Le Manuscrit des Bucoliques

Le Manuscrit des Bucoliques
José-Maria de Heredia

Revue des Deux Mondes tome 30, 1905


LE MANUSCRIT
DES
BUCOLIQUES[1]


Mais telle qu’à sa mort, pour la dernière fois
Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,
De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,
Chante, avant de partir, ses adieux à la vie :
Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort,
Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort…


Lorsque, dans la salle des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, j’ouvris au hasard le volume des Bucoliques d’André Chénier, et que je lus en haut d’un feuillet de papier bleuâtre, écrits d’une encre pâlie par le temps, les premiers vers, si symboliques, de ce poème de Néère, le plus simple, le plus touchant, l’un des plus parfaitement beaux de la langue française, un frisson religieux (je ne saurais trouver un mot plus juste) me fit tressaillir ; mes yeux se voilèrent devant ces caractères sacrés qu’avait tracés la main de ce jeune homme vraiment divin qui fut un grand poète et mourut à trente et un ans, martyr de la Liberté.

Avidement, rapidement, je feuilletai ces pages où, sur des morceaux d’un papier épais et rude, étaient jetés, sans suite, en tous sens, entremêlés aux notes, aux citations, aux ébauches en prose, des poèmes, des fragmens, des vers épars. Et je fis alors le vœu d’employer un peu de ma vie à débrouiller ce chaos admirable, à ordonner ce désordre. Je rêvai — on peut tout rêver, même l’impossible — de reconstituer l’œuvre du poète. Tel celui qui rassemblant des débris d’une statue de Scopas ou de Polyclète, avec un soin pieux et patient, les rapproche, les joint, les unit et goûte la joie de voir enfin paraître, dégagé de la terre qui le souillait et de la poussière brillante du marbre, le Héros ou le Dieu, presque entier.

Si le travail du statuaire qui restaure quelque chef-d’œuvre mutilé est infiniment difficile, combien plus ardu celui du lettré qui tente de rétablir, de coordonner une œuvre écrite, fragmentaire et inachevée. La structure du corps humain est certaine et définie ; la place de chacun de ses membres déterminée. Mais comment rattacher l’un à l’autre les membres épars du poète ? Nulle loi ne les régit autre que la volonté ou le caprice de celui qui n’est plus. Comment retrouver une composition qui n’était peut-être même pas arrêtée dans son esprit ? Et ce n’est pas une statue, un groupe seulement ; c’est un temple, un musée, tout un Olympe qu’il faut reconstruire. Quels furent mes doutes, mes scrupules, mes perplexités, mon découragement, je ne le dirai point. La tâche était trop noble et m’était trop chère pour y pouvoir renoncer.

J’entrepris tout d’abord de copier les manuscrits. Cette copie figurée, faite servilement, la loupe à la main, avec un soin méticuleux, en reproduit l’aspect, toutes les particularités, ratures, surcharges, corrections, erreurs même. Au cours de ce travail minutieux et cent fois repris, j’ai pu retrouver, sous les traits de plume qui les barrent, tous les vers de premier jet, les hémistiches et les mots que le poète avait biffés. Ils ont été soigneusement reproduits dans les Notes, sous la rubrique : Première version. Mais quelle ne fut pas ma surprise d’avoir à constater, à chaque page, les innombrables changemens de ponctuation, les fautes de lecture, les graves altérations du texte, dont les anciens éditeurs, sans en excepter M. Gabriel de Chénier, le moins pardonnable de tous puisqu’il détenait les manuscrits, ont, en plus d’un endroit, défiguré les vers des Bucoliques.


Les manuscrits légués à la Bibliothèque Nationale par M. Gabriel de Chénier, fils de Sauveur et neveu du poète, forment quatre volumes in-4o de vingt-huit centimètres de long sur vingt-trois de large, reliés en demi-parchemin. Les trois premiers, cotés FR. Nouv. Acq. 6848-6849-6850, contiennent les poésies ; le quatrième, les œuvres en prose.

Les œuvres poétiques sont distribuées comme suit : Tome I : Églogues ; Tome II : Satires, Poésies diverses ; Tome III : Élégies, Epîtres, Odes, etc. Ce dernier volume, à ses dernières pages, garde, précieusement sertis dans un vergé plus fort, les célèbres Iambes transcrits sur les deux faces d’étroites et longues bandes de papier très mince, en caractères microscopiques, d’une netteté singulière, qui ne peuvent être lus qu’à la loupe.


Le Tome I, le seul dont nous ayons à nous occuper ici, renferme les Bucoliques auxquelles le titre partiel d’Eglogues a été improprement attribué. Il se compose de 218 pages chiffrées par M. Gabriel de Chénier. Ce volume, en faisant abstraction des titres, annotations et essais de classification du donateur, comprend cent onze feuillets autographes de toutes dimensions, variant de quatre à vingt-quatre centimètres, collés au hasard ou suivant une méthode inexpliquée, sur des onglets d’un papier de couleur jaune ; en outre, un billet en vers italiens dédiés à Mary Cosway ; enfin, deux courtes pièces recopiées par M. Gabriel de Chénier sur les originaux donnés par lui à des personnes de sa famille. J’y ai ajouté les deux morceaux du poème de Clytie, retrouvés par Becq de Fouquières aux Élégies où ils avaient été ineptement rangés, ainsi que le Faune, les vers imités de Bion, et la courte pièce intitulée Bel Astre de Vénus ; le Retour d’Ulysse repris au Théâtre et le beau fragment d’Orphée inséré dans l’Hermès sans raison déterminante, puisqu’il n’en porte pas le A caractéristique. Mais j’ai cru devoir retrancher, en les reportant aux notes, deux jolis morceaux érotiques destinés sans doute à quelque élégie ou à l’Art d’Aimer, et qui semblent égarés, sans désignation aucune, au verso d’un feuillet des Bucoliques.

De ces cent onze feuillets de fort papier vergé blanc jauni ou bleu verdâtre, il en est qui ne contiennent qu’un seul vers, une ou deux lignes de prose ; d’autres sont écrits dans tous les sens ; d’autres couverts de projets en prose, de vers épars parmi des notes littéraires, de géographie, de botanique ou d’érudition, chargés de renvois et d’abréviations, soigneusement calligraphiés ou hâtivement jetés, pêle-mêle, sans ordre, au hasard de la plume et de l’heure. Tous ou presque tous portent en tête la syllabe Boux.

De cette édition nouvelle des Bucoliques, je n’ai prétendu, faire ni un fac-similé, ni une œuvre d’érudition. Celle-ci a été magistralement accomplie, en 1862 et 1872, par Becq de Fouquières. Après lui, il ne reste qu’à glaner. La reproduction servile des manuscrits si maladroitement essayée, dans l’édition de 1874, par M. Gabriel de Chénier, démontre la vanité d’un tel procédé pour une œuvre essentiellement fragmentaire où les ébauches informes et les notes préparatoires tiennent une place si considérable. J’ai voulu, avant tout, faciliter et rendre plus agréable la lecture de ces beaux poèmes dont le désordre, encore aggravé par ce malencontreux essai, devait rebuter la patience de plus d’un admirateur. Ce labeur long et difficile n’a été entrepris que par piété, pour la gloire d’André Chénier ; et j’ose espérer que, malgré bien des lacunes, il fera mieux comprendre, par le charme et la beauté de l’œuvre inachevée, toute la grandeur du poète.

Pour faire des Bucoliques l’édition idéale rêvée par Sainte-Beuve, pour en faire un livre, la grande, la seule difficulté à vaincre, était de trouver ou, pour mieux dire, d’imaginer une classification logique et claire. A première vue, le problème paraît insoluble. Débrouiller le chaos, quelque admirable qu’il soit, semble impossible à qui n’est pas un dieu. Mais l’homme, s’il n’est pas éternel, peut être patient. L’amour et la patience unis sont bien forts. A force d’y songer, de lire, de relire les manuscrits, je parvins peu à peu à les classer, quoique bien vaguement encore, dans mon esprit. Je compulsai tout ce qui a été écrit sur André Chénier, les belles études de Sainte-Beuve et surtout les excellens ouvrages de mon vieil ami Becq de Fouquières. Un amour commun pour le grand poète nous avait étroitement liés. Ce même amour nous rejoint encore, malgré la mort. C’est dans son livre des Documens nouveaux, véritable chef-d’œuvre de critique judicieuse et perspicace, qu’il a expliqué ses idées sur un classement possible des Bucoliques. Celui que j’ai imaginé, bien que différant notablement du sien, part du même principe. « Tout classement sera toujours factice, dit-il. Le plus clair sera le meilleur. » Ces deux courtes phrases pourraient servir d’épigraphe à ce livre.

La classification adoptée est donc factice et arbitraire, mais aussi logique qu’elle pouvait être, vu l’état des manuscrits. Un ordre arbitraire, pour un livre, est préférable au désordre. « Ce classement, il faut le dire, ajoute Becq de Fouquières, demandera beaucoup de soins et offrira beaucoup de difficultés ; mais nous croyons qu’en procédant ainsi, on obtiendra un ensemble harmonieux et compréhensible. » Nous espérons y être parvenu. Mais l’excellent scoliaste d’André Chénier pourrait seul comprendre au prix de quels efforts, et par quel travail acharné, cent fois fait et défait et cent fois recommencé. Je ne ferai pas le compte de ces tâtonnemens infinis, de tant de doutes, de reprises, de repentirs. Le lecteur se refuserait à me croire. Puisse-t-il m’accuser d’exagération en parcourant ce livre et trouver tout simple ce qui a coûté tant de peine.

En divisant les Bucoliques en dix parties, j’ai pu y faire tenir toutes les poésies, jusqu’au moindre vers, et toutes les esquisses en prose de quelque intérêt. Les notules scientifiques et littéraires qui, par leur caractère spécial, auraient pu nuire à l’harmonie de l’ensemble, ont été, pour la plupart, reportées aux Notes. J’ai dû, à regret, en omettre un très petit nombre, entre autres, le joli morceau sur la poésie chinoise cité par Sainte-Beuve. On y pourrait trouver la matière d’un appendice de trois ou quatre pages.


Voici, aussi brièvement que possible, le détail de cette classification :


I. POEMES. — André Chénier avait inscrit le mot Ydille en tête des deux poèmes dont nous avons les originaux, la Liberté et le Malade, Idylle signifie proprement. tableau poétique, pièce de vers. L’Aveugle, la Liberté, le Malade, le Mendiant auxquels j’ai joint l’Esclave, que j’espère avoir rétabli dans sa beauté, m’ont paru devoir être présentés à part. Ce sont de vrais poèmes au sens moderne, et de grands poèmes, au sens éternel. Le titre d’Idylles, pour nous plus restreint, m’a semblé convenir mieux aux morceaux non de moindre valeur, mais d’importance moindre.


II. IDYLLES. — André Chénier a composé un certain nombre de prologues et d’épilogues. On les trouve dans les manuscrits, l’un suivant l’autre, sur plusieurs feuillets doubles, où il semble les avoir soigneusement recopiés, précédés de ces indications répétées : En commencer une par ces vers… En terminer une ainsi… Ces invocations à ses diverses Muses que le poète se réservait de distribuer au début ou à la fin de ses Idylles, n’étaient pas, ainsi groupées, malgré les détails ingénieux qui les caractérisent, sans offrir quelque monotonie. J’en ai pu distraire quelques-unes et les placer, en guise de prologue, à la tête des diverses séries qu’elles personnifient. C’est ainsi que la Muse pastorale préside aux Idylles.

Sous ce titre général, j’ai réuni seize petits poèmes dont la composition, sinon l’exécution, m’a semblé suffisamment finie pour produire une impression complète, quelque brefs qu’ils fussent. J’ai groupé à la fin les pièces purement pastorales que Chénier nommait en grec ses bucoliques de chevriers ou de bouviers.

Si l’on feuillette quelqu’une des éditions antérieures, on constatera combien il est difficile, à moins d’avoir gardé le souvenir précis du vers initial, de retrouver, au hasard des pages où ils sont épars, tant de courtes pièces, de fragmens qu’aucun titre ne distingue. Généralisant l’exemple donné par les anciens éditeurs, Marie-Joseph, La touche, Sainte-Beuve et Becq de Fouquières dont j’ai conservé les appellations devenues classiques, j’ai cru devoir attribuer des titres à tous les morceaux qui n’en avaient point. Je n’en ai inventé aucun. Ils m’ont été fournis par le sujet ou le héros du poème et, pour de moindres fragmens, par les vers mêmes du poète. Aussi sont-ils tous charmans.

C’est ici que doit trouver naturellement sa place une observation des plus importantes. Avec son habituelle sagacité, Sainte-Beuve fait très justement remarquer, à propos de La Jeune Locrienne, « qu’à son brusque début, on l’a pu prendre pour un fragment. » Et il ajoute : « mais André aime ces entrées en matière imprévues, dramatiques. » Ce qu’il dit de « cette perle retrouvée, » il l’eût pu dire de vingt autres. Becq de Fouquières (il est vrai qu’il n’avait pas eu, moins heureux que Sainte-Beuve, la joie de parcourir les manuscrits) s’y est maintes fois mépris et a classé parmi les fragmens plus d’un petit poème achevé.

A un examen attentif, il est aisé de s’y reconnaître. Chénier fait toujours précéder où suivre le fragment d’une ou deux lignes de points ou du mot intercal… Lorsque le poème ne porte aucune de ces indications et que le dernier, vers est suivi d’un léger paraphe qui le clôt, il peut être considéré comme complet. Le poète l’aurait-il un jour développé ou introduit dans quelque composition plus vaste ?


III. IDYLLES MARINES. — C’est le poète lui-même qui m’a fourni ce joli titre (Βουκ εἰναλ).

Toutes les observations qui n’ont pas trait au classement ont été reportées aux Notes et Variantes.


IV. LES DIEUX ET LES HEROS. — Pour tous les petits poèmes, morceaux et fragmens de cette série et des suivantes, il a été adopté une méthode de classement invariable, à la fois logique et typographique, qui semble, quelque factice qu’elle soit, la plus ingénieuse et la seule plausible.

Le titre du poème est imprimé en capitales rouges. Celui des morceaux de moindre importance qui s’y rattachent, en capitales noires d’un plus, petit caractère. Enfin, les fragmens qui ont paru avoir avec le sujet principal quelque rapport qui permît de les en rapprocher, sont séparés entre eux par de grands blancs.


V. NYMPHES ET SATYRES. — Dans Nymphes et Satyres et dans le Faune, je crois avoir présenté sous leur vrai jour, en les groupant comme en un cadre ou une vitrine, ces vers épars, ces fragmens délicieux. On dirait d’une de ces frises qui tournent, rouges sur un fond noir, autour de la panse vernie d’un vase grec peint par Euphronios, ou de petits bronzes antiques à la patine d’émail vert, ou plutôt de l’un de ces dessins savans et voluptueux que Prud’hon, l’André Chénier de la peinture, déroule au long d’étroites bandes d’un papier azuré, bacchanales puériles, courses d’Amours, jeux et danses de Sylvains et de Nymphes.


VI. L’AMOUR ET LES MUSES. — Après avoir emprunté à Becq de Fouquières ce titre charmant, j’ai dû modifier celui de Vesper qu’il avait donné à la jolie petite pièce dont voici le premier vers :

Ô quel que soit ton nom, soit Vesper, soit Phosphore

Le seul logique était Vesper ou Phosphore. J’ai préféré simplifier en l’intitulant l’Étoile.


VII. ÉPIGRAMMES. — Cette série aurait pu être considérablement grossie. La plupart des petits poèmes d’André Chénier sont des épigrammes, dans la manière de l’Anthologie. Par exemple, l’idylle de Mnaïs est une traduction fort exacte d’une épigramme de Léonidas de Tarente.

Dans cette classification qui, je le répète, ne pouvait être que factice et arbitraire, je n’ai consulté que mon goût personnel et, par-dessus tout, l’intérêt du poète, et j’ai cru bien faire en plaçant ces divers morceaux là où ils devaient contribuer à un ensemble agréable et logique.


VIII. FRAGMENS ET VERS ÉPARS. — Tous les morceaux poétiques vraiment fragmentaires, les strophes isolées ne pouvant se rattacher à rien, ont été réunis ici. Il en est même de tout à fait informes, d’embryonnaires. On y pourrait découvrir ainsi que dans la petite idylle inachevée des Deux Enfans, des modèles de vers libres tels qu’en composent les jeunes poètes. Ces vers épars, dont quelques-uns ont été retrouvés sur des feuillets insérés aux Élégies, sont groupés pour ainsi dire par espèces, suivant qu’ils se rapportent aux Dieux, à l’Amour, aux fontaines, aux bois, aux fleurs, aux plantes, aux oiseaux ou aux bêtes.


À titre de curiosité, j’insère ici ce fragment apocryphe qui fit couler mille fois plus d’encre qu’il n’en fallut pour l’écrire.


Proserpine incertaine……..
Sur sa victime encor suspendait ses ciseaux,
Et le fer, respectant ses longues tresses blondes,
Ne l’avait pas vouée aux infernales ondes.
Iris, du haut des cieux, sur ses ailes de feu,
Descend vers Proserpine : « Oui, qu’à l’infernal dieu
Didon soit immolée ; emporte enfin ta proie… »
Elle dit ; sous le fer soudain le crin mortel
Tombe ; son œil se ferme au sommeil éternel
Et son souffle s’envole à travers les nuages.
(Trad. de Virgile, En., IV.)


C’est un pastiche ingénieux qu’un jeune poète, aujourd’hui l’un des plus illustres prosateurs de France, avait combiné pour se divertir aux dépens des chercheurs et des curieux. Il n’y a que trop réussi ; et Becq de Fouquières lui-même, charmé par ces vers ignorés de M. Gabriel de Chénier, s’est toujours obstiné à maintenir dans toutes ses éditions ce fragment malicieux.


IX. ESQUISSES ET PROJETS. — Esquisses m’a semblé préférable à l’affreux mot de Canevas. André Chénier, on ne le doit pas oublier, était peintre aussi. Il mêlait volontiers les deux arts, et lorsqu’il notait : « on peut faire un petit quadro ; » il n’est pas aisé de distinguer s’il entendait un tableau écrit ou peint.

Aux projets qui n’ont jamais été exécutés, aux sujets indiqués en quelques lignes, j’ai tenu à joindre les esquisses des Poèmes. Elles expliquent la méthode de travail d’André Chénier et témoignent du soin minutieux qu’il apportait à l’élaboration de son plan. Les esquisses de l’Aveugle et de la Liberté sont des plus sommaires. Ce n’est sans doute qu’une première idée jetée sur le papier. Les scénarios complets ne nous sont point parvenus. Celui du Mendiant est déjà plus détaillé. Mais l’esquisse du Malade est poussée aussi loin que possible ; et l’on peut y lire, écrits comme de la prose, nombre de vers qui se retrouvent dans l’œuvre achevée. Quant à celle de l’Esclave, je n’ai pas cru devoir l’insérer ici, m’en étant servi, comme on le verra plus loin, pour reconstituer ce poème.


X. POESIES DIVERSES. — Un tel livre de vers ne pouvait finir en prose. D’ailleurs, la place de ces Poésies diverses semblait tout indiquée. Elles sont la terminaison naturelle des Bucoliques.

Dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, le succès des Idylles du Suisse Gessner fut des plus vifs. Il était alors de mode dans la société polie d’avoir l’âme sensible. La Mort d’Abel fut pleurée par de beaux yeux. Diderot ne dédaigna pas de collaborer avec ce graveur-poète qui ornait ses pesans in-quarto de planches d’un burin savant, un peu lourd. Plus tard, Marillier l’illustra à la française, dans ces jolis petits tomes à tranche dorée, reliés en veau écaille, qu’imprimait Gazin, à la marque de Genève, si aisés à dissimuler sous un pli de jupe et pas assez volumineux pour gonfler trop les poches des vestes étriquées. Ces tableaux poétiques d’une Helvétie naïvement idéalisée ne furent pas sans influence sur le génie de Chénier. Il fit à la Suisse l’honneur d’ajuster à ses pipeaux virgiliens (c’est lui qui l’a dit) quelques tiges de roseaux cueillis aux bords des lacs et des torrens alpestres.

J’ai donc groupé dans cette dernière partie toutes les pièces, dédicaces, envois, débuts ou fins d’idylles, et tous les morceaux dont le sens et le son, plus modernes à mon goût, m’auraient semblé détonner dans le concert de la lyre et des flûtes antiques.


La méthode à suivre pour l’établissement du texte ne pouvait offrir de difficultés que dans le détail. Pour toutes les pièces restées aux mains de Latouche et qu’il faut considérer aujourd’hui comme à jamais perdues, le texte des éditions de 1819 et de 1833, alors même qu’il peut paraître douteux, était seul admissible. Il n’y a aucun compte à tenir de celle de 1826. Elle est détestable.

Les manuscrits qui manquent au volume des Bucoliques de la Bibliothèque Nationale sont les suivans :

L’Aveugle dont il ne reste qu’un fragment de quarante-quatre vers, le Mendiant, l’Oaristys, la Leçon de Flûte. Il y faut ajouter les deux morceaux repris aux Elégies et imités de Bion. J’ai donc, pour ces six poèmes, fidèlement reproduit le texte et la ponctuation du premier éditeur. Dans les cas très rares et de peu d’importance où j’ai cru devoir les modifier, j’en ai donné les raisons aux Notes et Variantes.

Quant aux originaux que j’avais sous les yeux, je les ai transcrits scrupuleusement. J’ai respecté les ratures, les surcharges, les corrections, même lorsqu’elles m’ont semblé malheureuses, sauf en un cas où l’erreur était évidente. Devant les variantes, je suis demeuré souvent perplexe. Chénier les a parfois multipliées, plus charmantes l’une que l’autre. Je sentais la variété, la souplesse de son génie, son goût raffiné, le délicat travail de perfectionnement auquel il s’était plu et, après lui, j’hésitais. Ailleurs, première version, variantes, il avait tout biffé. Que faire ? Et pourtant, il fallait choisir, oser, avec quelle crainte ! me substituer au poète, d’autant plus timidement que, le connaissant mieux, je l’admirais davantage. Le lecteur trouvera aux Notes, s’il consent à les parcourir, le bref détail de ces perplexités et des heureuses rencontres que j’ai faites au cours de cette longue étude des manuscrits. Je n’en veux donner ici que deux exemples qui me semblent valoir, par leur diversité même, d’être plus longuement expliqués.


Le premier feuillet autographe des Bucoliques est d’un papier vergé bleuâtre, de vingt-deux centimètres de long sur dix-sept de large, écrit à mi-feuille. Il contient le magnifique récit du combat des Lapithes et des Centaures où le poète a concentré en quarante-quatre vers, qui peuvent compter parmi les plus beaux de notre langue, les trois cent vingt-cinq hexamètres d’Ovide. Au-dessus du premier alexandrin et auprès de la syllabe Boux, Chénier a écrit entre parenthèses, d’une encre et d’une écriture beaucoup plus récentes, le mot employé. La demi-feuille restée blanche porte cette note de deux mains différentes, vraisemblablement de La touche et de M. Gabriel de Chénier : Employé dans le poème intitulé l’Aveugle, où ce morceau commence ainsi :


Enfin l’Ossa, l’Olympe et les bois du Pénée


En effet, le fragment que j’ai sous les yeux commence par cet autre vers :


C’est ainsi que l’Olympe et les bois du Pénée


De ces divers élémens fournis par l’aspect du manuscrit, on peut déduire que ce morceau est antérieur à la composition du poème dont il fait aujourd’hui partie. Becq de Fouquières cite ces quelques lignes destinées, croit-il, à l’Hermès : « Jadis quand la société avait moins appris à avoir de l’empire sur soi, les rivalités étaient sanglantes, et rarement une fête finissait sans voir briller le fer, et les coupes servaient d’armes, c’est ainsi que l’Olympe, etc. »

Avant que ce beau fragment y fût employé, l’Aveugle devait se terminer ainsi :


Ensuite, avec le vin, il versait aux héros
Le puissant népenthès, oubli de tous les maux ;
Il cueillait le moly, fleur qui rend l’homme sage ;
Du paisible lotos il mêlait le breuvage.
Les mortels oubliaient, à ce philtre charmés,
Et la douce patrie et les parens aimés.
Ainsi le grand vieillard en images hardies,
Déployait le tissu des saintes mélodies…….


En relisant l’Aveugle tel que je viens d’en indiquer la conclusion probable, André Chénier, grâce au goût et au sentiment de la composition qui semblent lui être naturels, dut s’apercevoir que la fin en était trop égale, trop calme, un peu froide ; que le poème tombait, et qu’il le fallait relever par l’éclat de quelque tableau tragique. Et c’est alors qu’après avoir refait le premier vers pour le raccorder aux précédens, il y intercala ce prodigieux combat des Lapithes et des Centaures qui laisse le lecteur sous l’impression d’un éblouissement de foudre.


En lisant l’Esclave dans l’édition de 1874 qui a donné pour la première fois le texte tout entier, je fus frappé de l’incohérence de ce poème d’une si dramatique allure. Or nul ne compose mieux qu’André Chénier. Ses moindres fragmens sont disposés et gradués avec un art infini. A force de lire et de relire, de tourner et de retourner le manuscrit, je suis parvenu à découvrir les raisons de cette apparente incohérence ainsi que les moyens d’y remédier.

C’est une grande feuille de papier vergé blanc jauni qui a dû être pliée en deux, puis coupée. Le manuscrit se compose donc aujourd’hui de deux feuillets distincts, collés sur onglets et couverts, au recto comme au verso, de caractères très dissemblables d’encre et d’écriture, tracés à différentes époques, dans tous les sens, horizontalement, verticalement, à l’envers.

En haut du premier feuillet, au recto qui, ainsi que je le vais démontrer, a dû être primitivement le verso, on lit ces quelques lignes dont je figure la disposition :


Voici comme il faut arranger cela
dire en quattre vers que sur le rivage de telle
île (la plus près de Délos) un jeune esclave Délien
venait dire ceci, chaque j. (our)
Après son discours il se lève…


Le reste de la page est occupé par un scénario en prose d’une quinzaine de lignes où il n’est fait aucune mention du discours de l’esclave et se termine par une ébauche des derniers vers du poème.

Le mot cela et le membre de phrase, après son discours, que précède un blanc semé de points, indiquent clairement que le discours de l’esclave qui est, à peu de chose près, tout le poème, était déjà écrit. En effet, tournons le feuillet, et nous trouverons au verso, à l’envers, au tiers de la page dont le haut a été laissé en blanc comme pour indiquer, sinon la place du titre (Chénier n’en mettait presque jamais), du moins le commencement du poème, tout le premier morceau qui débute par ce vers :


Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs,


et s’achève sur cet autre :


Son fils esclave meurt loin de sa main chérie.


Passons au second feuillet.

La plus grande partie du recto est occupée par la fin du poème ébauchée au premier feuillet. Les vers sont repris et définitivement corrigés. Au bas de la page, après deux lignes de prose et deux vers dits par la jeune fille, commence le discours sur les vicissitudes de la vie humaine que lui tient son père. Ariston de Ténos, le maître de l’esclave Hermias. Ce discours se termine au verso, dans un petit espace blanc du demi-feuillet, à l’envers. Sur l’autre moitié du feuillet, après l’avoir remis à l’endroit, on lit, d’une écriture menue et serrée, sauf quelques blancs réservés et remplis postérieurement par des vers dont l’encre est beaucoup plus pâle, tout le reste du poème à partir de :


O Vierge infortunée, était-ce la douleur…

Il y a donc quatre groupes qu’il s’agit de classer et de rejoindre en comblant les lacunes par quelques lignes de prose du scénario. De deux de ces groupes, le discours d’Ariston et les vers de la fin, la place est nettement marquée. Quant aux deux autres, les plus importans, sans même tenir compte des raisons que j’ai données plus haut, la lecture attentive du scénario ne permet aucun doute. La jeune fille, après avoir écouté la lamentation, les imprécations désespérées de l’esclave, court à son père : — O mon père, lui dit-elle, tu m’as promis de m’unir bientôt à.. celui-ci pleure son amante, etc. — C’est la plainte amoureuse d’Hermias qu’elle vient d’entendre qui l’a touchée et la pousse à implorer la liberté pour le malheureux amant. C’est donc l’apostrophe :


O Vierge infortunée, était-ce la douleur…


par laquelle M. Gabriel de Chénier ouvre le poème, qui doit être placée en dernier lieu, et le poème doit nécessairement s’ouvrir par l’invocation au vieux père, à la mère désolée :


Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs
Il n’est plus de soutien de tes jours chancelans…


Pour rétablir l’Esclave dans son intégrité, il n’y avait plus qu’à relier ces différens morceaux par les quelques lignes de prose du scénario. Toutes ces raisons, tant matérielles que morales, semblent probantes. D’ailleurs, il suffit de lire l’Esclave dans le texte que j’ai eu le bonheur et l’honneur de reconstituer pour s’assurer que la composition de ce beau poème est d’une clarté et d’une gradation psychologique et dramatique parfaites.

Que le lecteur indulgent veuille bien me pardonner cette si longue et fastidieuse démonstration qui lui prouvera combien ma tâche fut parfois malaisée et qu’il n’est pas inutile, pour le classement des manuscrits d’un poète, de comprendre son génie.


L’orthographe d’André Chénier est irrégulière et souvent fautive. S’il emploie constamment la forme grecque ambrosie pour ambroisie, il écrit indifféremment étoit ou était, seroit ou serait et tous les temps de verbe similaires, ydille ou idylle, joye ou joie, myrthe ou myrte, naïade ou nayade, fraier ou frayer, jetter ou jeter, argille, beaume, boccage, gémaux, ieux, seur, yvre, etc. Il serait oiseux de relever tous les vocables que sa plume insoucieuse et rapide a défigurés. J’avais songé à conserver du moins son orthographe pour les terminaisons ant, ent, end, dont il supprime, comme il était alors d’usage, les t et les a au pluriel. Mais j’eusse été entraîné, logiquement, à imprimer pers pour perds, détens pour détends… L’emploi qu’il fait de la majuscule est aussi des plus capricieux. Il n’en met jamais à la première lettre du vers, et, par contre, il écrit toujours avec un grand T les mots qui commencent par cette lettre. Aux noms propres, aux Dieux, Naïades, Dryades, Faunes, Satyres et Sylvains, il prodigue ou retire la majuscule. J’ai cru devoir la conserver aux Dieux, Naïades, Dryades, hormis les cas où ces termes sont employés symboliquement, lorsque naïade signifie l’eau, ou dryades, les bois.

Devant tant d’irrégularités contradictoires et vu le peu d’importance qu’a l’orthographe dans l’œuvre manuscrite d’un grand écrivain, j’ai résolu d’unifier celle d’André Chénier et de rétablir à ses vers la majuscule initiale, ainsi qu’il l’a fait lui-même pour les deux poèmes publiés de son vivant, le Jeu de Paume et l’Hymne sur l’entrée triomphale des Suisses révoltés de Châteauvieux, qui est, sans conteste, le premier des ïambes qu’il ait écrit.


La ponctuation n’est pas régie par des règles fixes. Au XVIe et au XVIIe siècle, on ne ponctuait guère. Chaque écrivain a sa ponctuation particulière. Bien qu’elle soit souvent nécessaire à la clarté de la phrase, son importance dans la prose est moindre qu’en poésie. Le poète se sert de ces signes pour indiquer la façon dont il entend que ses vers soient scandés, le mouvement plus rapide ou plus lent, les pauses, le prolongement, les arrêts de la diction.

Il semble que les éditeurs se soient fait un jeu d’altérer la ponctuation d’André Chénier. Je n’en citerai qu’un exemple. Dans la Jeune Tarentine, on peut compter, sans parler des vices du texte, vingt-sept fautes pour trente vers. Cette manie absurde a eu les plus fâcheux effets, non-sens, contresens, inversions ridicules. Et j’ai retrouvé plus d’une intention délicate, plus d’une élégance de style, plus d’une hardiesse de langue ou de coupe, qu’une virgule, substituée à un point ou mal placée, avait faussées ou dénaturées.

La ponctuation d’André Chénier est singulièrement personnelle ; à la fois méticuleuse et sommaire. L’emploi de la conjonction et est presque toujours exclusif de la virgule, que souvent même il omet au cours fluide ou précipité des énumérations où l’emporte sa fougue. Il fait, d’autre part, un usage très fréquent du point suspensif. Il en use et parfois il en abuse, pour mieux espacer les gestes et marquer les temps de l’action dramatique, comme dans ces vers du Malade :


C’est ta mère. Ta vieille, inconsolable mère
Qui pleure. Qui jadis te guidait pas à pas ;
T’asseiait sur son sein ; te portait dans ses bras
Que tu disais aimer…


Il faut remarquer, en comparant avec le texte de l’édition de 1819, la manière si caractéristique dont sont ponctués les quarante-quatre vers du combat des Lapithes et des Centaures, seul fragment autographe qui nous reste de l’Aveugle. Le vers y va par bonds, heurts, chocs et soubresauts. Il s’arrête, il reprend brusquement. Et, par son allure haletante, saccadée, en une suite de traits où sont accumulés et variés les artifices du plus admirable métier, il fait percevoir du même coup à l’œil, à l’oreille et à l’esprit tout le désordre furieux de cette héroïque mêlée.

Mais c’est surtout aux ellipses violentes, à ces latinismes hardis, aux souples inversions, aux dérèglemens de syntaxe où son libre génie s’irrite et se joue, qu’André Chénier, conscient de ses audaces, les a voulu plus indélébilement marquer par sa ponctuation. Elle est grossie à dessein, comme burinée. Il n’est plus besoin de loupe. Aussi, ces passages qu’ils auront jugés périlleux, ont-ils été remaniés ou défigurés par les éditeurs.

Quant à moi, dans tous les poèmes dont j’ai eu les originaux sous les yeux, j’ai toujours respecté, à moins qu’elle ne fût manifestement insuffisante ou fautive, la ponctuation du poète.


On a tenté d’établir une chronologie des œuvres d’André Chénier et de les distribuer dans les douze ou treize années de sa vie littéraire. Je n’essaierai pas, d’après la fraîcheur ou la décoloration de l’encre et le caractère si variable de son écriture, de déterminer les dates plus ou moins exactes de ses poèmes. Rien ne me semble plus fallacieux. Par exemple, les dernières corrections du poète sont d’une main hâtive et d’une encre beaucoup plus pâle. S’il est possible, à quelques mois ou à quelques jours près, de dater les pièces qui se rapportent aux événemens de la Révolution et les ïambes écrits à Saint-Lazare, l’étude attentive des manuscrits ne peut fournir aucun élément de certitude. Il n’y a, dans les Bucoliques, que deux morceaux datés : La Liberté, de 1787 — André avait vingt-cinq ans — et la petite idylle que j’ai intitulée la Génisse, dont les vers si curieusement corrigés sont suivis de ces deux lignes de prose, doublement suggestives : « — Vu et fait à Catillon près Forges, le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain. » — Cette courte note donne quelque idée de la méthode de travail de Chénier et prouve que dans les dernières années de sa vie, il travaillait aux Bucoliques. D’ailleurs, rien n’est plus explicite que la lettre qu’il écrivait, à la fin de mai ou au commencement de juin 1791, à son ami François de Pange : — «… Tu sais combien mes Muses sont vagabondes… Elles ne peuvent achever promptement un seul projet ; elles font un pied à ce poème et une épaule à celui-là ; ils boitent tous et ils seront sur pied tous ensemble. Elles les couvent tous à la fois ; ils sortiront de la coque à la fois, ils s’envoleront à la fois. Souvent tu me crois occupé à faire des découvertes en Amérique, et tu me vois arriver une flûte pastorale sur les lèvres. Tu attends un morceau d’Hermès, et c’est quelque folle élégie… C’est ainsi que je suis maîtrisé par mon imagination. Elle est capricieuse et je cède à ses caprices… » — Et ce qu’il vient de dire en prose du vagabondage et de l’ubiquité de sa Muse, il l’a dit vingt fois en vers.

Bref, ce qui importe, ce n’est pas les dates, mais la date de l’œuvre d’André Chénier. C’est vraiment un des prodiges de ce temps prodigieux que des poèmes tels que Néère ou l’Aveugle, si simples, d’un si profond sentiment, d’une ampleur si magnifique, aient pu être conçus et écrits dans les dernières années du XVIIIe siècle.


Si l’on considère l’époque et la société littéraire où il vécut, le génie d’André Chénier est vraiment fait pour déconcerter. A triple face, comme Hécate, il est à la fois de son siècle, de son temps, de tous les temps. Les Élégies, les Poèmes, l’Hermès sont l’œuvre du plus grand des poètes du XVIIIe siècle ; les Hymnes, les Odes, les Iambes, du seul grand poète de la Révolution ; et les Bucoliques, d’un grand poète de tous les âges. Il semble qu’il les ait écrites, suivant la formule célèbre de Spinoza, sub specie æternitatis.

Plus de deux siècles après Ronsard, comme lui et peut-être mieux que lui, grâce à la connaissance native de la langue et à la familiarité des poètes grecs, il renouvelle dans la poésie française le sentiment de la nature que le seul La Fontaine n’avait pas entièrement méconnu. Il voit, il sent la beauté multiple des choses, il en écoute la musique et les traduit en des vers d’une harmonie et d’une couleur jusqu’alors ignorées.

Son génie est essentiellement objectif et dramatique. Il a, à la plus haute puissance, le don d’évocation, la première des vertus poétiques. Il se dédouble. Il voit, il fait vivre, il vit ses personnages ; ils semblent se mouvoir dans le milieu qui leur est naturel. Le paysage, quelque sommaire qu’il soit, participe à l’action. La mise en scène, la composition sont d’un art achevé dont la simplicité voulue redouble l’intensité. Jusque dans les moindres fragmens de quelques vers, ces qualités apparaissent, d’autant plus frappantes. Sa vision première est toute plastique. Le tableau, le quadro, comme il disait, se compose de lui-même. Il se plaît aux brusques débuts, aux entrées immédiates, et cette allure soudaine, qui précipite en plein drame, prête aux gestes, aux paroles et aux sentimens qu’ils expriment toute la force, le charme saisissant de la vie.

Les mots de mètre et de rythme n’ont jamais été nettement définis, du moins en français. Je ne tenterai pas ce que de plus savans n’ont pu faire, et ne les emploierai ici que dans le sens spécial que leur donnent la plupart des poètes. Pour eux, le mètre est la disposition mesurée et variée des syllabes du vers, et le rythme la disposition des vers de la strophe. Le rythme serait donc à la strophe ce que le mètre est au vers. L’inventeur de rythmes est celui qui trouve et combine des agencemens nouveaux de vers, de nouvelles strophes.

Pour ne parler que des anciens, Ronsard fut un prodigieux inventeur de rythmes. On n’en saurait dire autant de Chénier Le Jeu de Paume, l’ode à Versailles, une ou deux odes à Fanny et quelques essais de chœurs dans son Théâtre, me paraissent les seuls rythmes nouveaux qu’on lui puisse attribuer. Et les Iambes ? Il faut reconnaître que ni la forme, ni le titre de ces poèmes célèbres n’appartiennent à Chénier. S’il semble, dans les vers cités plus loin, l’avoir indiqué et même suggéré, il ne l’a nulle part expressément noté, et j’ai déjà fait remarquer qu’il avait intitulé Hymne le premier de ses ïambes. C’est à Latouche que revient l’honneur d’avoir imposé à ces derniers cris d’une éloquence désespérée et furieuse, qui ont peut-être plus fait pour la gloire d’André Chénier que ses purs chefs-d’œuvre, ce titre fameux, devenu classique. On dirait que le poète lui-même le lui a désigné dans ce vers :


Archiloque, aux fureurs du belliqueux ïambe…


ou plutôt dans cette apostrophe, dont le premier alexandrin est l’un des plus singulièrement beaux que je sache :


Diamant ceint d’azur, Paros, œil de la Grèce,
De l’onde Egée astre éclatant !
Dans tes flancs où nature est sans cesse à l’ouvrage,
Pour le ciseau laborieux
Germe et blanchit le marbre illustré de l’image
Et des grands hommes et des Dieux.
Mais pour graver aussi la honte ineffaçable,
Paros de l’ïambe acéré
Aiguisa le burin brûlant, impérissable.
Fils d’Archiloque, fier André,
Ne détends point ton arc………


L’ïambe, comme on le voit, n’est que la strophe classique de deux alexandrins et de deux octosyllabes régulièrement entrelacés et à rimes croisées, prolongée au gré du poète par la suppression de l’arrêt au quatrième vers.

Je n’oserais affirmer qu’il n’y ait point de ce rythme d’exemples plus anciens que celui que j’ai découvert dans les Œuvres choisies de M. Rousseau, au IIIe livre de ses odes. C’est l’ode IV, imitée d’Horace, Aux Suisses durant leur guerre civile de 1712. Or, ainsi que nous l’avons noté, le premier des ïambes de Chénier est l’Hymne sur l’entrée triomphale des Suisses révoltés du régiment de Châteauvieux, qu’il publia dans le Journal de Paris du 15 avril 1792. La coïncidence est frappante. Elle serait extraordinaire, si elle n’était toute naturelle. André Chénier, comme beaucoup de ses contemporains, avait lu et étudié Jean-Baptiste Rousseau, poète médiocre, qui fut un habile ouvrier lyrique.

S’il n’est pas, comme Ronsard, grand inventeur de rythmes, Chénier est, au vrai sens antique, le Poète, le faiseur de vers par excellence. Sa métrique est incomparable.

Avec l’hexamètre grec, l’alexandrin français est le plus sonore, le plus solide, le plus suave, le plus souple des instrumens poétiques. Il est composé, ainsi que l’a dit Ronsard, de douze à treize syllabes, suivant qu’il est masculin ou féminin. Ce grand vers contient donc tous les vers, d’une à treize syllabes, et, au moyen de l’enjambement, il semble pouvoir se prolonger indéfiniment. Malgré cette élasticité que l’enjambement prête à la phrase poétique, l’alexandrin ne perd jamais sa structure, sa personnalité, grâce au temps fort de la césure, si mobile qu’elle soit, et surtout grâce au rappel de la rime qui, on le doit remarquer, même dans les vers féminins de treize syllabes, sonne toujours sur la douzième. On a prétendu à tort que l’alexandrin n’avait que douze syllabes et que la treizième ne devait pas être comptée. Il est évident qu’elle s’élide lorsque le vers suivant commence par une voyelle ; mais dans tous les vers, tels que, celui-ci que j’emprunte à l’idylle de Néère :

Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira………

il est impossible de ne pas prononcer et de pas compter la dernière syllabe du mot final de l’alexandrin.

Ce vers d’apparence si drue et si simple, se plie aux plus savantes complexités du mètre. Il peut être coupé, varié. Les muettes particulières à notre langue l’allongent, le rendent plus respirable. Elles y mêlent, à l’éclatante netteté latine, une douceur fluide, une sorte de perspective, d’atmosphère vaporeuse.

Jamais poète n’a si magistralement manié l’alexandrin. Pour Chénier, le métal solide qui le constitue est aussi ductile que la glaise, aussi malléable que la cire sous les doigts du sculpteur. Il le pétrit, il le brise, il le renoue à son gré. On dirait qu’il le modèle. Le vers obéissant semble suivre la pensée, l’oreille, la vision du poète. Il l’étiré, le ramasse ou l’arrête. Il en a si bien varié les coupes, que je doute qu’on en ait inventé depuis, qu’il n’eût essayées. Il se joue de l’immobile césure ; il est plein de ternaires, de bi-césurés. À la fois instinctif et raffiné, il fait tenir en quelques syllabes des juxtapositions inattendues, des interversions d’une étrangeté charmante. Le premier, il a su opposer à la symétrie du mètre le prestigieux contraste de l’image, comme dans ces vers exquis sur les abeilles :


Une ruche nouvelle à ces peuples nouveaux
Est ouverte. Et l’essaim conduit dans les rameaux
Qu’un olivier voisin présente à son passage,
Pend en grappe bruyante à son amer feuillage.


André Chénier fut donc, en syntaxe aussi bien qu’en métrique, un novateur d’une audace extrême et certes plus outré que les plus fougueux romantiques. La violence, l’ardeur spontanées de son génie expliquent ces bizarreries, ces témérités volontaires. Elles ne semblent pas avoir frappé la critique moderne, enveloppées qu’elles sont et comme voilées sous des apparences discrètes. Depuis près d’un siècle, elles sont entrées dans la langue et devenues classiques. Pourtant, lorsque parut, en 1819, l’œuvre mutilée si habilement présentée par Latouche, à l’admiration qui l’accueillit se mêla quelque effarement. Népomucène Lemercier, Raynouard, Loyson, pour ne citer que les moins oubliés, tout en reconnaissant les dons naturels et originaux du poète, lui reprochèrent des incorrections sans nombre, l’imitation servile des formules et des tours antiques, les césures déplacées ou brisées, les enjambemens, l’incohérence des métaphores. On le traita de barbare. Barbare, j’en conviens ; mais barbare comme Homère et Théocrite. Et s’il imita les anciens, ce fut à l’exemple et à la façon de Virgile. L’enfant sublime, Victor Hugo — il avait alors dix-sept ans, — écrivit sur Chénier et ses détracteurs quelques pages où il faut relever ces phrases prophétiques : « Chacun de ces défauts du poète est peut-être le germe d’un perfectionnement pour la poésie. C’est une poésie nouvelle qui vient de naître. »

L’influence d’André Chénier sur ceux qui préparèrent et menèrent le grand mouvement de rénovation littéraire du XIXe siècle ne peut être niée. Dès 1829, Jules Janin le proclamait le maître et le prince de la poésie moderne. Chateaubriand l’admira, Millevoye l’avait pillé d’avance ; il inspira Vigny. Alfred de Musset lui doit plus d’une de ses élégances et plus d’un élan passionné des Nuits. Barbier, sans lui, n’eût pas forgé ses Iambes. Le cerveau tout-puissant de Victor Hugo ne faillit pas à s’assimiler quelques-unes de ses formes les plus rares. Seul, Lamartine ne paraît pas avoir subi cette maîtrise. Il est sans art, a dit un critique subtil. Et Chénier fut avant tout un admirable artiste.


Le vers du vieux Ronsard


La matière demeure et la forme se perd,


si juste pour le monde extérieur, ne saurait s’appliquer aux choses de l’esprit. La matière poétique est, à vrai dire, éternellement la même ; ce n’est que par l’invention d’images neuves que les poètes, de siècle en siècle, la renouvellent et la diversifient. Mais seule, la forme parfaite d’une œuvre peut en perpétuer la gloire.


Chaque jour mieux étudiée, l’œuvre d’André Chénier ne pourra qu’accroître sa gloire. Aucun poète n’a si voluptueusement et fièrement chanté la nature, la jeunesse, l’amour, les héros, les Dieux, la Justice et la Liberté. Nul, mieux que lui, n’a su faire siffler, autour de la tête horrible et belle de l’antique Furie, les vipères de la Vengeance. Les Bucoliques et les Iambes suffiraient à son immortalité. Mais il fut encore, avant trente ans, — génie précoce et fécond, — grand poète épique, lyrique, élégiaque et philosophique. Dans ses vers si nouveaux, il a concentré l’essence de l’antiquité, et il en a parfumé à jamais la poésie française. Il y tient la place que tenait à Rome celui qu’on a nommé le cygne de Mantoue. Aussi, lorsque ma pensée évêque l’ombre d’André Chénier et que dans ma mémoire chantent ses vers divins, mes lèvres involontairement murmurent ce beau nom fraternel : Virgile.


JOSÉ-MARIA DE HEREDIA.

  1. Les pages que l’on va lire, et qui sont les dernières qu’ait écrites notre regretté collaborateur, José-Maria de Heredia, doivent servir de Préface à une somptueuse édition des Bucoliques d’André Chénier, admirablement imprimée, et enrichie de douze lithographies d’un autre mort illustre, le peintre Fantin-Latour. Le volume, de format in-4o, paraîtra prochainement à la Maison du Livre, chez M. Charles Meunier ; il n’en sera tiré qu’un petit nombre d’exemplaires ; et le produit en est destiné à faire les frais d’un monument à la mémoire d’André Chénier ; M. Denys Puech en sera l’auteur.
    Nous n’avons pas d’ailleurs à insister sur l’intérêt du texte des Bucoliques, rétabli d’après les manuscrits, disposé dans un ordre nouveau, revu dans les moindres détails par le poète des Trophées ; et c’est à lui que nous laissons le soin de le dire lui-même dans ces pages où il a mis toute sa vibrante admiration pour le génie savant, subtil, et compliqué d’André Chénier.