Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XI

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 130-140).


CHAPITRE XI.


Aie la bonté de descendre et de t’informer de la santé de la baronne, me dit le lendemain mon oncle. Tt peux toujours aller trouver mademoiselle Adélaïde ; elle ne manquera pas de te donner un ample bulletin.

On pense bien que je ne me fis pas prier. Mais au moment où je me disposais à frapper doucement à la porte de l’appartement de Séraphine, le baron se présenta tout à coup devant moi. Il parut surpris, et m’examina d’un regard perçant.

— Que voulez-vous ici ? Ce furent les premières paroles qu’il me fit entendre. Bien que le cœur me battît violemment, je me remis un peu et lui répondis d’un ton ferme : — Je remplis un message de mon oncle, en m’informant de la santé de madame la baronne.

— Oh ! ce n’est rien. — Rien, que son attaque de nerfs ordinaire. Elle repose doucement, et elle paraîtra à table aujourd’hui ! — Dites cela à votre oncle ! — Dites-lui cela !

Le baron prononça ces mots avec une certaine violence qui me fit croire qu’il était plus inquiet de la baronne qu’il ne voulait le paraître. Je me tournais pour m’éloigner, lorsque le baron m’arrêta tout à coup par le bras, et s’écria d’un air irrité : — J’ai à vous parler, jeune homme !

Je voyais devant moi l’époux offensé qui me préparait un châtiment terrible, et j’étais sans armes. Mais en ce moment, je m’avisai que j’avais dans ma poche un couteau de chasseur, dont mon grand-oncle m’avait fait présent au moment de partir pour R… bourg. Je suivis alors le baron, qui marchait rapidement devant moi, et je résolus de n’épargner la vie de personne, si je devais essuyer quelque outrage.

Nous étions arrivés dans la chambre du baron. Il en ferma soigneusement la porte, puis se promena quelque temps les bras croisés, et revint devant moi, en répétant : — J’ai à vous parler, jeune homme !

Le courage m’était revenu, et je lui répondis d’un ton élevé : — J’espère que ce seront des paroles qu’il me sera permis d’entendre !

Le baron me regarda d’un air étonné, comme s’il ne pouvait pas me comprendre. Puis il croisa ses mains sur son dos, et se mit à marcher, les regards fixés sur le plancher. Tout à coup, il prit un fusil à la muraille, et fit entrer la baguette dans le canon pour s’assurer s’il était chargé. — Mon sang bouillonna dans mes veines, je portai la main à mon couteau en l’ouvrant dans ma poche, et je m’approchai fort près du baron pour le mettre dans l’impossibilité de m’ajuster.

— Une belle arme ! dit le baron ; et il remit le fusil à sa place. Je reculai de quelques pas ; le baron se rapprocha. Me frappant assez rudement sur l’épaule, il me dit : — Je dois vous paraître contraint et troublé, Théodore ! Je le suis aussi, les alarmes de cette nuit en sont cause. L’attaque de nerfs de ma femme n’était pas dangereuse, je le vois maintenant ; mais ici, — ici dans ce château, je crains toujours les plus grands malheurs ; et puis c’est la première fois qu’elle est malade ici. — Vous, — vous seul, vous êtes l’auteur de son mal !

— Comment cela est-il possible ? répondis-je avec calme.

— Que le diable n’a-t-il brisé en mille pièces le maudit clavecin de l’inspectrice ! Que n’êtes-vous !… Mais, non ! non ! Il en devait être ainsi. Et je suis seul cause de tout ceci. Dès le premier moment où vous vîntes faire de la musique dans la chambre de ma femme, j’aurais dû vous faire connaître la disposition de son esprit et de sa santé.

Je fis mine de parler.

— Laissez-moi achever, s’écria le baron, il faut que je vous évite tout jugement précipité. Vous me tenez pour un homme rude et sauvage, ennemi des beaux arts. Je ne le suis nullement, mais une conviction profonde m’oblige à interdire ici tout délassement qui amollit et qui ébranle l’âme. Apprenez que ma femme souffre d’une affection nerveuse qui finira par la priver de toutes les jouissances de la vie. Dans ces murs surtout, elle ne sort pas d’un état d’exaltation qui est toujours le symptôme d’une maladie grave. Vous me demanderez avec raison pourquoi je n’épargne pas à une femme délicate ce séjour terrible, cette rigoureuse vie de chasseur ? Nommez-le faiblesse ou tout ce que vous voudrez, je ne puis me résoudre à la laisser loin de moi. Je pense d’ailleurs que cette vie que nous menons ici doit au contraire fortifier cette âme affaiblie ; et vraiment le bruit du cor, les aboiemens des chiens, le mugissement de la brise doivent l’emporter sur les tendres accords et sur les romances plaintives ; mais vous avez juré de tourmenter méthodiquement ma femme, jusqu’à la faire mourir !

Le baron prononça ces dernières paroles en grossissant sa voix et les yeux étincelans. Je fis un mouvement violent ; je voulus parler, le baron ne me laissa pas prendre la parole.

— Je sais ce que vous voulez dire, reprit-il, je le sais, et je vous répète que vous êtes en bon chemin de tuer ma femme ; et vous sentez qu’il faut que je mette bon ordre à cela. — Bref ! — vous exaltez ma femme par votre chant et votre jeu, et lorsqu’elle flotte sans gouvernail et sans guide, au milieu des visions que votre musique a conjurées, vous enfoncez plus profondément le trait en lui racontant une misérable histoire d’apparition qui vous est arrivée, dites-vous, dans la salle d’audience. Votre grand-oncle m’a tout raconté, naais je vous prie de me dire à votre tour ce que vous avez vu, ou pas vu, entendu, éprouvé ou même soupçonné.

Je réfléchis un instant, et je contai de point en point toute mon aventure. Le baron laissait échapper de temps en temps un mot qui décelait sa surprise. Lorsque je redis la manière dont mon oncle s’était conduit, il leva les mains au ciel, et s’écria : — Oui, c’est l’ange protecteur de notre famille !

Mon récit était terminé.

— Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ? murmura le baron en marchant à grands pas. — Mon ami, me dit-il, ma femme, à qui vous avez fait tant de mal sans le vouloir, doit être rétablie par vos soins. Vous seul, vous le pouvez.

Je me sentis rougir, et je faisais certainement une sotte figure. Le baron parut se complaire à voir mon embarras ; il me regarda en souriant et avec une ironie fatale.

— Allons, allons, dit-il ; vous n’avez pas affaire à une patiente dangereuse. La baronne est sous le charme de votre musique, et il serait cruel de l’en arracher tout à coup. Continuez donc. Vous serez bien reçu chez elle chaque soir ; mais que vos concerts deviennent peu à peu plus énergiques, mettez-y des morceaux pleins de gaîté, et surtout répétez souvent l’histoire des apparitions. La baronne s’y accoutumera, et l’histoire ne fera pas plus d’impression sur elle que toutes celles qu’on lit dans les romans.

À ces mots, le baron me quitta. Je restai confondu ; j’étais réduit au rôle d’un enfant mutin. Moi qui croyais avoir excité la jalousie dans son cœur, il m’envoyait lui-même à Séraphine, il ne voyait en moi qu’un instrument sans volonté qu’on prend ou qu’on rejette à son gré ! Quelques minutes auparavant, je craignais le baron ; au fond de mon âme gisait le sentiment de ma faute, mais cette faute même me faisait sentir plus vivement la vie, une vie magnifique, élevée, pleine d’émotions dignes d’envie, et tout était retombé dans les ténèbres, et je ne voyais plus en moi qu’un bambin étourdi qui, dans sa folie enfantine, a pris pour un diadème la couronne de papier dont il a coiffé sa tête.

— Eh bien ! neveu, me dit mon grand-oncle qui m’attendait, où restes-tu donc ?

— J’ai parlé au baron, répondis-je vivement et à voix basse, sans pouvoir le regarder.

— Sapperlote ! je le pensais, s’écriat-il ; le baron t’a sans doute appelé en duel, neveu ? L’éclat de rire qui suivit ces mots me prouva que cette fois, comme toujours, le vieil oncle perçait à travers mon âme. Je me mordis les lèvres, et je ne répondis rien, car je savais qu’un mot de ma part eût suffi pour provoquer une explosion de sarcasmes que je voyais déjà voltiger sur les lèvres du vieillard.