout y étoit spirituel ; aussi tout y fût-il applaudi. Si quelqu’un vouloit s’élever contre un Vers ou contre une pensée, mille voix plus fortes que la sienne lui imposoit bientôt silence.
Le Spectacle fini, on court au foyer : lieu singulier, lieu indéfinissable ; Tribunal de la folie et de Vénus. Là les Actrices donnent audience : là elles reçoivent d’un air simple et modeste les hommages de leurs Adorateurs. Un homme simplement, mais proprement vêtu, s’approche d’une comédienne. Vous jouez, on ne peut mieux, lui dit il : vous êtes pleine de graces, je vous trouve charmante ; et si vous en doutez, je me charge de vous le prouver quand vous n’aurez rien de mieux à faire.
Et moi, je vous trouve bien audacieux, lui répond-elle d’un ton enrhumé, grave et cadencé, pour qui me prenez-vous ? Apprenez, s’il vous plaît, que je suis sage ; que dans mon état j’ai su conserver, jusqu’à présent, la fleur de mon innocence, et que je n’ai point envie de la perdre… pour un homme tel que vous. A ces mots, elle le quitte.
Eh ! bon jour, belle Dame, dit à la même Actrice, en lui prenant la main, un homme richement vêtu. Je viens d’arrêter une partie fine, où je me divertirai beaucoup : pour mettre le comble à nos plaisirs, il faut que vous en soyez. Demain j’irai chez vous prendre des arrangemens plus importans ; vous êtes, je crois, accommodante… Je serai trop flattée, Monsieur, lui répond-elle, de vous être bonne à quelque chose. Quand vous aurez besoin de moi, je suis toujours votre très-humble servante.
Quoi ! un peu de mise, du clinquant, un rien, fait perdre si-tôt la vertu à une fille qui en a tant ?
Et remarquez que cet homme simple en ses ajustemens étoit grand, bien fait, d’une figure agréable, d’un air noble et prévenant : que l’autre étoit un homme en abrégé, point de graces, un air frêle, un visage sans physionomie.
Au même foyer où se passe cette scène galante, est une troupe de gens bien différens. Ce sont de Beaux-Esprits qui disputent ensemble d’une manière souvent fort peu spirituelle. Peu d’étude, quelque hardiesse, bonne opinion de soi-même, jargon affecté à la profession, voilà leur mérite : quel mérite !
Tout Auteur ancien et moderne doit être jugé par eux, ils sont connoisseurs nés. C’est à eux de faire des Loix dans la Littérature : à leurs pieds tremble le meilleur Ecrivain, le plus grand génie. Eh ! comment, en effet, ne pas trembler devant un tel Tribunal ?
Ce fut-là que Folville trouva un de ses amis. Je dis ami, pour me servir d’un terme usité. C’est un mot qu’on répète à tout moment, qui flatte agréablement l’oreille, qui semble faire entendre quelque chose, qui cependant ne signifie rien. On dit qu’il a signifié autrefois, on rapporte des faits, on cite des témoignages irrécusables. Eh bien ! croyons donc aveuglément.
Ah ! que je te rencontre heureusement ! dit Léandre à Folville, en lui donnant un baiser en mouë. Je ne pouvois te trouver plus à propos. Je suis aujourd’hui d’un joli souper. La compagnie sera agréable, les femmes charmantes : Philomèle chantera, Damis nous récitera ses derniers Vers ; on y boira d’un vin des Dieux. Allons, cher ami, partons, courons, volons, que nous allons avoir de plaisir !
A ces mots, ils sautent dans leur Cabriolet : la foudre en égale à peine la vîtesse. Ils partent, ils volent, ils arrivent.
C’étoit chez Aminthe qu’on soupoit : déjà au milieu de sa carrière, elle conservoit une partie des appas de sa jeunesse. Un air libre, une humeur enjouée, un ton de voix agréable, tout cela assaisonné d’un petit grain de coquetterie lui livroit encore bien des cœurs.
A côté d’elle étoit assis le jeune Corilas. Il prouvoit que les charmes d’Aminthe n’avoient pas perdu tout leur pouvoir, et servoit à décorer son triomphe. Il l’aimoit, et son amour étoit plus tendre et plus respectueux qu’on ne pouvoit l’attendre de son âge. Il avoit les graces, le maintien, la finesse, la vivacité des Petits-Maîtres ; mais n’en ayant point l’impertinence, il étoit aimé et recherché. La bonté de son cœur lui livroit toutes les autres, et les charmes de son esprit rendoit agréable son amitié.
La petite Doris, toujours coquette, toujours fardée, toujours sautante, toujours agaçante, étoit de ce souper avec son cher Damon… Comme leur amour n’avoit de fond que l’étourderie de l’un, et la figure chiffonnée de l’autre, il menaçoit de n’être point de longue durée.
Dorfise très-antique beauté, méprisant toute la profane compagnie n’avoit d’yeux que pour son très-jeune ami. Mais quels yeux ! des yeux tendres, vifs, languissamment et pieusement libertins ; des yeux qu’une Dévote seule peut avoir.
Crysologue disputoit avec Damis sur quelques Vers que ce dernier avoit lus. Ces deux hommes faisoient ensemble un grand contraste.
Ergaste débitoit de mauvaises plaisanteries : plein de lui-même, et se croyant le Phœnix des Beaux-Esprits, il avoit pour tout le monde un mépris secret. De très-méchants bons-mots, de sales équivoques, d’insultantes railleries, des souris prétendus malins, voilà tous ses talens ; talens malheureux, qui ne lui attiroient que de la haine.
Clarice toujours malade, toujours indisposée, toujours languissante traînoit de tems en tems avec peine un très-petit nombre de mots interrompus par des vapeurs. Ses yeux mourans et abbattus se tournoient tendrement sur Raclis qui étoit aussi vif qu’elle étoit dolente. Il répondoit à ses regards, pensant bien qu’il n’auroit pas besoin d’employer beaucoup de force à vaincre tant de foiblesse.
La jeune Julie se tenoit un peu à l’écart avec Oronte son jeune amant. Peu inquiets de la conversation générale, ils ne s’occupoient à parler que de leur amour. Egalement épris l’un de l’autre, tout le reste du monde leur étoit indifférent. Oronte se croyoit seul heureux, il possédoit seul le cœur de Julie : Julie pensoit être seule fortunée, puisqu’Oronte n’avoit d’amour que pour elle. Eux seuls sur la terre méritoient mutuellement leur attention, eux seuls se suffisoient l’un à l’autre. A peine sortis de l’enfance, leur amour en avoit plus de vigueur, leurs plaisirs en avoient plus de charmes. Pourquoi faut-il que le monde condamne des unions si délicieuses ?
Philomèle attiroit l’admiration par les charmes de sa voix : sa beauté l’emportoit encore sur eux. Les graces sembloient être nées pour composer sa suite, les amours pour enchaîner les cœurs après elle, pour présider à ses plaisirs.
Un Jeune Militaire se promenoit d’un air avantageux. Aucune femme ne le fixoit, mais toutes méritoient successivement ses attentions momentanées. Il faisoit à chacune les propositions les plus sérieuses, avec l’air du monde le plus indifférent.
Enfin on sert, chacun se place, le repas tire à sa fin, les fruits sont mis sur la table, les liqueurs les plus délicieuses mettent le feu dans les esprits : de ce feu naît la conversation ; elle s’anime, elle s’accroît, elle devient bruyante ; encore un instant et l’on ne s’entend plus.
Toutes les formules du code galant sont épuisées : on parle du Spectacle, des Acteurs, de la pièce nouvelle. A-t-on tout dit ? restera-t-on à se regarder ! Non ; il reste encore une ressource ; la médisance.
N’avez vous pas vu aujourd’hui Madame Lisidas ? dit Chloris : elle avoit cru par des modes nouvelles céler l’antiquité de sa personne. Parée comme une aurore, brillante comme un soleil… qu’elle étoit singuliere ! qu’elle étoit folle ! son Amant l’a quittée hier ; elle est désespérée, elle le veut ramener dans ses chaînes. Qu’il donne dans le piège ; demain elle le congédie avec éclat, après demain elle est dévote. Car remarquez que Madame Lisidas est la prudence même ; elle ne risquera pas deux fois le même affront.
Et la Corrinne, dit Clarice d’une voix agonisante ; Corinne qu’on regardoit comme un exemple de vertu, cette même Corinne qui faisoit, dit-on, mourir tous ses Amans par sa cruauté, elle est prise ; et pour qui ?… Pour le fade, le blaffard Coridon. Mais la chose a été loin, et j’usqu’à exiger un voyage hors de la ville. Mais à qui se fier désormais ! Coridon… Coridon, qu’on disoit avoir tant de raisons d’être sage !… En vérité, il lui falloit cela pour rétablir un peu sa réputation.
Et l’insipide Eglé n’est-elle point dans le même cas ? reprit Dorfise. Eglé aussi s’est laissée prendre. Que ce monde est corrompu ! tout m’y fait horreur. Mais ne m’allez pas croire médisante ; je ne vous parlerois point d’Eglé, si son aventure n’étoit publique. Et remarquez que la compagnie regardoit Eglé comme une Vestale.
Où vais-je m’emporter, fol et trop exact Historien ? Irai-je analyser toutes les médisances qui se débitèrent, toutes les calomnies qui s’y mêlèrent ? Quand aurois-je fini ? jusqu’à quand ferois-je bâiller le Lecteur ? La compagnie étoit nombreuse, composée de gens du grand monde, entremêlée de beaucoup de femmes : qui pourroit donc exprimer jamais combien on y médit ?
Finissons un récit trop long, et auquel le lecteur suppléera aisément ; supposons le repas et la conversation terminés ; séparons des personnes assemblées depuis plusieurs heures, et qui s’ennuient déjà depuis longtems. Car dans les grandes et belles sociétés l’ennui y est toujours pour sa part.
Mais, me dira un Censeur accoutumé à lire des Romans, vous séparez des Acteurs, sans avoir fait agir, sans avoir même fait parler votre Héros. Holà ! Critique peu sensé, réfléchissez. Un jeune homme encore timide parle-t-il beaucoup, sur-tout quand il est dans ce qu’on appelle du grand monde ? Non, je pense. Il est muet, ou, s’il dit quelques paroles, elles sont si peu importantes, qu’on les doit ensevelir dans le silence.
Je veux croire que S.-Léger ait mêlé quelque chose à la conversation, même quelques jolies choses ; mais je ne dois pas citer des faits pour en négliger d’autres.
Mes Censeurs vont être satisfaits : S.-Léger va paroître, va parler et agir.
Notre Héros se ressouvenant qu’il avoit promis une visite à Argénis, prit le parti d’y aller seul sans son Gouverneur. Déjà il méditoit quelques projets que cependant il comprenoit peu. Les paroles engageantes d’Argénis, ses graces, ses attraits, sa gaîté avoient su lui inspirer les premiers desirs qu’il eut sentis de sa vie : sa parure fut coquette ce jour là : jamais femme ne s’étudia tant à plaire. Enfin ayant donné quelques coups d’œil au miroir, et satisfait de sa personne, il sort, il arrive porté sur l’aîle des Desirs.
Argénis étoit seule, et s’amusoit à lire un Roman voluptueux. Quelle heureuse occasion ! S.-Léger s’approche d’elle avec timidité, un regard enflammé le rassure. Prié par Argénis, il partage son sopha : il s’enhardit, il lui prend la main, il y donne mille baisers tout de flamme… Mais finissez, lui dit Argénis, lâchez ma main, vous m’échauffez… Ah ! vous la serrez trop, vous me faites mal… Je vous avois ordonné d’être sage, mais vous êtes incorrigible.
Il l’étoit en effet : s’il lui lâchoit une main, c’étoit pour prendre l’autre. Arrêtoit-on ses empressemens, il étoit d’une opiniâtreté invincible.
Argénis feignit de la colère ; mais, Monsieur, lui dit-elle, ceci passe le badinage, et si vous me respectiez… Moi ! si je vous respecte ! reprit-il : en pouvez-vous douter ?… A ces paroles, il redoubla ses caresses, en jurant le plus grand respect, il cessa tout à fait d’être respectueux. On ne se fâchoit plus, on le repoussoit mollement, on n’opposoit que de la foiblesse au plus violens transports… Quelle situation ! une femme livrée toute entière au sentiment, qui peut à peine prononcer quelques mots enchanteurs, coupés par de tendres soupirs ; qui ne s’exprime plus que par des yeux presque fermés au jour, à qui il ne reste qu’assez de vie pour augmenter les plaisirs de son Amant ! Un jeune homme sans expérience, qui sent pour la première fois le pouvoir de l’Amour, qui n’a jamais goûté les plaisirs qu’il procure, et qui y met par conséquent plus de vivacité : il fut vainqueur. Ce n’est point à ces ames froides et stupides qui n’ont de passion que l’Amour du gain, ni d’ambition que pour les honneurs et la fortune, à sentir le prix de cette victoire ; j’écris pour ses ames tendres qui ne connoissent que l’Amour, et qui ne respirent que pour lui.
La volupté n’est pas aisément épuisée : l’Amour fait succéder les plaisirs aux plaisirs ; il donne à chaque instant de nouveaux charmes.
A peine S.-Léger et Argénis furent-ils sortis de cet état où les sens sont suspendus, qu’ils s’abandonnèrent à cette effusion de cœur, à cette conversation animée qui enchante deux Amans. Qu’on ne vienne pas m’en demander des traits : l’Amour les dicte à ses Favoris, l’Amour lui-même ne les pourroit pas répéter. Ce sont des riens : mais que ces riens sont agréables pour des cœurs enflammés !… Je vous aime… M’aimez vous !… Que ces mots sont expressifs ! qu’ils rendent bien le sentiment ! Mille autres traits semblables que des gens de sang froid nommeroient enfance, que des ames passionnées trouvent graves et importans. Mille transports suivis d’une tendre mélancolie, à laquelle succèdent de nouveaux transports… Qui pourroit enfin détailler tous ces plaisirs, tous ces je ne sais quoi, qui précèdent l’Amour, qui le suivent, qui ne l’abandonnent jamais, qui sont peut-être l’Amour même ?
Il y a toujours des contre-tems dans le monde. A peine Saint-Léger et Argénis avoient-ils commencé leur entretien, qu’on entendit une voiture entrer dans la cour. On se lève, on s’ajuste un peu, on tâche de cacher décemment son désordre. Un Laquais ouvre et annonce Chloë. Qu’elle entre, dit Argénis d’un ton de dépit. Voyez, continua-t-elle, en s’adressant à Saint-Léger, j’avois défendu qu’on laissât monter personne ; voilà comme on est obéi.
Elle parloit encore, lorsque Chloë parut. Une Divinité descendue chez les hommes n’auroit point tant d’appas. Une beauté parfaite, un visage riant, des yeux pleins de finesse, une démarche aisée, des airs qu’on auroit cru naturels, quoique fort éloignés de la nature.
Ah ! ma chere amie, embrassons-nous, dit-elle à Argénis, en l’étouffant entre ses bras Qu’il y a de tems que je ne t’ai vue ! Qu’il y a de tems que je m’ennuie ! Car, je te jure, je n’ai de plaisir qu’avec toi. Mais que vois-je ? ajouta-t-elle avec un souris malin : que tu es rouge ! tes yeux sont enflammés : serois-tu malade ?
Argénis s’excusa sur une migraine furieuse et des vapeurs plus fréquentes que jamais. Je ne me puis souffrir moi-même, ajouta-t-elle ; je me trouve à faire horreur.
Chloë feignit de croire ce qu’on lui disoit, qu’oiqu’elle n’en crut rien ; et même quelques traits médians qu’elle lâcha, firent voir ce qu’elle pensoit.
Saint-Léger enhardi par sa bonne fortune, secoua entièrement sa timidité ; il parla, il fit rire ; chaque mot qu’il disoit, étoit une épigramme. Qu’il est charmant s’écrioit le petit cercle ! mais qui pourroit attendre de si jolies choses à son âge ?
Il étoit naturellement aimable : il le fut encore davantage ce jour-là. Il voloit de l’une à l’autre, leur disoit mille douceurs, recevoit des soufflets, et s’en vengeoit en baisant la main qui l’avoit frappé. La vue de Chloë l’animoit : il vouloit absolument lui plaire ; elle s’en appercevoit, et n’en étoit pas fâchée.
Il la reconduisit chez elle, et ne la quitta pas sans lui demander la permission de lui rendre visite. Il lui fit entendre dans son compliment ce qu’il prendroit la liberté de lui demander ; mais comme le sens de la phrase étoit un peu couvert, elle feignit de n’y rien comprendre, et lui accorda poliment la permission qu’il desiroit.
Saint-Léger croyoit trouver chez Chloë les mêmes occasions que chez Argénis, mais il fut trompé.
Il n’étoit pas encore à la porte de la belle, qu’il entendit un bruit affreux et semblable à celui de plusieurs hommes qui se battent ; on distinguoit même les voix de plusieurs femmes, dont les unes crioient, et les autres faisoient de grands éclats de rire.
Il ne manquoit pas de courage, il entra ; il vit aussi-tôt tous les visages altérés. Il s’approche pour en connoître la cause ; il voit qu’on jouoit, et que l’argent qui étoit entre les mains de l’un, passoit en celles de l’autre. Chacun avoit une influence si puissante et si maligne qu’elle causoit dans l’assemblée des changements extraordinaires. Celui qui étoit un instant avant plein de gaîté, tomboit dans le plus grand désespoir, et cédoit à son voisin toute sa bonne humeur en même-tems que son jeu. L’ami le plus sincère regardoit son cher ami d’un œil de fureur, l’Amant insultoit sa Maîtresse.
Enfin chacun commençoit à être un peu plus tranquille ; l’argent revenoit à ses premiers possesseurs. Aussi-tôt la compagnie pousse un cri terrible, et tombe sur un homme qui paroissoit très-adroit et très-dispos. On le saisit, on le porte auprès d’une fenêtre, et on le jette impitoyablement dans la cour. On eût dit qu’il étoit fait à de pareils sauts. Il vous passe une cabriole avant de toucher la terre, la touche, fait une grande révérence à l’assemblée surprise, lui montre l’argent qu’il a gagné, et s’en retourne tranquillement. Saint-Léger ne put s’empêcher de demander la cause d’une telle cruauté. Comment, lui répondit-on, c’est un coquin, un malheureux ! son argent n’étoit pas pur, mais mélangé… Ah ! s’écria Saint-Léger, on n’avoit qu’à me laisser faire, je lui aurois passé mon épée au travers du corps.
Saint-Léger regarda encore quelque tems ; mais bientôt las de voir naître querelle sur querelle, il se retira. Chloë le pria de l’excuser, et lui dit de la venir voir quelque jour où elle seroit plus tranquille. Il sortit trés-disposé à obéir.
Il étoit si plein de ses espérances, qu’il ne put s’empêcher de les communiquer à Folville. Oui, disoit-il, avant qu’il soit huit jours, je veux être l’Amant en titre de Chloë. De Chloë ! reprit celui ci : mais vraiment, elle est fort aimable ; je la connois depuis long-tems : je lui ai même fait ma cour pendant deux jours entiers ; et si je n’étois occupé ailleurs, je me déclarerois votre rival.
C’étoit une crainte dont Saint-Léger n’étoit point agité. Qui oseroit se mesurer à lui ! personne, sans doute. Plein de cette confiance, il ne put aller chez sa Maîtresse, sans en avertir son ami. Je vais, je cours chez Chloë, lui dit-il, c’est aujourd’hui qu’elle me va combler de ses faveurs ; c’est aujourd’hui que je serai le plus heureux des hommes.
J’en suis charmé, répondit Folville ; c’est une bonne fortune qu’on ne sauroit assez envier… Mais vous avez encore bien du tems à vous, il est de bonne heure, venez avec moi ; je veux vous donner une jolie connoissance. Saint-Léger y consentit ; on le conduisit chez un petit Bonze, jeune homme plein de vivacité, d’esprit, et de libertinage. Il étoit entré avec joie dans la plaisanterie de son ami : le tour qu’il alloit jouer à Saint-Léger, lui parut si singulier, qu’il voulut en être pour sa part, et y prêter la main.
A peine avoit-on eu le tems de s’asseoir, que le Domestique du Bonze tira Folville à part, et fit semblant de lui dire un mot à l’oreille. Oui, j’y vais tout à l’heure, répondit celui-ci assez haut. Messieurs ajouta-t-il, en s’adressant à notre Héros et au Bonze, quelqu’un me demande ici près, ne vous ennuyez pas, je suis de retour à l’instant.
Personne ne le demandoit ; mais le frippon demandoit je ne sais quoi de tout son cœur. Il saute dans la voiture de Saint-Léger, et se fait conduire chez Chloë. Plus heureux que son Elève, il n’y trouve point de Joueurs. Il n’y avoit qu’un petit Magistrat ; mais saisi de respect à la vue d’un homme qui portoit un cimeterre au coté, il se retira humblement.
Seul avec l’objet de ses desirs passagers, qu’il fut pressant ! qu’il fut aimable ! Commençant par des complimens, il en vint bientôt aux expressions galantes, pour passer à de tendres propositions. Elles furent d’abord rejettées. Il ne se rebute pas ; il presse, il touche le cœur, ses discours remuent les passions : enfin… mais le Lecteur en a compris assez, je me tais. Il est des circonstances, sur lesquelles on tire le rideau.
Revenons à notre Héros que nous avons laissé chez le petit Bonze, il s’étoit impatienté des retards de son Gouverneur. Enfin on lui offrit un goûter qu’il accepta : car il faut chasser l’ennui comme on peut. Le Bonze étoit plaisant et capable d’amuser. Plusieurs amis qu’il avoit invités, n’etoient pas moins plaisans que lui. Saint-Léger commençoit à oublier son impatience ; quelques verres d’un nectar délicieux lui firent oublier jusqu’à Chloë même. On lui versoit rasade sur rasade. Le jeu lui plaisoit ; peut-être savoit-il que l’Amour est gelé sans Cères et sans Bacchus. Quoi qu’il en soit, il rendit toute sortes d’hommages à celui-ci. Ce Dieu n’aime pas à être caressé de trop près, et il punit bientôt de l’avoir tant fêté. Ses yeux moins ouverts devinrent troubles et mourans, ses pas mal assurés, sa langue épaissie. Son imagination lui fournissoit des propos tantôt foux, tantôt raisonnables ; mais toujours singuliers.
Il étoit dans cet état ; lorsqu’il lui prit envie de poursuivre sa conquête. Il veut sortir, on rit, et on le retient : il s’obstine, on le laisse aller. Il appelle ses gens, aucun ne repond. Il cherche des yeux son équipage, sans pouvoir le trouver. Il jure, il tempête : il fait quelques pas : mais les deux murs de la rue trop étroite pour lui se le renvoient mutuellement. D’instant en instant il perd ses forces, et on ne peut deviner la cause de sa foiblesse. Il tombe rudement, se relève avec peine : sa tête est toute en sang, et il se félicite de ne s’être fait aucun mal. Par bonheur pour lui qu’une voiture publique passe ; il l’arrête, il y monte, il arrive bientôt chez sa Divinité.
En entrant, il voit quelque chose qui le frappe. Il approche, il examine, il reconnoît son équipage. Sa surprise est extrême : comment peut-il se trouver là ? Il veut s’avancer vers le perron, et donne du nez contre un grand et gros homme. Il lève les yeux ; c’est son Cocher, il le gronde, il le menace. Le Cocher qui s’étoit retenu avec peine, fait un grand éclat de rire : Saint-Léger outré de fureur ne peut pas même réprimer son impertinence ; il monte en chancelant, il entre, et Chloë éclate. Folville qu’il n’avoit pas apperçu, s’approche de lui, le fixe, sourit, et lui demande d’un ton railleur comment va la tendresse. Cette rencontre frappe Saint-Léger : l’étonnement lui rend une partie de sa raison, il découvre la cause de tout ce qui l’avoit surpris, il reconnoît la faute, mais il étoit trop tard. La honte l’empêche de parler : il dit adieu à Chloë, mais d’un ton de douleur qui faisoit bien connoître son repentir. Folville heureux, content ; favorisé offre de l’accompagner. Chloë les reconduisit jusqu’à l’antichambre, et tirant Saint-Léger à part : Monsieur lui dit-elle quand on a formé de tendres projets, on doit être à eux tout entier. On ne doit point se laisser arrêter par quelque chose que ce soit. Souvent un instant manqué, une occasion perdue, font triompher un rival. Cette leçon pourra quelque jour vous être utile, mais n’espérez pas que ce soit avec moi, et ne soyez pas même surpris si je n’y serai jamais quand vous viendrez me demander.
Quoique Saint-Léger fût dans un état où l’on se connoît peu, il sentit bien la force de ce qu’on venoit de lui dire : il étoit triste, accablé, confus. A peine fut-il chez lui, qu’il se jeta sur son lit, et s’abandonna entièrement à ses réflexions : le Sommeil, attentif à sa tranquillité, vint les interrompre. Que n’adoucit-il ainsi les maux de tous les Amans !
La nuit étoit passée : un triste réveil vint l’arracher des bras du repos. Ah ! malheureux S.-Leger, s’écria-t-il, en ouvrant les yeux ! Ah, traître Folville ! pouvois-tu bien, barbare, me livrer à un tel affront ? Cruel fruit de ma confidence ! Je croyois ouvrir mon cœur à un ami : que je me suis trompé !… L’imposteur ! je l’ai trouvé chez Chloë : sans doute il a tâché de lui plaire ; sans doute il a tâché de me supplanter ; sans doute… Quel fâcheux progrès font mes idées ! Il vaudroit bien mieux me cacher à moi-même mon infortune… Me la cacher ?… et comment ? Sa trahison n’est-elle pas trop sûre ? N’ai-je pas vu leurs yeux d’intelligence ? N’ai-je pas vu ses souris m’apprendre l’insulte qu’il m’avoit faite ! Il n’ont pas même daigné me tromper ; ils me méprisoient trop pour se cacher de moi. Que ne puis-je dans leur sang…
Il n’a pas même le tems de finir. Sa mère paroît devant lui : ses yeux ne respirent que la colère. » Enfant indigne de ma protection, dit-elle, ose-tu bien former de telles idées ? ose-tu bien t’y arrêter ? Lâche et foible Saint-Léger, est-ce ainsi qu’il faut agir ? est-ce ainsi que tu suis mes conseils ? Apparemment que tu sens déjà un véritable amour ? Imite tes maîtresses. L’inconstance les dirige, l’inconstance est leur mobile. Un rival t’a trompé ? Va, cours, va rire avec lui, plaisante, badine, loue son esprit, sa finesse : dis que tu lui portes envie : dis…
Ah ! s’écria Saint-Léger, de quelles horreurs me tirez-vous ? Eh bien ! oui, je suivrai de point en point vos conseils : je… Mais il m’a trompé, mais il m’a trahi ; et je ne pourrai me venger ?… Hélas !
La vengeance t’est permise, interrompit-elle ; mais c’est une vengeance digne de toi. Il t’a trompé, il a voulu t’enlever ta conquête, fais de même, rends-lui trahison pour trahison. Peut-être Chloë est-elle entrée dans le complot ; eh bien ! venge-toi d’elle aussi ; mais ne te rends jamais indigne de moi. Adieu : ta conduite m’apprendra si j’ai tort de t’aimer, si je dois te conserver mon affection, si je dois la retirer. Elle dit, et disparut.
Notre Héros se sentoit plus à son aise depuis cette visite : sa jalousie étoit évanouie, et il ne pensa plus qu’à suivre les conseils qu’on lui avoit donnés. Folville ne lui étoit plus odieux ; les charmes de Chloë excitant ses desirs, avoient arraché leur pardon. Il ne cherche plus qu’à obtenir le sien. Il vole chez elle, on le laisse entrer, on l’annonce : Chloë le reçoit d’un air glacé. J’avois défendu qu’on vous laissât monter, lui dit-elle ; on ne m’a pas obéi, ne m’en ayez pas d’obligation. Saint-Léger fut interdit un moment. Enfin revenant à lui, il s’excusa ; et fit bientôt voir à sa Maîtresse qu’elle avoit plus besoin que lui de s’excuser : il ne se donne pourtant pas comme un Juge bien dur : il propose le supplice ; il étoit doux : on le méritoit ; que faire ? Il fallut bien se rendre, il fallut bien le subir.
Alors il la mena en triomphe. On ne parloit plus que de Chloë et de Saint-Léger. Celui-ci voyant que sa faveur étoit assez publique, songea qu’il avoit à se venger. Sa Maîtresse le favorisoit de plus en plus ; chaque jour elle lui montroit une nouvelle ardeur. Il saisit une si belle occasion, et lui renvoie son portrait, ses lettres, tout ce qu’il avoit reçu d’elle, et y joint un papier où elle lut ces mots :
» Il y a plus d’un mois que je vous aime, et que vous m’adorez. Une passion si longue devient enfin ennuïeuse. Mes amis commencent à me railler ; on me prend pour un Chevalier du bon vieux tems, et je n’ose plus me montrer sans rougir. Daignez donc accepter ces témoignages d’une entière rupture. Je vous ai déjà oubliée, oubliez-moi de même. Il vous en coûtera, sans doute ; j’étois justement votre fait ; mais il faut supporter ses maux en patience. J’avouerai toujours que vous êtes aimable, j’ajouterai même que personne ne le doit savoir mieux que moi ; mais j’ajouterai aussi que je ne vous aime plus. Vous allez vous fâcher : vous me traiterez d’inconstant, de perfide, de lâche… Eh ! Madame, faites-vous une raison : voudriez-vous que je me rendisse ridicule ? »
Qui pourroit dépeindre le désespoir de Chloë à la vue de ce Billet ? Elle rougit de honte, elle pâlit de fureur, elle étoit hors d’elle-même. Il me quitte, le perfide ! Qui l’eût cru ? Ne lui ai-je pas assez montré d’amour ? Pouvais-je le favoriser davantage ? Hélas ! j’ai fait pour lui tout ce que je pouvois faire. Soins, caresses, complaisances, je n’ai rien épargné : en voici la récompense. Tu m’as abandonnée, barbare ; et ne sens-tu pas que mon déshonneur suit ta légèreté ? Oserois-je paroître dans le monde ? Voila, dira-t-on en me raillant, voilà cette superbe Chloë qui tenoit dans ses fers la fleurs de la jeunesse. Saint-Léger a rompu avec elle, Saint-Léger l’a méprisée.
Tels étoient ses discours, telle étoit sa fureur. Elle tente tous les moyens pour réparer son infortune. Les lettres, les messages, les œillades passionnées, losrqu’elle rencontroit quelque part son volage ; elle essaya tout, et tout fut inutile : elle paroissoit inconsolable. Le sort touché de ses pleurs lui donna un petit Militaire : elle fut aussitôt consolée.
Qu’on ne croie pas que Saint-Léger ait jamais resté dans l’inaction. Après avoir quitté Chloë, il retourna quelque tems chez Argénis. Ensuite il aima la coquette Silvie, la prude Cidalise, la folle Phriné, la prudente Argante, la jeune Amarille, la vielle Sisigambe, et mille autres : car si je voulois tracer les noms de ses différentes Maîtresses, cette liste seule tiendroit un volume entier. Je m’arrêterai donc aux faits principaux de son Histoire : je n’avertirai pas même quand j’en passerai quelqu’un. Un Livre trop gros est d’ordinaire trop mauvais, le mien sera très-court, et peut-être n’en sera-t-il pas meilleur.
Saint-Léger par-tout favorisé trouvoit qu’il manquoit encore quelque chose à son bonheur. Folville l’avoit offensé par un endroit bien sensible : sa mère lui avoit dit de se venger de lui comme de Chloë, et il ne l’avoit fait encore que de celle-ci. C’étoit trop peu pour le satisfaire. Ce fripon ! disoit-il souvent, quand pourrai-je le punir ? quand trouverai l’occasion de lui rendre la pareille ? Enfin elle se présenta, cette occasion si désirée, et elle se présenta lorsqu’il l’attendoit le moins.
Folville l’aborda un jour avec gaîté. Ma foi, mon cher Elève, lui dit-il, je vais vous apprendre une nouvelle qui vous surprendra fort. Quelle est-elle donc ? répondit Saint-Léger. Je vous la donne à deviner en cent, dit-il. Vous réfléchissez ! ne croyez vous pas la tenir déjà ? Oh ! parbleu, je vous en défie. Mais je ne veux pas mettre votre esprit à la gêne : apprenez mon secret. Dans quelques jours je me marie. Vous paroissez surpris ! Qu’a donc cette nouvelle qui puisse vous étonner ? Me blâmez-vous ? Oui, répondit-il, je vous blâme. Vous faites la plus grande folie du monde Folville se marier ! Qui le croiroit ? Mais… c’est du dernier extraordinaire, on vous chansonnera : vous ne pourrez vous montrer nulle part. Se marier !… après avoir tant raillé les maris, après leur avoir joué tant de tours, après avoir fabriqué tant de fois avec leurs chères moitiés l’instrument de leur honte. En honneur, j’en suis dans une surprise, dans un étonnement… dans une extase… Folville va prendre une femme ! Je ne puis me faire à cette idée-là. Une femme, une femme… Folville… une femme… Ah ! parbleu, que cela est drole !
Mais y avez-vous bien pensé ? Prendre une épouse, prendre des chaînes, se faire esclave ; ces mots n’ont qu’un même sens… A propos, vous allez sans doute abandonner les femmes, quand vous en aurez une. Nous vous devons un remerciment ; car vous êtes un concurrent bien dangereux.
Plaisantez bien, reprit Folville, tirez sur moi, lancez les traits les plus piquants, mettez les rieurs de votre côté, je ne balancerai pas un quart-d’heure. Je ne veux pas me faire esclave. Si ma femme est d’une humeur qui me convienne, je serai son ami, et jamais son adorateur. Je me marie seulement pour la forme, parce que je ne puis faire autrement. Votre surprise augmente, et non, ma foi, je ne puis faire autrement, Ecoutez : j’ai entendu dire que Sophie étoit une fille fort aimable, belle, et, par-dessus tout, bien dotée : j’ai tâché de m’introduire là. J’ai plu aux parens ; Sophie me plaît assez, la dot me plaît beaucoup plus : j’ai demandé l’une et l’autre, et le tout m’a été accordé. Je suis riche à présent, mon cher Saint-Léger, je suis riche. Ah ! que je vais me divertir !
Cependant les apprêts se font ; comme s’il falloit préparer avec tant d’éclat ce qui ne demande que l’ombre et le silence. On appelle de tous côtés les plaisirs, ces mêmes plaisirs qui s’échappent quand on les cherche avec trop de soin. L’Amour seul est oublié : Folville ne pense point à lui ; Saint-Leger l’invoque, et l’invoque pour se venger. On verra bientôt si les offrandes sont perdues quand elles s’adressent à l’Amour.
Enfin arrive le jour de la cérémonie. L’Aurore ouvre les portes de la lumière, elle baisse les yeux vers la terre, elle est comblée de surprise. Quelle est, dit-elle, cette Nymphe inconnue ? Elle la regarde attentivement, elle l’admire. Telle, et plus belle encore, peut-être, étois-je, quand je reçus Titon dans mon lit. Malheureux Titon ! Aurore infortunée ! Cruel Amour ! A ces mots elle verse des torrens de pleurs : ils tombent sur la terre ; les fleurs en naissent autour de Sophie.
Que cette belle avoit de pensées qui l’agitoient ! Elle alloit être immolée sur l’Autel de l’Hymen : elle comprenoit peu quel étoit ce sacrifice ; mais elle conjecturoit, et ses conjectures étoient bien agréables. D’un autre côté, les préjugés de l’enfance lui donnoient des scrupules. Quoi ! disoit-elle, pour être vertueuse, il faut conserver… Hélas ! je vais donc perdre ma vertu ? Ce sont mes parens qui m’ont inculqué cette maxime ; ce sont eux qui s’opposent à ce que je la suive ! Ils n’auroient donc pas de vertus eux-mêmes, puisqu’ils en sont les ennemis ? Mais que je suis enfant de me tourmenter ainsi ; sans doute qu’ils sont vertueux ! sans doute aussi que leurs principes sont bien fondés ; mais je les ai mal compris.
C’étoit ainsi qu’elle s’affligeoit et se consoloit elle-même. Une autre idée se présente encore à son esprit. On va me donner un époux. Je dois toujours vivre avec lui, je dois l’aimer. Mais que ferai-je, s’il n’est point aimable ? Je ne le connois pas. (Il est vrai qu’elle ne l’avoit vu qu’une fois, et ne savoit pas les intentions qu’il avoit pour elle.) Je ne le connois pas ; pourquoi donc m’avoir caché celui qui doit enflammer mon cœur ! Enflammer mon cœur ! Quelles sont ces expressions ? je ne les ai jamais entendues : je ne m’en suis, je crois, jamais servi. Qui peut donc me les inspirer ? Mais pourquoi m’étonner de m’être servi d’un mot que je connois peu ? Il y a bien autre chose qui doit me surprendre davantage : mon cœur n’est plus comme il étoit. Je sens un mouvement, une palpitation, une joie, une tendresse… une mélancholie… Qu’est-ce que je sens ? je n’en sais rien ; mais je sens quelque chose, et ce quelque chose m’est nouveau, ce quelque chose me paroît singulier.
Bon Dieu ! que j’ai d’esprit aujourd’hui ! Comment puis-je former toutes ces idées ? Je ne les aurois pas eues il y a huit jours. Je jouois, je folâtrois avec mes Compagnes. Un rien, une enfance faisoit l’amusement de ma journée. Ma gaîté étoit extrême… Elle est passée cette gaîté, je ne l’ai plus : je suis rêveuse, presque triste, et… et je ne sais comment cela peut se faire… j’ai beaucoup plus de plaisir.
A cet endroit, elle s’arrêta et à force de penser, elle ne pensa plus à rien.
Cependant les Coëffeuses, les Femmes-de-Chambre, les Marchandes de modes l’entouroient. Chacune à l’envie travaille à sa parure ; Chacune veut ajouter à sa beauté, chacune peut-être retranche quelque chose à ses charmes.
L’Aurore avoit déjà fait place au Soleil, déjà le Soleil avoit fait la moitié de sa course ; enfin la coëffure est du dernier bien ; les rubans, les pompons, sont divinement attachés. Sophie est prête, elle peut aller à la cérémonie.
Je vais donc voir l’époux qui m’est destiné, disoit-elle en allant au Temple. Elle arrive. Le premier objet qui se présente à ses yeux sur le portique, c’est Saint-Léger, beau, paré, triomphant, digne de la conquête qu’il desiroit. Elle l’apperçoit, elle le regarde, elle est émue. Elle veut cacher le sentiment qui l’agite : ce sentiment même la force à rompre le silence. Elle veut parler, elle se tait, enfin elle ne peut retenir sa curiosité. Est-ce là mon époux, dit-elle ? Elle parloit encore, et elle rougit. On lui répond que non : sa rougeur augmente, sa honte est extrême. Folville vint la saluer : elle est confuse, elle ne peut rien lui répondre.
On entre enfin dans le Temple de l’Hymen. L’architecture en est antique, la structure en est vaste, Quatre colonnes soutenoient autrefois ce Temple. Ces Colonnes représentoient quatre differens Génies. La Tendresse d’un côté, et l’Estime de l’autre, qui tenoit un flambeau pour l’éclairer. Plus loin étoit la Constance, et en parallele on voyoit la Vertu qui lui tendoit la main. Le tems détruit tout, les travaux les plus forts ne peuvent lui résister. Les colonnes s’écroulèrent : elles auroient entraîné le Temple entier dans leur chûte, si l’on ne leur eût substitué aussi-tôt un grand nombre de piliers ; mais foibles et fragiles, et qui font croire que le Temple ne pourra durer encore longtems.
Les premiers piliers sont l’intérêt, la Nécessité, la Convenance, la Folie : plus loin on voit la Bienséance et l’Habitude… que suivent le Déréglement, le Dégoût, la Légèreté et l’Inconstance. Ces quatre derniers ; posés sur le sable, loin de soutenir l’édifice, ne font que l’ébranler.
L’Autel est, contre la coutume, à l’entrée du Temple. Le Dieu étoit autrefois, dit-on, aimable, plein d’agrémens ; mais la figure, changée par la vétusté, est devenue hideuse, désagréable. L’Amour étoit auprès de lui, armé de fléches, mais sans bandeau. Je frémis à rapporter les outrages du tems. Le tems a détruit, le tems a anéanti cet Amour. Le Dieu est maintenant entouré d’un groupe de figures à la moderne, mais qui ne disent rien.
On sera surpris de voir si peu d’ordre dans ce Temple ; on croira qu’il est désert. Au contraire, la Coutume, la Loi y traînent l’univers : mais ce sont des Adorateurs, sans dévotion, des Sacrificateurs sans offrande.
Folville et Sophie avancent vers l’Autel, et le Pontife paroît. Sa figure est morne, triste et accablée. Il leur fait une lecture des Loix de son Dieu : nos époux sourient, cessent de rire, et baillent. Il achève la cérémonie, leur prend la main avec zèle, et les conduit à l’Autel de la fidélité. L’Autel est abandonné. Il n’y avoit que deux couples de gens du plus bas peuple, qui adoroient la Divinité avec ferveur. Sortons au plus vîte, dit Folville, sortons d’un lieu reservé à la plus vile populace. Il dit, et fuit aussi-tôt avec Sophie.
Ils arrivèrent à leur Hôtel, où étoit préparé un festin somptueux. La Compagnie étoit nombreuse, tumultueuse, composée de gens qui ne se connoissoient pas, de gens qui se haïssoient, de parens qui souhaitoient mutuellement la perte l’un de l’autre. Cependant chacun paroît ami, la gaîté semble répandue sur tous les visages ; on diroit même que tout le monde s’amuse beaucoup, quoique tout le monde soit accablé d’ennui.
Saint-Léger se place à côté de Sophie. Il badine, il persiffle, il plaisante avec elle ; il épuise les petits soins, les politesses, les prévenances ; enfin il fait tout pour plaire : il attaquoit un cœur trop disposé à se laisser charmer.
Cependant le repas est fini ; le bal commence. On ne peut s’empêcher d’admirer les graces de Sophie, sa liberté, son aisance. La plus aimable jeunesse du sexe tâche en vain de lui disputer ; toutes sont vaincues.
On veut voir si l’époux a autant de graces. Les Dames les plus distinguées le pressent, l’invitent de danser avec elles. Il ne sait à laquelle répondre : il est rendu, excédé, il va avoir des vapeurs.
Saint-Léger crut que c’étoit l’occasion de se venger. Il approche de l’Epouse. Madame, lui dit-il, la chaleur est excessive, la danse doit vous avoir épuisée : venez prendre le frais. Vous connoissez peu cette maison-ci : Vous n’en avez point encore vu les beautés ; nous les détaillerons en nous reposant. Venez dans le parc : venez effacer, malgré votre fatigue, l’éclat des plus belles fleurs. Elle accepta la partie : elle ne prévoyoit pas quelles en seroient les suites.
Le Parc étoit véritablement admirable ; les fleurs répandoient au loin les odeurs les plus douces : des eaux, par leur murmure, portoient dans l’ame une tendre mélancholie. Un Labyrinthe épais et impénétrable aux rayons du soleil excitoit à la volupté. Un berceau étoit au milieu : l’art s’étoit épuisé à le faire ressembler à la Nature, et y avoit réussi. Devant ce berceau étoit un chef-d’œuvre de Sculpture. L’Amour tenoit des cœurs qu’il perçoit de ses flèches : l’Univers étoit à ses pieds. Ce fut là que vinrent Saint-Léger et Sophie.
Elle ne vit pas plutôt la statue qu’elle en demanda l’explication. Vous voyez, répondit notre Héros, le pouvoir de l’Amour. Il règne sur l’univers : il blesse à son gré les cœurs qu’il veut soumettre. C’est-là ce Dieu que vous ne connoissez pas ; mais avec qui vous lierez, s’il vous plaît, connoissance. Il faut bien en venir là. Rien n’est si fade que de vivre sans amour… Comment ! dit Sophie, il faut aimer absolument ? Malgré tout le pouvoir que vous donnez à votre Dieu, je crois qu’il aura de la peine à venir à bout de moi. Vous le croyez, repondit-il : je suis sûr que vous vous trompez. Vous aimerez. Madame, vous aimerez ; cela est conclu. Vous êtes aimable, vous serez aimée : que dis-je ? vous l’êtes déjà, et vous aurez du retour ; rien n’est si sûr. Croyez-vous qu’on mène l’Amour par le nez ? Il est bien fin : il vous attrapera, je gage ; il vous attrapera. Mais parlons raison. N’avez-vous pas un cœur ? Vos yeux me disent qu’oui. Vous ne résisterez pas long-tems ? Vous trouverez quelqu’un aussi tendre que vous ; il vous instruira de son amour. Il vous le jurera : vos yeux le jugeront mieux que lui. Il fera entrer le sentiment dans votre ame. Il insinuera dans votre cœur tout le feu qui embrâse le sien : bientôt… Ah ! vous soupirez… Je suis au fait : vous aimez. Et sur quoi le jugez-vous ? dit-elle : sur un soupir qui m’est échappé sans que je pensasse à rien, sans… Et oui, justement, répondit-il. C’est parce que vous ne pensiez à rien qu’il prouve davantage. Si vous aviez pensé à quelque chose, vous êtes bien assez maligne pour l’avoir retenu, pour me l’avoir voulu cacher. Votre distraction m’a appris votre secret. Il est décidé que vous aimez : j’en suis ravi. Rien n’eût été si ridicule, en effet, que si votre cœur eût été vuide ; et il faut, autant qu’on peut, éviter le ridicule. On n’en revient jamais. Tenez, diroient ceux qui vous rencontreroient, voilà une Prude… Mais n’en parlons plus, vous n’avez plus rien à craindre ; vous aimez. Il ne me reste donc qu’à connoître l’objet de votre tendresse. Mais, dit-elle, je trouve vos discours bien singuliers. Est-ce qu’il ne m’est pas permis d’aimer ? Est-ce que je n’y suis pas même obligée ? J’ai un Epoux… Ah ! un Epoux ! s’écria Saint-Léger : un Epoux est bon, parbleu !… Aimer un Epoux !… Mais y pensez-vous, Madame ? voulez-vous plaisanter ! Aimer un Epoux, c’est bien pis que de ne rien aimer. Je ne comprens guères votre Morale, dit Sophie ; et j’ai toujours cru qu’on devoit chérir son Epoux, et qu’une femme qui penseroit autrement, seroit indigne du jour. Voilà les principes qu’on m’a donnés… Et qu’il faut oublier interrompit-il. C’est une petite Bourgeoise qui vous a appris tout cela : vous êtes bien au-dessus, et devez vous comporter autrement ; si non vous serez chansonnée, ridiculisée, mise au rang de vos doctes Gouvernantes. La belle distinction pour une Dame comme vous ! Vous direz tout ce qu’il vous plaira, répondit-elle ; je n’ai pas envie d’adopter votre sentiment, je suis honnête femme… Oh ! sans doute, dit-il ; je le crois. Mais vous ne seriez pas la première honnête femme qui fut honnêtement singulière. En un mot, pensez différemment, ou déclarez-vous Bourgeoise. Mais je ne puis comprendre, répondit-elle, que la probité soit incompatible avec la naissance. Et non, sans doute, dit-il. Mais la probité n’a rien à démêler avec l’amour. Vous épousez un homme que vous ne connoissez pas ; il seroit bien singulier qu’il eût avec vous cette sympathie, cette unité de sentiment, qui pourroit vous le faire aimer. Tous vos efforts ne feront rien : si vous n’êtes pas née pour l’aimer, vous ne l’aimerez jamais. Vous pourrez avoir de l’amitié pour lui, s’il vous paroît aimable ; mais il faut en rester là. Eh bien ! dit-elle, si je ne puis lui donner mon cœur, du moins ne le donnerai-je point à d’autres. Arrêtez, répondit-il : vous allez bien vîte, et vous comptez ranger le sentiment sous un pouvoir despotique. Il faut abandonner ce projet-là, Madame, il faut l’abandonner. Quand vous aurez vu celui que Vous devez aimer, il ne tiendra pas à vous de vous en défendre, vous ne répondez plus rien ? Vous êtes interdite ! Ah ! Madame, vous l’avez déjà vu, cet homme heureux ; vous l’avez vu : n’en disconvenez pas. Votre rougeur me l’apprend mieux que tout ce que vous pourriez dire. Je le répète encore ; vous aimez.
Ici Sophie détourna la tete, et poussa un hélas.
Eh bien, n’avois-je pas deviné ? continua Saint-Léger. Il n’est plus tems de le cacher, cet hélas a tout dit. Je sais tout. Mais de grace, Madame, qui aimez-vous ? Parlez, et soyez sûre de ma discrétion. Ah ! Monsieur, dit-elle, vous m’avez surprise ; mais je ne vous dirai jamais le reste d’un secret dont vous abuseriez sans doute.
Moi ! Madame, en abuser ! répondit-il, ah ! plutôt… Mais non ; chassez une crainte mal fondée, je vous en conjure : je vous le demande à vos genoux ; parlez.
Ne me pressez pas plus, Monsieur, lui dit-elle tendrement en se tournant de son côté ; ne me pressez pas plus : peut-être aurois-je la foiblesse… Ah Ciel !
Non, Madame, interrompit Saint-Léger d’un ton aussi pressant qu’affectueux : non ce n’est pas une foiblesse ; c’est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. C’est de là, je vous le déclare, que dépendra le sort d’un homme qui vous adore : il est à vos genoux ; il attend de vous sa grace ou la mort. Mais la mort lui sera douce, quand vous en serez la cause. Ne craignez donc rien, Madame, et tirez-le de sa cruelle incertitude. Vous aimez ?… Qui…
Hélas ! Monsieur, lui dit-elle avec passion, que n’oserez-vous pas entreprendre quand vous saurez que c’est vous ?
Que c’est moi ! s’écria-t-il. Quoi ! je pourrois être si fortuné ! Ah ! Madame, n’auriez-vous pas la cruauté de me tromper ?
De pareils aveux, répondit Sophie, coûtent beaucoup à faire, encore plus à répéter. Eh ! je vous l’ai dit : que demandez-vous de plus ? Je vous aime.
Elle avoit bien prévu qu’il abuseroit d’un tel aveu. A peine sut-il qu’elle l’aimoit, qu’il lui en demanda des preuves ; et des preuves qu’on n’accorde pas aisément, quoique d’ordinaire elles soient assez convaincantes. Elle résista à ses demandes ; elle lui dit qu’il falloit avoir perdu toute honneur pour accorder les témoignages qu’il desiroit. Pour lui, il lui débita là-dessus toute la morale des personnes du bon ton, qu’il augmenta encore d’un grand nombre de ses réflexions. Je passe ce petit morceau du dialogue, pour l’utilité du Lecteur. Enfin quand il la vit un peu persuadée ; pourquoi vouloir résister, dit-il, au sentiment ? On peut, différer ses ordres, mais on ne sauroit lui désobéir. Il poursuit par-tout le cœur qu’il domine. L’a-t-il destiné à quelque foiblesse ; il faut qu’il y succombe. Eh ! qui vous arrête ? Qui vous empêche de faire mon bonheur ? Une chose indifférente que le préjugé a rendu monstrueuse. Devez-vous être femme à préjugés ? Eh ! Madame, rendez-vous à mes desirs, constatez votre amour, achevez de me rendre heureux.
Vous restez muette, continua-t-il en lui serrant la main ! mon ardeur ne sauroit vous toucher ? Eh quoi ! voulez-vous être toujours cruelle ?
En disant ces mots avec beaucoup de force, à peine Sophie eut-elle celle de le repousser. Monsieur, lui dit-elle avec colère, il me paroît que vous vous fondez beaucoup sur mon amour. Mais il pourra bien cesser, quand je serai contrainte de vous mépriser. Je vous aime, je vous l’ai dit, je le répète. Mais si vous rendez amour pour amour, la première preuve que je vous demande, est de me respecter.
Ah ! pardon, Madame, s’écria-t-il ; si vous connoissiez tous mes sentimens, je serois innocent à vos yeux. Comment résister aux mouvemens de mon cœur ? Il est si tendre, il est si passionné… Vous ne m’écoutez pas, continua-t-il en l’embrassant. Si vous m’aimiez, ma faute seroit bien légère, mais il est inutile d’y penser ; jamais je ne pourrai gagner votre cœur ; que je suis malheureux ! Adieu, Madame, adieu, je vais cacher à l’univers l’excès de mon désespoir.
Il vit qu’elle étoit émue, et il jugea à propos de continuer la feinte. Il sortit d’un air égaré. Sophie le regarda et gémit, mais voyant qu’il la fuyoit véritablement, elle l’appella. En honneur, Monsieur, lui dit-elle, je ne comprens rien à vos procédés. Comment : vous savez que je vous aime ; vous n’êtes pas content, vous voulez encore mon déshonneur ? Mais si vous m’aimiez vous-même !… Si je vous aime ! interrompit-il : en pouvez-vous douter ; Au nom de cet amour si vif, si violent, laissez-vous toucher, finissez mon malheur. Si votre cœur savoit une partie de ce qui agite le mien, je serois bientôt heureux… Il se tut, regarda Sophie avec langueur, et ajouta tendrement : M’aimez-vous ?… Elle étoit trop émue ; elle ne put lui répondre que par un soupir. Ah ! s’écria-t-il aussitôt, avec transport, vous avez soupiré, je suis heureux !… Il n’attend pas qu’on lui fasse réponse, craignant qu’elle ne soit contraire à ce qu’il venoit d’avancer. Il lui ferme la bouche. La tendre Sophie est hors d’elle-même. A peine lui reste-t-il quelque mouvement, du moins n’a-t-elle plus assez de force pour résister aux transports de Saint-Leger. Il devient plus entreprenant, il parcourt tous ses charmes. Elle ne peut proférer que quelques mots sans suite et dénués, de sens ; elle ne peut lui opposer que la plus grande foiblesse. Encore un instant, il va être au comble du bonheur : je parle ; il est heureux… Ah Ciel ! s’écria Sophie : Cruel… barbare… Vous ne m’aimez pas… Que je vous hais !… Ah !… Ce dernier cri prouve quel fut le bonheur de S.-Léger, et quel fut celui que perdit Folville.
Enfin Sophie revint à elle. Ah ! traître qu’avez-vous fait ? dit-elle. Vous avez profité d’un instant favorable : vous avez abusé de ma foiblesse. Voilà donc comme vous méritiez mon amour ! Mais je reconnois mon erreur, et je vous regarderai désormais comme vous le méritez. Mais, Madame, répondit-il avec ironie, je ne vous comprend pas. Quoi ! vous vous fâchez ? Dans vos faveurs même vous êtes d’une cruauté !… En honneur vous m’accablez, vous me pulvérisez… Eh ! madame, la faveur est accordée rendez-la plus douce encore. Paroissez contente d’avoir couronné un amour tel que le mien ; Eh ! que me servira d’avoir reçu de vous les plus grandes preuves d’amour, si le cœur n’est de la partie ? Ah ! madame, rendez-le moi ce cœur que vous m’avez ôté : mon amour porté à l’exces m’a fait entreprendre beaucoup. Je n’aurois point tant osé si j’avois moins aimé… Me pardonnez-vous, madame, continua-t-il en l’embrassant ? Vous ne répondez rien ; vous voulez faire mon malheur.
Sophie, pour l’écouter plus aisément, se pencha nonchalamment sur le banc, comme sur un sopha, et appuyant négligemment sa tête sur sa main.
Eh bien, madame, reprit Saint-Léger, d’un ton affable, êtes-vous fâchée encore ? Non ; n’est-il pas vrai ? Il ne conviendroit pas… Ah ! madame, vous avez la jambe faite à ravir !… Mais, monsieur lui dit-elle… Quoi ! interrompit-il, vous êtes toujours prête à prendre feu sur rien. Vous êtes incompréhensible.
Il n’avoit pas fini ces mots, qu’il tomba dans la plus grande distraction. Sophie étoit plus distraite encore. Elle se réveilla enfin, et vit qu’elle ne faisoit qu’enhardir Saint-Léger.
Elle ne pouvoit plus se fâcher. N’étoit-ce pas sa faute après tout ? Pourquoi être distraite ? Elle fut donc obligée de prendre le tout en patience.
Enfin nos deux Amans retournèrent à l’Assemblée. Leur tein enflammé les décela aussi-tôt : Folville même s’apperçut qu’il étoit pris. Il approcha de Saint-Léger : je vous aime, lui dit-il à l’oreille : vous êtes divin, et votre vengeance est des mieux imaginée. Ne croyez pas que cela altère notre amitié : je sais mon monde.
Il passa ensuite à Sophie. Eh bien, ma belle, vous êtes-vous bien promenée ? Mais vous avez choisi un Cavalier dangereux. Je gagerois que la promenade ne s’est point passée qu’il ne vous ait fait de certaines propositions… Je le connois. Mais je me fie à vous… En vérité, ma chère amie, vous avez des couleurs charmantes, admirables.
On croira bien que S.-Léger avec tant de mérite ne manqua pas d’envieux. Il en eut : mais il leur étoit trop supérieur pour les craindre.
Saint-Léger, content de ses aventures, formoit le projet d’abandonner toutes espèces de conquêtes lorsqu’il rencontra, dans une promenade publique, une jeune demoiselle, nommée Henriette, âgée de seize ans, et fille d’une prude (On entend par une prude, une femme d’une vertu sévère et rebutante en public, en secret démentie.) Elle étoit accompagnée d’une vieille femme pour gouvernante, que Saint-Léger sut gagner par une bourse qu’il donna : elle lui promit un rendez-vous : il s’y rendit : elle lui fit monter un escalier étroit, lui montra Henriette, et se retira.
La joie des deux Amans fut égale. Henriette cependant ne voulut pas découvrir toute la sienne. (Le sentiment se développe bien-tôt quand on l’a gêné long-tems.) Saint-Léger comblé de faveurs alloit se retirer, lorsque la mère entre précipitamment, se jette sur sa fille qu’elle frappe rudement : Saint-Léger veut l’arrêter.
C’est bien à vous indigne libertin… Et toi malheureuse… dès demain… tu m’entens, tu pourras te repentir… Emportée, hors d’elle-même, épuisée et sans voix, elle fut contrainte de s’asseoir.
Saint-Léger prit la parole, dit que quatre malheureux avoient fondu sur lui, que sa mort sembloit inévitable… « Je trouve une porte, je l’enfonce ; je parcours le jardin, et ayant trouve un escalier détourné je suis monté. Voyez, Madame, si je suis coupable ; voyez si Mademoiselle mérite votre colère. »
La mère levant les yeux sur lui, et voyant la beauté de ses traits, ses manières aisées, se persuada qu’il ne pouvoit dire que la vérité. Elle devint plus traitable, et finit par l’inviter à souper : il l’accepta.
Notre Prude avoit de grands intérêts à démêler avec lui ; et à peine eut-on servi qu’elle commença ainsi : Je vous ai trouvé seul avec ma fille ; que pouvois-je penser… Je suis la douceur même : mais je suis furieuse sur l’article de la vertu. J’irois, dans mon enthousiasme, démasquer les dérèglemens de tous ceux que je connois.
En vérité, Madame, repondit Saint-Léger, qui pourroit voir sans horreur les crimes journaliers de ce monde !
Voilà comme il faut parler du vice ! Si j’avois eu un homme tel que vous, que j’aurois été heureuse ; mais un grand bonheur ne m’étoit pas réservé. Un époux de votre humeur !… Je l’aurois adoré…
L’entretien fut poussé plus loin. La Prude alla presque jusqu’à démentir son caractère, mais elle le reprit quand Saint-Léger voulut la quitter. Ne voyez jamais ma fille lui dit-elle : ce n’est pas que je ne me fie en vous ; mais, malgré vous-même, elle pourroit concevoir certains sentimens… Tenez, si elle avoit la moindre foiblesse, elle ne mourroit que de mes mains.
Pour détourner ce coup, il n’est point de complaisance qu’il n’eut pour elle. Il n’en faisoit pas tant pour celle qu’il adoroit.
Notre Prude tâcha de l’amener au point de lui demander sa main. C’est une chose à quoi il ne pensoit guères ; mais que ne fait-on pas pour l’Amour ? Il promit tout ce qu’on voulut, quitte à ne tenir ensuite que ce qu’il voudroit.
Il vit donc Henriette un peu plus librement. Notre Prude pressoit S.-Léger de l’épouser. La fille vouloit disparoître avec son amant. Enfin il partit comme il étoit venu.