Le Mari embaumé/I/15. Où maître Pol écrit sans l’aide de sa femme

Hachette (Tome 1p. 220-221-234-235).





XV

OÙ MAÎTRE POL ÉCRIT SANS L’AIDE DE SA FEMME.


Le lendemain, vers deux heures après midi, Guezevern s’éveilla dans son lit, ou plutôt dans le lit de son excellent compère, Renaud de Saint-Venant. La belle défroque qu’il avait achetée était dans un triste état, auprès de son ancien costume. Quand il voulut remuer, ses membres endoloris le blessèrent ; quand il voulut penser, sa tête lui fit mal.

Il avait tant bu et tant réfléchi la dernière nuit !

La mémoire de ce qui s’était passé depuis la veille au soir ne lui revint pas tout de suite ; mais il éprouvait vaguement cette courbature morale que laissent les grands désastres.

Il referma les yeux pour gagner encore quelques instants d’oubli par le sommeil.

Mais c’est juste à ce moment où l’on veut fuir que la véritable angoisse commence.

Maître Pol s’éveilla tout à fait dès qu’il essaya de se rendormir.

Au travers de ses paupières fermées, il vit sa femme qui tenait le petit Renaud dans ses bras, et qui lui disait :

« Promets-moi de ne pas jouer ! Promets-moi de ne pas te laisser entraîner par cet homme !

— Mort de moi ! pensa Guezevern, ce coquin-là, il faudra au moins que je le tue ! »

Ceci ne s’appliquait point à Saint-Venant, mais bien à M. le baron de Gondrin-Montespan, qui lui avait gagné la partie de mille louis et la revanche.

Guezevern ne savait même pas au juste combien il devait à M. le baron, sur parole. Il savait seulement qu’il avait joué sur parole et qu’il avait perdu.

Il se leva. Il était brisé. Il alla ouvrir l’armoire et compta son argent. Sur les cent mille écus, soixante-quinze mille livres manquaient.

Guezevern remit les sacs en place et s’assit, la tête entre ses mains.

Soixante-quinze mille livres ! Il songea à son fils qui allait porter peut-être le nom d’un déshonoré.

Pendant qu’il songeait on frappa à sa porte.

La personne qui entra était un jeune garçon vêtu d’une galante livrée toute neuve. L’histoire ne dit pas si, dans sa prospérité nouvelle, M. le baron de Gondrin-Montespan avait changé son taudis de l’arche Marion contre un palais, mais il est certain qu’il s’était donné un page.

Le page de M. le baron de Gondrin-Montespan apportait à Guezevern une lettre de son maître.

La lettre disait en termes courtois que M. le baron envoyait un messager, non pas tant pour réclamer sa créance, montant à trois mille pistoles, que pour offrir revanche à M. de Guezevern.

Au lieu de lancer le page par la fenêtre, comme l’envie lui en prit vaguement, maître Pol versa un verre plein de ce bon vin, qui était dans le placard, et le lui offrit. Après quoi il fit trente rouleaux de cent pistoles qu’il aligna sur la table.

Le page but à sa santé et recompta après lui, comme c’était son devoir.

Maître Pol le pria d’accepter une couple de louis pour sa peine, et le chargea d’un million de compliments à l’endroit de M. le baron.

Le page une fois parti, maître Pol se rassit devant l’armoire et remit sa tête entre ses mains.

Il savait désormais l’état de ses affaires. L’épargne de M. le duc de Vendôme, dont il était unique gardien et dépositaire, avait une brèche de cent cinq mille livres.

« Foi de Dieu ! pensa-t-il, j’ai donné à ce mendiant de Gondrin de quoi entretenir son page ! »

Il eut un rire morne et triste.

Pendant plus d’une heure il resta immobile et muet à la même place. Au bout de ce temps, il prit la bouteille entamée pour se verser un plein verre, mais il ne but point et de grosses lames lui vinrent aux yeux.

« Ce ne sont pas des pistoles que j’ai perdues, dit-il, c’est Éliane, c’est mon fils, c’est mon honneur et mon bonheur !

— Mort de moi ! s’interrompit-il pourtant, révolté contre lui-même ; j’ai été battu par le jeu, ne puis-je être vainqueur par le jeu ? J’ai ici de quoi tenir de belles parties. En cinq coups de dés, je puis regagner mon honneur et mon bonheur ! »

On frappa de nouveau à la porte. Cette fois c’était Renaud de Saint-Venant qui arrivait tout impatient d’avoir des nouvelles de son digne ami, si impatient qu’il n’avait pas pris le temps de dépouiller sa correspondance privée.

Renaud de Saint-Venant tenait en effet à la main un large pli scellé aux armes de Bourbon avec la brisure de Vendôme. Si maître Pol avait été en humeur d’observer, il eût bien reconnu, sur l’adresse, la belle écriture de dom Loysset, aumônier de César-Monsieur.

« Que me dit-on ? s’écria Saint-Venant, toujours frais et rose, toujours affectueux, suave et complète incarnation de ce véritable ami que la Fontaine devait définir quelques années plus tard : « une douce chose ; » que me dit-on, à l’instant ? Vous seriez retourné cette nuit chez Marion la Perchepré ! vous auriez joué de nouveau et de nouveau perdu ? J’aime à croire qu’il ne s’agit point de sommes importantes ; mais comme vous êtes parti de Vendôme à l’improviste, vous pourriez vous trouver dans l’embarras, et quoique je ne sois pas riche, j’accours, afin de mettre ma bourse à votre disposition. Si donc quelques centaines d’écus pouvaient vous être utiles…

— Je vous remercie, Renaud, » l’interrompit Guezevern.

Saint-Venant feignit de se méprendre à ce refus et poussa un cri de joie.

« Que Dieu soit donc béni ! fit-il en joignant les mains. C’était apparemment une fausse alerte. Vous pouvez vous vanter, mon digne ami, de m’avoir donné une rude frayeur. Maintenant que me voilà rassuré, je puis lire ma lettre, si toutefois vous voulez bien m’en accorder la permission.

— Faites, » dit Guezevern avec fatigue.

En rompant le cachet, Saint-Venant glissa un rapide regard vers l’armoire qui restait entr’ouverte. Maître Pol restait immobile et les yeux baissés.

« À la bonne heure ! s’écria Saint-Venant dès qu’il eut parcouru les premières lignes de la missive ducale. Voici du moins des nouvelles qui vont vous remettre en gaieté, mon cher, mon digne ami. Ceci m’arrive, par exprès, du château de Dampierre, où notre maître se porte assez bien ; dieu merci, sauf la colique qui le tourmente ! Désormais vous ne l’attendrez pas longtemps et vous serez débarrassé aujourd’hui même de ce lourd dépôt qui vous inquiète.

— Ah ! dit Guezevern. Aujourd’hui même ! »

Sa voix était morte, maie un court tressaillement agita tout son corps.

« M. le duc a dû se mettre en chaise aujourd’hui, sur les dix heures du matin : il sera donc en son hôtel de Mercœur vers la tombée de la nuit. Il préfère la chaise à porteurs au carrosse, à cause de… Je suppose que vous m’entendez bien, mon compère ? Et savez-vous comment il parle de votre seigneurie ? « Mon cher intendant, mon brave intendant, le seul intendant honnête homme qu’il y ait eu depuis que le monde est monde ! » Malepeste ! l’épargne de trois cent mille livres lui a été droit au cœur. »

Guezevern était pâle comme un mort et ne répondait point.

« Voulez-vous sortir avec moi pour dîner ? » demanda Saint-Venant.

Guezevern secoua la tête en signe de refus.

« Ou préférez-vous, continua Renaud, que je fasse monter votre repas de l’office. »

Guezevern dit :

« Je n’ai pas faim.

— Seriez-vous malade, mon compère ? interrogea Saint-Venant avec sollicitude. J’espère que c’est seulement la fatigue d’une nuit de plaisir. L’habitude de veiller se perd, mais demain il n’y paraîtra plus.

— Ceci est vrai ; murmura maître Pol avec une amertume profonde ; soyez assuré que demain il n’y paraîtra plus.

— Songez, reprit Saint-Venant, que vous allez avoir un triomphe à l’arrivée de M. le duc. Quoi que vous lui demandiez pour vous, pour Mme Éliane ou pour mon bien aimé fillot Renaud de Guezevern, vous êtes bien sûr de l’obtenir.

— Je vous prie, l’interrompit ici maître Pol, veuillez me laisser, monsieur mon ami, j’ai besoin d’être seul. »

Saint-Venant se leva aussitôt.

« Du moment que je suis importun, mon compère, dit-il, je me retire. Souvenez-vous seulement que je suis à vos ordres du matin au soir et du soir au matin. Quoi que vous désiriez de moi, parlez sans crainte : je vous appartiens à la vie à la mort ! »

Il l’embrassa et sortit.

Maître Pol écouta le bruit de ses pas dans le corridor et pensa tout haut :

« Est-ce là un baiser de Judas ? »

Il ajouta :

« Désormais, que m’importe ? »

Renaud de Saint-Venant descendait les escaliers de l’hôtel de Mercœur en chantant.

Cela ne l’empêchait point de réfléchir. Il se disait :

« Nous allons avoir du nouveau. Un seul homme peut me faire obstacle désormais, c’est ce coquin de Mitraille. »

Il se rendit à l’office, où Mitraille était en train de boire.

« Service de M. le duc, dit-il en lui montrant l’enveloppe scellée aux armes de Bourbon. Tu vas monter à cheval et te rendre tout d’un trait à l’Isle-Adam, où est M. le commandeur de Jars, et tu lui diras que Mme la duchesse de Chevreuse fait des crêpes en son château de Dampierre. S’il les aime, qu’il en vienne manger.

— Il y a cela dans la lettre ? » demanda Mitraille avec défiance.

Saint-Venant ouvrit l’enveloppe aussitôt et déplia la missive ; seulement, ce coquin de Mitraille ne savait point lire.

Comme il hésitait encore, Saint-Venant replia la lettre et dit pour la seconde fois d’un ton solennel :

« Service de M. le duc ! »

Mitraille monta à cheval et prit le galop, répétant sa bizarre leçon tout le long du chemin, et ajoutant de temps à autre :

« Mort de moi ! comme dit maître Pol, M. le commandeur et les autres, si le cardinal se fâche, pourraient bien digérer sur l’échafaud les crêpes qu’on va faire au château de Dampierre ! »

À l’Isle-Adam il ne trouva point M. de Jars qui était en Normandie, près de M. de Longueville.

Le temps de faire manger l’avoine à son cheval, il reprit la route de Paris à franc étrier, car il avait désormais des soupçons et voulait avertir Guezevern. À la Porte-aux-Peintres, il fut arrêté de par le roi et conduit à la Bastille.

Après son départ de l’hôtel de Mercœur, Saint-Venant avait eu une courte entrevue avec un homme de confiance de M. le cardinal. Voilà pourquoi ce coquin de Mitraille avait présentement l’honneur d’être prisonnier d’État.

Saint-Venant, ayant ainsi travaillé, alla passer une heure ou deux chez la Chantereine qui lui trouva, ce jour-là, l’air soucieux et préoccupé. Ses cartes étaient jouées, il attendait la fin.

Maître Pol était resté seul. Il ferma sa porte à double tour en dedans, et s’assit sur le pied de son lit. Il ressemblait assez bien à l’idée qu’on se fait du condamné à mort veillant la dernière nuit avant le supplice.

Quand quatre heures sonnèrent à l’église neuve des Capucines, il tressaillit faiblement.

« M. de Vendôme doit arriver à la tombée de la nuit, dit-il ; en cette saison, la tombée de la nuit est vers les sept heures. J’ai encore trois heures tout au plus devant moi.

— Son premier soin sera de me mander près de lui, poursuivit-il, j’en suis sûr. Il me semble que je l’entends d’ici : « Voyons, ventre-saint-gris ! tête-de-bœuf ! Breton bretonnant, il paraît que tu es devenu l’homme le plus habile de l’univers ! Compte-moi mes trois cent mille livres, Guezevern, mon fils, et demande-moi ce que tu voudras, sauf pourtant une patenôtre en faveur du diable rouge ! »

Il eut un mélancolique sourire.

« Je lui aurais demandé, murmura-t-il, une place de dame d’honneur chez Mme la duchesse, pour ma bien-aimée Éliane ; une noble éducation pour mon fils, et pour moi une compagnie dans son régiment de Mercœur. »

Un profond soupir souleva la poitrine de maître Pol à ce dernier souhait.

« C’est bon ! fit-il, pourquoi penser à cela ? ce n’est pas une récompense qu’il me faut demander, c’est grâce et pitié. Je mourrai intendant, intendant infidèle…, et mon épée ne me servira qu’à trouer mon propre pourpoint ! »

Il se mit sur ses pieds assez bravement, mais tout à coup ses yeux s’emplirent de larmes.

« Mon fils ! s’écria-t-il en un élan de regret passionné, ma femme ! Est-ce donc bien vrai que je ne vous reverrai jamais !… jamais ! »

Il se dirigea vers l’armoire où était l’argent. Son pas chancelait comme s’il eût été ivre.

« Foi de Dieu ! protesta-t-il en se redressant avec un soudain orgueil, ce n’est pas crainte de la mort, au moins ! Depuis qu’il y a au monde des Guezevern, ils ont toujours su mourir en hommes de cœur ! »

« Mais Éliane, ma joie, mon trésor, mon amour chéri ! Maintenant que je vois mon bonheur de loin, il me semble que c’était le paradis. Jamais je n’aurais cru… Non ! sans le coup qui me frappe et que j’ai mérité, jamais je n’aurais su comme mon Éliane était bonne et belle, ni à quel point je l’aimais ! »

Dans l’armoire où était l’argent, il y avait tout ce qu’il fallait pour écrire.

Maître Pol y prit encre, plume et papier qu’il déposa sur la table ; mais au lieu de se mettre à écrire, il saisit sa tête à deux mains et retomba au plus profond de sa rêverie. La plume lui faisait peur.

Pour le rendre à lui-même, il fallut encore l’horloge de l’église neuve des Capucines, annonçant qu’une demi-heure avait passé.

Il écrivit alors de sa main lourde et malhabile une lettre qui lui arracha des sanglots.

Cette lettre était adressée à sa femme Éliane.

Il la ferma et la scella.

Ensuite, il adressa une seconde lettre à son maître, M. le duc de Vendôme.

Enfin, il en commença une troisième qui, dans sa pensée, devait aller à Renaud de Saint-Venant.

Mais, au bout de quelques lignes, il déchira le papier et en dispersa les morceaux.

« Je crois que Renaud n’est point un méchant compagnon, dit-il ; je ne le soupçonne pas d’avoir causé sciemment le grand désastre qui me tue ; mais je veux que mon dernier acte obéisse du moins à ma chère Éliane. Elle m’avait mis en garde contre lui, je ne me servirai point de lui. »

Il prit une quatrième feuille de papier, sur laquelle il écrivit :

« Je confie à mon ancien ami et compagnon Mitraille ces deux lettres, avec charge de les remettre fidèlement, l’une à ma femme, l’autre à M. le duc. »

Puis, ayant serré le tout dans une enveloppe, il la scella, et plaça dessus cette mention :

« Quiconque entrera le premier dans cette chambre, devra déposer le présent paquet entre les mains de l’écuyer Mitraille. »

Il respira avec force quand il eut achevé, car, même en présence de la terrible détermination qu’il avait prise, trois lettres à écrire formaient pour lui un rude et repoussant travail ; le fait seul de jeter la plume désormais inutile, le soulagea d’un grand poids.

« C’est le gros de la besogne, se dit-il avec l’équivoque gaieté des désespérés. Le reste me coûtera moins de peine. »

Il nettoya ses hardes de son mieux, les revêtit et ceignit son épée, qu’il regarda d’un œil farouche.

Son regard fit ensuite le tour de la chambre, comme s’il se fût demandé s’il ne laissait derrière lui aucune tâche inachevée.

Sur le point de franchir le seuil, il se ravisa tout à coup, ferma l’armoire et plaça sur la serrure une bande de parchemin qu’il scella aux deux bouts après avoir tracé dessus ces mots :

« Madame Éliane, veuve du défunt intendant, Pol de Guezevern, a seule le droit de rompre ce parchemin. »

Et il sortit sans refermer sa porte, disant à ceux qu’il rencontra dans les corridors de l’hôtel :

« Je vais voir un peu couler l’eau de la Seine. »

La chambre resta solitaire.

Vers cinq heures et demie, si maître Pol eût été encore chez lui, il aurait pu entendre la marche furtive de deux hommes qui allaient dans le corridor en étouffant avec soin le bruit de leurs pas.

« Es-tu sûr de l’avoir bien reconnu ! demanda l’un de ces deux hommes.

— Sûr comme je vous vois, répondit l’autre.

— De quel côté allait-il !

— Du côté de la rivière.

— Bon ! fit la première voix, qui était douce et discrète comme celle du bon écuyer Renaud de Saint-Venant ; le possédé aura été perdre le reste de son argent chez Marion la Perchepré ! »

Les pas s’éloignèrent et un quart d’heure s’écoula.

Au bout de ce temps, les dalles du corridor sonnèrent de nouveau sous la marche d’un homme. Cette fois, on ne parla point. L’homme devait être seul. Il s’arrêta tout contre la porte.

La brune allait tombant, mais il y avait encore assez de jour dans la galerie pour qu’il fût possible de reconnaître le bon Renaud de Saint-Venant, très-pâle, un peu tremblant et tenant à la main un large pli, entouré de lacs de soie.

Son oreille était collée à la serrure. Il resta là une minute ou deux immobile et retenant son souffle comme s’il eût voulu se bien assurer qu’il n’y avait personne à l’intérieur.

Sa main toucha enfin le loquet de la porte.

Mais au lieu d’ouvrir, il frappa discrètement, disant :

« Guezevern, mon digne ami, êtes-vous encore là ? »

Comme nulle réponse ne rompit le silence, l’homme ajouta, en élevant la voix quelque peu :

« Êtes-vous là, Guezevern ? C’est moi, Saint-Venant, votre ami et compère. Ouvrez-moi, je vous prie, je tiens en main un message de Mme Éliane, votre femme bien-aimée. »