Éditions Jean Froissard (p. 169-178).

INTERROGATOIRES


C’est ensuite le tour de mes papiers, quelques lettres qui pourraient sembler compromettantes, une très bonne carte d’Arabie, une lettre commencée pour mon fils, quelques livres ; chaque feuillet est examiné, comme s’il était un document sensationnel, établissant sans doute possible ma culpabilité.

Saïd bey me fait signe de m’asseoir devant lui, tandis qu’il me dévisage, l’œil fixe, les dents serrées, à califourchon sur une chaise en face de moi. Il imprime alors graduellement un mouvement endiablé de va-et-vient à ses jambes. Il a l’air d’un épileptique. Je le regarde ahurie, tandis que, suant et vociférant, il répète :

— « Haki saï ! » Parle vrai… Parle vrai.

— Je parle toujours vrai, tous les Arabes de Syrie le savent, demande plutôt à Soleiman. Il te dira que je ne mens jamais.

— Haki saï. Parle vrai… Parle vrai… Tu lui as donné du poison hier matin, quand il est venu te voir au harem, on t’a vue…

— Tout le monde ment, on n’a pas pu me voir, parce que je n’ai rien donné. J’étais seule avec lui, ça a juste duré deux minutes et nous ne nous sommes même pas touché la main.

Où aurais-je pu cacher du poison dans le costume d’intérieur des femmes, pieds nus, bras nus ?…

— Haki saï. Parle vrai. Quand l’as-tu revu pour la dernière fois, et lui avais-tu déjà donné ces pilules ?

— Je l’ai vu pour la dernière fois hier matin vers neuf heures. Il m’a dit de vite préparer mes valises pour partir. Quand je suis redescendue, il n’y était plus, et je ne l’ai plus revu. Voilà le mystère. Puisqu’il n’a été malade que dans la nuit, qu’a-t-il fait toute la journée ? Pourquoi n’est-il pas revenu me chercher ? Tu le sais, toi ?

C’est moi qui questionne, mais sans obtenir de réponse.

— Je lui avais remis huit jours plus tôt des pilules laxatives, les mêmes d’ailleurs que celles qu’ont avalées avec succès toutes les femmes du harem, depuis les esclaves jusqu’à la première femme du sous-gouverneur. Vous avez le flacon avec les pastilles qui restent. Il y a même l’adresse de la pharmacie de Suez. Ce sont des remèdes ; examinez-les.

Et la journée se passe ainsi, devant ce chef de la police, hystérique, hurlant sans répit : « Haki saï ». Manœuvre hypnotique, qui, paraît-il, a son effet sur les Arabes, mais à laquelle je reste insensible.

Jaber Effendi vient me questionner également. Le sous-directeur de la police est méthodique. Il écrit sur une grande feuille ses questions. Le docteur Ibrahim traduit tant bien que mal. Aussi, j’exige d’écrire, en face de l’interrogatoire arabe, mes réponses en français. Je suis sûre d’éviter ainsi toute erreur de traduction. Je termine mes déclarations en demandant pour la vingtième fois un avocat et un bon interprète.

Je ne veux pas vexer le docteur Ibrahim, mais je lui dis que ma situation est trop grave pour que je ménage personne. Je lui prouve qu’il ne saisit la valeur des mots et ça me gêne.

Chaque moment m’apporte un peu plus de découragement. Le délégué de la France ne vient pas. J’attends dans une nervosité croissante. Le moindre claquement de talons et de fusils pour le garde-à-vous me fait tressaillir, mais hélas ! ce sont toujours des personnalités arabes qui défilent, et la journée se passe sans aucune nouvelle de l’extérieur. Que va-t-on faire de moi, cette nuit ?

La séance de torture hypnotique et l’interrogatoire prennent fin, vers huit heures du soir, sur cette bonne parole du docteur Ibrahim :

— Il est heureux pour toi que Soleiman ne soit pas mort, ce qui aurait singulièrement aggravé ton cas…

— Bien sûr. Il pourra certifier que je ne lui ai pas donné de poudre rouge. Alors on va me rendre la liberté ? Et quelles réparations vais-je exiger ?

— Rien. Si tu es libre, tu seras assez contente pour ne pas demander davantage.

J’ai une peur indicible de la nuit qui tombe au milieu de mes redoutables gardiens. J’implore Saïd bey de me laisser retourner coucher au harem d’Ali Alimari. Il me répond avec un sourire : « Mais oui, naturellement », tandis que j’entends Jaber Effendi, indigné, qui proteste : « Jamais je ne la laisserai sortir d’ici », et il téléphone à l’émir de Djeddah pour savoir ce qu’il doit faire de la « femme Zeînab ».

Les réponses ne sont guère rassurantes.

J’entends : « En bas ? mais il y a une vingtaine de prisonniers ».

Puis, se retournant vers les policiers :

— Le bas est-il propre ?

Gestes négatifs des « chaouichs ».

— Enlevez les hommes, arrangez la pièce, ordonne Jaber Effendi, et qu’on l’y mène.

Ils s’en vont. Un instant se passe et, dès qu’ils remontent, un bref commandement :

— La garde, emmenez la prisonnière.

Pour la première fois, j’implore, je demande à passer la nuit dans le bureau du directeur de la police, sur une chaise, par terre, n’importe où. Mais je redoute le cachot noir. J’essuie un refus formel. Malgré mon désespoir et ma frayeur, je n’insiste plus, car je les sens tous inébranlables.

Cliquetis d’armes, de crosses et de talons, c’est moi qu’on encellule.

Sans résister, je me laisse conduire, impuissante à changer ma nouvelle destinée. L’idée d’une tentative d’évasion m’effleure un instant, mais j’abandonne vite cet espoir, en traversant un premier petit hall où se trouvent quelques policiers en armes et tout un assortiment de fusils. Par terre, assis, couchés, debout, sont des prisonniers sur lesquels je trébuche. On vient de les évacuer du local qu’on me réserve. Le voici. C’est une espèce de tombeau humide, construit à moitié sur pilotis.

Jamais je n’aurais pu imaginer un lieu aussi horrible, le plafond est recouvert d’une espèce de mousseline noire de toiles d’araignées, qui pendent en stalactites sur une épaisseur d’un mètre, au moins, Cela suinte d’humidité, en gouttelettes visqueuses accrochées au plafond comme des verrues liquides. Quant au sol, humide, gluant, il est fait de vieilles planches, percées par endroits de larges trous où tout le pied peut passer. On glisse à chaque pas, sur toutes sortes d’immondices laissés par mes prédécesseurs. Une odeur fétide, asphyxiante, me tourne le cœur, d’autant plus que je suis sans nourriture depuis 24 heures… Les gardes déposent une petite lampe dans un coin et m’abandonnent à cette puanteur après avoir fermé les deux battants de la porte branlante, attachée avec une cordelette.

Terrifiée, impuissante, je me tiens debout face à la porte, ne pouvant ni m’asseoir, ni me coucher dans ces ordures.

Et la nuit commence. Un bruit d’ailes, suivi d’un choc contre mon corps, me tire brusquement de ma torpeur, puis un autre, et ainsi de suite à la cadence d’un par minute, sur ma tête, ma poitrine, mes jambes. Ce sont d’énormes cafards marrons, de l’espèce volante qu’on a en Orient, qui m’ont prise pour cible. À chaque coup je tressaille, j’empoigne la veilleuse, espérant me protéger en bougeant. J’avance avec précaution dans cette boue de résidus humains ; mon premier pas, au bord d’un trou, fait jaillir, comme mue par un ressort mécanique, une nuée de ces horribles bêtes. Paralysée de terreur, je reste sur place, projetant la lumière autour de ma cellule. Le spectacle m’achève, une armée de cafards prend possession de cette prison, les murs ont l’air vivants sous ce grouillement brun. Dans les coins, des yeux brillent, les rats, des insectes hallucinants jaillissent entre le mur et les planches mal jointes. Bientôt j’écrase sur mon voile et ma robe les milliers de punaises qui courent et se cachent parmi les plis… Des araignées, grosses comme des crabes, s’accrochent avec leurs pinces sur ma chair…

Un vent fade, malsain, souffle avec violence à travers le plancher. Une indicible terreur m’étreint J’ai peur. Il y a des degrés dans la peur comme dans toute chose. Mais, à cette heure, elle est en moi à son plus haut degré. Elle me saisit avec son cortège de frissons, d’épouvantes monstrueuses, de paralysie, de sensations absurdes et de volonté chancelante. Une sueur froide m’inonde. Je veux crier, ma voix s’arrête dans ma gorge, je n’ai plus de salive, plus de sang, mon corps se raidit. Je me sens devenir folle, tandis que les cafards me font une guerre sans merci, par terre et dans l’air. Non contents de me frapper au visage, ils grimpent le long de mes jambes et des puces énormes me dévorent sous mes vêtements.

La nuit se passe ainsi. Debout, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, je touche aux confins de l’angoisse et de l’horreur. Je ferme les yeux pour ne plus rien voir. Les soldats chantent des airs lugubres et monotones qui entretiennent mon agonie. Deux fois ma porte cède sous la pression des prisonniers dont j’ai pris la place, une tête hirsute tombe à même sur le plancher avec fracas ; peu après, c’est la tête crépue d’un grand nègre. La cordelette avait cédé, mais un gardien la rattache. Après avoir été saisie par l’apparition de ces crânes sauvages et inattendus, cet instant d’interruption dans ma solitude est un bonheur.

Plusieurs fois les « chaouichs » ouvrent pour me contempler en silence et s’assurer que je ne suis pas évaporée. Chaque fois c’est un nouveau choc, car je m’attends au pire.

La garde change. Les bruits prennent une valeur menaçante dans ce silence ; on dirait que de grandes exécutions se préparent. Et les heures passent, longues, sans fin. Je n’entends même pas le « muezzin ». Le jour semble aussi ne plus vouloir jamais poindre. Enfin une lueur d’aube apparaît à la fenêtre. Est-ce un mirage ? Non, le jour se lève lentement, pénètre dans ma prison, tandis que le tapis de cafards disparaît parmi mille trous, avec la nuit.

Je me sens tout de suite réconfortée par la clarté. Je suis d’ailleurs brûlante de fièvre. Je fais quelques pas, mes pieds enflés me font souffrir et la tête me tourne. Dans un dernier effort, je grimpe sur un bord du mur pour élever ma figure à la hauteur des barreaux de ma fenêtre et j’appelle la sentinelle, je supplie ce soldat de me laisser monter dans la pièce de l’interrogatoire où j’aurai de l’air pur. Ici, j’absorbe du poison. La réponse est celle qu’elle devait être : « Sabour ! Patience » Toujours le même refrain, un homme serait en train de mourir que, par crainte de prendre une décision, on l’achèverait avec ce mot : « Sabour ! Patience ! »

Toujours debout à ma fenêtre, me haussant sur la pointe des pieds pour fuir l’odeur de mon cachot, j’aperçois le consulat d’Égypte et celui d’Italie à deux cents mètres à peine.

Des hommes y respirent la brise matinale sur leur balcon.

Il me faut à tout prix attirer leur attention. Croyant avoir été aperçue, je joins les mains en un geste de supplication. Peine perdue, ils disparaissent et je reste seule, déçue derrière mes barreaux. Ils n’ont probablement même pas pu m’apercevoir, car je n’ose avancer les bras à cause de la garde.

Mon corps est couvert de piqûres, aussi nombreuses que les pores de ma peau. Je me gratte jusqu’au sang pour satisfaire aux démangeaisons qui m’assaillent. À neuf heures, un garde vient me chercher pour me faire monter au-dessus où l’interrogatoire continue.

Je pousse un soupir soulagé.

Jaber Effendi et le docteur Ibrahim ne peuvent me donner des nouvelles de Soleiman.

Ils n’ont pas été à l’hôpital.

Le questionnaire est si monotone, c’est une telle répétition de formules identiques que je refuse de redire éternellement la même chose, et j’écris comme réponse à plusieurs questions semblables : « J’ai répondu ».

Je demande avec beaucoup d’insistance d’être confrontée avec Soleiman. Ils opposent une force d’inertie désespérante, et diffèrent cet entretien que toujours je crois possible. Je supplie qu’on me laisse voir le consul ou quelqu’un touchant de près le roi. Je leur confierai, dis-je, un secret et toute l’affaire sera éclaircie, puis je serai libre. Mes interlocuteurs sont très vexés que je ne veuille pas leur dire cela. Comment, au demeurant, leur expliquer ma situation ? Le mariage blanc que j’avais contracté leur est inconnu, le Coran le défend. Mais j’espère que des êtres plus civilisés pourraient le comprendre. J’ai peut-être tort…

Saïd bey arrive. Il porte des nouvelles rassurantes sur l’état de Soleiman. Je redoute et désire ardemment le voir, pensant que ma délivrance s’ensuivra automatiquement. À l’heure du déjeuner mes justiciers partent enfin, sans avoir rien décidé, et j’apprends par le « chaouich » que tous les prisonniers sont nourris par leur famille. Hélas ! la mienne ignore où j’en suis (heureusement) et puis c’est un peu loin…

D’ailleurs je n’ai pas faim. J’ai la gorge serrée et l’estomac clos. Ce drame, qui, je l’espère sans cesse, va finir, me terrifie malgré tout. Les prisonniers en général ne moisissent pas en prison. Ils sont vite jugés, après deux ou trois jours au maximum, et c’est un va-et-vient incessant.

En matière pénale, on applique la vieille loi coranique. Le meurtre entraîne la mort ; la tête est tranchée pour un crime ordinaire ; pour l’adultère, crime plus grave, la mort avec supplice ; le vol entraîne la perte d’un seul ou de deux membres, main droite ou pied gauche, ou inversement, selon la gravité du cas.

Au cours de l’interrogatoire, à la fin de l’après-midi, les visages, d’impassibles qu’ils étaient, deviennent menaçants.

Et tout à coup, brusquement, Jaber Effendi s’écrie :

— Toutes tes paroles et tes écrits sont des mensonges, c’est toi qui a tué Soleiman pour épouser le jeune Maigret.

— C’est de la folle. Je le connais à peine. Les Français ne sont pas comme vous, il leur faut longtemps, des mois de conversation avec quelqu’un pour l’aimer, et du temps aussi avant de l’épouser.

Jaber Effendi remue négativement la tête.

Mais comment faire comprendre nos mœurs à des êtres qui se marient avec des femmes de douze ans et qu’ils n’ont jamais vues ? J’ai beau expliquer qu’il n’est pas suffisant d’avoir rencontré quatre ou cinq fois quelqu’un pour l’épouser, mes auditeurs doutent de toutes mes paroles.

J’ajoute que Maigret est si jeune qu’il pourrait être mon fils.

Rien ne change leur opinion.

— Il y a des mères qui font des choses avec leur fils, insiste avec dignité et en baissant les yeux, Jaber Effendi.


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