Le Mal des Montagnes - La Cure d’altitude

Le Mal des Montagnes - La Cure d’altitude
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE MAL DES MONTAGNES. — LA CURE D’ALTITUDE


P. Regnard. La Cure d’altitude, Paris, Masson, 1897. — A. Mosso. L’Acapnie (Congrès de Physiologie. Berne, 1895). — Acclimatement à l’altitude (Travaux de MM. Viault, Müntz, Egger, Mercier, Miescher, Sellier, etc.), passim.


I

La montagne est, pour l’être vivant, un milieu différent de la plaine, à la fois au point de vue du sol qui le porte et de l’atmosphère qui l’enveloppe. Aux grandes altitudes, la végétation qui d’abord s’était appauvrie fait totalement défaut : le sol est formé par le roc ou la neige. Mais les changemens les plus caractéristiques portent sur l’atmosphère. Et cela est si vrai que les expérimentateurs considèrent comme une opération équivalente de faire une ascension réelle en montagne ou de rester tranquillement dans leur laboratoire en imprimant seulement à l’air ambiant certaines modifications convenables. M. A. Mosso écrit, par exemple : « Je suis actuellement l’homme qui est monté le plus haut dans l’atmosphère. Autant que je sache, personne n’a été comme moi à la pression barométrique de 192 millimètres, ce qui correspond à 11 650 mètres. » Avant lui, P. Bert, faisant le vide dans une cloche où un chien était enfermé, amenait en quelques coups de pompe la pression à 590 millimètres. L’animal était transporté du coup à 2 000 mètres de hauteur, au col du Simplon, au Montanvert, à l’Eggishorn ou à Arolla. Encore quelques coups de pompe, le voici au sommet du Chimborazo, à 6 420 mètres, avec une pression de 340 millimètres. Après ce dernier coup, la pression baisse à 248  millimètres et l’animal est amené à l’altitude de la plus haute cime du globe, sur le mont Everest, à 8 840 mètres.

Cette façon d’escalader des montagnes et de faire des ascensions sans sortir de la chambre barométrique n’est sans doute pas l’équivalent absolu de l’ascension véritable : elle en est seulement une représentation très approchée. C’est dire que l’un des caractères principaux ou même le caractère principal de la situation en montagne, c’est l’altitude, traduite elle-même par le degré de l’abaissement barométrique. La pression décroît quand on s’élève ; cette pression, qui est de 76 centimètres de mercure au niveau de la mer, baisse d’abord de 1 centimètre à mesure que l’on monte verticalement de 100 mètres ; elle est de 75 centimètres à l’altitude de 100 mètres, de 74 centimètres à l’altitude de 200 mètres. Au delà, elle continue de diminuer suivant une formule plus compliquée due à Laplace. À Chamonix, qui est à 1 050 mètres au-dessus du niveau de la mer, la pression barométrique est de 67 centimètres ; elle est de 56 centimètres au col du Saint-Bernard (2 432 mètres) ; de 46 centimètres au mont Pelvoux (3 998 mètres). Au Mont-Blanc (4 810 mètres), la pression normale est de 38 centimètres, c’est-à-dire moitié de ce qu’elle est au niveau de la mer. Elle est de 32 centimètres de mercure à l’un des points de l’Himalaya où ont pu atteindre les frères Schlaginweit (6 800 mètres). Aucun explorateur ne paraît s’être élevé plus haut en pays de montagne. Le mont Everest, inaccessible, a 8 840 mètres de hauteur ; la pression barométrique y est de 24 centimètres.

À mesure que la pression diminue, la densité de l’air s’abaisse à proportion, d’après la loi de Mariotte. Le litre d’air qui, au niveau de la mer, pèse 1gr,293, ne pèse plus que la moitié de cette valeur, c’est-à-dire 0gr,646 au sommet du Mont-Blanc, où la pression est d’une demi-atmosphère. L’air est plus léger sur les hauteurs. Le premier caractère de l’atmosphère offerte par la montagne aux hommes et aux animaux, c’est la raréfaction, la légèreté de l’air. C’est de là que la vie en montagne tire ses particularités et surtout ses inconvéniens, comme on le verra tout à l’heure.


II

Le plus grand avantage de l’air des montagnes, ce n’est point sa légèreté, c’est sa pureté. On respire sur les hauteurs un air léger et pur. En quoi consiste cette pureté, à quoi est-elle due ? Il y a quelque trente ans, on enseignait en médecine qu’elle tenait à une quantité d’acide carbonique moindre que dans la plaine. Les expériences de Truchot avaient montré que l’air de la plaine, qui contient 4 dix-millièmes d’acide carbonique, à l’altitude de 396 mètres (Clermont-Ferrand), n’en avait plus que 3,15 dix-millièmes ; au sommet du Puy-de-Dôme (1 446 mètres), il en avait seulement 2,03 ; au sommet du pic de Sancy (1 884 mètres), seulement 1,72. Sans parler de l’opinion de Mosso, qui veut que l’acide carbonique, au lieu d’être une impureté de l’air, en soit un élément utile, on peut dire avec Regnard que des différences de ce genre ne pourraient avoir aucune conséquence : ce sont de pures vétilles. Mais d’ailleurs elles n’ont même pas d’existence réelle. Des analyses plus précises faites par MM. Müntz et Aubin de l’air puisé au pic du Midi, et d’autres faites sur l’air rapporté d’une altitude de 15 kilomètres par le ballon-sonde l’Aérophile, ont montré que l’acide carbonique était également réparti dans l’atmosphère qui nous entoure. Il n’y a aucune différence appréciable dans la composition chimique de l’air, pas plus en ce qui concerne l’acide carbonique qu’en ce qui concerne l’oxygène ou l’azote. La fixité de la constitution de l’atmosphère en tous lieux est la vérité qu’enseignent les plus récentes analyses.

L’air des hauteurs est pur pour une autre raison. Il est pur et transparent parce qu’il ne contient pas de poussières, pas de germes. Dans les plaines basses, dans nos villes, nous vivons au milieu d’un nuage de poussière, composé de débris de toute nature et de toute origine, ainsi que de micro-organismes. Ce nuage est bas : il ne monte pas beaucoup au delà de 1 000 mètres, au-dessus des agglomérations les plus souillées ; l’air, de moins en moins dense, devient impropre à soutenir en suspension ses particules flottantes.

C’est Pasteur qui, en 1862, a établi cette vérité fondamentale. Les bouillons de culture qu’il ensemençait avec l’air puisé à 2 000 mètres sur la mer de glace au Montanvert, restaient à peu près tous stériles ; l’air des sommets du Jura à 850 mètres en laissait les trois quarts indemnes ; la proportion des ballons fertiles augmentait à mesure qu’on descendait vers la plaine et dans les villes. La stérilité de la haute atmosphère, confirmée par Tyndall, fut, comme on se le rappelle, contestée par Pouchet, Joly et Musset pour l’air de la Rencluse (2 083 mètres), par E. Yung sur les Alpes, par Giacoza sur le Marzo (2 753 mètres). La contradiction des résultats tenait à des erreurs qui furent aperçues et relevées.

Les méthodes d’examen ont été perfectionnées depuis lors. M. Miquel, de l’observatoire de Montsouris, les a portées à un haut degré de précision, de sûreté et de facilité : ses aéroscopes permettent de recueillir et de nombrer les micro-organismes qui se trouvent, non plus dans quelques litres, mais dans des volumes d’air considérables. Il a montré ainsi que l’air des hauteurs présentait un degré de pureté bien supérieur à ce que Pasteur pouvait penser. Son collaborateur, M. de Freudenreich, entreprit, en 1883, les ascensions pénibles et dangereuses d’un certain nombre de sommets des Alpes bernoises, du Schilthorn à 2 973 mètres, du col de la Strahlegg à 3 200 mètres, de l’Eiger à 4 000 mètres. Dans une masse de près de 3 mètres cubes (2 700 litres) d’air recueilli entre 2 000 et 4 000 mètres, on ne trouva ni une bactérie, ni une moisissure capable d’éclore dans un milieu de culture qui leur est cependant très favorable, le bouillon de bœuf neutralisé. La même masse d’air puisée à Paris, rue de Rivoli, contiendrait plus de 15 000 microbes. L’atmosphère des régions ensevelies sous les neiges éternelles est d’une pureté immaculée, qui équivaut sans doute aux meilleures stérilisations que nous puissions réaliser dans nos laboratoires.

C’est, sans aucun doute, à cette pénurie en germes de toute espèce que les hautes régions montagneuses sont redevables de leur salubrité proverbiale. Il n’y a pas de contagion à craindre, puisqu’il n’y a pas de germes pour la propager. Les maladies microbiennes sont rares ou inconnues. La phtisie, qui dépeuple les plats pays, respecte les hautes régions. Sur le plateau mexicain, le docteur Jourdanet avait eu à soigner six tuberculeux seulement dans l’espace de quatre années. Guilbert chez les indigènes des Cordillères, A. d’Abbadie chez les Abyssins, Schlaginweit chez les habitants du Tibet, signalent la même immunité.


III

Un troisième caractère de l’atmosphère de la montagne, c’est sa sécheresse habituelle. Sans doute, les pluies sont fréquentes au printemps et à l’automne et la rendent saturante tout comme en plaine, mais elles sont rares en été et tout à fait exceptionnelles en hiver. Il en est de même pour les brouillards. Dans les Alpes, l’été et l’hiver sont des saisons sèches. L’air y est desséchant. C’est une conséquence même de sa raréfaction ; on sait que pour déshydrater les corps, les expérimentateurs ont soin de les soumettre à l’action d’une basse pression ou du vide.

Les manifestations de ce pouvoir desséchant fournissent quelques-uns des traits caractéristiques de la vie sur les hauteurs. P. Regnard en a tracé un tableau sobre et exact. Les ascensionnistes ou les résidons les constatent dès l’altitude de 1 500 mètres. Les cheveux et la barbe deviennent raides ; l’activité de l’évaporation gerce la peau et les muqueuses ; elle produit des picotemens des yeux et de la gorge qui vont quelquefois, mais rarement pourtant, jusqu’aux petites hémorragies des lèvres ou de la conjonctive dont ont souffert quelques explorateurs. Ce sont ces écoulemens de sang que, depuis le voyage de La Condamine, Godin et Bouguer dans les Andes, on a attribués souvent, et à tort, à la raréfaction de l’air ; il est dû à sa dessiccation.

Dans son rapport à l’Académie des Sciences, Bouguer s’exprime ainsi : « L’atmosphère, dit-il, ayant un moindre poids n’aidait pas assez, par sa compression, les vaisseaux à retenir le sang. »

Cette explication, purement mécanique, n’est pas seulement contraire à la réalité, elle l’est aux principes mêmes de la physique, quoiqu’elle ait été imaginée par des physiciens et acceptée aveuglément par les médecins. La pression atmosphérique représente, sur chaque centimètre carré de la surface du corps, l’effet d’un poids de 1 kg. 03. Sur la surface entière du corps, c’est environ une pression totale de 15 tonnes. Une variation barométrique de 1 centimètre en plus ou en moins nous ajoute ou nous enlève donc 157 kilogrammes environ. Nous sommes, disait-on, en équilibre avec cette forte compression. « Vient-elle à être diminuée, il se fait à la surface du corps comme une immense ventouse ; l’action du cœur n’est plus suffisamment contre-balancée ; de là la congestion et les hémorragies des muqueuses et de la peau ; de là la face vultueuse, les accidens cérébraux. » L’erreur de ce raisonnement est évidente. Les tissus sont des semi-liquides ou des liquides vrais : l’organisme est en réalité une masse fluide, incompressible, qui est par conséquent soumise à la loi de Pascal : les pressions s’y transmettent dans tous les sens.

Ces explications mécaniques ont subsisté jusqu’aux travaux de Paul Bert. Ce n’est pas le moindre mérite de ce savant d’avoir bien montré que les effets du changement de la pression barométrique (et par conséquent de l’ascension en montagne ou en ballon), se rapportaient à deux conditions différentes : à la rapidité du changement, à la brusquerie de la variation barométrique, qui seule fait intervenir des effets mécaniques, et au changement lui-même, à la variation barométrique en elle-même, qui est de tout autre nature. C’est là un résultat général et simple.

À côté de ses inconvéniens, tels que le dessèchement et les gerçures de la peau et des muqueuses, les sensations de picotement et même les hémorragies, le pouvoir desséchant de l’air de montagne produit quelques effets bienfaisans : il tarit souvent les sécrétions exagérées, des coryzas, des rhumes, des eczémas.

D’autres menus faits que tous les touristes attentifs ont pu observer traduisent ce pouvoir desséchant de l’air des hauteurs. Les craquemens des meubles récemment amenés de la plaine n’ont pas d’autre cause. De même encore cette pratique des montagnards du Valais qui conservent la viande sans la saler, en l’étendant simplement en tranches minces au soleil ; ou, enfin, cette particularité macabre signalée par P. Regnard, qu’à la morgue du Saint-Bernard, où l’on garde les restes des malheureux perdus l’hiver dans les neiges, les cadavres se dessèchent et se momifient sans se putréfier.


IV

La légèreté, la pureté, la sécheresse de l’air des montagnes en sont les trois qualités principales ; elles ont leur part dans la constitution du climat d’altitude : elles expliquent certaines particularités de la vie en montagne, la transparence de l’atmosphère par exemple, qui est la source de tant d’erreurs d’appréciations sur les distances, et cet autre trait enfin qui frappe tous les ascensionnistes ou les résidens des grandes altitudes, à savoir le silence extraordinaire qui y règne, d’où se dégage une impression si profonde de calme et de repos. À la vérité, la plupart des causes ordinaires des bruits font défaut ; il n’y a ni tumulte de la foule, ni tapage produit par l’exercice des métiers, ni bruissement des feuillages, ni bourdonnement des insectes, ni craquemens des branches : mais, en outre, les sonorités qui s’éveillent dans ce milieu tranquille s’y étouffent vite, l’air moins dense conduisant mal les ondes sonores.

Quant aux particularités du climat, elle pourraient s’exprimer, si l’on n’a en vue que les périodes de temps clair, en disant que l’hiver y est chaud et que l’été y est frais. Cela semble un paradoxe et c’est pourtant une vérité. Il faut d’abord bien stipuler que la belle saison à la montagne est l’hiver : les mois les meilleurs sont janvier, février et mars. L’été est aussi une période favorable, à la condition qu’il ne soit pas pluvieux. Quant au printemps et à l’automne ce sont des saisons franchement mauvaises, pendant lesquelles il faut fuir les montagnes.

L’hiver, même quand le thermomètre est très bas à l’ombre, on a toujours chaud. Les voyageurs qui arrivent au mois de janvier par un froid de 10 degrés à Leysin, à Davos, à Arosa, couverts de fourrures, sont stupéfaits de voir les gens qui se promènent au soleil, vêtus de pardessus légers, coiffés de chapeau de paille, munis d’ombrelles blanches. Le thermomètre dit que l’air est froid ; le sol formé de neige sèche est froid aussi. L’air n’est pas échauffé par le soleil parce qu’il est diathermane, il absorbe peu les rayons solaires : la température du sol ne s’élève point parce que la neige réfléchit ces mêmes rayons. Mais le corps de l’homme qui repose sur ce sol, et, plonge dans cet air, absorbe les vibrations calorifiques et s’échauffe. Il se comporte comme le morceau de bois posé sur la neige et qu’on voit s’y enfoncer parce qu’il s’échauffe au point de la fondre. La nuit même, on peut, sans risques, faire des promenades au clair de lune ; à la vérité, l’on ne s’échauffe plus alors au soleil ; mais, grâce à la sécheresse de l’air, on n’est pas non plus refroidi par l’humidité. L’air sec, qui n’a qu’une faible capacité spécifique, nous prend peu de chaleur. Au contraire, en plaine, dans l’air humide, l’eau qui imprègne nos vêtemens et dont la capacité calorifique est très élevée nous en prend beaucoup. On sait bien que c’est le froid humide qui nous pénètre et nous glace.

Le printemps et l’automne sont les mauvaises saisons. Le printemps arrive d’un coup ; la terre, dépouillée de son manteau, s’échauffe brusquement ; la végétation part ; en quelques jours les prairies sont parsemées de fleurs. À ces éclaircies succèdent les mauvais temps, les brouillards et les pluies glacées : les conditions sont les mêmes qu’en plaine, dans les mêmes circonstances : elles sont encore aggravées. Il faut fuir ou consentir à vivre en réclusion sans les bénéfices du plein air.

Les écueils de la cure en montagne sont l’humidité et le vent. Il faut qu’une station d’altitude soit abritée de plusieurs côtés des vents habituels et particulièrement du vent du nord par quelque condition naturelle, par l’écran d’une paroi rocheuse ou d’une forêt de sapins. C’est le cas de la plupart des villages climatériques. M. Regnard dit plaisamment qu’une station idéale doit se trouver à l’abri du vent, du brouillard, du froid, du chaud, être gaie, reposante, bien installée, saine et peu coûteuse. Une telle station n’existe pas. Mais il y en a qui en approchent plus ou moins, et M. Regnard est un bon guide pour nous y conduire. Il les passe en revue, nous indique les époques du séjour, les conditions de convenance qui les recommandent ou les excluent. En définitive il n’y a guère plus de quatre ou cinq stations climatériques pour l’hiver : Leysin, Davos, Arosa, Wiesen et Andermatt. Les stations d’été sont très nombreuses : elles pourraient l’être davantage. Les Pyrénées, qui offrent des conditions merveilleuses à cet égard, n’en possèdent pas une seule qui soit habitable. Les glaciers y sont reculés plus haut que dans les Alpes ; les vents y sont moins violens et moins persistans ; la saison s’y prolonge beaucoup plus tard. Ces admirables ressources naturelles restent inexploitées.

La France ne possède que huit stations d’été qui soient installées de façon à peu près suffisante. C’est d’abord en Dauphiné les stations du Pelvoux dont l’organisation est assez primitive : Monetier à 1 495 mètres, Lagrave à 1 526 mètres et le Lautaret, qui est une haute station, à 2 070 mètres. En Savoie, on trouve les Corbières (700 mètres), Salève (1 171 mètres) qui sont des stations basses ; Pralognan (1 424 mètres), les Voisins (1 456 mètres), le Revard (1 545 mètres), véritables stations d’altitude ; Chamonix (1 050 mètres), et le Montanvert, qui est une haute station (1 921 mètres). La Suisse possède plus de soixante villages ou établissemens climatériques groupés autour du Mont-Blanc, dans le pays de Vaud, dans le Valais, auprès du mont Rose, dans les Alpes bernoises, autour du Rigi, dans les Grisons et dans l’Engadine. Les installations sont en général confortables et quelquefois parfaites.

Il y a en Autriche, dans les montagnes de la Carniole, une station célèbre, le sanatorium de Rikli où s’applique la cure de lumière qui est une variété de la cure d’altitude. Ce système, d’une hardiesse un peu excentrique, consiste dans l’exposition du corps absolument nu à la lumière du jour et aux intempéries : il jouit en Allemagne et en Autriche d’une réputation aussi étendue que le système de Kneipp. Il produit un état d’endurance extraordinaire, on lui attribue des succès merveilleux dans le traitement des neurasthéniques. M. Lagrange, qui nous a fait connaître cette forme du traitement naturel, y voit, en effet, une combinaison des plus puissans modificateurs du système nerveux et de la nutrition, le bain de lumière et de soleil, le bain d’air, sans compter la douche froide des jours de pluie.

Les procédés ordinaires de la cure d’altitude sont plus simples. Il s’agit de vivre conformément aux principes d’une sage hygiène dans l’air léger, sec et pur de la haute montagne. Ce régime a son indication précise dans un certain nombre d’états maladifs. Il convient dans la chlorose et l’anémie des adolescens, dans l’anémie palustre, dans les convalescences traînantes, dans la plupart des dyspepsies, dans la congestion du foie. C’est un des traitemens qui réussissent le mieux contre la neurasthénie. Les stations d’hiver conviennent aux tuberculeux qui sont au début de l’affection. On sait, ou l’on admet aujourd’hui que la cure d’altitude doit son efficacité à l’enrichissement du sang dont elle augmente le nombre des globules rouges. Elles seraient encore avantageuses aux malades plus avancés.


V

L’étude de la vie en montagne offre une sorte de paradoxe scientifique qu’il faut éclaircir. On vient de voir qu’elle produit un effet bienfaisant sur l’organisme, et constitue un moyen curatif puissant. Et, d’autre part, nous devons rappeler que le premier effet de la dépression atmosphérique, c’est-à-dire de l’ascension ou du séjour aux grandes hauteurs, est de provoquer un ensemble d’accidens morbides connus sous le nom de mal des montagnes.

La contradiction semble évidente ; mais ce n’est qu’une apparence. Le docteur Jourdanet, qui a eu un rôle d’initiateur dans quelques-uns de ces problèmes physiologiques relatifs à l’influence de l’altitude sur les êtres vivans, croyait que c’était là un vice irrémédiable de la montagne. Les populations des hauts plateaux de l’Amérique et des terrasses de l’Himalaya, condamnées, d’après lui, à une anoxyhémie chronique, c’est-à-dire à une diminution de l’oxygène, source des combustions qui accompagnent toute activité corporelle ou intellectuelle, étaient par cela même placées dans un état d’infériorité et de dégénération physique et morale dont toute leur histoire politique, économique et sociale fournirait un témoignage évident.

Jourdanet ignorait un fait qui ne devait être reconnu, d’ailleurs, qu’à une date assez récente. C’est que l’organisme présente un moyen de défense contre la diminution d’oxygène, contre l’anoxyhémie des hauteurs. Le sang absorbe moins d’oxygène, mais en compensation, et par un mécanisme efficient d’ailleurs inconnu, la matière absorbante du sang, la matière rouge, les globules rouges augmentent ; il y a, selon la terminologie barbare des physiologistes, hypercytémie. Dans les cas moyens, l’énergie de la résistance semble dépasser la violence de l’atteinte portée à l’organisme, et l’opération se solde, en définitive, au bénéfice de l’être vivant. Il y a non seulement acclimatement, mais l’organisme a acquis une ressource nouvelle.

Paul Bert avait nettement aperçu ce phénomène d’augmentation de la matière rouge (l’hémoglobine) dans le sang de l’animal qui s’acclimate aux hauteurs. Comparant la capacité d’absorption du sang pour l’oxygène chez un certain nombre d’animaux des hauts plateaux d’Amérique (la Paz, 3 700 mètres), il vit que cette capacité était supérieure à celle des animaux de nos pays. 100 centimètres cubes de sang peuvent absorber, au niveau de la mer, 10 ou 12 centimètres cubes d’oxygène, tandis qu’à la Paz ils fixent 21 centimètres cubes pour le porc et pour le cerf, 17 pour le mouton.

Ce fait de l’augmentation d’hémoglobine aux grandes altitudes fut vérifié par les expériences que M. Müntz exécuta au Pic du Midi de Bigorre. M. Müntz voulut savoir si une longue suite de générations était nécessaire pour produire cette modification. En avril 1883, il transporta à l’observatoire de Bigorre des lapins de garenne pris dans la plaine, aux environs de Tarbes, et sept ans plus tard, en août 1890, il sacrifia les lapins nés de ceux-là après plusieurs générations. La modification s’était accomplie ; le sang s’était enrichi en hémoglobine ; sept ans avaient suffi. Mais un si long délai n’est pas nécessaire. L’effet s’observa après six semaines chez des animaux (moutons) nés dans la vallée et transportés sur la montagne.

Un médecin distingué de Bordeaux, M. Viault, sans connaître les recherches de Paul Bert et de Müntz, arrivait de son côté à la même conclusion concordante ; mais il la précisait par une constatation importante. Comptant le nombre de globules rouges qui existent dans un volume donné de sang, il vit qu’après quinze jours de séjour aux grandes altitudes, ce nombre avait notablement augmenté. À Lima, le 4 octobre 1889, le sang de l’expérimentateur contenait 5 millions de globules rouges par millimètre cube : à Morococha (4 392 mètres), dans la Cordillère, le 19 octobre, il en contenait 7 100 000. Tous les sujets vivant à ce niveau présentaient des nombres à peu près aussi élevés. De retour en France, M. Viault répéta entre Bordeaux et le pic du Midi des déterminations analogues à celles qu’il avait faites en Amérique. Le nombre des globules rouges, qui était de 4 730 000 à Bordeaux, s’éleva, dans la montagne, à 5 230 000.

L’altitude avait donc pour effet d’élever notablement le nombre des globules rouges. La matière colorante n’augmente pas aussi vite : les premiers globules formés sont encore un peu pâles et l’hémoglobine ne vient les teindre que plus tard. C’est de cette manière que l’organisme s’adapterait aux basses pressions des stations montagneuses. Loin de subir passivement la raréfaction de l’oxygène, il cherche et réussit à lutter victorieusement contre cette condition défavorable.

Les résultats précédens ont été confirmés, en 1892 et 1893, précisément dans les stations des Alpes, par les observations d’Egger et du docteur Mercier à Arosa. Ces auteurs ont constaté, de plus, que l’enrichissement du sang n’était pas un avantage définitivement acquis à l’organisme ; il ne survit pas au séjour qui l’a déterminé. La descente dans la plaine ramène les globules au chiffre normal chez les gens bien portans.

On ne peut d’ailleurs donner de ces faits qu’une explication téléologique et par conséquent sans vertu efficace. Il semble nécessaire, pour le bon fonctionnement de l’organisme pendant les déplacemens des animaux en altitude, qu’une pression plus faible d’oxygène soit compensée par une quantité plus grande d’hémoglobine. Dans ces conditions, la quantité du gaz vital offerte à l’organisme restera la même et l’on admet que l’intensité des combustions restera la même. Mais c’est là encore une supposition gratuite. Elle est contredite par une loi fort importante que Pflüger et Voit ont contribué à établir, loi d’après laquelle l’intensité des combustions vitales n’est pas réglée par les quantités du comburant présenté aux cellules, mais au contraire par une condition inhérente à celles-ci, par ce que l’on a appelé leur besoin physiologique.


VIII

Il resterait à parler du mal des montagnes, c’est-à-dire des accidens que produit l’ascension ou le séjour aux hautes altitudes, avant que la compensation ou l’acclimatement aient eu le temps de se produire. Des accidens variés se manifestent chez l’homme et chez les animaux qui sont transportés aux altitudes extrêmes. Crocé-Spinelli et Sivel ont trouvé la mort à une hauteur de 8 600 mètres le 15 avril 1875, dans leur ballon le Zénith. Le 5 septembre 1862, le savant météorologiste Glaisher s’élevait de Wolverhampton dans un ballon conduit par l’aéronaute Coxwell : il s’évanouit, et faillit périr à une hauteur un peu supérieure à 8 838 mètres : sur deux pigeons que les aéronautes avaient conservés, l’un mourut et l’autre n’échappa que difficilement. Il semble bien, comme on l’a dit, que les poitrines humaines doivent trouver là-haut leurs colonnes d’Hercule et qu’il y ait une altitude où la nature ait dit à l’homme : « Tu n’iras pas plus loin. » Mais déjà, en deçà de cette barrière infranchissable, apparaissent des phénomènes qui sont dus pour une part à la raréfaction de l’air et qui caractérisent le mal des montagnes et le mal des ballons.

Ces accidens constituent une maladie singulière qui a les plus grandes analogies avec le mal de mer. Elle lui ressemble, au point de vue de ses symptômes, dont les principaux sont les vertiges, le vomissement et l’état syncopal, la prostration physique et morale ; elle lui ressemble encore au point de vue de son agression capricieuse qui attaque les uns et épargne les autres, et enfin au point de vue de sa disparition subite et de sa guérison presque instantanée. À ces désordres nerveux s’ajoutent des troubles circulatoires ; les battemens du cœur s’accélèrent comme dans la fièvre ou davantage. M. Lortet par exemple, à Chamonix, constatait 64 pulsations à la minute ; au sommet du mont Blanc, 172. Quant aux phénomènes respiratoires, on les décrit différemment. La plupart des ascensionnistes ont éprouvé une oppression plus ou moins angoissante, une respiration précipitée et superficielle, une véritable dyspnée. A. Mosso a observé, au contraire, un ralentissement respiratoire avec repos intercalaires.

Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une affection universelle qui a été constatée sous toutes les latitudes, dans l’Amérique du Sud, au Caucase, dans l’Arménie, dans l’Himalaya, dans les Pyrénées et dans les Alpes. C’est sur l’explication de ces accidens que l’on cesse de s’entendre. Paul Bert a rendu infiniment vraisemblable que la cause première de ces désordres réside dans une diminution de l’oxygène du sang par suite de la dépression barométrique. M. A. Mosso, au contraire, a soutenu récemment qu’ils reconnaissaient pour cause la diminution de l’acide carbonique contenu dans le sang, c’est-à-dire l’acapnie. Il y a bien des chances pour que cette contradiction cache une confusion. Elle s’applique sans doute à des phénomènes différens, et il y aurait deux espèces de mal des montagnes.

Les symptômes du mal que Bert avec la plupart des observateurs attribuaient à l’altitude ne sont pas les mêmes que ceux dont parle Mosso : pour celui-ci il y a un ralentissement de la respiration avec pauses ; pour la majorité, au contraire, il y a un état dyspnéique. Le mal ordinaire cède au repos ou tout au moins se calme sous son influence. Pour Mosso, c’est au contraire pendant le repos absolu que les phénomènes s’aggravent. Enfin, les analyses de Paul Bert aux diverses altitudes montrent incontestablement une forte diminution d’oxygène et une faible décroissance de l’acide carbonique. Celles de Mosso conduisent à des conclusions opposées. On ne peut douter qu’il y ait ici un malentendu que nous prendrions la peine d’expliquer à nos lecteurs si nous ne nous rappelions qu’il n’y a vraisemblablement parmi eux qu’un nombre très restreint de physiologistes qu’un tel examen critique serait susceptible d’intéresser.


A. Dastre.