Le Mariage avec la mer


Le Mariage avec la mer
Cultes, mythes et religions, t. II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 206-219

Paru originellement dans la « Revue archéologique », 1905, II, pp. 1-14, sous le titre Xerxès et l’Hellespont



Le mariage avec la mer [1].

Les traditions grecques relatives aux guerres médiques nous ont conservé. du grand roi Xerxès, deux images différentes ou, pour mieux dire, inconciliables. L’une est celle d’un prince prudent et avisé, constant dans ses amitiés comme dans ses haines, qui poursuit pendant quatre ans les préparatifs commencés par Darius contre la Grèce, s’assure des concours, noue des alliances et ne se met en campagne qu’après avoir établi son autorité en Égypte. L’autre image est celle d’un despote voluptueux et brutal, d’un fou couronné, qui institue un prix pour qui trouvera une jouissance nouvelle et pousse l’extravagance jusqu’à vouloir châtier la nature lorsqu’elle oppose des obstacles à ses caprices. Ce second Xerxès est celui des rhéteurs ; mais il est aussi, par endroits, celui d’Hérodote, comme dans le célèbre passage du livre VII relatif an châtiment de l’Hellespont.

Au printemps de 480[2], Xerxès avait ordonné de construire des ponts sur le détroit, afin de faciliter le passage de son armée d’Asie en Europe. Les Phéniciens et les Égyptiens établirent deux ponts de bateaux, qui ne résistèrent pas à une violente tempête. À cette nouvelle, Xerxès fut saisi de colère ; il ordonna de frapper l’Hellespont de trois cents coups de fouet et de jeter dans la mer une paire d’entraves. « J’ai entendu dire, ajoute Hérodote, qu’il envoya en même temps des exécuteurs chargés de marquer les eaux de l’Hellespont au fer rouge. Il commanda à ceux qui fouettaient les eaux de leur tenir ce discours barbare et insensé : « Eau amère, ton maître t’inflige ce châtiment parce que tu l’as offensé sans raison. Le roi Xerxès te franchira, que tu le veuilles ou non. C’est à juste titre qu’aucun homme ne t’offre des sacrifices, parce que tu es une eau bourbeuse et salée. » C’est ainsi, conclut Hérodote, qu’il fit châtier la mer et il donna ordre de couper la tête à ceux qui avaient construit les ponts. »

D’après ce texte, la vengeance de Xerxès sur l’Hellespont comprend trois épisodes : la flagellation des eaux, le jet des entraves, la malédiction. Hérodote a entendu dire, mais il n’affirme pas, qu’à côté de ceux qui jetèrent des entraves dans la mer il y en eut d’autres qui la marquèrent au fer rouge. Cette double opération ne se comprendrait guère ; il est probable qu’Hérodote était en présence de deux traditions, dont l’une impliquait que les entraves de fer jetées dans le détroit avaient été préalablement chauffées au rouge. Nous verrons tout à l’heure combien ce détail est important.

Dans deux autres passages, Hérodote fait allusion à la flagellation de la mer par Xerxès. Au moment de franchir le détroit (VII, 54), le roi offre avec une coupe d’or une libation à l’Hellespont, adresse une prière au soleil et jette dans les flots la coupe avec un akinakés ou sabre persan en or. « Je ne sais, dit Hérodote, si, en jetant ces choses dans la mer, il les offrait au Soleil, ou s’il cherchait à apaiser l’Hellespont, parce qu’il se repentait de l’avoir fait fustiger. » Plus loin (VIII, 109), l’historien imagine un discours de Thémistocle aux Athéniens, où Xerxès est traité d’impie et de scélérat, « qui a brûlé les temples des dieux, renversé leurs statues, qui a fait fustiger la mer et lui a donné des fers ».

À côté des deux traditions, dont l’une orale, que rapporte Hérodote, l’Antiquité en connaissait une troisième, quelque peu différente : Xerxès aurait bien tenté d’imposer des chaînes à la mer ; mais ce sont les vents, et non les flots, qu’il aurait fait fustiger. Cette variante avait trouvé place, au témoignage de Juvénal, dans un poème de Sostratos sur la seconde guerre médique, où il était également question des flots marqués au fer rouge :

{{Citation bloc|... madidis cantat quae Sostratus alis.
Ille tamen qualis rediit, Salamine relicta,
In Corum atque Eurum solitus saevire flagellis
Barbarus, Aeolio numquam hoc in carcere passos,
Ipsum compedibus qui vinxerat Ennosigaeum.
Mitius id sane. Quid ? Non et stigmate dignum
Credidit... ?)
[3]}} Sur quoi le scholiaste remarque : Sostratus poeta fuit, hic Xerxis regis facta descripsit. Madidis autem ideo quia omnes, qui cum sollicitudine recitant, necesse est ut aloe (mss. tali) eis sudent... Solebat verberare flatus, ventos scilicet. Dicebatur Xerxes usque adeo vicisse procellas Hellesponti ut ventos flagris compesceret et ipsum Neptunum compedibus vinciret. Cette scholie inepte peut n’être qu’un développement du texte, d’ailleurs mal compris, comme il se peut que Sostratos lui-même n’ait eu sous les yeux d’autre témoignage que celui d’Hérodote. Sénèque[4] parle également de l’enchaînement de Neptune, ou plutôt de la vaine tentative de Xerxès pour l’enchaîner. Plutarque[5] dit que Xerxès fit couper les oreilles et le nez aux constructeurs du pont détruit par la tempête, renseignement qu’il n’a pas puisé dans Hérodote, suivant lequel les malheureux ingénieurs furent décapités.

Plusieurs savants, Stanley, Stein et notamment Otfried Müller[6] ont pensé que toute l’histoire contée par Hérodote provenait de quelques vers mal interprétés des Perses d’Eschyle. C’est l’ombre de Darius qui parle ainsi de Xerxès (v. 746 et suiv.) : « Essayer d’enchaîner comme un esclave la mer sacrée de l’Hellespont ! d’arrêter le courant divin du Bosphore ! changer l’usage des flots, en les captivant par des entraves forgées au marteau, et ouvrir à une immense armée un chemin immense ! » Mais ces vers décrivent seulement le pont jeté sur le détroit, dans l’idée, familière aux Anciens, que le pont est un outrage à la majesté des éléments (pontem indignatus Araxes, dit Virgile). Même en pressant chaque mot, on ne pouvait en extraire les faits relatés par Hérodote, les chaînes jetées dans la mer, la flagellation et la malédiction des flots. En revanche, il semble qu’Eschyle ait déjà connu la tradition qu’Hérodote a recueillie, car Darius insiste sur le caractère sacré et divin (ἱρόν, ϑεος) de l’Hellespont et du courant du Bosphore, alors qu’Hérodote fait prononcer aux exécuteurs de la vengeance de Xerxés des paroles dédaigneuses et sacrilèges contre la mer.

Cette incantation singulière a semblé à plusieurs critiques offrir un caractère oriental très marqué et l’on est parti de là pour en affirmer l’authenticité[7]. Leur argumentation ne me convainc pas. Nous connaissons mal la religion de Xerxès ; mais il est certain qu’elle devait avoir beaucoup de points communs avec le mazdéisme postérieur, où la sainteté des eaux, même de l’eau de mer, est telle, que le mage Tiridate, allant à Rome en 66 apr. J.-C., ne voulut pas voyager par mer, de peur de souiller l’eau de ses déjections[8]. D’autre part, qui aurait pu noter les paroles prononcées à cette occasion par les Perses, sans doute par des prêtres, c’est-à-dire des mages, et en fournir la traduction à Hérodote, ou aux metteurs en oeuvre de la légende qu’il a suivie ? Il me paraît, au contraire, évident que la formule de malédiction des eaux est une invention grecque, antérieure peut-être à Hérodote, mais dépourvue de toute autorité historique.

Faut-il en dire autant de l’ensemble du récit ? Ici, il y a une distinction importante à faire entre les actes rituels accomplis par ordre de Xerxès et l’interprétation que les Grecs en ont donnée. C’est faute d’avoir fait cette distinction qu’on a voulu tantôt tout accepter, tantôt tout rejeter, alors que les faits ont pu être constatés par des témoins, par des habitants du pays, tandis que l’interprétation n’en pouvait être donnée que par les Perses eux-mêmes, dont Hérodote n’a pas dû, pour diverses raisons, solliciter les avis.

Grote, et d’autres après lui[9], ont trouvé assez naturel que Xerxès châtiât la mer indocile, parce que, disent-ils, Cyrus avait déjà exercé sa vengeance contre un fleuve. Mais cette prétendue vengeance de Cyrus, racontée par Hérodote et par Sénèque[10] va précisément nous éclairer sur le caractère des actes rituels de Xerxès et nous prouver qu’il s’agit de tout autre chose.

Cyrus, marchant contre Babylone, arriva, dit Hérodote, sur les bords de Gyndès. Pendant qu’il essayait de passer ce fleuve à gué, un des chevaux blancs qu’on appelle sacrés[11] sauta dans l’eau ; emporté par la violence du courant, il se noya et disparut. Cyrus, indigné de l’insulte du fleuve, le menaça de le rendre si petit et si faible que dans la suite les femmes mêmes pourraient le traverser sans se mouiller les genoux. À cet effet, il suspendit l’expédition contre Babylone et partagea son armée en deux corps qui, durant tout l’été, détournèrent les eaux du fleuve en 360 canaux, 180 sur chaque rive. « De là, dit Sénèque, une perte de temps irréparable, pour conduire, contre un fleuve, la guerre qu’on avait déclarée à l’ennemi. »

Ici encore, il y a un fait qui peut être vrai, quoique évidemment exagéré, et une explication dont il n’y a pas lieu de tenir compte. Le fait d’avoir détourné le Gyndès, après qu’un cheval sacré y eut disparu, se justifie fort bien par les préceptes du Zend-Avesta, sans qu’il soit besoin de faire intervenir l’idée puérile d’une vengeance. Assurément, nous n’avons pas lieu de croire que l’Avesta, tel que nous le possédons, fût connu de Cyrus, ni qu’il passât, dès son époque, pour le code religieux de la Perse ; mais quand même Darmesteter aurait eu raison de faire descendre très bas la rédaction de ce livre, il est évident qu’elle n’a pu que codifier des préceptes et des rites depuis longtemps accrédités parmi les Perses. Or, le Vendidad punit de mort le crime de jeter un cadavre dans l’eau[12]. - Si des adorateurs de Mazda, demande le fidèle à Ahura Mazda[13], rencontrent un cadavre dans l’eau courante, que feront-ils ? Ahura Mazda répond qu’il faut retirer de l’eau le cadavre, dût-on y entrer de tout le corps. Si le cadavre est déjà en décomposition, il faut retirer de l’eau tout ce que l’on en peut saisir avec les mains. Autre question : quelle partie de l’eau courante le démon (Druj) de la décomposition atteint-il de son impureté ? Réponse d’Ahura Mazda : Trois pas en aval, neuf pas en amont, six pas en travers. L’eau est impure et imbuvable tant que le cadavre n’aura pas été retiré. On retirera donc le cadavre de l’eau et on le déposera sur la terre sèche. Puis on rejettera de cette eau la moitié, ou le tiers, ou le quart, ou le cinquième, selon qu’on le peut ou non. Quand on aura retiré le cadavre et que le courant aura passé trois fois (?), l’eau sera pure et bestiaux et hommes pourront en boire comme auparavant.

Donc, d’après la loi religieuse mazdéenne, il faut retrouver et retirer le corps ; il faut aussi qu’une partie de l’eau ayant subi le contact du cadavre soit rejetée, c’est-à-dire détournée. Le travail exécuté par l’armée de Cyrus a eu pour but de retirer d’une eau profonde le cadavre du cheval sacré emporté par le courant ; comme la recherche directe du cadavre était impossible, par suite de la profondeur de l’eau, il fallut détourner le fleuve en de nombreux canaux afin de faire reparaître le corps du cheval et d’empêcher que l’eau continuât à se souiller à son contact. Cyrus n’agit donc pas, dans cette occurrence, en despote irrité, mais en pieux adorateur d’Ahura Mazda. Comme Hérodote ne savait rien de ces prescriptions du mazdéisme et que son récit, ou du moins les faits de son récit les impliquent, il en résulte que ces faits sont probablement historiques et que Cyrus obéissait déjà aux scrupules codifiés en lois dans l’Avesta.

Puisqu’une exégèse, qui ne paraît nullement artificielle, nous a fait reconnaître clairement un acte rituel là où Hérodote, jugeant avec ses idées de Grec, voyait une vengeance, il devient, a priori, vraisemblable que la vengeance attribuée à Xerxès n’est elle-même qu’un ensemble d’actes rituels restés incompris[14].

Les premiers ponts jetés sur le détroit ont été enlevés par une tempête. Xerxès veut en faire construire d’autres ; mais il a constaté que la mer était irritée contre lui ; avant d’entreprendre un nouveau travail, il doit se réconcilier avec elle, s’en faire une amie et une alliée. Pour contracter une alliance avec un élément, un acte symbolique est indispensable et cet acte doit ressembler le plus possible à celui par lequel deux hommes font alliance. Or, dans les civilisations les plus diverses et chez un grand nombre de peuples, un lien physique, tel qu’un anneau, une bague, est le symbole ou plutôt l’instrument d’une alliance ; aujourd’hui encore, le mot français alliance désigne un anneau, comme celui de fers désigne en poésie les liens de l’amour. Xerxès pouvait jeter son propre anneau dans l’Hellespont ; il pouvait aussi y jeter une série d’anneaux fixés l’un et l’autre, c’est-à-dire des chaînes ; il pouvait enfin y jeter des liens d’un modèle quelconque, des ceps, des entraves. L’essentiel, c’est que l’objet jeté dans l’eau constituât un lien, que le génie de l’Hellespont fût enchaîné à la volonté de Xerxès par des attaches considérées comme indestructibles[15]. S’il est vrai, comme on le raconta à Hérodote, que les chaînes jetées dans le détroit avaient été préalablement rougies au feu, c’est sans doute que le contact du fer incandescent et de l’eau froide devait produire un bouillonnement, un sifflement qui pût être interprété comme l’acceptation de l’offrande et de l’alliance.

Mais les trois cents coups de verges donnés à la mer ? Déjà Spiegel a supposé qu’il pouvait s’agir là d’un rite magique, de passes exécutées par les prêtres avec leurs baguettes[16]. Mais on peut expliquer le récit d’Hérodote sans substituer des baguettes aux verges. L’acte relaté par l’historien grec est un des nombreux cas de flagellation rituelle - comme la flagellation des enfants spartiates, celle que pratiquaient les Luperques à Rome - ayant pour but de communiquer à la personne ou à la chose frappée quelque chose de la sainteté et du pouvoir magique qui résident dans l’instrument employé à cet effet. Or, les prêtres iraniens se servaient, dans beaucoup de cérémonies, du baresman, faisceau de tiges d’arbres, en nombre variable, liées avec un lien fait de feuilles de dattier et reposant sur un support dit barsôm-dîn ou mâhrû qui, dans le sacrifice, représentait, dit-on, l’ensemble de la nature végétale. Il y avait des règles de la cueillette du barsôm, comme, chez les druides, pour celle du gui, d’autres règles sur la façon de le préparer, de le lier, sur le nombre des tiges, etc. [Darmesteter, Zend-Avesta, t. III, p. 207]. Suivant Hérodote, la flagellation précéda l’immersion des chaînes. Indépendamment du pouvoir magique attribué aux verges, il y avait, dans cet acte rituel, un appel aux éléments. Dans l’hymne homérique à Apollon (v. 333), Héra, avant d’adresser une prière à la Terre (Gaia) et aux Titans qui habitent le séjour souterrain du Tartare, frappe la terre avec sa main :

« Χειρὶ ϰαταπρηνεῖ δ’ ἔλασε χτόνα ϰαὶ φάτο μῦθον »

Elle frappe ainsi la terre pour l’appeler, pour se faire écouter d’elle. De même, chez les Zoulous, quand on vient consulter un devin, celui qui l’interroge doit frapper la terre avec les verges pendant qu’il pose la question[17]. Pausanias raconte[18] que, dans le culte de Déméter à Phinée en Arcadie, le prêtre revêtait le masque de la déesse et frappait la terre avec des verges. Il s’agissait là sans doute de réveiller et d’exciter la fertilité du sol ; mais cela implique que l’on réveille d’abord les génies de la terre, que l’on appelle violemment leur attention.

Ainsi Xerxès, de même que Cyrus dans sa campagne contre Babylone, n’a pas agi comme un fou, mais comme un superstitieux. Les Grecs, étant sortis de la phase où se mouvait encore la superstition des Perses, ne comprenaient rien aux rites de leurs ennemis et, en les interprétant d’après les apparences, attribuaient aux Barbares des absurdités qui n’avaient aucun caractère religieux.

Hérodote n’a pas compris davantage, et les Modernes n’ont pas compris non plus, l’acte rituel accompli par Polycrate, tyran de Samos, lorsqu’il jeta son anneau dans la mer. Maître de la plus puissante marine de la Grèce, Polycrate était l’allié du sage roi d’Égypte Amasis. Ce dernier, au rapport d’Hérodote, lui conseilla de craindre la jalousie des dieux et d’en détourner les effets par une perte volontaire[19]. Polycrate résolut de sacrifier un de ses objets les plus précieux, une émeraude montée en or, qui lui servait de cachet ; pour cela, il fit équiper un vaisseau et se fit conduire en pleine mer, d’où il lança son anneau dans les flots, à la vue de tous ceux qu’il avait menés avec lui[20]. On sait comment cet anneau fut avalé par un gros poisson, qu’un pêcheur offrit à Polycrate ; Amasis reconnut alors qu’il était impossible d’arracher un homme au sort qui le menaçait.

L’histoire du poisson qui a avalé l’anneau d’or est naturellement un conte[21]; mais ce qu’on peut retenir du reste, c’est le fait de Polycrate, maître de la mer, thalassocrate, comme disaient les Grecs, qui se fait conduire sur un vaisseau loin des côtes pour contracter alliance avec l’élément humide en lui offrant son anneau. C’est le mariage (sans doute annuel) du doge Polycrate avec la mer ; nous verrons plus loin que ce rapprochement est fondé.

Les Grecs ont raconté, sans les comprendre, divers actes rituels qui comportent la même explication. Ainsi nous lisons dans Hérodote que les Phocéens, sur le point de partir pour la Corse sans esprit de retour, jetèrent dans la mer une grande masse de fer rougie au feu et jurèrent de ne pas revenir à Phocée avant que cette masse de fer ne reparût à leurs yeux. Le prétendu serment des Phocéens est l’explication proposée par Hérodote ; cette explication est mauvaise. Qu’on veuille bien se souvenir des chaînes de fer rougies au feu jetées dans l’Hellespont par Xerxès ; les masses de fer incandescent, μύδροι, jetées dans la mer par les Phocéens, ne répondent pas à une autre idée. Nous ne savons pas si ces μύδροι étaient des anneaux ou affectaient la forme de liens ; mais, quoi qu’il en soit, c’étaient des offrandes faites à la mer par des navigateurs qui, partant pour un long voyage, avaient besoin de sa bienveillance. Bien entendu, les Phocéens n’inventèrent pas ce rite pour la circonstance ; c’était un vieux rite de départ, une cérémonie de propitiation, une sorte de mainmise magique sur la mer.

Au siècle même d’Hérodote, nous voyons Aristide qui, après avoir fait jurer aux Ioniens l’observation des articles de la confédération athénienne et l’avoir juré lui-même au nom des Athéniens, jette à la mer des masses de fer incandescentes, des μύδροι. Ni Aristote ni Plutarque, qui rapportent ce fait[22], n’en proposent d’explication ; ils auraient pu cependant, à l’exemple d’Hérodote, imaginer un serment d’Aristide, par exemple que l’alliance durerait tant que le fer ne remonterait pas du fond de la mer. Peut-être Aristide ne savait-il pas lui-même ce qu’il faisait ; il se conformait seulement à un vieil usage des navigateurs ioniens, à un rite en vigueur dont la Méditerranée orientale, consistant à prendre la mer à témoin par une offrande incandescente, à l’associer aux desseins qu’elle devait seconder de sa bienveillance, d’autant qu’en l’espèce c’est bien la domination de la mer qui était enjeu.

Au Moyen Age et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les Vénitiens ne savaient pas pourquoi leur premier magistrat ou doge montait annuellement sur une galère nommée Bucentaure, se faisait conduire au large du Lido et épousait la mer en y jetant un anneau. On racontait, à Venise, que des cérémonies annuelles, accomplies en mer sur le Bucentaure, avaient été instituées vers l’an 997, sous le doge Orseolo II, en commémoration de la première conquête de la Dalmatie par les Vénitiens. On disait aussi qu’en 1177 le pape Alexandre III, monté sur le Bucentaure avec les premiers citoyens de la République, alla au-devant du doge Sébastien Ziani, ramenant Othon prisonnier après la victoire de Capo-Salvatore, qui eut lieu le 26 mai, jour de l’Ascension. « À cette occasion, le pape retira de son doigt un anneau d’or et le remit au doge en lui disant : "Tiens, mon fils, doge de Venise, c’est l’anneau nuptial de ton mariage avec la mer. Nous voulons que désormais toi et tes successeurs l’épousiez ainsi chaque année ; elle doit vous être soumise comme une épouse dont tu as été le premier protecteur et le gardien, car tu l’as entièrement délivrée des ennemis qui l’infestaient." C’est ainsi que tous les ans, le jour de l’Ascension, le doge, entouré de la noblesse, des principaux officiers de l’État et monté sur le Bucentaure, jetait un anneau d’or dans la mer en prononçant ces paroles : Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii. Depuis lors, l’arsenal de Venise conserva toujours une galère de cette espèce qu’on appelait Bucentaure ; elle était construite avec toutes les recherches de l’art pour les cérémonies publiques, et particulièrement pour la célébration annuelle du mariage du doge avec la mer, solennité qui se perpétua jusqu’en 1797, époque à laquelle le dernier Bucentaure fut brûlé par les Français ; on en peut voir encore un modèle conservé dans l’arsenal maritime de Venise[23]. »

La promenade annuelle en pleine mer, sur un bâtiment de guerre, n’était pas sans offrir quelque danger. « Cette fonction, écrit Casanova, qui en vit les préparatifs à Venise en 1753, dépend du courage de l’amiral de l’arsenal, qui doit répondre sur sa tête que le temps sera constamment beau, le moindre vent contraire pouvant renverser le vaisseau et noyer le doge avec toute la sérénissime seigneurie, les ambassadeurs et le nonce du pape, garant de la vertu de cette burlesque noce, que les Vénitiens révèrent jusqu’à la superstition. Pour surcroît de malheur, cet accident tragique ferait rire toute l’Europe, qui ne manquerait pas de dire que le doge de Venise est enfin allé consommer son mariage[24]. »

L’histoire de l’institution de cette cérémonie par le pape Alexandre III est non seulement invraisemblable, mais absurde. Jamais l’Église, jamais la papauté n’a institué une cérémonie d’apparence païenne, impliquant tout au moins la reconnaissance d’une ou plusieurs divinités de la mer ; mais lorsque l’Église ou la papauté s’est trouvée en présence d’une cérémonie païenne, passée dans les mœurs d’un peuple puissant et riche, qu’il eût été folie de vouloir déraciner, elle a pris cette cérémonie sous son patronage et, ne pouvant l’abolir, l’a christianisée[25].

Les exemples de cette conduite prudente sont innombrables. Alexandre III, un des papes les plus avisés du Moyen Age, n’a pu agir autrement ; remarquez d’ailleurs que certains témoignages font remonter jusqu’en 997 les cérémonies auxquelles le Bucentaure prenait part. En vérité, elles doivent être infiniment plus anciennes et se rattacher à de très anciens rites de propitiation et d’alliance en honneur dans la mer Adriatique comme dans l’Archipel. Si le nonce du pape accompagnait le doge sur le Bucentaure, il affirmait, par sa présence, le caractère chrétien de la cérémonie ; mais il suffit d’un peu de réflexion pour s’apercevoir que le doge de la thalassocratie vénitienne, épousant la mer, est le véritable successeur du doge de Samos, qui n’avait pas besoin, pour procéder à cette hiérogamie, à ce mariage annuel ou périodique, des conseils du sage roi d’Égypte Amasis ni de la crainte de la jalousie des dieux[26].

Les Grecs connaissaient une autre histoire touchant un anneau d’or jeté à la mer et qui symbolisait évidemment l’empire de la mer. Minos, le thalassocrate de Crète, défie le jeune Thésée de prouver qu’il est fils de Poséidon en rapportant du fond de la mer l’anneau d’or qu’il y jette ; mais Thésée réussit, secondé par Poséidon et par Amphitrite, par les Néréides et par les dauphins. Thésée, ne l’oublions pas, est le héros athénien, le vainqueur du Minotaure crétois ; il met fin à la thalassocratie crétoise et annonce la thalassocratie athénienne. Le symbole de cette puissance nouvelle, c’est l’anneau du doge Minos qui consacre son union avec Amphitrite et que Thésée, devenu le protégé d’Amphitrite, rapporte à son doigt du fond des mers.

Peut-être faut-il reconnaître la trace d’une conception analogue dans une histoire, évidemment très altérée, que rapporte Appien[27]. La mère du roi Séleucus avait eu un songe ; elle devait trouver quelque part une bague et la donner à son fils ; puis il la perdrait et il régnerait là où il l’aurait perdue. La princesse découvrit, en effet, une bague avec un chaton de fer, sur lequel était gravée une ancre ; elle en fit présent à Séleucus, qui la perdit un jour auprès de l’Euphrate. Plus tard, allant en Babylonie, il découvrit cette pierre (Appien ne dit pas comment) ; les devins, consultés, témoignèrent de l’effroi, car l’ancre, selon eux, était le signe d’un empêchement, d’un retard ; mais Ptolémée Lagus, qui accompagnait Séleucus, dit que l’ancre était, au contraire, un signe de sécurité. Dans la suite, quand Séleucus régna, il se servit de cette ancre comme de cachet. Il est possible - mais possible seulement - que, dans la légende originale, Séleucus ait perdu et retrouvé sa bague dans l’Euphrate, avec lequel il aurait ainsi conclu une alliance qui fut la promesse et le gage de sa royauté.

Quoi qu’il en soit de ce dernier exemple, il semble établi, par ce qui précède, que les histoires de Thésée, des Phocéens, de Polycrate, de Xerxès, des Ioniens d’Aristide et des doges de Venise dérivent d’un même thème fort ancien que l’on pourrait désigner ainsi : le rite du mariage avec la mer[28].



Notes modifier

  1. [Revue archéologique, 1905, II, p. I-14.].
  2. Busolt. Griechische Geschichte, t. II, p. 62.
  3. Juvénal, Sat., X. 179 sq.
  4. Sénèque, De const. sap., IV, 2.
  5. Plutarque, De tranquill., p. 470.
  6. O. Müller, Kleine Schriften, t. II, p. 77 (écrit en 1831). Cf. Hauvette, Hérodote, p. 125.
  7. Cf. Wecklein, Über die Tradition des Perserkriege, p. 257 ; Busolt, Griechischte Geschichte, t. II, p. 663 ; Hauvette, Hérodote, p. 126, 298.
  8. Pline, Hist. nat., XXX, 16 ; cf. A. Dieterich, Zeitschrift für Neutestamentliche Wissenschaft, 1902, III, p. 11.
  9. Grote, History of Greece, t. V, p. 22 ; Wecklein, op. laud., p. 257.
  10. Sénèque, De const. sap., IV, 2.
  11. Sur les chevaux sacrés des Perses, il y a aussi un texte dans la Chronique de Jean de Nikiou, éd. Zotenberg, Paris, 1897, p. 182 : « Hormisdas, fils de Chosroës... adorait les chevaux qui mangent de l’herbe. »
  12. Avesta, trad. Darmesteter, t. II, p. XII.
  13. Avesta, trad. Darmesteter, p. 89 sq.
  14. Je ne prétends pas nier qu’un despote ait pu vouloir exercer sa vengeance sur des éléments ou sur les dieux dont ces éléments manifestaient la puissance ; mais je demande autre chose que des affirmations avant de l’admettre. M. Chavannes m’a fait observer qu’un empereur chinois, en 211 av. J.-C., punit le dieu du Vent de la montagne Siang, en la faisant déboiser et peindre en rouge, parce qu’il avait été assailli en ces lieux par un orage (Se-ma-tsien, Mémoires, trad. Chavannes, t. II, p. 156). Cet empereur n’a-t-il pas cru que le vent était produit par les arbres, auquel cas il aurait simplement pris une mesure de précaution pour l’avenir ? Une fois déboisée, la montagne a pu paraître avec sa couleur rouge naturelle, sans que l’empereur l’ait fait peindre en rouge, « couleur des vêtements des condamnés ». On voit tous les jours des enfants s’irriter contre les choses qui leur font obstacle et les battre ; c’est un résultat de leurs instincts animistes. Mais si des explications de ce genre s’offrent naturellement à l’esprit, ce n’est pas un motif suffisant pour les accepter quand il est possible d’en suggérer de plus raisonnables.
  15. Je ne crois pas qu’il ait pu s’agir d’enchaîner le génie ou le démon de l’Hellespont comme un esclave : Xerxès avait trop besoin de la bienveillance des flots pour se permettre de les traiter avec rigueur et risquer de les provoquer ainsi à la vengeance.
  16. Spiegel, Eranische Altertumskunde, t. II, p. 191, n. 1, cf. Wecklein, Über dite Tradition der Perserkriege, p. 258 ; Hauvette, Hérodote, p. 298.
  17. Frazer, Pausanias, t. IV, p. 240.
  18. Pausanias, VIII, 15, 2
  19. Hérodote, III, 40.
  20. Hérodote, III, 41.
  21. II se retrouve même en Extrême-Orient comme me l’apprend M. Chavannes (Tripitaka, éd. de Tokyo, VII, p. 22).
  22. Aristote, Ἀϑθην, πολιτ., 23 ; Plut., Aristides, 41.
  23. Dictionnaire de l’Académie des Beaux-arts, s. v., Bucentaure
  24. Casanova, Mémoires, éd. Garnier, t. II, p. 417.
  25. Ainsi l’impératrice Hélène aurait jeté dans l’Adriatique, pour rendre cette mer plus clémente aux navigateurs, un clou de la vraie croix. (Légende Dorée, éd. Wyzewa, p. 265.)
  26. On racontait aussi à Venise l’histoire d’un anneau rapporté au doge par un pêcheur, comme dans la légende grecque de Polycrate ; mais les détails qu’on a brodés sur ce thème sont tout différents. « Au mois de février 1340, un soir, pendant une tempête, un inconnu vint trouver un gondolier sur la Piazzetta et lui demanda de le conduire à San Giorgio, où un second passager monta dans la barque, puis à San Niccoletto di Lido, où ils prirent un troisième passager ; le batelier reçut alors l’ordre de gagner le large. Il se trouva bientôt en présence d’un navire monté par des démons qui se dirigeait vers Venise ; mais les trois inconnus, qui n’étaient autres que les protecteurs de la ville, saint Marc, saint Nicolas et saint Georges, firent un signe de croix ; la vision s’évanouit aussitôt et la mer se calma. Saint Marc donna alors son anneau au gondolier en lui ordonnant de le remettre au doge Bartolomeo Gradenigo, afin que toute la ville connût le miracle » (Lafenestre et Richtenberger, Venise, p. 28). La remise de l’anneau au doge est le sujet du célèbre tableau de Paris Bordone, à l’Académie de Venise. Il va de soi que cet anneau de saint Marc est le gage de la thalassocratie vénitienne.
  27. Appien, Syriaca, 56.
  28. Depuis la publication de ce mémoire, M. N. Terzaghi a émis l’hypothèse que la flagellation du bras de mer par Xerxès avait pour but de dompter (magiquement) les esprits hostiles des eaux (Archiv für Religionswissenschaft, t. XI, p. 145-150). Cela n’ajoute rien d’essentiel à mon explication ; l’auteur aurait pu se dispenser d’écrire son article. — 1909.