Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap43

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 282-286).


CHAPITRE XLIII


LÉGENDES SARASVATIENNES


Argument : Rivalité d’ascétisme entre Vaçishtha et Viçvâmitra, qui songe à tuer son concurrent et charge la Sarasvati de le lui amener. Terreurs de cette dernière. Viçvâmitra insiste. Elle raconte tout à Vaçishtha qui lui conseille d’obéir. Réflexions de la Sarasvati. Son stratagème pour sauver Vaçishtha. Fureur de Viçvâmitra qui maudit la Sarasvati. Au bout d’un an, elle est relevée de cette malédiction.


2358. Janamejaya dit : Comment (s’est effectué) l’enlèvement de Vaçishtha, (entraîné par) un courant terrible, et pourquoi la meilleure des rivières l'emporta-t-elle ?

2359. Comment, et pourquoi, ô maître, lui devint-on hostile ? Ô grand sage, interrogé par moi, réponds à mes questions, car (ce que tu m’as dit jusqu’à présent) n’a pas satisfait (ma curiosité).

2360. Vaiçampâyana dit : Ô Bharatide, la rivalité en matière d’ascétisme engendra une grande et forte inimitié entre Viçvâmitra et le viprarshi Vaçishtha.

2361. Le grand ermitage de Vaçishtha était situé à Sthânoutîrtha (le tîrtha de Sthânou) ; à l’est et sur (l’autre) rive (de la Sarasvati était celui) du sage Viçvâmitra.

2362. Le lieu, ô grand roi, où Sthânou pratiqua un ascétisme excessif, où les sages racontent de lui ces œuvres terribles.

2363. Où l’adorable Sthânou, ayant offert un sacrifice et honoré la Sarasvatî, établit ce tîrtha, (est appelé) Sthânoutîrtha (tîrtha de Sthânou), ô roi.

2364. Ô maître suprême des hommes, c’est dans ce tîrtha que les dieux sacrèrent, comme commandant en chef de leur grande armée, Skanda qui écrase leurs ennemis,

2365. Dans ce tîrtha de la Sarasvatî, le grand mouni Viçvâmitra obtint, par un ascétisme terrible, que Vaçishtha fût apporté. Écoute cela,

2366. Ô Bharatide, chaque jour les deux ascètes, Viçvâmitra et Vaçishtha, rivalisaient furieusement d’ascétisme.

2367. Ce qui fit que le grand mouni Viçvâmitra devint tout à fait soucieux, et (fut très) affligé en voyant l’éclat de Vaçishtha.

2368, 2369. Ô Bharatide, cet homme, (quoique) continuellement appliqué à son devoir, forma cette pensée : la Sarasvatî apportera rapidement près de moi l’ascète Vaçishtha, le plus grand de ceux qui marmottent des prières. Je tuerai sans aucun doute ce très grand brahmane.

2370. Après avoir ainsi réfléchi, l’adorable grand mouni Viçvâmitra, les yeux rouges de colère, songea à la Sarasvatî.

237L Cette belle (rivière), considérée par le mouni, fut troublée et comprit qu’il avait une grande puissance, et (aussi) une grande colère.

2372. Tremblante, sans couleurs, ayant fait l’añjali, la Sarasvatî s’approcha alors de Viçvâmitra, le plus grand des mounis.

2373. Elle était très affligée, pareille à une femme dont le mari est tué. Elle dit au plus grand des mounis : « Commande. Que dois-je faire ? »

2374. Le mouni irrité, lui dit : « Amène vite (ici) Vaçishha, que je le tue. » La rivière, épouvantée en entendant cet (ordre),

2375. Ayant cependant fait l’añjali, avec des yeux semblables à des lotus, trembla d’effroi, comme une liane agitée par le vent.

2376. Le mouni la voyant dans cet état, dit à la grande rivière : « Amène moi Vaçishtha sans (d’aussi) longues considérations. »

2377. En entendant ces paroles, elle comprit ses cruelles intentions. Sachant que la puissance de Viçvâmitra était incomparable sur la terre,

2378. La meilleure des rivières alla trouver Vaçishtha, et lui exposa l’affaire dont l’avait entretenue le sage Viçvâmitra ;

2379. Craignant la malédiction de tous les deux, elle tremblait continuellement. Elle avait, (aussi), grand peur des rishis, en songeant aux puissantes imprécations (qu’ils pouvaient prononcer contre elle).

2380. En la voyant abattue, sans couleur, soucieuse, ô roi, le sage Vaçishtha, le premier des hommes, lui dit :

2381. Vaçishtha dit : « Ô la meilleure des rivières, au courant rapide, emporte-moi vite, car Viçvâmitra te maudirait. N’hésite pas, protège-toi toi-même. »

2382. Après avoir entendu ces paroles de cet homme au cœur compatissant, la rivière, ô Kourouide, réfléchit sur la manière de s’y prendre pour agir convenablement.

2383. Cette pensée naquit en elle : « Certes Vaçishtha a eu grand pitié de moi. Je dois toujours faire ce qui lui est profitable. »

2384. Et, ô roi, ayant vu sur la rive le plus grand des rishis, le descendant de Kouçika, marmottant des prières, et offrant un sacrifice, la Sarasvatî pensa :

2385. « Voilà précisément l’occasion. » Ainsi dit alors la meilleure des rivières. Elle se mit à emporter ses rives dans son élan.

2386. Maitrâvarouni fut atteint par ce débordement, et quand il eut été atteint, il loua la Sarasvatî, ô roi :

2387. « Ô Sarasvatî, tu proviens des eaux de Pitâmaha et tes flots immenses remplissent le monde entier.

2388. Toi-même, ô déesse, traversant l’éther, tu verses l’eau dans les nuages et nous pensons que toutes les eaux (proviennent) de toi.

2389. Tu es la prospérité, la splendeur, la renommée, la perfection, (la déesse) Oumâ (elle-même), aussi. Tu es la parole, le cri de Svâhâ (bénédiction). Ce monde (entier) dépend de toi.

2390. Tu résides dans tous les êtres, de quatre façons. » La Sarasvatî, ô roi, louée ainsi par le grand rishi,

2391. Apporta ce prêtre près de l’ermitage de Viçvâmitra, à qui elle fit voir à plusieurs reprises le mouni.

2392. Plein de colère, (Viçvâmitra) chercha une arme pour tuer Vaçishtha, que lui amenait la Sarasvatî,

2393. Mais en le voyant enflammé de courroux, la rivière se hâta de remporter Vaçishtha vers la région orientale, de peur d’être complice du meurtre d’un brahmane,

2394. Accomplissant les commandements de tous les dieux et trompant (la rage) du fils de Gâdhi. Alors, en voyant remporter Vaçishtha, le plus grand des rishis,

2395. Viçvâmitra, chagrin et irrité, dit avec impatience : « Ô la meilleure des rivières, puisque tu es repartie, en me trompant.

2396. Roule (avec tes eaux), ô belle, du sang destiné au chef des Rakshasas. » Puis la Sarasvatî, maudite par le sage Viçvâmitra,

2397. Roula alors, pendant un an, de l'eau mélangée de sang. Mais les rishis, les dieux, les Gandharvas et lesApsaras

2398, 2399. Furent très affligés de voir la Sarasvatî dans cet état. C’est ainsi, ô maître suprême des hommes, que ce tîrtha est appelé dans le monde Vaçishthâpavâha (l’enlèvement de Vaçishtha), et la meilleure des rivières suivit (ensuite) son cours (dans son état naturel).