Le Mari embaumé/II/21. Quatre flacons de vin de Guyenne

E. Dentu (Tome 2p. 284-293).





XXI

QUATRE FLACONS DE VIN DE GUYENNE


Huit heures sonnèrent, la grande porte du château de Pardaillan roula sur ses gonds, livrant passage à tous ceux qui voulurent entrer, et Dieu sait que beaucoup eurent cette fantaisie. Depuis l’époque reculée de sa fondation, l’antique manoir n’avait probablement jamais vu pareille foule, ni pour obsèques, ni pour épousailles. Le pays entier s’était précipité vers cette maison depuis si longtemps close, où le plus étrange de tous les mystères allait être enfin dévoilé.

On ne saurait dire comment les choses s’apprennent et se répandent. La veille, tout le monde ignorait encore le mot de l’énigme ; ce matin, chacun parlait, la bouche ouverte, de la chambre du deuil et de ce qu’elle contenait.

Nul n’avait pénétré à l’intérieur du château, mais les secrets mûrs pour la divulgation éclatent d’eux-mêmes dans le vase qui les contient, et sont capables de percer les remparts les plus épais.

On disait la forme de cette chambre à coucher mortuaire, comment étaient disposées les tentures et de quelle façon les deux lits se coudoyaient dans l’alcôve, le lit où dormait la vivante, le lit où reposait le défunt.

Et qui disait cela ? des gens venus de Rodez, de Digne, et de plus loin ; des gens qui arrivaient du Languedoc ou de la Guyenne ; le lugubre drame avait fait explosion en quelque sorte. La curiosité passionnée de toute cette cohue qui avait la fièvre des tragédies judiciaires ne consistait déjà plus à savoir, mais à voir.

Les heures de la nuit avaient été fécondes outre mesure. Malgré l’orage qui laissait les torrents enflés et les chemins défoncés, toutes les routes avoisinant le château de Pardaillan, qu’elles vinssent du nord ou du sud, du levant ou bien du couchant, avaient vomi d’innombrables quantités de pèlerins. C’était une folie ; on venait là comme à la grande foire du scandale sanglant : alors, comme aujourd’hui, le scandale et le sang avaient d’extravagantes vogues.

Il ne s’agissait plus, en vérité, d’un plus ou moins grand nombre de chalands pour maître Minou Chailhou et son auberge du Tourne-Bride, les maisons du village réunies n’auraient point pu contenir la dixième partie des enragés de spectacle. On campait aux alentours du château, dans le vallon, dans les gorges, en haut du mamelon ; vous eussiez dit, sauf le costume, et en tenant compte de l’absence des chameaux, l’inondation humaine qui baigne les sables de la Mecque au temps du pèlerinage.

C’étaient des familles entières, des hommes, des femmes et des enfants ; il y avait des mères qui apportaient le nouveau-né dans leurs bras. D’énormes chars amenaient des clans bourgeois, et quelques véhicules gothiques avaient l’honneur de voiturer les nobles couvées grouillant dans les gentilhommières du voisinage.

Tout cela, ne vous y trompez pas, était parfaitement exempt de mélancolie. Il n’y a rien de gai, au fond, comme les mélodrames. Ce serait à croire que le plus joyeux des mots est la détresse d’autrui. Tout cela riait, racontait, bavardait, se disputait, se battait, se réconciliait. Margou Chailhou était bien vieille, mais elle n’avait jamais vu une si aimable fête. Au moment où la porte s’ouvrait, la foule fit irruption terriblement. Tout le monde voulait entrer à la fois. En vain les bourgeois prétendaient primer les paysans, en vain les gentilshommes prétendaient rejeter les bourgeois en arrière, les rangs furent un instant confondus et il y eut anarchie complète. Le niveau se faisait violemment parmi toutes ces curiosités chauffées jusqu’à la démence, et l’avantage restait aux meilleurs poignets.

Une fois le pont-levis traversé, les vestibules et la salle des gardes furent envahis en un clin d’œil. Il n’y avait personne pour modérer l’invasion. Ce coquin de Mitraille s’était retiré tout de suite, après avoir exécuté les ordres de madame la comtesse, et on l’avait entendu qui disait, en jetant les clefs à la volée :

— Maintenant, je n’ai plus besoin de ma sagesse. Tout est fini, et je vais boire !

D’un temps, il se précipita vers l’office où il n’était point entré depuis quarante-huit heures.

En l’absence de Mitraille ce furent M. le lieutenant de roi lui-même, et M. le conseiller Renaud de Saint-Venant qui firent la police. Ces deux hauts personnages étaient assistés du vénéré docteur Mathieu Barnabi, lequel avait son utilité en pareille occurrence, car personne n’osait s’approcher de lui. On le fuyait comme si son respectable contact eût suffi à donner la peste ; il tenait lieu de balustrade.

M. le lieutenant de roi était digne et fier, portant bien la haute bonne fortune qu’il devait à la lanterne magique ; M. le conseiller était souriant, séduisant, rose, frais, charmant, et faisant grand honneur au Parlement de Paris. Autour d’eux, se pressait une véritable cohorte de gens du roi, grands et petits, depuis messieurs las baillifs et sénéchaux jusqu’aux greffiers en sabots des prévôtés villageoises.

M. le baron de Gondrin était là comme le soleil au milieu des astres inférieurs. Il portait un brillant costume de cour avec petit manteau, brodé sur toutes les coutures, et chapeau à plumail. Il éblouissait. Quand il fit un signe pour annoncer sa volonté de parler, le silence le plus profond s’établit dans la cohue.

— Messieurs et mesdames de la noblesse, dit-il, gens de la bourgeoisie et du peuple, nous sommes ici par la volonté de madame la reine régente, agissant au nom de notre sire, le roi Louis quatorzième, mineur d’âge : que Dieu protège Sa Majesté, nous venons accomplir un grand acte de justice, et…

Messieurs et mesdames de la noblesse, gens de la bourgeoisie et du peuple, M. le conseiller, faisant près de ma personne office de sénéchal, aura la bonté de vous dire le reste.

Renaud de Saint-Venant salua aussitôt avec beaucoup de grâce et prit la parole, pour expliquer en très bons termes que cette expédition qui, au premier aspect, avait couleur guerrière, n’était en réalité qu’une commission rogatoire, soutenue par la force publique ; commission rogatoire émanant du présidial de Rodez, sous l’autorité du Parlement de Grenoble, les gens d’armes et officiers judiciaires n’étant là que pour prêter appui à la justice, en cas de résistance ouverte.

Il expliqua en outre comme quoi M. le lieutenant de roi, première autorité de la province, en l’absence du gouverneur, n’était là que pour donner à ce grand acte d’équité la sanction royale. Ni M. de Gondrin ni sa maison ne devaient avoir aucune influence sur les décisions du tribunal délégué ; cela d’autant plus que, par un curieux hasard, M. le baron de Gondrin se trouvait être la principale victime de la supercherie effrontée commise par la veuve de Guezevern, dite comtesse de Pardaillan.

Ici un effroyable tumulte s’éleva.

— Elle est donc veuve ? s’écrièrent les uns.

— On disait qu’elle avait tué son mari ! hurlèrent les autres.

— Est-ce vrai que sa fille est une bâtarde ?

— Est-ce vrai qu’elle laissait son fils simple domestique chez M. de Vendôme ?

— Verra-t-on le mannequin du faux comte ?

— Lira-t-on toutes les fausses écritures qu’elle a signées ?

— Elle était fière, pourtant, la misérable femme !

— Elle était riche !

— Ah ! la justice de Dieu tarde, mais elle vient toujours !

Il fallut un souverain geste de M. le lieutenant de roi pour imposer silence à la foule. Le conseiller reprit :

— Vous verrez tout. L’enquête se fera au grand jour. La justice, en ces sortes d’occurrences, ne repousse aucun témoin : nobles, bourgeois et vilains seront admis à constater les crimes, faux et dols de la veuve de Guezevern, dite comtesse de Pardaillan.

Et en attendant, mes dignes amis, gardez le calme qui convient au rôle important que vous allez remplir en cette affaire. Le tribunal rogatoire va se constituer en la grande salle, sous la protection des gens du roi. Restez ici, soyez patients, votre attente ne sera point trompée.

Les derniers mots de cette harangue furent couverts par une sauvage et lointaine rumeur : c’était la foule du dehors ; tout un peuple de curieux qui n’avait pu trouver place sous les vestibules et qui s’agitait furieusement le long des glacis.

La foule du dedans désapprouva hautement cette manifestation et promit de faire bonne garde autour de la grande salle pendant les opérations préliminaires.

On avait dit à ces braves gens qu’ils avaient un rôle important : cela leur suffisait. On prend les chiens avec un os ; on prend les hommes avec un rôle.

Les magistrats et officiers judiciaires se dirigèrent solennellement vers la grande salle.

Personne ne gêna leur prise de possession. Mitraille, exécutant à la lettre les ordres de la comtesse, avait fait retirer tous les serviteurs de Pardaillan.

Pendant que ces choses se passaient au rez-de-chaussée, le premier étage du château était complètement silencieux et désert.

Pas une âme n’avait encore franchi les marches du grand escalier.

La cohue attendait : elle voulait un spectacle bien fait, une représentation réussie.

Au premier étage, vous eussiez dit une place abandonnée, n’eût été le fracas qui venait d’en bas. Personne dans les corridors. Le chevalier Gaëtan lui-même avait abandonné sa faction à la porte de la comtesse.

Il s’était réuni à Roger et à Pola, qui attendaient dans la chambre de Mélise. Les deux jeunes gens, Mélise elle-même, étaient aux ordres de ce personnage étrange : le More, en qui chacun avait une superstitieuse confiance. Mais le More avait disparu.

Et il n’avait point laissé de direction à suivre.

Dans cette chambre de Mélise, nos personnages pouvaient entendra vaguement le bruit de l’invasion, mais ils ignoraient encore que les portes eussent été ouvertes. Un avis de madame Éliane leur était parvenu, qui recommandait d’attendre et de s’abstenir.

Mélise ne s’abstenait jamais volontiers. On ne causait point amour dans cette pauvre chambre où l’inquiétude paralysait tous autres sentiments. Mélise s’offrit pour aller à la découverte et gagna tout d’un temps cette porte, derrière laquelle elle avait laissé le More. La porte était close, maintenant. Celle de madame Éliane, donnant sur la même galerie, était fermée aussi. Et Mélise entendait bien mieux désormais ces clameurs du rez-de-chaussée dont elle commençait à deviner l’origine.

Elle s’élança vers la retraite de son père, qui était à l’étage au-dessus, sans beaucoup d’espoir de l’y trouver. L’huis de ce coquin de Mitraille était grand ouvert, et Mélise put le voir, la tête renversée en arrière, debout au milieu de son réduit, avec le goulot d’une bouteille dans la bouche.

Cela lui donna bonne espérance.

— Hélas ! mignonne, dit le bon capitaine en la reconnaissant, si vous me voyez boire, c’est que tout est perdu !

— Qu’y a-t-il, père, qu’y a-t-il ? demanda précipitamment la fillette.

Mitraille passa ses deux mains sur son front.

— Je n’en savais rien tout à l’heure, expliqua-t-il ; à présent il me semble que je devine. Mais, vive Dieu ! ce doit être une pitoyable erreur, car tout à l’heure j’étais à jeun, et maintenant j’ai dans l’estomac deux flacons de vin de Guyenne !

— Tant mieux, père, tant mieux ! fit Mélise. Allez au troisième flacon, et vous verres tout à fait clair.

Le coquin de Mitraille n’eut pas honte de suivre un semblable conseil. Il but sa troisième pinte, et se redressa tout gaillard.

— Sanguedimoy ! s’écria-t-il, voilà de bonnes vendanges ! Je crois qu’il n’y a que toi d’avisée en cet univers, mignonne. Or çà, voyons à nos affaires. Nous sommes bien bas, mais il y a peut-être encore moyen de moyenner.

Il raconta à Mélise ce qui venait de se passer et prit à la main les deux lettres que madame Éliane lui avait ordonné de remettre à ses enfants sur le coup de neuf heures.

Mélise fit sauter le cachet de la première lettre, et lut à travers un éblouissement :

« Mon cher fils,

« Je suis innocente, mais Dieu ne m’a pas donné le courage de supporter la honte sous le regard de mes enfants bien-aimés. J’ai beaucoup souffert, beaucoup osé pour toi et pour ta sœur. Vous êtes deux fois les héritiers de Pardaillan par votre père et par votre mère. Mais la justice humaine, je le crains, ne décidera point en votre faveur.

« Mon fils, quelles que soient les apparences, ne condamne jamais ta mère. Si tu avais été comte, peut-être t’aurais-je défendu d’écouter la voix de ton cœur. Tu n’es plus qu’un soldat, donne ta main à celle que tu aimes : cette chère enfant, Mélise, me connaît mieux que toi ; elle t’apprendra à respecter ma mémoire… »

Mélise essuya ses yeux troublés par les larmes.

Mitraille attaquait son quatrième flacon. Il demanda :

— Que dit madame la comtesse ? Il y avait du temps que je n’avais trouvé le vin si bon !

Mélise lut encore :

« … Recommande ta sœur au chevalier Gaétan : qu’elle soit sa femme. Adieu, sois béni. Quand tu liras ces lignes, tu n’auras plus de mère. Je n’entendrai pas sonner neuf heures, ici-bas. »

— Quelle heure est-il ? cria Mélise d’une voix brisée.

Elle arracha le dernier flacon des mains de son père.

Le beffroi sonnait neuf heures.

Mélise, forte comme un homme, entraîna son père à l’étage inférieur. La foule envahissait les corridors. Mélise perça la foule. Elle rentra dans sa chambre et dit :

— À vos épées, messieurs ! Chevalier, il faut sauver la mère de votre femme ! Roger, oh ! Roger ! il faut sauver ta mère ou mourir !

Les deux jeunes gens se ruèrent au dehors. La cohue, éventrée par un choc terrible, résista, hurla, puis s’ouvrit devant eux.