Le Mari embaumé/I/10. À quoi sert un intendant honnête homme

Hachette (Tome 1p. 142-143-160-161).





X

À QUOI SERT UN INTENDANT HONNÊTE HOMME.


Quoiqu’il tînt une charge de roture, l’intendant Guezevern portait un costume de gentilhomme : un très-riche costume. Il aimait briller et n’était pas peu fier de sa belle mine.

Par le fait, il en avait sujet : ces cinq années avaient donné à sa mâle prestance le cachet de la perfection, et vous auriez eu de la peine à trouver en la cour du roi Louis XIII, parmi tant d’élégants seigneurs, un cavalier plus accompli.

C’était, en somme, une heureuse femme que notre jolie Éliane, et son ménage pouvait passer pour un des meilleurs qui fût sous le soleil.

Une si charmante teinte de pourpre couvrit son visage et jusqu’à son sein, au récit du rêve de maître Pol, que celui-ci crut un instant à la réalisation de son vœu le plus cher. Il pensa qu’Éliane allait parler et dire :

« Ami, ton rêve était une prophétie. »

Mais il n’en fut rien. Éliane se tut.

Et quand elle parla, enfin, ce fut pour murmurer :

« Nous ferons des neuvaines. »

Maître Pol n’avait donc plus qu’à causer d’autre chose et à faire sauter le petit Renaud sur ses genoux, ce dont il s’acquitta de grand cœur.

« Et n’avons-nous point de nouvelles de messieurs de Vendôme ? demanda-t-il après quelques minutes.

— Si fait, répliqua Éliane tristement, on dit que M. le duc est en liberté.

— Et tu m’annonces cela comme si c’était un malheur ! s’écria Guezevern.

— C’est un malheur, en effet, reprit Éliane, car il est privé de ses charges et dignités. Son gouvernement de Bretagne est donné à un autre.

— Malepeste ! fit l’intendant, voilà un mauvais coup !

— On dit encore, ajouta Éliane, que M. le grand prieur s’en va mourant au château d’Amboise où M. le cardinal le retient, parce qu’il n’a voulu faire ni soumission ni aveux.

— Des deux frères, grommela maître Pol, M. le grand prieur était l’aîné par la tête et par le cœur ! »

Il y eut un long silence, puis maître Pol reprit :

« À Blois d’où je viens, j’ai eu connaissance de messagers expédiés de Paris. À mi-chemin, j’ai rencontré des gens qui avaient vu une estafette venant de Bretagne, et au gué du Loir, un courrier d’Amboise a passé avant moi… Ce coquin de Mitraille n’est-il point de retour ? »

Au moment où Éliane allait répondre négativement, un grand bruit se fit entendre dans la cour du château. En même temps, des sons de trompe éclatèrent dans les avenues dont le sol retentit sous le sabot des chevaux.

« Route de Bretagne et route d’Amboise ! » murmura maître Pol.

Un valet entr’ouvrit la porte et annonça :

« Voici l’écuyer Mitraille qui arrive de Paris ! »

Mitraille était donc écuyer maintenant ; mais quoiqu’il eût ainsi monté en grade, son vrai nom restait toujours : « Ce coquin de Mitraille. »

Mitraille fut introduit aussitôt.

C’était un bon garçon, court, mais bien bâti, dont le harnais n’avait plus de couleur sous la poussière qui le couvrait de la tête aux pieds.

Pendant qu’il remettait un pli scellé aux armes de Bourbon, avec la brisure de Vendôme, entre les mains de l’intendant, deux autres messagers furent introduits successivement, savoir : un courrier de Bretagne qui apportait les comptes et redevances du domaine de Mercœur, et une estafette, habillée de noir, venant du château d’Amboise.

Comme Guezevern était en train d’ouvrir le pli de M. le duc, lequel, suivant ordre exprès, devait lui être remis en mains propres, Éliane reçut les deux autres messages.

Elle était femme d’affaires, elle ouvrit immédiatement les paquets. Pendant que Guezevern épelait péniblement les quelques lignes de la missive ducale, Éliane dépêcha une demi-douzaine de lettres.

Tous deux pourtant, Éliane et Pol, poussèrent en même temps un cri de surprise savoir : Pol, à la troisième ligne de sa seule lettre, Éliane à la fin de sa septième lecture.

Le cri de Pol était joyeux ; celui d’Éliane disait une sincère douleur.

« Mort de mes os ! fit l’intendant, cette fois, il faudra bien que je revoie ma bonne ville de Paris !

— Monsieur Alexandre de Vendôme, dit Éliane grand prieur de France, a rendu son âme au seigneur. »

Guezevern resta bouche béante.

« Mort ! balbutia-t-il, le cadet de Vendôme !

— Mitraille, mon homme, ajouta-t-il, et vous messieurs, passez à l’office où vous serez servis. J’ai besoin de conférer avec Mme de Guezevern sans témoin. »

L’écuyer et les deux courriers se retirèrent aussitôt.

Maître Pol froissait machinalement la lettre qu’il venait de recevoir.

« De quoi est mort M. le grand prieur ? demanda-t-il.

— De maladie, répondit Éliane ; une maladie singulière à laquelle les médecins n’ont rien compris. »

Guezevern dit après un silence :

« Les médecins ne comprennent jamais rien aux maladies de ceux qui combattent M. le cardinal. »

Éliane le regardait d’un air inquiet.

« Pourquoi avez-vous parlé de revoir Paris, Guezevern ? » interrogea-t-elle presque timidement.

Maître Pol lui tendit la lettre qu’il avait eu tant de peine à lire, et qui était ainsi conçue :

« Monsieur de Guezevern.

« M. le grand prieur, mon très-cher frère et moi, nous souhaitons de savoir à quoi sert un intendant honnête homme. En conséquence, nous vous donnons ordre de rassembler immédiatement notre épargne, qui doit dépasser, à notre estime, cent cinquante mille livres tournois, et de nous l’apporter, de votre personne, en notre hôtel de Mercœur, sous trois jours de la présente missive reçue.

« Je prie Dieu qu’il vous tienne en sa garde.

« Par César, duc de Vendôme,
« LOYSSET, prêtre. »

Au-dessous de ces lignes, quelques mots d’une écriture informe trouvaient place et disaient :

« Bonjour, Bas-Breton, Tête-de-Bœuf, j’ai toujours la colique. »

Et au-dessous encore, il y avait une croix, entourée de trois ou quatre pâtés d’encre qui formaient, les pâtés et la croix, le propre parafe de M. de Vendôme.

Éliane fut presque aussi longtemps à lire la lettre que maître Pol lui-même.

Elle réfléchissait en lisant.

« Il n’y a pas à hésiter, dit-elle enfin, il faut partir.

— C’est mon avis, douce amie, répliqua l’intendant.

— C’est votre envie surtout, Pol, mon bien-aimé Pol ! murmura Éliane, et Dieu veuille qu’il ne vous arrive point de mal ! »

L’intendant sourit et prononça dans sa barbe :

« Paris et moi, ma chère, nous nous connaissons de reste ! »

Éliane secoua sa tête charmante.

Et comme son mari l’interrogeait du regard, elle essaya de sourire, mais elle ne put.

« Promettez-moi, lui dit-elle, que vous prendrez vos quartiers chez notre bonne tante et amie, dame Honorée de Pardaillan-Guezevern.

— Un gentilhomme chez une béguine !… » commença, maître Pol.

Mais il se reprit et ajouta :

« Si cela vous plaît, mon cher cœur, je vous promets qu’il en sera selon vos désirs. »

Éliane porta à ses lèvres le sifflet d’or qui pendait à son col. Un valet vint à son appel.

« Que l’écuyer Mitraille se hâte de prendre son repas, ordonna-t-elle, et qu’on prépare six chevaux frais de la grande écurie. Monsieur l’intendant va partir avec une escorte de cinq hommes.

— Cinq hommes ! répéta Guezevern quand le valet fut parti. M’est avis que ce coquin de Mitraille et moi nous sommes bien capables de porter à Paris l’épargne de M. de Vendôme.

— Vous vous trompez, répliqua Éliane. Soixante-quinze mille livres en or font une lourde charge dans chaque valise. Il y aura quatre valises portant cette charge. L’écuyer Mitraille et vous, vous ne porterez rien, sinon vos armes, pour défendre le bien confié à votre chargé.

— Mort de moi ! balbutia maître Pol stupéfait, le calcul et moi nous sommes brouillés depuis longtemps, mais il me semble que quatre fois soixante-quinze mille livres font… font… »

Il s’arrêta cherchant, et Éliane acheva :

« Cent mille écus tournois.

— Cent mille écus tournois, ma femme ! Trois cent mille livres ! Ai-je vraiment amassé une si belle finance en si peu de temps !

— Un peu plus, répliqua la jeune femme, dont le sourire se fit orgueilleux à son insu, et c’est pour répondre à M. de Vendôme qui veut savoir à quoi sert un intendant honnête homme. »

Maître Pol l’enleva dans ses bras.

« Foi de dieu ! s’écria-t-il, dans son enthousiasme, avec un intendant honnête homme, j’entends un intendant tel que moi, qui suis honnête homme jusqu’au bout des ongles, M. le duc aurait risqué grandement d’avoir une dette au lieu d’une épargne ! Je n’osais pas te demander combien j’allais emporter avec moi, et si tu m’avais dit : nous avons un millier ou deux de pistoles, je jure que j’aurais été content, lui aussi. Cent mille écus ! c’est toi qui es l’intendant, mon Éliane, le bon génie, la fée ; et quand je vais arriver devant M. de Vendôme, je veux lui dire : par la mort diable, monseigneur, voici un cadeau de Mme de Guezevern, ma femme, qui bat monnaie aussi bien que le roi ! »

Si vous eussiez dit à maître Pol que son Éliane ne l’avait pas radicalement guéri de l’habitude qu’il avait autrefois de jurer, vous l’eussiez étonné de fond en comble.

Il était bien triste de quitter si tôt sa femme tant aimée, ce bon, ce beau Guezevern ; il était bien triste aussi de la mort de M. le grand prieur, qui était un homme de tête et de cœur ; mais il soupa de grand appétit, parce que l’idée de Paris venait à la traverse de ses mélancolies et mettait en sa pensée un étrange fonds d’allégresse.

Il n’est besoin d’expliquer ce sentiment à ceux qui ont connu Paris et qui vivent ailleurs.

J’entends qui vivent bien, qui vivent mieux qu’à Paris, — et qui pleurent Paris.

Tout en mangeant comme un ogre, maître Pol était distrait.

Éliane le regardait, pensive, et ne mangeait point.

De temps en temps elle se levait pour donner des ordres. Elle était la femme qui songe à tout et qui fait tout.

Maître Pol n’avait qu’à se laisser glisser dans la vie sur le chemin, toujours aplani par elle.

Les trois cent mille livres furent partagées entre les quatre valises, dont Guezevern eut les clefs, puis il reçut des mains de sa femme une bourse bien garnie : « pour ses menus plaisirs à Paris », lui dit-elle avec son délicieux sourire.

On entendit piaffer dans la cour les chevaux de l’escorte.

Ce coquin de Mitraille blasphémait comme un païen, chantant que le vin du Vendômois valait mieux que l’ambroisie.

Quand Éliane donna le dernier baiser à son mari, elle avait des larmes dans les yeux.

« Il faut bien te divertir, Guezevern ! » murmura-t-elle.

Le petit Renaud, la voyant pleurer, fronça le sourcil en regardant son père.

Ce pauvre maître Pol, qui n’était pourtant pas un menteur, balbutia :

« Puis-je être heureux loin de toi, mon âme ? »

Il grillait d’envie d’être à cheval, quoiqu’il n’eût, en vérité, rien de si cher au monde que ces deux êtres qu’il allait quitter.

Paris l’appelait, Paris l’enchantement !

« Écoute, fit Éliane, d’une voix sérieuse et profonde, j’ai deux frayeurs : cet homme et le jeu ! »

Maître Pol se mit à rire en la pressant contre son cœur.

« Promets-moi, continua-t-elle, que tu ne joueras pas et que tu ne te laisseras pas entraîner par cet homme !

— Folle ! dit Guezevern, chère folle ! »

Mais le petit Renaud s’écria, menaçant :

« Fais ce que dit ma mère, méchant ! »

Éliane lui imposa sévèrement silence.

Il n’en continua pas moins :

« Méchant ! ne vois-tu pas qu’elle pleure ! Promets-lui que tu ne joueras pas, et que tu n’iras pas avec l’homme qui lui fait peur ! »

Il ne se doutait guère que cet homme était son parrain.

Parmi un demi-cent de baisers, maître Pol dit :

« Je le promets ! »

Et même il ajouta :

« Je le jure ! »

L’instant d’après, les six chevaux frais partirent au galop, brûlant la route de Paris.

Éliane, restée seule, drapa son fils dans son berceau et revint s’accouder à la fenêtre pour écouter encore le bruit de la course qui allait s’éteignant déjà au lointain.

« Il a promis ! » pensait-elle.

Mais je ne sais pourquoi elle n’était point rassurée.

Elle rentra dans la chambre aux registres qui lui sembla grande et vide.

Elle voulut se remettre au travail ; mais le travail la repoussa.

Elle rêva. Onze heures de nuit sonnèrent au beffroi du château. Il y avait déjà deux heures que son mari était parti.

« Il est loin, se dit-elle, bien loin ! Mon bonheur fuit vers Paris. En reviendra-t-il ? »

Parmi les lettres nombreuses apportées ce soir, et dont plusieurs restaient encore scellées, il y en eut une qui frappa en ce moment son regard.

C’était une large enveloppe de parchemin, fermée, selon l’ancienne mode, à l’aide de fils de soie, disposés en lacs et réunis par un cachet de grande taille.

Elle se rapprocha de la table, parce que de loin elle ne pouvait déchiffrer les armoiries.

Les armoiries étaient celles du vieux comte de Pardaillan.

Nous l’avons dit : Éliane était ambitieuse.

Non point pour elle peut-être. Elle était ambitieuse pour son mari et surtout pour son fils, ce hardi chérubin qui venait de menacer maître Pol, parce que maître Pol faisait pleurer sa mère.

Malgré sa préoccupation actuelle, si éloignée de tout ce qui ne se rapportait point au départ de Guezevern, Éliane rompit avec empressement le cachet qui fermait la dépêche du comte de Pardaillan.

Dès longtemps, elle avait noué avec le riche parent de son mari un commerce de lettres qui était devenu peu à peu fort actif. Le comte de Pardaillan, sans doute par une curiosité de vieillard, avait voulu connaître sa propre histoire à elle, Éliane. Depuis qu’il avait reçu la réponse franche et détaillée de sa nièce, celle-ci croyait voir dans ses lettres un intérêt plus vif et qui allait jusqu’à la tendresse.

Néanmoins, le vieux comte n’avait jamais engagé maître Pol ni Éliane à venir au château de Pardaillan.

Quelque chose semblait le retenir, et malgré la finesse déliée de son esprit, Éliane en était encore à deviner la nature de ce mystère.

C’était de là, elle le savait bien, que, dans un temps très-éloigné, selon toute apparence, la fortune devait venir.

La fortune et l’éclat, car cette fortune comportait un titre de comte.

Et il n’est pas besoin d’apprendre au lecteur qu’à l’époque dont nous parlons, il n’y avait ni comtes ni vicomtes pour rire. La noblesse, en sombrant, a produit cette détestable comédie des titres à la douzaine. Un comte, sous Louis XIII, était forcément un grand seigneur.

Aussitôt que les yeux d’Éliane eurent parcouru les premières lignes du message, elle pâlit et tout son corps se prit à trembler.

Son émotion fut si grande qu’elle fut obligée de se tenir aux meubles, pour atteindre le fauteuil où elle s’assit presque défaillante.

Elle frotta ses paupières éblouies comme une personne qui croit rêver, et recommença la lecture.

Elle était forte véritablement. La seconde lecture, au lieu d’augmenter son trouble, lui rendit toute sa présence d’esprit.

Elle saisit de nouveau son sifflet d’or et appela.

« Qu’on harnache à l’instant même le reste des chevaux frais de la grande écurie ! ordonna-t-elle au valet qui se montra, et que ma chambrière prépare tout ce qu’il faut pour ma toilette de voyage. J’emmène avec moi maître Renaud, mon fils. Dans une demi-heure, que le maître de l’écurie et trois palefreniers de Vendôme soient armés et prêts à nous faire escorte. »

Le valet sortit. Éliane resta un moment immobile, les yeux fixés dans le vide. Aucune parole ne tombait de ses lèvres.

Elle rouvrit la lettre pour la troisième fois.

La lettre disait :

« Madame ma nièce,

« La colère de Dieu a visité ma maison, et j’ai peur d’apprendre par votre réponse qu’il soit arrivé quelque infortune chez vous, car voilà mon jeune neveu, Pol de Guezevern, votre bien aimé-mari, héritier de Pardaillan-Montespan-Guezevern, il semble qu’il y ait une malédiction attachée à cet héritage.

« Il y a un an à peine, nombre d’existences humaines et jeunes étaient entre vous et cette fortune que j’appelle funeste au moment de vous l’abandonner. Sans parler de vos parents les plus proches, les Guezevern du pays de Quimper qui sont morts, j’avais autour de moi trois neveux germains de grande espérance, et une nièce germaine, la fille de mon honorée sœur.

« Je n’ai plus personne. Trois fois dans le cours de cette année, l’ange du trépas a franchi le seuil du château de mes pères, et je reçois aujourd’hui de l’armée de Saintonge la nouvelle d’un dernier, d’un double deuil.

« Messieurs mes neveux germains Antoine et Melchior, fils d’Éléonore-Amélie de Montespan, ont été tués tous deux ensemble dans une escarmouche contre les gens de la religion, devant la Rochelle.

« Je n’ai plus rien, je suis seul, et je sens que l’amère tristesse de cet abandon abrège mes derniers jours en les empoisonnant.

« Je vous prie de faire en sorte, madame ma nièce que, toute affaire cessante, monsieur mon neveu, Pol de Guezevern se dirige immédiatement vers mon château de Pardaillan.

« Les circonstances qui m’ont fait éviter jusqu’à présent une rencontre avec vous, que j’honore et que j’aime, ne sont plus. Vous devrez, s’il vous plaît, accompagner votre mari.

« Je regarde comme un suprême devoir de laisser en dignes mains l’héritage de mes aïeux, héritage fort envié, et qui est plus considérable encore qu’on ne le croit généralement. Pour ce faire, j’ai besoin de mon neveu Gruezevern, car il y a d’autres droits que les siens et ces droits sont aux mains de gens puissants.

« J’ai d’autres raisons encore, d’un ordre fort différent et qu’il serait dangereux de confier au papier. Ces raisons vous regardent.

« Pour donner force et valeur à mes dispositions, l’acceptation et par conséquent le seing de mon neveu Guezevarn sont indispensables.

« Si donc, par impossible ou par malheur, pour cause de maladie grave ou autre, mon neveu Guezevern se trouvait empêché de venir, je vous prie, madame ma chère nièce, dans votre intérêt comme dans le sien, de m’apporter les pouvoirs de votre mari, et, par provision, plusieurs signatures en blanc, afin que nous puissions passer des actes entre-vifs, toujours plus solides que les établissements testamentaires.

« Le temps presse. Cette lettre que je n’aurais pu écrire est de la main de mon chapelain. Priez pour moi, venez vite, et que Dieu vous ait, madame ma nièce, en sa sainte et digne garde. »

Ces lignes étaient suivies d’un post-scriptum tremblé et presque illisible qui disait :

« Ma bien chère enfant, hâtez-vous. J’ai peur de mourir avant de vous avoir révélé mon secret qui est le vôtre. »

Ceci était de l’écriture d’Antoine-François, comte de Pardaillan.

Au-dessous, quelques mots étaient tracés.

« Ne perdez pas une minute, madame, au nom du ciel ! »

Ces mots appartenaient à la même main que le corps de la lettre.

Tout le monde aimait Éliane, et le chapelain du vieux comte l’avait prise en affection.

Peut-être que si ces mots n’eussent point existé, Éliane aurait envoyé un coureur sur les traces de son mari, malgré la rigueur du devoir qu’il était en train d’accomplir.

Mais quelque chose lui disait que ces mots étaient l’expression absolue de la vérité : il n’y avait pas une minute à perdre.

Elle réfléchit pourtant ; elle hésita.

Quand le valet revint lui annoncer que tout était prêt pour le départ, elle lui commanda rudement de se retirer.

Et elle resta, immobile comme une statue, plongée qu’elle était dans sa méditation.

Les douze coups de minuit, en sonnant, l’éveillèrent.

Elle se leva, pâle, mais résolue.

Elle ouvrit un compartiment secret du bureau principal, et y prit plusieurs feuilles de parchemin qu’elle timbra aux armes de Guezevern et au sceau de Vendôme.

Puis elle s’assit devant son bureau et sa plume ferme courut sur le premier parchemin, écrivant une procuration en forme, quelle signa du nom de son mari.

« Je fais ici, dit-elle, répondant peut-être à un reproche de sa conscience, mon œuvre de tous les jours. Tous les jours j’écris, tous les jours je signe pour mon mari, qui le veut ainsi. L’écriture qu’il a, c’est moi qui la lui ai donnée. Nous ne faisons qu’un, ou plutôt, c’est moi qui suis sa main droite et sa volonté.

« En outre, ajouta-t-elle, s’il était là, près de moi, j’en suis certaine, et c’est à Dieu même que je le dis, s’il était là, près de moi, les choses seraient comme elles sont exactement, rigoureusement : j’écrirais et je signerais. »

Par le fait, il n’en était jamais autrement depuis des années.

Et pourtant le cœur d’Éliane battait.

« Mon fils ! mon fils ! murmura-t-elle. S’il y a un châtiment à craindre, qu’il soit pour moi seule, et non pour toi ! »

Quand elle eut rempli le premier parchemin, elle signa les deux autres en blanc et fit du tout un paquet.

Puis elle quitta le bureau ; mais, comme elle se levait, une sorte de vertige la prit. Elle porta ses deux mains à son sein.

Ce n’était pas de l’angoisse qu’on aurait pu lire en ce moment sur la pâleur de son charmant visage.

Et le malaise éprouvé par elle n’était point le résultat de ce qu’elle venait d’oser.

Quatre ans auparavant, quelques mois après son mariage, elle avait éprouvé la même souffrance à laquelle la naissance de maître Renaud avait mis un terme.

Non, non, ce n’était pas de l’angoisse, c’était une mystérieuse et douce joie.

« Je n’ai rien dit à Guezevern, pensa-t-elle tout haut, tandis que ses paupières se mouillaient. Avant de parler, je voulais être sûre… bien sûre ! son désir est si grand ! et l’espoir trompé est une peine si amère ! »

Elle se dirigea vers la porte de sortie. En passant devant le prie-Dieu, elle fléchit le genou et murmura avec un élan de ferveur passionnée :

« Sainte Vierge, donnez une sœur à mon fils ! Sainte Vierge, faites que mes deux enfants bien-aimés soient heureux ! »

Elle franchit le seuil et peu d’instants après, vêtue en amazone, elle galopait à la tête de son escorte, sur la route du château de Pardaillan.