Le Mari embaumé/II/7. La Court-Orry

E. Dentu (Tome 2p. 84-97).





VII

LA COURT-ORRY


Deux regards suivirent le geste du conseiller de Saint-Venant, quand il montra le Palais-Royal en disant : Madame la comtesse de Pardaillan est ici. Ce fut d’abord le regard étonné et très effrayé de maître Mathieu Barnabi, ce fut ensuite celui de l’homme au burnous qui, du fond de sa cachette, écoutait avec une avidité singulière. Dans l’ombre de son capuchon, un éclair s’alluma, tandis qu’il dardait un coup d’œil aux fenêtres de la reine.

On voyait déjà quelques ombres se mouvoir derrière les rideaux de la demeure souveraine.

— Ici ! répéta l’ancien drogueur d’une voix altérée, madame Éliane ici ! monsieur le conseiller, depuis la mort de ma royale maîtresse, la reine Marie, je n’ai plus de protecteur à la cour, et c’est cela qui m’a fait quitter mon noble métier de charlatan pour descendre au simple rang de médecin. J’étais un personnage ; les gens tremblaient rien qu’à écouter mon nom. J’avoue, monsieur le conseiller, que je n’ai pas envie d’affronter la colère des puissants. Si madame Éliane est ici, comme vous le dites, notre affaire devient mauvaise et je suis bien votre serviteur.

Ce n’était point un jeu. Il s’éloigna d’un pas rapide, fourrant son nez dans son manteau. Saint-Venant courut après lui, et le saisit brusquement par le bras.

Il résulta de là un changement dans la position de nos personnages. Saint-Venant et Mathieu Barnabi s’étaient rapprochés de la percée conduisant à la rue Saint Honoré. L’homme au burnous désormais eut beau tendre l’oreille, les mots de leur entretien ne venaient plus jusqu’à lui.

En revanche, il entendit la voix un peu enrouée de ce coquin de Mitraille, qui s’élevait dans la salle commune de la Pomme-d’Amour, et qui criait :

— Je n’aime pas les gens qui me font parler et qui se taisent. Par le sang du Christ, je ne veux pourtant pas mourir de la pépie ! Chantereine, fainéant, du vin ! Toutes réflexions faites, le mieux est de parler raison à ce don Estéban, et de lui dire : Camarade, déboutonnez-vous une bonne fois avec moi, ou je vais vous fendre le crâne !

Un sourire vint aux lèvres de celui qu’on appelait le More. Un instant il sembla chercher des yeux une voie pour se rapprocher de Saint-Venant et de Mathieu Barnabi sans être vu. C’était chose évidemment chanceuse par cette soirée claire où les lueurs de la lune avaient pour auxiliaires les lampes du cabaret et les lustres du palais Cardinal.

Le More, au lieu de quitter sa cachette, prit une attitude indolente et attendit.

— Là ! là ! mon compère, disait cependant le conseiller, votre prudence s’emporte comme la témérité des autres. Palsambleu ! entendîtes-vous parler de ce grand oiseau des pays d’outre-mer, l’autruche, qui se croit à l’abri quand elle a caché sa tête derrière une pierre ? Vous aurez beau courir, vous ne fuirez pas votre passé. Nous sommes tous les deux, croyez-moi, dans le cas de Gros Guillaume qui a passé les trois quarts de la rivière ; mieux vaut aller en avant que de reculer.

— Mais, répliqua maître Mathieu, si madame Éliane voit la reine, nous sommes perdus !

Saint-Venant haussa les épaules.

— La reconnaissance, à la cour, répliqua-t-il, n’est pas une chose si effrayante que cela. Voyons, remettez-vous, mon compère, et causons comme des gens rassis. Quand vous m’avez dit tout à l’heure : Nous n’en avons pas pour longtemps, j’ai répondu : Savoir ! vous voyez que j’avais raison. C’est que je ne vous apporte pas, Dieu Merci, moi, mon compère, des nouvelles de huit jours, ayant de la barbe au menton, ni des hypothèses, ni des raisonnements. Je n’ai jamais été sorcier ; mais j’ai mené toujours assez bien mes petites affaires. Nous avons à travailler cette nuit, et vous ne serez pas quitte de si tôt.

Il passa son bras sous celui de l’ancien drogueur, qui tremblait légèrement, et l’entraîna vers la maison en construction, dont le voisinage était un lieu plus propice à leur entretien confidentiel.

En chemin, il reprit :

— Non seulement notre partie n’est pas perdue, mais l’occasion se présente de la gagner d’un seul coup. Ma charge me donne les moyens de voir clair là où les autres tâtonnent. Nous avons de fins limiers, qui chassent dans Paris comme une meute au bois. Voici ce que j’ai appris aujourd’hui en sortant de l’audience : Madame Éliane est arrivée à Paris voici quatre jours, et s’est présentée incontinent à la porte du Palais-Royal, demandant la reine régente. La reine régente a fait répondre qu’elle ne recevrait pas madame Éliane.

— Pourquoi cela ? demanda Mathieu Barnabi.

— Mon compère, répondit le conseiller sentencieusement, il y a des services si gros et si lourds que le cœur des grands n’en peut point garder la mémoire. Un jour, madame la comtesse de Pardaillan a sauvé l’honneur et peut-être la vie de la reine. Cela importune la reine qui n’aimerait point se retrouver en face de la comtesse de Pardaillan.

— Ah ! murmura Mathieu avec étonnement. La reine Marie n’était pas faite comme cela !

— C’est vrai : la reine Marie avait d’autres défauts. Les reines se suivent et ne se ressemblent pas ; c’était une reine de teint brun qui avait le diable au corps. Il s’agit ici d’une reine grasse et blanche qui ne tue point ceux qu’elle hait, mais qui oublie ceux qui l’aiment. Poursuivons. Ayant reçu cet accueil chez la reine, madame la comtesse s’est rendue chez M. le cardinal de Mazarin.

Celui-là est précisément l’homme qu’il faut à la reine blanche et grasse. Un beau cavalier, vraiment, conservé comme un fruit dans un bocal, en dépit de ses quarante années ; peau lisse, cheveux brillants, moustaches de soie, regard qui promet, malgré les mœurs d’Italie. Nous verrons bientôt du nouveau. Les cardinaux qui se suivent ne se ressemblent pas plus que les reines.

Ici les deux interlocuteurs se retrouvaient devant la maison neuve, à l’endroit même qu’ils venaient de quitter. L’homme au burnous recommença d’entendre leur conversation.

Renaud de Saint-Venant continuait :

— M. de Mazarin a supérieurement reçu madame Éliane. Vive Dieu ! Elle lui a rappelé un souvenir brûlant ! Ce n’est pas lui qui a oublié la soirée de Rivière-le-Duc ! Il a tenu madame Éliane dans sa propre chambre pendant plus d’une heure, et lui a promis qu’elle verrait la reine tant qu’elle voudrait. Bonne promesse, mon compère ! M. de Mazarin, quoi qu’il ne soit pas encore ministre, distribue déjà de l’eau bénite à triple goupillon. Il connaît Sa Majesté comme sa propre poche, et, certes, ce n’est pas lui qui l’eût mise en présence de madame Éliane.

Si quelqu’un eût pu voir en ce moment la physionomie de l’homme au burnous, ce quelqu’un aurait lu dans ses yeux une sombre colère avec une profonde douleur.

Ses lèvres ne remuèrent point, mais il dit en lui-même :

— Les preuves s’accumulent, les preuves accablantes !

— Madame Éliane, reprit Saint-Venant, a attendu pendant quatre jours le résultat des promesses de M. de Mazarin. Elle aurait pu attendre quatre années, c’eût été tout de même. C’est une femme de tête ; et nous le savons pardieu bien, nous deux qui la voyons depuis quinze ans jouer son audacieuse comédie. De l’autre monde où il est, mon ancien camarade maître Pol doit bien se divertir à regarder l’imbroglio qui se noue autour de sa mémoire. Vivant ou mort, le brave garçon fut toujours un parfait mannequin.

La tête du More se redressa légèrement, et un sourire amer passa sur la sombre expression de ses traits.

— Madame Éliane étant une femme de tête, continua le conseiller, a pensé que quatre jours étaient un terme suffisant. Elle s’est rendue chez madame d’Hautefort, sa parente et son ancienne amie, qui avait trouvé près d’elle un abri au temps de sa disgrâce. Madame d’Hautefort n’étant pas reine, se souvient. Elle s’est engagée à conduire elle-même, ce soir, madame Éliane, à la lanterne magique de la cour.

Le regard de Mathieu Barnabi interrogea.

— Bon ! fit le conseiller. Vous ne savez pas ce que c’est que la lanterne magique. La lanterne magique est un instrument qui va nous faire entrer tous les deux dans les appartements de Sa Majesté et nous mettre à même de prendre contre madame la comtesse toutes les mesures qui nous paraîtront nécessaires.

— Expliquez-vous, je vous en prie, monsieur de Saint-Venant ! s’écria l’ancien drogueur avec un redoublement d’inquiétude. S’il faut risquer un danger…

— Pas le moindre danger, mon compère, et quant à m’expliquer, je n’en vois même pas la nécessité. Je prends pour moi le rôle difficile. Dites-moi : seriez-vous capable de jouer un petit rigodon sur la vielle de Savoie ?

— Moi ! se récria maître Mathieu, un rigodon ! sur la vielle !

— Le rigodon serait payé vingt mille écus, dit froidement Saint-Venant.

Mathieu Barnabi soupira.

— Dans ma jeunesse, dit-il, j’étais un peu musicien, et il y avait une fille suivante de madame la maréchale d’Ancre qui aimait fort m’entendre vieller.

— Je vous dis, s’écria le conseiller, que vous valez votre pesant d’or ! Chaque jour, on découvre en vous quelque talent nouveau. Si votre vieille reine Marie vous avait pris pour conseiller au lieu de se donner à son cardinal, vous l’auriez menée loin, mon compère ! Voilà qui est entendu, vous allez nous pincer une courante ou deux.

— Où cela ? demanda Barnabi.

— Chez madame la régente, parbleu ! Allons ! ne tremblez pas. Et pour votre peine, je vais vous expliquer par le menu ce que c’est que la lanterne magique.

— Je le sais de reste, répondit Mathieu. Quand j’étais sorcier, je me servais de quelque chose d’analogue. Ce que je voudrais savoir…

— Écoutez ! s’écria Saint-Venant qui prêta lui-même l’oreille.

Dans la percée sombre qui remontait à gauche de la maison en construction, un bruit de pas se faisait entendre.

— Ce sont nos hommes, dit Saint-Venant.

— Mais quels hommes ! demanda l’ancien drogueur. Pensez-vous me faire danser comme une marionnette !

Le conseiller répliqua froidement :

— À peu près, mon docte ami, à peu près. Je ne crois pas que, depuis le temps d’Oreste et de Pylade, on ait vu une liaison plus tendre que la nôtre. Nous nous connaissons terriblement l’un l’autre, dites donc ! Et certes, je ne pourrais pas vous mettre sur la claie sans avoir à ma robe de conseiller quelque triste éclaboussure. Mais je m’en tirerais, mon compère. Vous savez, je me suis tiré de tout. En définitive, je n’ai pas à choisir. Il faut que j’aie aujourd’hui madame Éliane prisonnière à merci, et j’ai besoin de vous pour cela. Têtebleu ! comprenez donc une fois que si je suis bel et bien son gendre, la bonne dame ne nous fera plus d’escapades !

Barnabi grommela entre ses dents :

— Son gendre ! c’est là où le bât nous blesse. Si vous ne lui aviez demandé que de l’argent, nous serions heureux et tranquilles.

Deux silhouettes sombres se détachèrent à l’angle de la maison non achevée.

— C’est bien possible, ce que vous dites là, mon compère, murmura Saint-Venant. Vous êtes un homme de grand sens. Mais j’ai mon idée et je suis entêté. Que diable ! cette belle Éliane ne peut pas m’épouser puisqu’elle a un mari. Vous riez, vous avez tort. Je connais plus d’une dame qui voudrait avoir un mari de la sorte. Suivez bien : ne pouvant m’épouser, cette chère comtesse n’a aucune raison de me refuser sa fille.

Les deux silhouettes s’étaient arrêtées au coin de la maison et semblaient interroger du regard la solitude de la Court-Orry.

Le conseiller siffla doucement. Les deux silhouettes se remirent en marche.

— Maître Mathieu, reprit Saint-Venant, qui changea de ton, si vous êtes sage vous aurez cinq mille écus de plus. Si vous n’êtes pas sage… mais vous serez sage ! Maintenant, écoutez et regardez ; ma conversation avec ces bonnes gens vaudra pour vous toutes les explications du monde.

Les deux ombres n’étaient plus qu’à quelques pas. C’étaient deux hommes de moyenne taille, vêtus de robes arméniennes et coiffés du bonnet conique qui caractérisa de tout temps les soi-disant magiciens. Chacun d’eux portait un fardeau.

— Vos Seigneuries ont un marché à nous proposer ? demanda avec un accent italien très prononcé, celui des deux qui portait le fardeau le plus considérable.

— Le marché n’est-il point conclu, mon camarade ? riposta Saint-Venant qui lui prit la main et la secoua rondement.

L’Italien répondit avec embarras :

— On nous avait parlé de cinq cents pistoles pour le tout, mais notre marchandise vaut le double de cela, et en outre, nous avons réfléchi que nous risquions la corde. Cela vaut son prix.

Le second Italien répéta comme un écho :

— Cela vaut son prix.

Saint-Venant plongea ses deux mains dans les poches de son haut-de-chausses.

La main gauche sortit, tenant une vaste bourse, ronde et pesamment garnie ; la droite avait un poignard qui brilla aux lueurs des lumières voisines.

— Ceci, dit-il, ou cela. Il y a mille pistoles dans la bourse, et j’ai quatre gaillards armés jusqu’aux dents, derrière ce mur.

Les deux Italiens se consultèrent.

Derrière le mur, il n’y avait que l’homme au burnous qui écoutait et qui regardait avec une fiévreuse avidité.

— Soit, dit enfin celui des deux Italiens qui semblait le maître, nous acceptons pour faire plaisir à Vos Seigneuries.

Il tendit la main, et Saint-Venant y mit sa bourse. Mais, ce faisant, il tint ferme le poignet, et bien lui en prit, car le second Italien détalait déjà à toutes jambes.

L’autre le rappela et dit avec résignation :

— Luigi, mon frère, le tour est manqué, contentons-nous de ce qui nous est donné.

Luigi revint : maître Mathieu le prit par le bras. Saint-Venant poursuivit sans blâmer cette tentative de supercherie :

— Dites-moi vos noms.

— Lucas et Luigi Barnèse, pour servir passionnément Vos Seigneuries, répondit le maître, natifs de la ville de Bergame, au pays lombard-vénitien. Vous faut-il une leçon pour apprendre à manier nos outils ?

— J’assistais à la représentation que vous donnâtes naguère à la Pomme-d’Amour, dit le conseiller. Comment deviez-vous être introduits au palais ?

— Par la porte Le-Mercier, s’il plaît à Votre Excellence, en nous recommandant de M. le baron de Gondrin-Montespan.

— À quelle heure ?

— Il s’en faut de vingt minutes que l’heure soit arrivée.

— Avez-vous quelque chose à réclamer au palais ?

— Quinze pistoles, après la représentation achevée, et le droit de faire la quête parmi les dames et seigneurs.

— Souvenez-vous bien de tout cela, mon compère, dit le conseiller à Barnabi, au cas où j’oublierais quelque chose… Dernière question, mes drôles… Vous avez tous deux le visage découvert, et l’autre soir…

— Excellence ! interrompit Lucas, nous ne mettons nos voiles qu’au moment de jouer notre comédie.

— Vous les avez sur vous ?

— Nous les avons.

— Alors, s’écria Saint-Venant, à notre toilette ! Nous avons juste le temps qu’il nous faut, mon compère, pour nous déguiser en Bergamasques tous les deux.

Il y avait du temps déjà que maître Mathieu Barnadi avait compris le dessein de son « compère ». Ce dessein, paraîtrait-il, ne lui souriait pas du tout, car il montrait une considérable répugnance.

— Si nous étions reconnus ! murmura-t-il.

Audaces fortuna juvat ! repartit Saint-Venant. Je réponds de tout, si vous vous tenez ferme sur vos jambes seulement. À notre toilette, morbleu !

Mathieu regarda tout autour de lui.

— Il peut passer du monde, objecta-t-il.

— Aussi, répondit le conseiller, allons-nous pénétrer dans un réduit plus commode. Ça, mes camarades, la bâtisse de M. le marquis d’Estrées est au premier occupant. Nous serons là comme des anges pour échanger nos nippes. Donnez-vous, je vous prie, la peine d’entrer.

Il passa le premier le seuil de la maison en construction, les autres le suivirent. L’instant d’après, ils étaient tous quatre dans l’enceinte et le hasard les avait réunis au lieu même où l’homme au burnous se tenait naguère à l’affût.

Celui-ci avait disparu.

Pendant qu’ils entraient par la porte, il était sorti par la fenêtre et traversait maintenant à larges enjambées le terrain qui séparait la bâtisse du cabaret de maître Chantereine.

Celui-ci, qui restait en sentinelle sur sa porte, l’aperçut de loin, rentra dans la salle commune et cria :

— Debout, capitaine Mitraille ! Dégainez ! Voici venir le mécréant que vous voulez pourfendre !

Ce coquin de Mitraille se leva en effet et mit galamment l’épée à la main. Les habitués de la Pomme-d’Amour purent croire qu’ils allaient assister à belle fête ; mais quand le More entra, la tête encapuchonnée dans son burnous blanc, Mitraille se rassit.

Il faut vous dire que, bien malgré lui, Mitraille ayant rompu son jeûne, avait continué de boire à contrecœur, modérément d’abord, puis à sa soif qui était grande. De mesure en mesure, il avait fini par vider un broc et se trouvait dans cet état que notre gentille Mélise appelait « la sagesse ».

Et, en vérité, quoi qu’on puisse penser, Mélise n’avait point tout à fait tort.

Mitraille remit son épée au fourreau et regarda d’un air assez débonnaire le More qui marchait droit à lui.

Les pages, valets et soudards qui emplissaient le cabaret se mirent à sourire, disant :

— Le basané fait peur à ce coquin de Mitraille.

— Sanguedimoy ! répliqua celui-ci, vous en a menti par la gorge ! Choisissez les trois meilleurs d’entre vous, et envoyez-les savoir de mes nouvelles.

Le More, en ce moment, lui mettait la main sur l’épaule.

— Il est temps ! dit-il.

Mitraille le regarda de travers.

— Toi, grommela-t-il, du diable si tu n’es pas la bouteille au noir ! Je ne sais pas où je t’ai vu jadis. Je ne peux pas deviner si tu es pour ou contre madame Éliane. Tu m’embarrasses !

— Il est temps ! répéta le More, dont la main plus lourde pesait sur son épaule.

Quelque chose manquait encore à Mitraille, et ce quelque chose était la mesure de vin pleine, qui moussait rouge, sur la table, devant lui. Il la but d’un trait. Quand il l’eut avalée, il essuya sa moustache et se mit sur ses jambes disant :

— À la grâce de Dieu ! s’il ne marche pas droit, il sera toujours temps de lui casser la tête !

Le More tourna aussitôt les talons et se dirigea vers la porte de la taverne. Il n’avait salué personne en entrant, en sortant il fit de même.

Mitraille resserra la boucle de son ceinturon et le suivit.

Les pages, les laquais et soudards qui encombraient la salle de la Pomme-d’amour, les virent traverser la Court-Orry, bras dessus bras dessous et disparaître dans la percée qui menait rue Saint-Honoré. Ils avaient l’air d’être les deux meilleurs amis du monde.

— Quelle diable de manigance est-ce là ? demandèrent quelques voix.

La Chantereine, en vérité, se signa.

Le cabaretier hocha la tête d’un air d’importance, en homme qui en sait long, mais qui ne veut rien dire.

Une minute après, on causait d’autre chose, et nul ne se tournait plus vers la Court-Orry.

Ce fut dommage, car, en ce moment même, un fait curieux se passait dans le terrain vague. Deux hommes qui ressemblaient beaucoup à don Esteban et à ce coquin de Mitraille ressortaient de la percée conduisant à la rue Saint-Honoré, longeaient à pas de loup la muraille du palais Cardinal et se dirigeaient vers la maison en construction.

Quand ils arrivèrent à l’endroit où les matériaux accumulés avaient abrité la conférence secrète du conseiller de Saint-Venant et de Mathieu Barnabi, ils mirent tous les deux l’épée à la main.