Le Mari embaumé/II/15. Paysage du Rouergue

E. Dentu (Tome 2p. 199-212).





XV

PAYSAGE DU ROUERGUE


Une semaine après les événements que nous venons de rapporter, un cavalier tout jeune et de belle mine, mais couvert d’habits poudreux et monté sur un cheval rendu de fatigue, descendait au petit pas les derniers versants de la chaîne d’Auvergne, prolongés jusqu’au cœur du Gévaudan. Le soleil se couchait vers l’ouest, sur les campagnes relativement plates des environs de Rodez, tandis que par derrière notre voyageur, la Margeride fermait hautement l’horizon et que, vers le sud-est les monts Carrigue dressaient leurs fronts sombres, avant-garde des Cévennes.

Notre cavalier avait l’air aussi harassé que sa monture qu’il ménageait de son mieux et avec raison, car la vaillante bête semblait être sur ses fins.

Le chemin, depuis Peyreleau, suivait la rivière de Peyre, coulant au milieu d’un pays tourmenté, coupé çà et là de zones cultivées. Sur la gauche s’étendait une rampe rocheuse dont les renflements soudains masquaient de temps à autre le large lointain des montagnes ; sur la droite, c’était la rivière encaissée profondément et dont les eaux invisibles semblaient communiquer à ces terrains brûlés une fertilité médiocre.

Le chemin et la rivière faisaient à chaque instant des coudes brusques, occasionnés par les brusques mouvements du sol. À l’un de ces détours, vers moitié route, entre Peyrelau et Milhau, notre voyageur se trouva tout à coup en face d’un paysage largement agrandi. La rampe de gauche se terminait soudain, comme si elle eût été tranchée par un gigantesque coup de pelle, et ses flancs ouverts laissaient voir les roches nues, brillant aux derniers rayons du soleil. Cet obstacle enlevé, tout le pays, de la route aux montagnes, se découvrait avec ses vastes friches, ses champs, ses cabanes clairsemées, qu’on devinait plutôt qu’on ne les voyait, grâce à la vrille de fumée bleuâtre qui s’échappait des toits de chaume.

Au fond, les Cévennes apparaissaient comme un grand mur de nuages, presque régulièrement crénelé. À droite un mamelon de forme ronde, couvert par une forêt, tranchait en noir au milieu de la plaine vivement émaillée par les rayons du couchant.

Notre voyageur, à l’aspect de ce panorama qui, certes, vous aurait intéressé par sa grandeur agreste et imprévue, poussa un long soupir de découragement.

— Point de château ! murmura-t-il ; pas l’ombre de château ! C’est cinq ou six lieues encore à faire, des lieues de Rouergue, longues comme les milles allemands ! Et Rodomont n’en peut plus !

Rodomont était le nom de la pauvre bête qui laissait pendre sa tête triste entre ses jambes écartées.

Certes, à cette heure, Rodomont n’était pas bien nommé.

Notre voyageur mit pied à terre et conduisit Rodomont par la bride jusqu’à la rivière dans l’espoir qu’il pourrait l’abreuver. Mais l’eau jaunâtre coulait à dix pieds au-dessous du bord, coupé à pic.

— Diable de pays ! gronda notre homme, j’y suis venu pourtant déjà, et je reconnais bien les rivières qui sont des puits creusés en long, mais quant à la route… Holà ! garçon ! s’interrompit-il en apercevant un être humain de l’autre côté de l’eau.

L’être humain, qui était un pâtre de la Carrigue, vêtu de pittoresques haillons, tira de sa poche une guimbarde qu’il mit avec soin entre ses dents et commença à exécuter une de ces mélodies égoïstes que les bergers des Cévennes chantent en dedans. Aucun son n’arrivait jusqu’au bord où était notre cavalier.

— Holà ! mon ami, reprit celui-ci, veux-tu me dire à combien de lieues je suis encore du château de Pardaillan ?

Le pâtre eut un sourire, mais n’interrompit point sa musique. Quand il eut fini seulement, il toucha le lambeau de feutre qu’il avait sur la tête et cria dans le rauque patois de la montagne :

— Soyez avec votre ange gardien. Le château est assez haut et assez large peur qu’on le voie, pourtant.

Et il étendit la main vers le mamelon noir, montrant toutes ses dents en un sourire de pitié.

Après quoi il se livra de nouveau au charme de sa musique muette et solitaire.

Notre jeune voyageur posa sa main au-devant de ses yeux et regarda dans la direction indiquée par le pâtre. Il poussa un cri de joie comme si sa vue se fût dessillée tout à coup. Au milieu de cette masse, noire et ronde, sorte d’écran dont le soleil couchant découpait violemment les bords, quelques lueurs vagues venaient de se montrer, semblables à ces rayonnements de la prunelle des bêtes fauves qui avertissent le chasseur dans la nuit. C’était une ligne de points brillants allumés aux vitres d’une vaste habitation par les reflets perdus de l’occident.

L’œil de l’étranger, guidé par ce signe, chercha et s’orienta. Tout un ensemble de profils sévères et grandioses se détacha faiblement, noir sur noir, du front du mamelon. C’était d’abord un château carré, flanqué de tours trapues et coiffé d’un donjon svelte dont la pointe arrivait juste à la ligne du ciel, parmi les têtes aigües d’un rideau de sapins. C’étaient ensuite de vastes bâtiments, communs et fermes, dont les toitures ternes formaient un escalier descendant à la vallée. C’était enfin, dans un pli plus sombre, un clocher rustique, dont le coq, placé par hasard dans le creux d’un feston, dessinait distinctement sa silhouette noire sur le ciel empourpré.

Ce ne fut qu’une vision, confuse et surtout passagère, car le soleil, en se couchant, étendit sur tout cela une ombre uniforme et plus épaisse, mais le coq resta visible, comme une estampe découpée à l’emporte-pièce et collée sur le clair du ciel.

Notre jeune homme se remit en selle joyeusement.

— Hardi ! Rodomont ! s’écria-t-il. Encore un effort ! Nous sommes au bout de nos peines. Où diable avais-je les yeux ? J’ai vu dix fois ces ombres chinoises, et je n’y reconnaissais rien. Hardi ! mon bon cheval ! Dans une heure, nous serons au tournebride, à la porte de maître Minou Chailhou, l’aubergiste le moins occupé de l’univers ! Ce n’est pas chez celui-là qu’on peut craindre de trouver les chambres pleines et l’écurie encombrée. Maître Chailhou passe souvent sa semaine sans voir un seul voyageur, et si la pitance est maigre chez lui, du moins y a-t-il toujours de la place !

Rodomont semblait, en vérité, comprendre ces consolantes paroles ; il redressait sa tête affaissée, couchait ses oreilles et marchait au trot.

Bientôt d’autres lueurs s’allumèrent dans le noir espace que notre voyageur ne quittait plus de l’œil désormais. Ce n’étaient plus les vagues reflets de la pourpre du ciel. On pouvait distinguer dans les communs du château et aussi dans le village groupé sous le coq du clocher des fenêtres assez nombreuses qui allaient successivement s’éclairant.

— Malepeste ! pensa l’étranger, c’est donc fête majeure chez les bonnes gens de Pardaillan ! En trois mois que j’ai vécu ici je n’ai pas compté tant de lumières. Hardi ! Rodomont !

Sur ma foi, Rodomont prit le petit galop. Ces lumières devaient contribuer à l’émoustiller. Il sentait l’écurie.

Au bout d’une demi-heure, la route tourna et traversa la Peyre sur un pont de forme romaine qu’on laissait tomber en ruines, mais qui semblait solide encore, comme s’il eût été fait d’un seul bloc de pierre. De l’autre côté du pont commençait la solennelle avenue menant au château de Pardaillan.

Notre voyageur, au lieu de prendre cette avenue, choisit un sentier pierreux qui grimpait en zigzag. Au bout de deux ou trois cents pas, il se trouva auprès d’une maison de piètre apparence, vis-à-vis de la haute grille de bois qui fermait les dépendances extérieures du château.

Cette maisonnette était le tournebride de Pardaillan, tenu par maître Minou Chailhou, l’aubergiste le plus oisif de tout l’univers, au dire de notre jeune voyageur. Cette manière de caractériser maître Minou Chailhou pouvait avoir été juste autrefois et redevenir exacte dans l’avenir ; mais, pour le présent, vous auriez peine à trouver parmi les légèretés de la judiciaire humaine une plus criante erreur.

Maître Minou Chailhou, en effet, debout et demi-nu sur le seuil de sa maison ouverte, taillait un quartier de génisse pendu au montant et en distribuait à mesure les lambeaux à Cathou Chailhou, sa fille, qui les portait, sale et toute échevelée qu’elle était, à Margou Chailhou, dame de céans, plus échevelée et plus sale. Minou Chailhou suait à grosses gouttes, Cathou Chailhou avait l’air d’une folle, tant elle galopait gauchement sur ses larges pieds nus, parmi la cohue des chalands qui occupait le rez-de-chaussée de la cabane, et Margou Chailhou, pestant contre ses fourneaux, confondant le sel avec le poivre et hachant des monceaux d’ail avec désespoir, présentait l’aspect d’une vieille femme très laide, toute prête à tomber de fièvre en chaud mal.

Abondance de biens nuit, dit le proverbe. Il y avait abondance de biens chez les Chailhou. Au lieu du voyageur unique qu’ils attendaient parfois en vain toute une semaine, trente voyageurs, cinquante voyageurs étaient tombés sur eux, demandant à boire, à manger, à dormir ; et ces voyageurs encore étaient de la plus turbulente espèce, laquais, sergents, gens de guerre et gens de justice ; affamés, bruyants, querelleurs. Minou, Cathou et Margou Chailhou ne savaient littéralement auquel entendre ; ils fléchissaient sous le poids de cette fortune inattendue et se vengeaient sur une demi-douzaine de Chailhou en bas âge, petites filles et petits garçons qui, habitués à la liberté des pauvres demeures, s’étonnaient d’être battus et cherchaient asile sous les tables, comme une portée de jeunes loups.

Il y avait pourtant de la joie dans la détresse du brave aubergiste, et l’on voyait bien déjà qu’avant la fin de la soirée il allait se redresser dans l’orgueil de sa vogue inopinée. En essuyant de temps à autre, à tour de bras, la sueur qui coulait de ses cheveux crépus, il jetait à la cohue de ses hôtes un regard triomphant et rêvait peut-être une presse pareille pour tous les jours de l’année. La vanité naissait dans son modeste et bienveillant sourire ; il se disait, cela était visible : Minou Chailhou, tiens-toi droit ! te voilà en train de devenir un homme d’importance !

Tout en coupant ses longes de génisses, il comptait les clients de sa salle, et ceux plus nombreux qui s’étaient installés au dehors. Sa maisonnette était toute entourée de chevaux attachés à des piquets. Il calculait peut-être quelles bâtisses il lui faudrait ajouter à son humble logis pour contenir tant de bêtes et tant de monde.

— Bonsoir, maître Minou, lui dit notre jeune voyageur en l’abordant, la bride de son cheval au bras. Je viens passer la nuit chez vous et je vous prie de me donner ma chambre.

— Votre chambre, l’ami ? répliqua l’aubergiste sans le regarder. Qui donc a une chambre, cette nuit, au tournebride de Pardaillan ? Attachez votre cheval à un piquet et allez chercher du foin à la grange : on paye d’avance, vous savez ? Le jeune homme lui étreignit le bras.

— Traitez-vous ainsi une ancienne pratique, mon maître dit-il d’un ton de reproche.

— Lâchez-moi, de par Dieu ! s’écria Chailhou fièrement. Tout le monde essaye d’être mon ami, ce soir, et si je vous écoutais tous, je mettrais deux douzaines de hâbleurs entre les draps de mon propre lit. Je n’ai pas le temps d’écouter vos sornettes.

Le voyageur avait le poignet bon. Il serra un peu plus fort sans ajouter une parole et l’aubergiste se retourna en colère.

— Ah ! ah ! fit-il, monsieur le chevalier ! je vous remets bien. Vous voilà revenu ? Tâchez de trouver un trou à la ferme ou dans le village, voyez-vous, car ici, le roi viendrait que je n’aurais pas un lit à lui donner.

Cathou, la grande fille noiraude, arrivait chercher sa longe.

— Saint-Espiritou ! clama-t-elle avec un accent beaucoup plus extravagant que celui de l’aubergiste lui-même, car ces choses se perfectionnent en passant du père aux enfants, voilà M. le chevalier Gaëtan ! Il aura un gîte, quand ce serait dans le coin de ma bouche !

Chailhou se dressa de toute sa hauteur.

— Tu parles comme la fille d’un aubergiste à la douzaine ! dit-il.

— Coupe ta viande ! répliqua la grande Cathou en riant. Ce ne sera pas tous les jours fête. Il y a la chambre de l’aïeul.

— Voilà vingt ans que personne n’y est entré, murmura Chailhou en se signant.

— Oh ! que si fait ! répondit la Cathou en riant plus fort. C’est moi qui donnerai le foin et le son à votre cheval, monsieur le chevalier, venez avec moi.

— Va pour la chambre de l’aïeul, dit Gaëtan gaiement.

Cathou s’élança comme un boulet de canon à travers la cohue qui emplissait la salle commune. Gaëtan la suivit, le nez dans son manteau.

En arrivant au bout de la salle commune, la Cathou jeta un regard dans la cuisine et vit la Margou, sa mère, qui avait quitté ses fourneaux.

— Diou doux ! dit-elle. La mère cause aussi avec un gentilhomme ! Il en pleut ce soir chez nous !

— Il y a donc, reprit-elle avec volubilité en s’arrêtant, le pied sur la première marche de l’échelle qu’on appelait « l’escalier », il y a donc que la pauvre minoresse, mademoiselle Pola, le cher cœur, va être bien malheureuse. Ah ! grand Dieu du ciel ! ce que c’est que de nous ! Est-ce que vous êtes venu aussi pour voir tout cela ?

— Pour voir tout quoi, ma fille ? demanda le jeune voyageur.

— Toute la chose, enfin, répondit la Cathou. Est-ce que je sais, moi ! le père et la mère disent qu’ils s’en étaient toujours bien douté un peu. Il paraît que madame la comtesse l’a assassiné voilà bien du temps !

— Retiens ta langue ! s’écria Gaëtan, madame la comtesse vous a fait du bien à tous !

— À tous, c’est vrai : pas plus à moi qu’à d’autres. Et pourtant je ne lui veux point de mal, monsieur le chevalier. Si je pouvais l’aider à se sauver ou à se cacher, je le ferais tout de même.

Gaëtan avait cédé à un premier mouvement de colère. Il reprit doucement :

— Tu es une bonne fille, Cathou, et tu as bon cœur.

— J’aime quand vous dites mon nom, murmura-t-elle. Les autres ne le disent pas comme vous. Je sais bien que vous courez après la minoresse Pola, mais elle est si belle. Est-ce que vous n’aurez pas peur dans la chambre de l’aïeul ? Si vous vous endormez bien tranquillement sur une chaise, sans écarter les rideaux de l’alcôve, l’aïeul ne vous dira rien, vous savez ?

Ses grosses lèvres avaient un sourire narquois.

— Monte, Cathou, ordonna le chevalier au lieu de répondre,

La grande fille obéit, mais elle continua de causer.

— Il y a donc, reprit-elle, qu’on ne peut aimer ni détester M. le comte, puisqu’on ne l’a jamais vu. Ce n’est pas à cause de lui qu’on se fâche dans le pays, non. Mais les bourgeoises et les bourgeois de Milhau sont bien aises de ce qui arrive, parce que la comtesse était trop riche. Ils sont tous venus pour voir cela. Toutes les cabanes du village sont pleines. Il en est arrivé jusque de Rodez et de plus loin,

— Pour voir quoi ? demanda pour la seconde fois Gaëtan.

Ils atteignaient le haut de l’escalier. La petite lampe de forme romaine que Cathou tenait à la main éclairait une pauvre porte déjetée qui n’avait pour fermeture qu’un loquet.

Cathou avait déjà la main à la ficelle qui faisait jouer le loquet. Elle ne la tira point et répondit :

— Pas possible que vous ne sachiez pas un petit peu ce qui se passe, monsieur le chevalier. M. le lieutenant du roi est ici, et un conseiller de Paris qui doit en connaître long, car on le voyait souvent au château, et un grand médecin qui a été sorcier de la reine Marie, et un président à mortier du Parlement de Grenoble, et un procureur et un lieutenant criminel, et des avocats, et des greffiers, et des gruyers, et le bailli de Milhau, et M. le sénéchal de Rodez, et des gens de justice, voyez-vous, en voici en voilà, avec des soudards et des archers. Il y a plus de douze sergents, il y a trois massiers avec l’appariteur du prévôt de Sainte-Affrique. N’est-ce pas une chose à voir, dites donc ? Et il est sûr que si elle n’a pas assassiné son mari tous ceux-là s’en retourneront avec le béjaune !

— Mais qui ? s’écria Gaëtan, et quel mari ?

La Cathou le regarda d’un air stupide.

— Madame la comtesse, donc, fit-elle, et M. le comte qu’elle a dans une boîte sous son propre lit !

Gaëtan haussa les épaules avec dédain et la repoussa pour entrer. Elle l’arrêta d’une main robuste.

— Vous savez, dit-elle, dès que nous serons là-dedans, nous ne pourrons plus causer. On ne cause pas dans la chambre de l’aïeul.

Depuis qu’ils étaient au haut de l’échelle, sur l’étroit carré qui précédait la porte à demi désemparée, la grande fille parlait d’une voix contenue, comme si elle eût craint d’être écoutée.

— Que voulez-vous que j’entende plus longtemps toutes ces folies ? s’écria le chevalier.

— Ce ne sont pas des folies, prononça gravement la Cathou. Il y a des choses étonnantes derrière ces grands murs noirs, c’est moi qui vous le dis. Elle est bien riche, mais je ne voudrais pas avoir sa conscience.

— Elle est trop riche ! murmura Gaëtan. Tous ceux qui sont pauvres la jalousent et la détestent. Assez là-dessus, ma fille, Madame la comtesse est-elle au château ?

— Depuis ce soir, oui.

— Et mademoiselle de Pardaillan ?

— La minoresse est arrivée avec sa mère.

— Et pourquoi tous les gens de justice dont tu me parles n’ont-ils pas fait leur enquête au château ?

— Ah ? pourquoi ? Voilà bien la preuve qu’il y a quelque chose : le capitaine, le coquin de Mitraille comme on l’appelle, est arrivé de Paris avant les justiciers. On ne parlait encore de rien. Il a fait barricader toutes les portes et distribuer des armes aux valets. Il a mis la grande coulevrine de la tour sur affût, en face du pont, derrière la grand’porte, et il veille à côté, la mèche allumée. Il a dit comme cela qu’il ferait sauter la maison plutôt que de se rendre.

— Et sa fille ? demanda le chevalier qui devenait inquiet à vue d’œil.

— On ne l’a point vue, répondit la Cathou.

— À moins, ajouta-t-elle après réflexion, que ce ne soit elle, le fantôme blanc qui a passé à travers les archers, après la brune, et qu’on a vu traverser le pont-levis… Ah ! ah ! vraiment, je vous le dis : ce sont de drôles de choses qui se passent chez nous, à présent ! La grande porte s’est ouverte et le capitaine Mitraille n’a point mis le feu à sa coulevrine.

— On lui a ouvert ?

— Oui, bien… et le capitaine est venu ici parler avec M. le lieutenant de roi qui a tant de plumes et de broderies. Et les dames sont entrées, j’entends la minoresse et sa mère. Si vous aviez vu comme elles étaient pâles ! La comtesse a demandé au baillif et au sénéchal s’ils n’avaient point reçu l’ordre de la reine. Elle a demandé cela au lieutenant criminel et au président à mortier : à tout la monde, enfin, car cet ordre de la reine la met comme une âme en misère. Personne ne pourrait vous dire tout cela mieux que moi, monsieur le chevalier, puisque j’ai été témoin, témoin de tout. Gavache ! je n’aurais pas donné ma part d’écouter et de voir pour une promesse de mariage ! Le baillif et le sénéchal, le président et le procureur se sont mis à rire, disant : « Nous ne recevons pas tous les jours des nouvelles de Sa Majesté. Il y a bien loin d’ici jusqu’au Palais-Royal. » C’est là que demeure la reine : j’en ai appris long aujourd’hui. Alors, M. le lieutenant de roi a requis l’ouverture des portes pour lui et tous ses suivants de plume et d’épée. Ce coquin de Mitraille a dit : « Essayez, monsieur le baron ! {c’est un baron), et je vais vous mettre en capilotade. » Mais madame lui a imposé silence, disant : « Une reine ne peut pas manquer à sa parole. Nous avons toute la nuit devant nous. Si demain, à la première heure, on n’a reçu aucun message de madame la régente, il n’y aura point une seule porte fermée au château de Pardaillan. » À quoi M. le baron a répondu : « C’est bien. » Et il a ajouté, en nous parlant à tous, chapeau bas : « Mes amis, vous êtes témoins. » Alors, il a laissé entrer madame la comtesse et sa fille. Et il a dit encore : « Mes amis, demain, à la première heure, soyez tous présents pour voir passer la justice du roi !