Éditions Jean Froissard (p. 131-141).

ÉCLAIRCIES


Soleiman, retour de pèlerinage, vient me saluer et m’apprend qu’il n’a pu voir le roi à la Mecque, pour lui demander la permission de m’amener à Oneiza. Sa Majesté devant venir à Djeddah sous peu, il ne reste plus qu’à attendre. Je répète à Soleiman qu’il n’est bon à rien. En huit jours n’avoir pu approcher Ibn Séoud !

Sabour, Sabour, me dit-il sans cesse. Patience.

Ce qui ne fait que m’exaspérer encore un peu plus. Car, comme tous ceux de sa race, il n’est jamais pressé.

Les femmes me proposent de m’installer au second avec mon mari, mais je leur réponds que je préfère de beaucoup rester avec elles au harem, si elles le veulent bien. Sett Kébir semble très touchée de mon attachement, mais elle ne peut évidemment en comprendre le vrai mobile. Elle en profite pour me taquiner sur mon peu d’enthousiasme à l’égard du devoir conjugal. Soleiman, vexé, ne passa aucune nuit chez le sous-gouverneur, et je n’ai jamais su exactement où il couchait. Il venait me saluer tous les matins, et montait l’escalier en criant : « Zeînab », après qu’un esclave eût tapé dans ses mains. Pour la première fois, il abandonnait l’appellation de « Madame ». Je descendais alors au second où nous nous entretenions de nos projets de voyage. Il me faisait régulièrement un petit cours sur ce que je devais ne pas faire et ne pas dire au harem, et il semblait prétendre à une autorité maritale que je m’efforçais de limiter. Je sentais, en outre, qu’il me mentait perpétuellement. Ainsi, il m’annonça un jour qu’il avait rencontré dix pèlerins de Palmyre dont l’un était la sœur d’Ahmed, mon cuisinier. Je le suppliai de me l’amener afin de lui confier un message pour ma famille. Comme il ne put jamais me la faire voir, j’en conclus que son histoire était fausse.

Il me dit également avoir trouvé à la Mecque l’homme à qui nous avions confié les cent livres pour les porter à Oneiza. Je lui demandai donc de me rendre l’argent, mais il me répondit :

— Je lui ai dit de continuer sur Oneiza, de manière à ce que nous trouvions cet argent en arrivant.

Nouveau mensonge, puisqu’il était revenu avec des dettes du pèlerinage. Il avait même dû emprunter à notre ami l’Hindou.

Enfin, il m’annonça un jour qu’il s’était arrangé avec une caravane pour traverser le désert.

Le roi étant à Djeddah, la ville entière est pavoisée de drapeaux, et de banderoles aux couleurs nedjiennes, vertes et blanches, mettent de la gaieté dans cette cité sévère.

Le canon tonne chaque jour.

J’envoie Soleiman voir le souverain, en lui faisant mettre ses plus belles « naouls » vertes et or, en lui donnant un kéfié neuf.

Peu sûre de lui, je décide en même temps, mais sans qu’il le sache, d’y aller de mon côté et je pars, non sans difficulté, en auto, accompagnée de Lotfi, garçonnet de douze ans et fils de Sett Kébir qui lui a recommandé de prendre grand soin de moi…

Le palais où habite le roi appartient à Soleiman Abdallah, ministre des Finances d’Ibn Séoud et, d’ailleurs, cousin de mon estimé mari Soleiman. C’est une vaste construction bleue, complètement isolée au milieu des sables, sur la route aux profondes ornières, qui mène à la Mecque.

De part et d’autre de l’entrée, une longue file de nègres monte la garde. Leurs robes rouges sont brodées d’or et doublées de violet, aux manches et dans le bas.

Ils sont droits, imposants, uniformément de très haute taille.

Ils ont pour arme des sabres d’argent gigantesques, dont la pointe recourbée s’appuie sur le sol et dont la garde leur vient à la poitrine.

Toute la couleur, toute l’allure de cette royauté hedjazienne est dans cette vision polychrome.

On n’a certainement jamais vu de femme venir seule ici, et une nuée d’hommes se précipitent sur moi en m’apercevant. Lotfi, ému, reste dans l’auto qui s’est arrêtée à une certaine distance. Je fais connaître à ceux qui m’entourent avec des politesses grandioses mon désir de parler au roi ou à un de ses ministres. On appelle le « préfet », Aboued Taa, kaimacam de Djeddah. Il arrive. C’est un Arabe très maigre, avec un nez en bec de toucan, qui fait songer à certaines momies du musée du Caire. Il me conduit dans un salon. Là, un homme de Syrie me demande en très bon français le but de l’audience que je sollicite. Là-dessus, le ministre des Affaires étrangères arrive. Il se nomme Fouad Hamza. Je lui explique qu’ayant épousé un Nedjien, c’est sans nulle raison qu’on m’a arrêtée à Djeddah. Je viens donc solliciter du monarque la permission de suivre mon mari dans sa famille à Oneiza, en passant par la Mecque et Médine.

Le ministre sort pour transmettre cette demande.

Il reste peu de temps et revient me dire que Sa Majesté est extrêmement occupée en ce moment. Mais Soleiman n’a qu’à présenter lui-même ma requête. Le roi le recevra aussitôt.

Je connais malheureusement la fainéantise de Soleiman, ainsi que les détours de cet esprit empli d’arrière-pensées. Je confirme donc que je désirerais parler moi-même au roi pour savoir avec précision les limites de ce qu’il autorise et interdit.

Fouad Hamza m’assure que tout sera expliqué comme il faut à Soleiman… et qu’il n’y aura de ce fait aucune chance d’erreur. Ibn Séoud a déjà toutes ses audiences prises aujourd’hui, il ne peut me recevoir. Je le comprends puisqu’il vient d’arriver, mais je discute toujours, et voudrais un rendez-vous pour plus tard. Fouad Hamza, sans marquer d’impatience, mais pour en finir, m’apprend alors que la loi musulmane s’oppose à ce que le roi voie une femme en dehors de ses épouses.

Je manifestai l’espoir qu’il ferait une exception pour moi, une étrangère :

— Vous êtes musulmane, et vous avez cessé d’être étrangère, fait le ministre avec un geste vif…

Cette fois l’audience était bien terminée, je quittai le palais avec regret. En sortant, je jetai un coup d’œil admiratif sur l’étonnante garde, or, écarlate et violette.

Soleiman, que j’avais pensé trouver au palais ou sur la route, était resté introuvable. J’espérais ensuite qu’il serait à la maison, et mon désir était de l’expédier d’urgence voir le roi. Je ne le trouvai nulle part, et tout le monde ignorait où il avait pu se rendre. Durant sa visite matinale du lendemain, il me dit, mentant encore, qu’Ibn Séoud n’avait pu le recevoir : « Blagueur, tu n’y es pas allé. Fouad Hamza t’a fait chercher inutilement. Va, maintenant. Sa glorieuse Majesté t’attend. » Il part.

À onze heures, M. M… me téléphone pour m’inviter à déjeuner. Il ne voulait pas qu’une Française passât par Djeddah sans être reçue à la maison de France. J’accepte, on le devine sans peine, et je dis à Sett Kébir que je pars pour le consulat.

— Tu n’as pas honte ! s’exclame-t-elle, de voir ainsi sans cesse des chrétiens « nosranis ». Quelle est ta pudeur, pour oser parler ainsi librement à des hommes ! Si tu ne changes pas, tu ne deviendras jamais une bonne et vraie musulmane.

Je rétorque :

— Je serai musulmane comme les femmes de Turquie et d’Egypte, que je connais fort bien, et qui sont encore bien plus émancipées que je ne le suis ici.

Elle se tait. Je mets mon voile et ma belle ceinture d’or, trouvée au souk de Djeddah, puis je quitte le harem, suivie de mes esclaves : Ahmed est en robe de couleur feu et Choukry en vert pippermint. Le déjeuner est très animé. Il y a là des Français de l’Afrique du Nord venus pour le pèlerinage.

Hamdi bey, le vice-consul, homme de grande prestance, fait les honneurs. C’est un ancien cadi du département d’Alger. Il est décoré de la Légion d’honneur. J’ai un plaisir extraordinaire à cette atmosphère : des assiettes, des couverts, des maîtres d’hôtel, des mets français, du champagne… Il faut avoir vécu comme je vivais depuis ma séquestration pour savourer tout cela dans sa plénitude.

Tandis que je me laissais aller à la joie de me trouver dans cette ambiance, M. M… m’invite pour le lendemain, jour de Pâques, à déjeuner sur un des bateaux français qui sont en rade. La raison me dit de refuser. Mais la prudence, en ce moment, se tait dans mon âme heureuse et j’accepte. Bien entendu, lorsque je rentre, et annonce cette nouvelle, la consternation règne chez les femmes.

Sett Kébir me fait en vain la morale, « sa morale ». Tout ce qu’elle obtient de moi c’est que Lotfi m’accompagnera.

Je flaire bien qu’il viendra pour me surveiller, pour voir comment je me tiens avec les « nosranis ».

Tout semble se passer fort bien en ce jour de Pâques. Il y a grande fête à bord du bateau sur lequel j’arrive, avec les membres de la délégation française, le ministre d’Irak et celui de Perse, retrouvés dans la vedette qui m’y amène.

Le déjeuner est très gai, la cuisine et la cave sont excellentes : du foie gras truffé et du champagne figurent au menu. La conversation est animée, particulièrement brillante, malheureusement mon plaisir de causer en français me fait oublier le danger de parler trop librement.

Le ministre de Perse ne cesse de me répéter que je dois être plus prudente dans mes paroles. Comme je lui réponds que peu m’importe, il me réplique sans détours :

— Si vous n’avez pas peur pour vous, vous pourriez au moins vous inquiéter de ceux qui vous entourent.

Il craint que je ne compromette Ali Allmari. Évidemment, il croit à la présence d’espions partout.

Après le déjeuner, tout le monde se met à jouer au bridge et au poker. J’en profite pour me promener sur le pont. La mer est bleue, d’un bleu inconnu dans nos pays… La surface de l’eau est si calme que l’on s’étonnerait à peine si l’on voyait les gens y marcher.

Un gramophone joue des fox-trot, probablement les derniers succès de Paris. Ce contact de civilisation m’est agréable et je danse un peu. J’ai l’impression d’être à un bal costumé, sur quelque yacht de la Riviera, surtout à cause de mon étonnant costume, qui n’est ni tout à fait arabe, ni hindou, ni évidemment parisien. Mais je vois arriver à bord des Arabes à mine de conspirateurs. Ils semblent venir pour une visite de courtoisie.

Mon danseur me chuchote alors :

— Ce sont des espions. Les bateaux en rade, contre l’habitude internationale, ne sont pas reconnus comme territoire étranger. Le roi peut, selon son gré, exercer une surveillance et il faut son autorisation pour mouiller ou appareiller.

Lotfi, désemparé parmi ces Européens, à la fois sévères et amicaux, séduisants et dédaigneux, voudrait bien partir. J’ai de la peine à lui faire admettre que les usages et la politesse réclament ma présence ici jusqu’au départ du consul, par qui j’ai été amenée sur ce bateau. Nous quittons le bord vers cinq heures. Mais c’est pour aller prendre un « whisky and soda » sur un navire anglais. Les fauteuils y possèdent un confort vraiment britannique. La musique de danse est entraînante, la journée se termine bien.

Nous rentrons au harem à huit heures ! M. M… m’y accompagne, vu l’heure si tardive en ce pays.

À travers les « moucharabiehs » du troisième étage, les femmes m’ont guettée avec une ardente curiosité. Sett Kébir accourt me demander qui m’accompagnait. Je dis simplement :

— C’est le consul de France.

Mais ces femmes d’Orient ne comprennent rien à notre vie. Elle a vu M. M… se lever dans l’auto, me baiser la main, quitter son casque, s’incliner. Ces signes de déférence lui semblent inexplicables. Et elle répond avec une ironie amusante :

— Es-tu folle ? Un consul va-t-il se déranger pour une simple femme comme toi !

Mais elles ne sont pas au bout de leurs surprises.

Car un mot de M. M… m’est apporté par une esclave. Il me dit que la partie de chasse prévue à bord du navire anglais, pour le lendemain, est remise. Par contre, dès l’aube, un coup de téléphone de M. M… fils remet l’affaire sur pied. Il m’annonce qu’une auto va venir me prendre. Stupeur, ahurissement emplissent le harem. Dans cette existence monotone, oppressante et triste, où la vie est une sorte de perpétuelle somnolence, j’apporte la révolution. Je pars en auto le long de la mer.

C’est un spectacle étrange que celui de cette étendue, aussi plate et nette. Nous roulons pendant une heure sans un changement dans le paysage, comme si nous étions restés au même endroit. Nos fusils semblent une plaisanterie, pas la moindre trace de gibier. Une immensité nue, toujours plus nue. Seules, quelques crottes de chameau oubliées (car les Arabes les ramassent soigneusement pour faire du feu) témoignent du passage d’une vie animale. Renonçant forcément aux gazelles, je propose un bain, dans cette mer si attrayante, doublement attrayante pour moi, après les ablutions du harem, qui sont plutôt une peine qu’un délassement. La chaleur est torride.

Quel délice que ce bain !

Je rentre avec l’espèce de certitude, cette fois, qu’on peut, au vrai, s’accommoder des harems… À condition d’en sortir souvent.

M. M… fils vient me rechercher le lendemain pour me proposer d’aller encore nous baigner. Nous repartons en voiture sur l’immensité de la plaine. Nous avons décidé de ne pas aller trop loin, le frère du roi venant déjeuner chez Ali Allmari. On veut que je sois au harem, au cas où il me ferait demander, chose exceptionnelle pour une femme et qui prouve combien les officiels abandonnaient leurs préjugés pour moi.

Au bout d’une quarantaine de kilomètres, la voiture s’arrête net, et notre chauffeur nous annonce paisiblement qu’il s’agit d’une panne d’essence. Nous sommes en plein désert, à l’horizon rien qu’un pan bleu, qui complète le pan doré du sable. Nous ne voyons même plus la mer. M. M… fils et moi, après un bref conciliabule, décidons d’envoyer le chauffeur chercher de l’essence à Djeddah. En attendant, nous allons nous baigner dans la mer, mais encore faut-il la trouver… Nous partons à l’aventure, nous fiant à notre sens de l’orientation. Nous marchons des heures sous un soleil torride, la gorge si sèche que je ne peux même plus faire sans douleur le mouvement d’avaler. Nous nous protégeons de l’insolation en instituant, toutes les cinq minutes, un système de changement de quart, pour le port du casque colonial de M… fils.

À l’horizon toujours rien. Soudain, une immense palmeraie dans des tons de décor bleu apparaît en bordure d’un lac miroitant. Nous ne sentons plus la soif tellement nous sommes préoccupés d’arriver à cette eau le plus rapidement possible. Mirage… il ne reste bientôt rien que le sable aride et le ciel. Des oasis entières, des rivières, des lacs, naissent et meurent ainsi sous nos yeux.

Nous marchons au sein de cette désolation, dans ce que nous croyons être la direction de la mer, soutenus par ce désir hallucinant de boire, de voir ou d’entendre de l’eau.

Enfin apparaît une raie bleue dans le lointain, nous sommes pris d’une horrible angoisse à l’idée d’une nouvelle illusion. Dix minutes, la raie apparaît toujours bleue, vingt minutes, la raie est devenue lac, et nous voyons la plage. Une plage sur laquelle nous pouvons marcher, sans qu’elle se dérobe sous nos pas en une fantastique mystification.

Nous y trouvons une minuscule tente triangulaire, avec un pêcheur bédouin et son fils. Nous nous précipitons vers eux pour leur demander de l’eau. Ils nous sortent d’un vieux tanaké un liquide jaunâtre, plein de sable et de pétrole, qu’ils nous offrent dans une boîte à sardines, toute rouillée. J’humecte ma langue, ma gorge, c’est tout ce que je désirais. J’en sens à peine le goût infect, tellement la jouissance de ce liquide dans le gosier desséché est grande. Je préfère d’ailleurs l’eau de mer, malgré les protestations de M… fils. Nous nous mettons hors de la vue de ces gens, puisque mon bain est défendu par l’Islam. Le sable est tellement chaud qu’on n’y pose les pieds sans se brûler atrocement, et je cours me tremper dans ce divin péché.

À deux cents mètres, la raie énorme que font les vagues en se brisant sur les bancs de coraux crée une lagune naturelle entre les récifs et la plage. Cela délimite la piscine où nous sommes à l’abri des requins.

L’eau est d’une transparence merveilleuse. Bientôt le tapis multicolore du fond n’a plus de secret pour nous. Nous jouons avec les éponges que nous rencontrons. Nous faisons une course de vitesse sur d’énormes coquillages nacrés, ce qui nous fait ressembler à quelque figurant d’une revue du Casino de Paris. Nous terminons cet après-midi de vacances par un interminable bain de soleil. Puis la redoutable marche recommence en sens inverse, les mêmes mirages reviennent, la réverbération est si forte que l’on voit les ondulations aériennes de l’atmosphère brûlante. Nous retrouvons enfin la voiture toujours sans chauffeur. Nous nous asseyons sur les coussins, résignés. Au bout d’une heure, nous apercevons cependant, à l’horizon, une automobile dans un nuage de sable jaune. Est-ce un mirage, ou une réalité ? La vision se précise et c’est une voiture chargée de Bédouins parmi lesquels se trouve notre chauffeur.



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