Éditions Jean Froissard (p. 151-156).
La prison  ►

ARRESTATION


Je ne suis pas peureuse de jour, mais il m’arrive dans la solitude, la nuit, d’avoir des angoisses atroces et cela depuis tout enfant. J’éprouve alors des sueurs froides et je me traîne dans d’abominables cauchemars. Le raisonnement, ni la volonté n’ont jamais pu avoir raison de cette espèce de terreur qui m’immobilise dans une sorte de paralysie hantée.

J’attendais donc cette nuit-là sans joie et je guettais tous les bruits du dehors. Les fenêtres étaient sans moucharabiehs, mais avec des grilles de fer, je pouvais regarder ce qui se passait dans la rue, et même écouter… C’est pourquoi, entendant des pas, je vins voir. Je reconnus M… fils. Il venait à voix basse prendre de mes nouvelles et s’informer de Soleiman. Nous conversons un moment à travers les barreaux. Je lui parle de mes terreurs nocturnes, il m’offre de passer la soirée avec moi, en attendant Soleiman. J’accepte, comme une Française indépendante, et qui se soucie peu du qu’en-dira-t-on, et redoutant plus que tout l’angoisse que je sens me reprendre.

Cependant l’acte est grave, car je suis musulmane. Avec ce qui s’est passé aujourd’hui, ma fuite surtout de chez Ali Allmari, tout semblerait une terrible préméditation de l’acte dont on m’accuserait si on nous surprenait ensemble. Mais tout dort, allons-y !

M… fils parvient à se faufiler chez moi sans être vu des gardiens de nuit. Ou leur a-t-il donné un « bakchich » ? Nous nous mettons à bavarder sans bruit. Le temps passe. Nous discutons de quelle manière il faut qu’il ressorte inaperçu. Il trouve la situation amusante, il riait même, au moment où on frappe à la porte.

Silence, un instant.

On frappe encore.

Je demande nerveusement :

— Qui est là ?

Les esclaves de l’hôtel crient ensemble :

— Viens vite, on te demande au téléphone.

Je me rassure. C’est pourtant bien bizarre, tout cela, et je questionne :

— À cette heure-ci, qui peut donc bien me demander ?

— Ouvre, ouvre vite.

— Non, pour rien au monde, je n’ouvrirai ainsi au milieu de la nuit.

À mon avis, on a vu M. M… fils pénétrer ici et on me tend un piège. On s’éloigne, puis on revient :

— Viens vite, Soleiman est très malade.

On se moque de moi ! Je riposte :

— Comment, Soleiman est malade ? Mais je l’ai vu ce matin et il allait très bien. Je n’ouvrirai pas.

Cette fois, on se tait. Je suis inquiète. Puis mon épouvante augmente et prend forme. Il faut absolument faire sortir ce Français avant l’aube, car sans cela…

Nous discutons sur les évasions possibles : peut-on briser les barreaux de la fenêtre ? ou, déguisé en femme arabe, serait-il en mesure de s’éloigner sans être reconnu ?

Brusquement, nous entendons à nouveau la sonnerie du téléphone et une voix répète là-bas :

— Très malade, à moitié mort, mais Zeînab ne veut pas ouvrir.

Cette fois, je reçois un coup. Je ne pense plus que c’est une ruse pour me faire ouvrir et crains un authentique malheur. Il faut que j’aille au téléphone. Mais que vais-je faire durant ce laps de temps de cet hôte encombrant, dont la seule présence nous met en danger de mort ?

Je vais le cacher sous le lit.

C’est fait. Alors, posément, dans une attitude que je voudrais naturelle, sans trahir mon émotion par une démarche soit lente, soit nerveusement rapide, j’ouvre la porte et sors. Mon cœur bat terriblement. J’ai la gorge serrée comme dans un étau. J’arrive au récepteur. Je le prends un instant. Puis, je perçois la voix d’Ali Allmari. Il me confirme que Soleiman est au plus mal. Il m’accuse de l’avoir empoisonné en lui faisant prendre une prétendue poudre purgative.

Je réponds : « Il est vrai j’ai donné à mon mari, il y a plusieurs jours, des cachets de « kalmine » et un purgatif. Mais ce sont les mêmes produits que j’ai donnés aux femmes du harem. Elles s’en sont bien trouvées.

— Quand lui as-tu donné cela ?

— Il y a huit jours. Depuis lors, je ne lui ai rien fait prendre.

Silence.

Tout va mal dans mes affaires. Je décide de me réfugier au consulat de France. Je raccroche précipitamment, puis je crie aux esclaves de tirer aussitôt les verrous de la grande porte. En même temps, je cours vers ma chambre prévenir le jeune M… qu’il n’y a plus qu’une chose à faire, s’échapper n’importe comment.

Je prends hâtivement mon voile, ma pèlerine, dans laquelle je m’empêtre. Vite… vite…

Il est déjà trop tard. Dans le silence généralement absolu à cette heure, un bruit d’acier sonne avec des pas pressés. Des cliquetis de baïonnettes, des chiens qui aboient.

Ce sont des soldats, qui font résonner la nuit calme de Djeddah.

Je vois ces hommes armés dans l’entrebâillement, au moment où nous allons sortir dans la rue. Je me précipite dans ma chambre, je referme. Viennent-ils m’exécuter ?… Je repousse M… fils sous le lit. Au même instant des crosses de fusils ébranlent ma porte. Il faut à tout prix éviter de révéler la présence du visiteur dans ma chambre, sinon notre mort est certaine. Un homme trouvé en compagnie d’une femme : au Hedjaz, un tel fait suffit à faire considérer comme flagrant le crime d’adultère, et il n’est requis aucun jugement pour l’exécution de la peine de mort qui peut être appliquée sur place. On comprend toute la mentalité des Arabes par ce simple fait que, dans leur esprit, un homme ne peut même pas songer à voir une femme pour d’autres raisons que les plaisirs charnels.

On imagine mon saisissement. Que faire ? Surtout ne pas ouvrir, et je leur dis qu’une femme n’ouvre pas sa porte la nuit, et je m’obstine jusqu’au moment où elle est démolie par les crosses des fusils et les baïonnettes.

J’ouvre donc, et, l’air presque étonné, je me trouve en face d’un grand homme au masque dur, à l’expression farouche et sauvage, aux dents noires dans une figure très bronzée. Pas un geste. Son regard me fixe avec une ténacité oppressante. Il a un air diabolique, immense dans son abaye noire et son kéfié blanc, qui rendent sa figure encore plus effrayante. Il est toutefois d’une parfaite correction et se présente : « moudir cherta », directeur de la police. Saïd Bey.

La politesse arabe n’est jamais en défaut.

Derrière lui, dans l’ombre, scintillent des armes. Il est entouré de toute une escorte de policiers et de soldats.

Je supplie Saïd Bey de m’emmener auprès de Soleiman qui devant moi ne dira jamais que je lui ai donné un poison. Je m’accroche à son bras et essaye avec toute l’énergie possible de l’entraîner vers l’hôpital où se meurt Soleiman ; mais Saïd Bey se contente de me poser les mêmes questions qu’Ali Allimari. J’ai beau soutenir que je n’ai rien donné à Soleiman depuis huit jours, on m’arrête.

Au moment où l’on s’apprête à m’emmener, le téléphone sonne : c’est l’émir de Djeddah, qui donne l’ordre qu’on me laisse finir la nuit à l’hôtel, et que l’on me mette en prison au matin seulement.

Je respire mieux, j’ai de nouveau l’espoir de pouvoir m’évader avec M… fils. Mais, évidemment, j’avais compté sans le directeur de la police. Il s’assied sur une chaise derrière ma porte, tandis que les soldats, en armes, montent la garde dans le couloir et devant mes fenêtres.

Tout est fini, je suis prisonnière…


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