Le Magasin d’antiquités/Tome 1/37

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 304-312).



CHAPITRE XXXVII.


Entre autres singularités, et il en avait un fonds si riche qu’il en donnait chaque jour un nouvel échantillon, le gentleman s’était pris d’une passion extraordinaire pour le spectacle de Polichinelle. Si le bruit de la voix de Polichinelle, même à distance éloignée, arrivait jusqu’à Bevis Marks, le gentleman, fût-il au lit et endormi, se levait en sursaut, et, se rhabillant à la hâte, courait à l’endroit où se trouvait son héros favori, et revenait à la tête d’une longue procession de badauds, au milieu desquels se trouvait le théâtre ambulant et ses propriétaires. Immédiatement le tréteau se dressait en face de la maison de M. Brass ; le gentleman s’établissait à la fenêtre du premier étage, et la représentation commençait avec son joyeux tapage de fifre, de tambour et d’acclamations, à la consternation profonde de la population laborieuse qui habitait ce quartier silencieux. Au moins pouvait-on espérer que la pièce une fois achevée, comédiens et auditoire se disperseraient : mais l’épilogue était aussi fâcheux que la pièce elle-même ; car le Diable n’était pas plutôt mort, que le gentleman appelait le directeur des marionnettes et son aide dans sa chambre, où il les régalait de liqueurs fortes qu’il avait en son particulier, et entrait avec eux en une longue conversation dont le sujet échappait à toute créature humaine. Le secret de ces entretiens n’importait guère. Mais le pis de la chose c’est que, tandis qu’ils avaient lieu, l’attroupement continuait de stationner devant la maison, que les petits garçons frappaient à coups de poing sur le tambour et imitaient Polichinelle avec leurs voix grêles, que la fenêtre de l’étude était obscurcie par les nez qui s’y aplatissaient, et qu’au trou de la serrure de la porte de la rue brillaient des yeux investigateurs ; que, si l’on apercevait à la fenêtre d’en haut le gentleman ou l’un de ses interlocuteurs, ou si même le bout d’un de leurs nez se rendait visible, la foule impatiente, qui hurlait en bas, jetait un cri de fureur, et repoussait toute consolation, jusqu’à ce que les propriétaires des marionnettes lui fussent rendus, et qu’elle pût les escorter ailleurs : en un mot, le mal était que Bevis Marks était révolutionné par ces mouvements populaires, et que la paix et le calme avaient fui des limites de son territoire.

Personne plus que M. Sampson Brass n’était indigné de ce qui se passait. Mais comme il ne se souciait nullement de perdre un bon locataire, il jugeait à propos d’empocher les ennuis que lui causait le gentleman comme il empochait son argent, quitte à troubler l’auditoire qui se pressait autour de sa porte par les moyens bornés de petites vengeances qu’il avait à sa disposition. C’était, par exemple, de verser sur la tête des assistants de l’eau sale avec un pot inaperçu, ou de les mitrailler, du haut du toit de la maison, avec des débris de tuiles et des plâtres, ou enfin d’engager les cochers de cabriolets de louage à tourner tout à coup le coin de la rue et à lancer vivement leurs voitures au milieu de l’auditoire. À première vue, il pourra paraître étrange à quiconque n’y réfléchirait pas mûrement, que M. Brass, appartenant à la chicane, n’eût pas assigné légalement la partie ou les parties qui, à ses yeux, contribuaient le plus activement au dommage : mais qu’on veuille bien se rappeler que, si les médecins usent rarement de leur propre ordonnance, que, si les ecclésiastiques ne pratiquent pas toujours ce qu’ils prêchent, de même les gens de justice n’aiment pas à mêler la loi dans leurs affaires particulières, sachant parfaitement que la loi est un instrument à double tranchant, d’un usage dangereux, et que Thémis est comme les dentistes, qui arrachent quelquefois par erreur la bonne dent au lieu de la mauvaise.

« Allons, dit M. Brass une après-midi, voilà deux jours passés sans Polichinelle. J’espère que notre homme a épuisé son caprice.

— Vous espérez ? … répliqua miss Sally. Quel mal ça vous fait-il ?

— Quel singulier garçon ! … s’écria Brass laissant tomber sa plume avec désespoir. Cet animal se plaît à m’exaspérer !

— Eh bien, dit Sally, quel mal ça vous fait-il ?

— Quel mal ! … N’est-ce pas un mal qu’on vienne crier, hurler sous votre nez, vous déranger de votre besogne et vous faire grincer les dents de colère ? N’est-ce pas un mal d’être aveuglé, suffoqué ? N’est-ce pas un mal que le pavé du roi soit intercepté par un tas de braillards dont les gosiers semblent faits de…

— Brass… murmura M. Swiveller.

— Ah ! oui, d’airain, dit le procureur, regardant son clerc pour s’assurer si le mot qu’il avait prononcé l’avait été sans malice, ou s’il n’avait pas un double sens moins innocent. N’est-ce pas un mal ? »

Le procureur s’arrêta court dans sa déclamation ; il écouta un instant, et, reconnaissant une voix qui lui était familière, il appuya sa tête sur sa main, leva les yeux au plafond et laissa tomber ces mots d’une voix gémissante :

« En voici encore un ! »

En ce moment le gentleman venait d’ouvrir la fenêtre.

« Encore un ! répéta Brass. Ah ! si je pouvais lancer un break[1] à quatre chevaux pur sang au milieu de Bevis Marks, quand la foule sera le plus épaisse, je donnerais bien trente sous, et de bon cœur encore. »

On entendit de nouveau Polichinelle dans le lointain.

Le gentleman ouvrit sa porte. Il descendit vivement l’escalier, entra dans la rue, dépassa la fenêtre de l’étude et courut tête nue vers l’endroit d’où le bruit partait. Il n’y avait plus de doute, il courait engager la troupe ambulante.

« Si je pouvais seulement savoir quels sont ses parents, murmura Sampson en remplissant sa poche de papiers ! Ils n’auraient qu’à former une jolie petite commission de lunatico à Grays’s Inn Coffea House pour le faire interdire et me charger de l’affaire ; je me moquerais bien que mon logement fût vacant quelque temps. »

En achevant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux comme pour se soustraire complètement à la vue de l’odieuse visite qu’il ne pouvait épargner à sa maison, puis s’élança de chez lui pour se sauver au loin.

Comme M. Swiveller était un partisan déclaré de ce spectacle, par la raison qu’il valait toujours mieux regarder Polichinelle ou quoi que ce fût par la fenêtre que de rester à travailler, et, comme pour ce motif il avait pris la peine d’éveiller chez son collègue de l’étude le sentiment des beautés de Polichinelle et de ses nombreux mérites, miss Sally et lui se levèrent et allèrent d’un commun accord se mettre à la croisée, au-dessous de laquelle s’étaient installés du mieux possible un certain nombre de demoiselles et de jeunes messieurs, chargés de soigner des marmots et qui se faisaient un devoir de ne pas manquer avec leurs jeunes nourrissons les représentations de ce genre.

Comme les vitres étaient sales, M. Swiveller, fidèle à une habitude amicale qui s’était formée entre lui et miss Brass, détacha l’écharpe brune de la tête de Sally, et s’en servit pour enlever soigneusement la poussière. Puis il la lui rendit, et la belle personne la remit sur sa tête avec un calme admirable et une indifférence parfaite. Pendant ce temps, le locataire était revenu ayant sur ses talons le théâtre, les artistes, et un bon surcroît de spectateurs. Celui qui montrait les marionnettes disparut à la hâte sous la toile, tandis que son compagnon, debout à l’un des côtés du théâtre, examinait l’auditoire avec une expression remarquable de tristesse. Cette tristesse parut plus remarquable encore lorsqu’il joua un air de bourrée écossaise sur ce doux instrument musical qu’on appelle vulgairement flûte de Pan, toujours avec la même mélancolie dans les yeux et sur le front, au milieu des contorsions nécessairement très-animées qui mettaient en mouvement ses lèvres, son menton et ses mâchoires.

Le drame tirait à sa fin et tenait enchaînée, comme à l’ordinaire, l’attention des spectateurs. La sensation qui détend les grandes assemblées lorsqu’elles respirent enfin d’un spectacle émouvant, saisissant, pour reprendre l’usage de la parole et le mouvement, permettait à peine à l’auditoire de se reconnaître quand le locataire invita, selon son usage, les directeurs des marionnettes à monter chez lui.

« Tous les deux ! cria-t-il de sa croisée en voyant qu’un seul, celui qui faisait mouvoir les figures, un gros petit homme, se disposait à obéir à cet appel. J’ai besoin de vous parler. Montez tous deux.

— Venez, Tommy, dit le petit homme.

— Je ne suis pas causeur, répondit l’autre. Dites-lui ça. Je n’ai pas besoin de vous accompagner pour aller causer avec lui.

— Ne voyez-vous pas, répliqua le petit homme, que le gentleman tient à la main une bouteille et un verre ?

— Que ne le disiez-vous d’abord ? dit l’autre avec une vivacité soudaine. Eh bien ! qu’est-ce qui vous arrête ? Voulez-vous que le gentleman nous attende toute la journée ? Ce serait bien poli, ma foi ! »

Tout en le chapitrant, le mélancolique personnage, qui n’était autre que M. Thomas Codlin, poussa son ami et cher confrère, M. Harris, autrement dit Short ou Trotters, pour passer le premier, et arriva avant lui à l’appartement du gentleman.

« Eh bien ! mes braves gens, dit celui-ci, vous avez fort bien joué. Qu’est-ce que vous voulez prendre ? … Dites donc à ce petit homme qui se tient derrière vous de fermer la porte.

— Fermez la porte, s’il vous plaît ! dit M. Codlin en se tournant d’un air refrogné vers son ami. Vous auriez bien pu penser, sans qu’on eût besoin de vous en avertir que le gentleman désirait que sa porte fût fermée. »

M. Short obéit, tout en disant à voix basse :

« L’ami me semble bien aigre ce soir : j’espère qu’il n’y a pas de laiterie dans le voisinage, car son humeur serait capable de faire tourner le lait. »

Le gentleman montra du doigt une couple de chaises, et, par un geste majestueux, il invita MM. Codlin et Short à s’asseoir. Ceux-ci, après s’être mutuellement consultés du regard avec beaucoup de doute et d’indécision, s’assirent enfin, chacun sur l’extrême bord de la chaise qui lui était offerte et tenant son chapeau collé contre sa poitrine, tandis que le gentleman remplissait deux verres avec le contenu d’une bouteille posée sur une table vis-à-vis de lui et les leur présentait en bonne et due, forme.

« Vous êtes bien hâlés par le soleil, dit-il. Est-ce que vous venez de voyage ? »

Un signe de tête et un sourire affirmatif furent la réponse de M. Short ; réponse que M. Codlin corrobora par un autre signe de tête et un petit gémissement, comme s’il sentait encore le poids du théâtre sur ses épaules.

« Vous fréquentez les foires, les marchés, les courses, je suppose ?

— Oui, monsieur, répondit Short ; nous avons visité à peu près tout l’ouest de l’Angleterre.

— J’ai parlé à des hommes de votre profession qui venaient du nord, de l’est et du sud, dit le gentleman avec une sorte d’admiration, mais jusqu’à présent je n’en avais pas rencontré qui vinssent de l’ouest.

— Chaque été, monsieur, dit Short, nous faisons notre tournée dans l’ouest. V’là ce qui en est : au printemps et en hiver, nous prenons l’est de Londres ; et l’été, l’ouest de l’Angleterre. On a bien de la misère, allez, à passer des jours et des mois par la pluie et la boue, et souvent sans gagner un sou dans sa journée.

— Permettez-moi de remplir encore votre verre.

— Si c’est un effet de votre bonté, monsieur, il n’y a pas de refus, dit M. Codlin se hâtant de pousser son verre en avant et écartant celui de Short. C’est moi qui suis le souffre-douleur, monsieur, dans tous nos voyages, comme dans toutes nos haltes. En ville ou, dans la campagne, qu’il pleuve ou qu’il fasse sec, que le temps soit chaud ou froid, c’est Tom Codlin qui est toujours là pour pâtir, et encore Tom Codlin ne doit pas se plaindre. Oh ! non. Short a droit de se plaindre ; mais si Codlin murmure un tant soit peu, oh ! Dieu ! à bas Codlin ! on crie aussitôt : à bas Codlin ! Il n’a pas la permission de murmurer, il n’est pas là pour ça.

— Codlin n’est pas sans utilité, dit à son tour Short avec un regard malin. Mais il ne sait pas toujours tenir ses yeux tout grands ouverts. Quelquefois il s’endort, c’est connu. Souvenez-vous des dernières courses, Tommy.

— Ne cesserez-vous jamais de taquiner les pauvres gens ? dit Codlin. Est-ce que par hasard je dormais quand je vous ai, d’un coup de filet, ramassé sept francs vingt-cinq ? J’étais bien à mon poste, au contraire, mais on ne peut pas avoir les yeux de vingt côtés à la fois, comme un paon qui fait la roue ; je voudrais bien vous y voir. Si je me suis laissé attraper par ce vieillard avec son enfant, vous avez fait de même ; ainsi ne me jetez pas ça au nez. Quand on crache en l’air…

— Vous ferez aussi bien de briser là, Tom, dit Short. Ce n’est pas un sujet bien intéressant pour lui, n’est-ce pas ?

— Alors, il ne fallait pas le mettre sur le tapis, répliqua M. Codlin, je demande pardon pour vous au gentleman ; vous n’êtes qu’un étourneau qui aime à écouter son propre ramage, sans savoir seulement ce qu’il dit. »

Au début de cette dispute, leur interlocuteur s’était tranquillement assis, les regardant tour à tour, comme s’il attendait le moment convenable pour leur adresser de nouvelles questions, ou pour revenir à celle d’où l’on s’était écarté. Mais à partir du moment où M. Codlin eut à se défendre d’être trop sujet à s’endormir, le gentleman prit un intérêt de plus en plus vif à la discussion, qui en était arrivée à une extrême vivacité.

« Vous êtes, s’écria-t-il, les deux hommes dont j’ai besoin, les deux hommes que j’ai cherchés, que j’ai cherchés partout. Où sont-ils ce vieillard et cette enfant dont vous parlez ?

— Monsieur !… dit Short avec hésitation et en tournant les yeux vers son ami.

— Le vieillard et sa petite-fille qui ont voyagé avec vous ; où sont-ils ? Parlez, vous ne vous en repentirez pas, cela vous rapportera peut-être plus que vous ne croyez. Ils vous ont quittés, dites-vous, à ces courses, si j’ai bien compris. On a retrouvé leur trace jusque-là, mais c’est là qu’on l’a perdue. N’avez-vous pas quelque renseignement à me donner, quelque idée de ce qu’ils peuvent être devenus, pour m’aider à les retrouver ?

— Je vous l’avais toujours dit, Thomas, s’écria Short se tournant vers son ami avec un regard d’abattement, qu’on ne manquerait pas de chercher après ces deux voyageurs !

— Vous l’aviez dit ! … répliqua M. Codlin. Et moi, n’ai-je pas toujours dit que cette innocente enfant était la plus intéressante créature que j’aie jamais vue ? Ne disais-je pas toujours que je l’aimais, que j’en raffolais ? La jolie créature ! il me semble l’entendre encore : « C’est Codlin qui est mon ami, disait-elle, ce n’est pas Short. Short est un brave homme, disait-elle, je n’ai pas à me plaindre de Short ; il cherche à me faire plaisir, je l’avoue ; mais Codlin, disait-elle, m’aime comme la prunelle de ses yeux, sans que ça paraisse. »

En répétant ces paroles avec une grande émotion, M. Codlin se frottait le bout du nez avec le bout de sa manche, et, secouant tristement la tête de côté et d’autre, il donna à entendre au gentleman que, depuis le moment où il avait perdu les traces de son cher petit dépôt, il avait perdu du même coup tout repos et tout bonheur.

« Bon Dieu ! dit le gentleman parcourant la chambre, ai-je donc enfin trouvé ces hommes pour découvrir seulement qu’ils ne peuvent me fournir de renseignements utiles ! Il eût mieux valu vivre au jour le jour avec l’espérance, sans jamais les rencontrer, que de voir ainsi tromper mon attente.

— Une minute, dit Short. Un homme nommé Jerry… Vous connaissez Jerry, Thomas ?

— Oh ! ne me parlez pas de Jerry, répliqua M. Codlin. Je me moque de Jerry comme d’une prise de tabac, quand je songe à cette charmante enfant. « C’est Codlin qui est mon ami, disait-elle ; cher, bon, tendre Codlin, qui invente toujours quelque chose pour me faire plaisir ! Je n’ai rien à dire contre Short, disait-elle, mais je corde avec Codlin. »

Il parut réfléchir et ajouta :

« Une fois elle m’appela « Papa Codlin. » J’ai cru que j’allais en pleurer de joie.

— Monsieur, dit Short passant de son égoïste associé à leur nouvelle connaissance, un homme nommé Jerry, qui conduit une troupe de chiens, m’a appris par hasard en route qu’il avait vu le vieillard en compagnie d’une collection de figures de cire qui voyage et qu’il ne connaît pas. Comme le vieillard et l’enfant nous avaient quittés furtivement, qu’on n’avait plus entendu parler d’eux, et qu’on les avait vus ailleurs que dans le pays où nous étions, je ne m’inquiétai pas davantage à ce sujet et je ne fis pas d’autres questions à Jerry. Mais il y aurait moyen, si vous voulez.

— Cet homme est-il à Londres ? dit impatiemment le gentleman. Parlez donc vite.

— Non, il n’y est pas, mais il y arrivera demain, répondit vivement Short. Il loge dans la même maison que nous.

— Eh bien ! amenez-le-moi. Voici un louis pour chacun de vous. Si par votre secours je réussis à retrouver ceux que je cherche, je vous en donnerai vingt fois plus. Revenez me voir demain, et réfléchissez entre vous sur ce sujet. Il est à peu près inutile que je vous le recommande, car vous agirez dans votre propre intérêt. Maintenant, donnez-moi votre adresse, et laissez-moi. »

L’adresse fut donnée, les deux hommes partirent, le rassemblement les suivit, et le gentleman, rempli d’une agitation extraordinaire, arpenta sa chambre, durant deux mortelles heures, au-dessus de la tête étonnée de M. Swiveller et de miss Sally Brass.




FIN DU PREMIER VOLUME.
  1. Voiture pour dresser les chevaux