Le Mari embaumé/II/8. Les deux Bergamasques

E. Dentu (Tome 2p. 98-112).





VIII

LES DEUX BERGAMASQUES


Derrière les murailles de la maison en construction la toilette du conseiller et de l’ancien dragueur s’entamait fort paisiblement. Dans le silence de la nuit, ils entendaient les murmures et les chansons de la Pomme-d’Amour, où certainement personne ne songeait à troubler leur besogne. Saint-Venant était si gaillard, que maître Mathieu commençait à prendre courage.

Après tout, le conseiller risquait bien plus que lui. Un membre du Parlement, oser une pareille fredaine ! Parmi ceux qui connaissaient Renaud de Saint-Venant, sa prudence et son astuce étaient passées à l’état proverbial. S’il risquait le pas, c’est que le danger était plutôt apparent que réel.

Il y avait le voile, d’ailleurs.

Et il s’agissait de vingt-cinq mille écus tournois.

Maître Barnabi dépouillait désormais sa houppelande avec assez d’entrain.

Quant à Saint-Venant, il était déjà en bras de chemise.

Les deux Bergamasques avaient mis bas loyalement leurs robes arméniennes.

— Zo souis per Dio bienne capable d’imitar la vostra manière di baragouinar, mes cers amis, dit le conseiller, et quand j’aurai vos haillons sur le corps, continua-t-il avec un accent naturel, je vais être un charlatan aussi éhonté que vous !

— Le fait est, dit Lucas respectueusement, qu’on prendrait Votre Seigneurie pour un enfant de Bergame.

— Et nous n’avons pas la prétention, ajouta Luigi, d’être de plus grands charlatans que Votre Seigneurie.

— Bien touché ! Comment titrez-vous le baron de Gondrin, quand vous lui parlez ?

— Nous lui disons : Votre Excellence.

— Comment auriez-vous dit à la reine ?

— La Vostre Illoustrissime Maësta.

— Et au cardinal ? la Vostre Santissime Eminenze ?

— Juste ! firent ensemble les deux Bergamasques.

— À la robe ! s’écria Renaud, enchanté de lui-même, et passez-moi cela lestement ! Dans deux heures d’ici, mon compère, je vous dirai le jour de mes noces avec la jeune personne en question, et nous allons boire, cette nuit, à la santé de ma fiancée.

Il présenta ses deux bras à Lucas qui se mit en devoir de lui passer la première manche de sa robe arménienne ; Mathieu Barnabi en était au même point avec Luigi.

Tout à coup, un bruit de ferraille se fit du côté de la porte, par laquelle un homme entra, brandissant une épée d’une aune. Nos quatre compagnons, effrayés, se tournèrent ensemble de ce côté. La longue épée flamboya et cingla, puissant coup de fouet, les épaules nues du conseiller, qui étrangla un hurlement dans sa gorge.

Mathieu Barnabi, dans ces cas-là, était prompt à se décider. Il n’attendit pas un second argument du même genre, et, retrouvant des jarrets, il s’élança vers la fenêtre.

Mais, dans la baie vide de cette croisée, qui était celle par où l’homme au burnous avait écouté la conversation de nos deux compères, une forme humaine s’encadra.

Mathieu Barnabi se rejeta en arrière en poussant un cri de détresse. La forme humaine, vêtue en cavalier castillan et portant, pliée sous le bras, une sorte de cape de couleur blanche, avait aussi à la main une grande épée.

Ce n’était pas un fantôme, car le bout de sa flamberge dota l’ancien drogueur d’un énorme soufflet avant qu’il eût eu le temps de se mettre à l’abri. Son mouvement de retraite le porta du reste sur le premier assaillant, qui le terrassa d’un solide coup de poing appliqué au sommet du crâne.

L’homme de la fenêtre avait sauté dans l’enceinte et donnait franchement la bastonnade au conseiller Renaud de Saint-Venant avec le plat de son épée.

Je ne sais comment avaient fait les deux Bergamasques. Soit qu’ils fussent doués d’une agilité particulière, soit que les terribles intrus n’eussent point affaire à eux, ils avaient pris la clef des champs dès le commencement de la bagarre, emportant avec eux, comme c’était leur droit, les chausse, les pourpoints et les manteaux du conseiller et de maître Mathieu.

Ceux-ci restaient à la merci de leurs persécuteurs. Les coups de plat tombaient dru comme grêle avec ce bruit que rend l’aire campagnarde aux jours d’automne où on bat le blé. Nos deux compères n’osaient pas crier, sentant leur cas détestable.

Ils ignoraient d’ailleurs complètement à qui ils avaient affaire et attribuaient le régal qu’on leur offrait à M. le baron de Gondrin-Montespan, sans doute averti par la trahison des Bergamasques. Étourdis, aveuglés, perdus, ils recevaient sans mot dire cette averse de bourrades qu’on leur distribuait dans le plus profond silence. On eût dit vraiment que les deux bourreaux y allaient pour leur plaisir. Ces grandes diablesses d’épées montaient et retombaient en mesure, se trompant quelquefois de sens et fendant un petit peu par mégarde, car il y avait du sang sur la poudre blanchâtre qui recouvrait le sol.

Au bout de deux grandes minutes, et après un demi-cent de solides horions, Mathieu Barnabi, qui tournait comme un rat musqué dans sa cage, trouva enfin une issue pour fuir. C’était une ouverture communiquant avec l’intérieur de la bâtisse. Il s’y lança à corps perdu, buta contre un soliveau, tomba, se releva et reprit sa course. Le conseiller le suivit. Ils empochèrent encore quelques bonnes estafilades à la volée, mais enfin ils se perdirent dans la cohue des matériaux entassés pêle-mêle, et parvinrent à gagner les fenêtres de derrière qu’ils franchirent sans se retourner, puis, mettant bas toute vergogne, ils se lancèrent, demi-nus qu’ils étaient et vêtus seulement de leurs chemises, au travers des rues, comme si le diable eût été à leurs trousses.

On ne les avait pas poursuivis très loin, et il y avait déjà du temps que nos deux loups-garous, maîtres de la place, reprenaient paisiblement haleine en examinant les diverses pièces du costume de montreurs de lanterne magique qu’ils allaient à leur tour revêtir, à moins d’accident nouveau, car ces robes arméniennes semblaient, ce soir, ne pouvoir tenir sur les épaules de personne.

C’était, en effet, pour conquérir ces dépouilles opimes que la furieuse attaque avait eu lieu. Du moins, tel était le but de l’un des assaillants : le général ; l’autre, qui représentait l’armée, ne savait pas encore pourquoi il avait si joyeusement combattu.

Au moment où nous retrouvons les vainqueurs sur le champ de bataille, qui leur appartenait désormais, ce coquin de Mitraille se tenait les côtes et riait à perdre haleine.

— Par la messe ! disait-il, seigneur Estéban, vous êtes un agréable camarade, et je raconterai l’histoire par le menu à ma petite Mélise, qui n’aime pas ce cafard de Saint-Venant. J’en rirai longtemps, vrai Dieu ! car jamais je ne vis si drôle de mine que celle du vieux Mathieu, l’empoisonneur… Il avait dit autrefois sa bonne aventure à maître Pol de Guezevern, qui était un gai luron, je le jure, avant d’avoir son titre de comte. Et le conseiller ! Ventre-saint-gris ! comme dit Monseigneur, le plat de l’épée claquait sur sa chair dodue comme si on eût fouetté de la crême. Et qu’allons-nous faire, maintenant, s’il vous plaît ?

— Nous allons, répondit don Estéban, qui relevait une des deux robes étendues sur le sol, revêtir ces guenilles et prendre, moi la grande botte que voici, toi la vielle que voilà.

— Ah ! ah ! fit Mitraille, après ?

— Après, nous reviendrons chez M. le gardien de la porte Le-Mercier.

— Au palais Cardinal ?

— Au palais Cardinal. Et M. le gardien nous fera monter dans ces galeries là-haut, que tu vois si bien éclairées.

— Chez madame la reine régente ? demanda Mitraille stupéfait.

— Juste, répondit le More. Sa Majesté a rassemblé ses amis pour nous voir.

— Pour nous voir ! répéta Mitraille qui ouvrit des yeux énormes.

Le More passa les manches de la robe qu’il tenait à la main.

— Fais comme moi, ordonna-t-il, et fais vite. On nous attend.

Mitraille prit la seconde robe qu’il tourna et retourna en tous sens.

— Si je n’avais pas bu, grommela-t-il, je ne serais pas venu. J’ai peut-être eu tort de boire.

— Quand je suis à jeun, reprit-il tout haut, j’ai souvent l’idée que je vous fendrai la tête un jour ou l’autre, seigneur Estéban.

— Alors il ne faut jamais rester à jeun, ami Mitraille. J’ai la tête dure, et si on la fendait, cela ferait peut-être tort à ceux que tu aimes.

Mitraille passa une des manches de la robe.

— Je vous ai interrogé bien souvent, poursuivit-il ; jamais vous ne m’avez répondu. Si je pouvais penser que vous êtes contre madame Éliane…

Le More garda le silence. Mitraille continua :

— Voulez-vous me dire, oui ou non, si vous êtes contre madame Éliane ?

— Là ! s’écria don Estéban avec une gaieté soudaine, me voici costumé ! Dépêche ou nous arriverons trop tard, coquin de Mitraille !

— Quand vous me parlez comme cela, pensa tout haut l’ancien page de Vendôme, je suis pourtant bien sûr d’avoir entendu votre voix autrefois.

Le More se rapprocha de lui et l’aida à revêtir la robe. Il faisait nuit, mais leurs yeux, habitués aux ténèbres, croisèrent un regard.

— Vous n’êtes pas un Africain, dit encore Mitraille. Êtes-vous bien un Espagnol ?

Le More, au lieu de répondre, se baissa, prit son ancienne défroque et fit un paquet de son pourpoint enveloppé dans son burnous. Il cacha le tout derrière une grosse pierre.

— Innocent ! dit-il après un instant de silence. Ta fille a de meilleurs yeux que toi. Quels sont ces gens que nous venons de battre ? Les regardes-tu comme des amis de ta dame ?

— Non, certes.

— Ils étaient là pour la perdre.

— Y êtes-vous pour la sauver ?

— Capitaine, répliqua le More qui revenait portant la grande boîte de Lucas Barnèse, nous causerons de cela une autre fois. Ce soir, je ne suis ni Africain, ni Espagnol, ni Français ; je suis natif de la cité de Bergame, au pays lombard vénitien, et je montre, moyennant finances, la lanterne magique, pièce curieuse qui est là-dedans. Vous m’accompagnerez en qualité de vielleux, comme Mathieu Barnabi allait accompagner M. de Saint-Venant, si nous n’y avions mis ordre.

— C’est pardieu vrai ! interrompit Mitraille, les mécréants étaient en train de se déguiser !

— Et comme vous n’êtes pas en état, comme le susdit Mathieu Barnabi, de jouer un rigodon sur cet instrument…

— Par ma foi, non ! je n’y connais goutte !

— Nous allons vous bander la main droite, et vous serez Luigi Barnèse, mon frère, souvenez-vous bien de votre nom, lequel ne peut point exercer son talent parce qu’il a reçu ce soir même une blessure au poignet.

Tout en parlant, le More avait trempé un mouchoir dans le sang qui se caillait sur le sol, et faisait deux ou trois doubles tours autour du poignet de Mitraille.

Celui-ci se laissait faire machinalement.

Le More lui mit un des deux voiles noirs sur le visage et noua l’autre autour de son front.

— Maintenant, dit-il avec un accent de bonne humeur, prenez votre vielle, capitaine, en avant !

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer que don Estéban, le More, quel que fut d’ailleurs son dessein, était nanti de tous les renseignements nécessaires pour jouer avec succès le rôle bizarre dont il s’affublait.

Il avait assisté d’abord à la conversation intime du conseiller de Saint-Venant avec son compère Barnabi ; ensuite il avait écouté l’entretien que ces deux respectables personnes avaient eu avec les deux vrais Bergamasques.

Une seule chose lui avait échappé, et le besoin de notre drame nous force à le noter avec soin ; c’était l’allusion faite à l’ingratitude de la reine régente par rapport au service si important que lui avait rendu madame Éliane au manoir de Rivière-le-Duc, entre Poissy et Saint-Germain.

À ce moment de leur entretien, Saint-Venant et Barnabi s’étaient par hasard éloignés de la maison en construction.

Nous ajouterons, car le lecteur peut l’avoir oublié, que ce même personnage mystérieux, le More, assistait à la scène qui avait eu lieu quelques jours auparavant dans l’antichambre de M. le duc de Vendôme, scène racontée à notre belle Pola par Mélise, et origine du duel entre M. de Gondrin et le jeune Gaëtan, n’avait entendu que la moitié de l’histoire, c’est-à-dire la portion qui permettait d’appliquer à madame la comtesse de Pardaillan cet odieux nom de Messaline.

Le dénouement vrai de l’aventure, qui n’avait point pénétré encore dans le public, pouvait lui être inconnu. Peut-être ne savait-il point qu’en tout ceci madame Éliane s’était dévouée pour tromper la jalousie du feu roi et épargner à la reine un cruel danger.

S’il ne le savait pas d’avance, la conversation de Saint-Venant et de maître Mathieu, coupée juste à l’endroit qui aurait pu le renseigner, ou du moins le mettre sur la voie, le laissait dans sa complète ignorance.

Dans la vérité des événements qui composent notre vie à tous, il arrive souvent que des drames bien plus terribles que le nôtre tournent autour d’un pivot encore plus subtil.

Le More ne savait pas, en effet, et tout l’effort de sa robuste volonté l’entraînait vers une voie qui devait l’enfoncer toujours plus avant dans son erreur.

Et nous pouvons le dire tout de suite : il n’y avait nulle chance qu’il pût être éclairé par le hasard. Ceux qu’il interrogeait, ceux qui étaient dévoués corps et âme à madame la comtesse de Pardaillan gardaient le silence sur tout ce qui la touchait : obéissant en cela à ses ordres formels.

Et la rigueur des ordres de madame Éliane avait son origine dans ce fait qu’elle espérait tout de la reine, qu’elle avait un impérieux besoin de la protection de la reine. On lui avait dit : Soyez discrète. Elle obéissait.

— Venez voir, messieurs ! s’écria maître Chantereine, voici les deux charlatans de Bergame qui traversent la Cour-Orry pour se rendre chez Sa Majesté.

Un groupe de curieux se forma sur la porte. Le More et ce coquin de Mitraille marchaient en effet vers la porte Le-Mercier : l’un portant la grande boîte, l’autre la vielle.

— Le signor Lucas semble bien plus grand qu’avant-hier, dit la cabaretière, et le signor Luigi plus gros.

— C’est l’effet des ténèbres, répéta doctoralement son époux, et je m’étonne que M. le baron de Gondrin ne leur ait pas donné seulement un valet pour porter leur mécanique.

Ce fut tout. Les deux prétendus Bergamasques étaient introduits en ce moment dans la petite conciergerie où maître Hugon, gardien de la porte Le-Mercier, les accueillit par ces mots :

— Mes drôles, vous êtes en retard.

La voix qui se fit entendre sous le voile du More n’était plus une imitation fantasque du parler lombard, comme l’échantillon donné par le conseiller : c’était la propre voix de Lucas Barnèse : à tel point que ce coquin de Mitraille on fut frappé.

— Excusez-nous, mon ami, dit cette voix ; nous venons de loin et nous avions un lourd fardeau à porter.

— Le fait est, grommela le concierge, en examinant la boîte du coin de l’œil, que cette diablerie-là doit peser son poids : est-ce vrai qu’on y voit tout ce qu’on veut ?

— Et parfois ce qu’on ne veut pas, ami, répondit le More avec gravité.

— Ami, ami ! répéta maître Hugon un peu scandalisé. En vérité, ces gaillards-là vous mangent dans la main. Montez et dépêchez, mes drôles, on va vous ouvrir la chambre des concerts et vous aurez des valets qui vous aideront dans toutes vos manigances.

— C’est ce que nous avait annoncé M. le baron, dit le faux Lucas Barnèse. Suivez-moi, mon frère Luigi.

Le frère Luigi avait l’oreille assez basse, mais comme, en définitive, son rôle était muet, il ne le jouait point encore trop mal.

Quant au More, il y avait une chose qu’il redoutait singulièrement, c’était le trop de zèle de M. le baron de Gondrin-Montespan qui, en sa qualité d’impresario, allait peut être venir et s’occuper des préparatifs. À tout hasard, en montant, il recommanda à Mitraille de bien tenir son voile et remit le reste à la grâce de Dieu.

Il n’y avait dans la salle des concerts que des valets de la reine qui avaient préparé d’avance le drap blanc qui sert à ces sortes d’exhibitions. Le More fit disposer le drap au fond de la pièce et dit :

— Maintenant, amis, sortez tous. Le grand secret que contient cette boîte nous a coûté, à mon frère et à moi, une fortune. Tant qu’il y aura ici un seul témoin, nous ne pouvons nous livrer à nos travaux préliminaires.

Les valets sortirent, regardant la boîte avec un respect goguenard, où il y avait pourtant un peu de frayeur.

Comme le dernier s’éloignait, ce coquin de Mitraille dit :

— Je ne sais pas parler savoyard, moi. J’étouffe là-dessous. Demandez-leur un peu à boire.

Don Estéban se rendit à ce désir, et Mitraille eut une cruche de vin du roi. Il était temps : sa sagesse commençait à faiblir. Heureusement que le vin était bon et qu’il en but une bonne lampée, ce qui, joint aux libations de la soirée, le tint en cet état de solide philosophie où sa fille Mélise aimait tant le voir.

Aussitôt que les valets furent sortis, le More, laissant là sa boîte et le reste, s’élança vers une large porte, recouverte d’une draperie, et derrière laquelle on entendait un incessant murmure.

Mitraille ne songeait ni à le suivre ni à l’épier : il avait sa cruche.

Don Estéban était très pâle en ce moment, et sa respiration s’embarrassait dans sa gorge. Il souleva son voile. Sa figure, remarquablement belle, mais d’ordinaire immobile comme un masque de bronze, exprimait une profonde émotion.

— Quinze ans ! murmura-t-il ; quinze ans !

Et il se pencha jusqu’à mettre son œil à la serrure de la porte.

Il resta là longtemps. La chambre voisine était le salon de la reine que la partie intime de la cour, c’est-à-dire la faction composée des anciens ennemis de Richelieu, remplissait en ce moment.

D’abord, don Estéban ne vit point ce qu’il cherchait.

Un large cercle où tout le monde, gentilshommes et dames, portait le deuil d’étiquette, s’arrondissait devant lui.

Quand il eut parcouru du regard cette assemblée où la morne uniformité des parures n’empêchait ni le luxe des hommes, ni la brillante coquetterie des dames, il poussa un large soupir.

— Elle n’est pas là ! pensa-t-il tout haut.

Il allait se redresser, quand un scrupule lui vint :

— Peut-être que je la vois, ajouta-t-il, sans la reconnaître. Elle doit être bien changée. Quinze ans !

En ce moment, il tressaillit si violemment que Mitraille éloigna son verre à demi-plein de ses lèvres pour demander :

— Que diable avez-vous, mon camarade ?

Estéban ne répondit point.

Juste en face lui, de l’autre côté de la porte, il y avait une femme merveilleusement belle dont la toilette de deuil, simple, mais magnifique, valait une fortune.

Elle souriait en ce moment à un homme jeune encore et très beau cavalier qui portait trop galamment son costume ecclésiastique.

Estéban appuya sa main contre son cœur, comme s’il eût voulu en comprimer la terrible révolte.

— C’est elle ! prononça-t-il entre ses dents serrées, toujours belle ! aussi belle qu’autrefois ! Et souriante ! et heureuse ! sur ce charmant visage, il n’y a nulle trace d’angoisse ! Elle n’a même pas souffert !

Il alla prendre Mitraille par le bras et l’amena jusqu’à la porte.

— Regarde devant toi, dit-il.

— Oh ! oh ! fit Mitraille en mettant à son tour l’œil à la serrure, le cercle de la reine !

— Regarde devant toi, répéta le More dont la voix s’étouffait dans sa gorge. Que vois-tu ?

— Par mon patron, s’écria Mitraille, je vois madame Éliane ! Je la croyais retournée à son poste auprès de ce pauvre Guezevern !

Estéban eut un amer sourire.

— Avec qui parle-t-elle ? demanda-t-il.

— Ne connaissez-vous point M. le cardinal de Mazarin ? répliqua Mitraille.

Don Estéban resta un instant silencieux.

— À notre besogne ! ordonna-t-il enfin. D’autres diraient : J’en ai assez vu. Moi, je veux une certitude !

Mitraille n’entendit point cela. Il regardait le fils de son maître, le jeune duc de Beaufort qui brillait comme un soleil de jais et qui papillonnait autour de la reine régente, en favori qui n’a déjà plus de rivaux.

Estéban avait enfin ouvert sa boîte. Il passa quelque dix minutes à disposer les lames de verre selon une idée qu’il avait et murmura :

— C’est pour elle que je vais jouer cette comédie. Allons ami, appelle les valets et qu’on prévienne la cour. Je suis prêt.