Le Magasin d’antiquités/Tome 1/31

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 254-265).



CHAPITRE XXXI.


L’enfant s’éloigna de la porte et regagna sa chambre d’un pas plus faible, plus incertain encore que lorsqu’elle s’était approchée de celle de son grand’père. La terreur qu’elle avait tout à l’heure n’était rien, en comparaison de celle qui l’accablait maintenant. Un voleur étranger, un aubergiste infidèle, complice du vol fait à ses hôtes, ou même se glissant jusqu’à leurs lits pour les tuer au sein de leur sommeil, un brigand nocturne, quelque terrible, quelque cruel qu’il pût être n’eût pas éveillé dans son cœur la moitié de la crainte qu’elle éprouva en reconnaissant son visiteur mystérieux. Ce vieillard à la tête blanche, rampant comme un fantôme dans sa chambre, pour y commettre un vol, profitant pour cela du sommeil supposé de sa petite-fille, puis emportant son butin et le couvant des yeux avec la joie sauvage dont Nelly venait d’être témoin, c’était plus affreux, bien plus affreux, bien plus triste à songer, que tout ce que son imagination aurait pu rêver de plus effrayant. S’il allait revenir ! … car il n’y avait ni serrure ni verrou à la porte… Si, craignant d’avoir laissé quelque argent derrière lui, il revenait faire de nouvelles recherches ! … Une terreur vague, un sentiment d’horreur accompagnaient l’idée qu’il pourrait se glisser encore furtivement dans la chambre et tourner son visage vers le lit inoccupé, pendant qu’elle se blottirait encore au pied pour éviter son contact. Oh ! cette idée n’était pas supportable.

Nelly s’assit et prêta l’oreille.

Chut ! … un pas résonne sur l’escalier, la porte s’ouvre doucement…

Non, ce n’était que pure imagination ; mais l’imagination avait chez Nelly toutes les terreurs de la réalité. C’était pis, car la réalité eût eu sa fin comme son commencement, tandis que dans son imagination c’était une vision qui revenait toujours, et ne s’en allait jamais.

Le sentiment qui obsédait Nelly était une sorte d’horreur vague et indéfinie. À coup sûr, elle n’avait pas peur du bon vieux grand-père qui n’avait été frappé de cette maladie de l’esprit que par amour pour elle ; mais l’homme qu’elle avait vu cette nuit emporté par la fièvre d’un jeu de hasard, s’embusquant dans sa chambre, puis comptant l’argent dérobé à la faible lueur d’une chandelle, cet homme ne lui semblait plus le même ; ce n’était plus lui, ce n’était que sa monstrueuse parodie. N’y avait-il pas de quoi reculer de frayeur en songeant que cette caricature du vieillard s’était approchée tout près d’elle ! Elle ne pouvait pas associer dans sa pensée son compagnon chéri, son grand-père bien-aimé, à cette autre image menteuse qui lui ressemblait tant et lui ressemblait si peu. Elle avait pleuré de le voir faible et presque en enfance… Mais, c’est maintenant qu’elle allait avoir bien plus de motifs de pleurer.

Nelly se tenait assise, roulant toutes ces pensées dans sa tête, jusqu’à ce que le fantôme qui habitait son imagination y grandit dans des proportions si terribles, si effrayantes, que la pauvre enfant eût trouvé quelque douceur à entendre la voix de son grand-père, ou, s’il dormait, seulement à le voir, pour éloigner ainsi un peu les craintes qui se groupaient autour de son image. Elle s’élança vers l’escalier et le corridor. La porte était encore entre-bâillée, comme elle l’avait laissée, la chandelle brûlait toujours.

Nelly avait elle-même sa chandelle à la main. Elle était préparée d’avance à dire, si le vieillard était éveillé, qu’elle se sentait indisposée, qu’elle ne pouvait dormir et qu’elle était venue voir s’il n’avait pas oublié d’éteindre sa chandelle. En jetant un regard dans la chambre, elle reconnut que son grand-père reposait tranquillement dans son lit, ce qui l’enhardit à entrer.

Il s’était endormi promptement. Sur son visage nulle trace de passion ; ni avidité, ni anxiété, ni désir bouillant, mais la douceur, la tranquillité, la paix. Ce n’était plus le joueur, ce n’était plus l’ombre sinistre qui lui était apparue dans sa chambre ; ce n’était pas même l’homme aux traits fatigués et flétris dont elle avait si souvent aperçu avec affliction le visage aux premières lueurs du matin : c’était son cher vieil ami, son innocent compagnon de voyage ; c’était son bon, son bien-aimé grand-père.

Elle n’éprouva donc aucune crainte en considérant ses traits calmes dans le sommeil, mais elle avait au cœur un profond et pénible chagrin qui se soulagea par des larmes.

« Que Dieu le bénisse ! dit-elle en se penchant avec précaution pour baiser la joue du vieillard. Je vois bien maintenant qu’on nous séparerait si l’on nous retrouvait, et qu’on l’enfermerait loin de la lumière du soleil et du ciel. Il n’a plus que moi au monde pour le soutenir. Que Dieu nous assiste tous deux ! »

Elle ralluma sa chandelle qu’elle avait soufflée, se retira en silence, comme elle était venue, et, regagnant une fois encore sa chambre, elle s’y tint assise durant le reste de cette longue, longue et malheureuse nuit.

Enfin le jour fit pâlir sa chandelle presque consumée, et Nelly s’endormit. Mais elle fut bientôt avertie par la servante qui la veille l’avait menée à sa chambre. Sitôt qu’elle fut prête, elle se disposa à aller rejoindre son grand-père. Auparavant, elle fouilla dans sa poche et reconnut que tout son argent en avait été enlevé. Il n’y restait pas même une pièce de dix sous.

Déjà le vieillard était prêt : au bout de quelques minutes l’un et l’autre étaient en route. L’enfant pensa qu’il évitait de rencontrer son regard et semblait attendre qu’elle lui parlât de sa perte. Elle comprit qu’elle devait le faire pour qu’il ne soupçonnât point la vérité.

« Grand-père, dit-elle d’une voix tremblante, quand ils eurent fait silencieusement un mille, croyez-vous que les gens de là-bas soient honnêtes ?

— Comment ? répondit-il très-ému, si je les crois honnêtes… Oui, ils ont joué loyalement.

— Je vais vous dire pourquoi je vous demande cela. J’ai perdu de l’argent cette nuit ; on me l’a pris dans ma chambre, j’en suis certaine ; à moins que ce ne soit pour badiner, seulement pour badiner, grand-papa ; en ce cas, j’en rirais la première, si j’en étais bien sûre…

— Prendre de l’argent pour badiner ! interrompit le vieillard d’une voix saccadée. Ceux qui prennent de l’argent le prennent pour le garder. Il n’y a pas de quoi badiner.

— Eh bien ! il m’a été dérobé dans ma chambre, dit l’enfant dont la dernière espérance s’évanouit devant le ton de cette réponse.

— Mais ne t’en reste-t-il plus, Nell ? dit le vieillard ; n’as-tu rien encore ? Tout a-t-il été pris… jusqu’au moindre liard ? … Ne t’a-t-on rien laissé ?

— Rien !

— Ne t’inquiète pas, nous en gagnerons bien davantage, dit le vieillard. Gagnons, amassons, faisons rafle de manière ou d’autre. Ne pense pas à cette perte. Il n’en faut parler à personne, et peut-être le regagnerons-nous, cet argent. Ne me demande pas comment nous pouvons le regagner et bien plus encore ; mais n’en parle à personne, cela pourrait nous porter malheur. Ainsi, ils ont emporté ton argent de ta chambre tandis que tu dormais ! ajouta-t-il d’un ton de compassion, bien différent de l’air hypocrite et mystérieux qu’il avait pris jusque-là. Pauvre Nell ! pauvre petite Nell ! … »

L’enfant pencha la tête et pleura. Le ton de sympathie que le vieillard avait mis dans ses paroles était tout à fait sincère ; Kelly en était bien sûre. Et ce n’était pas la moindre partie de son chagrin, de savoir que tout ce qu’il faisait là, il croyait le faire pour elle.

« Pas un mot sur ce sujet à personne autre qu’à moi, dit le Vieillard ; pas un mot, même à moi, ajouta-t-il vivement, car cela ne peut servir à rien. Toutes les pertes que nous avons faites ne valent pas une larme de tes yeux, ma chérie. Nous n’y penserons plus quand nous aurons tout regagné.

— Oh ! la perte n’est rien, dit l’enfant en levant les yeux au ciel ; non, la perte n’est rien : j’y suis bien résignée ; elle ne me coûterait pas une larme, quand chaque sou de ma bourse aurait été un billet de mille francs.

— Bien, bien, se dit le vieillard réprimant une réponse impétueuse qui lui était venue sur le bord des lèvres : c’est qu’elle ne sait rien. Tant mieux ! tant mieux !

— Mais écoutez-moi, dit vivement l’enfant ; voulez-vous m’écouter ?

— Oui, oui, j’écoute, répondit le vieillard sans la regarder encore, une jolie petite voix, je t’assure, et que j’aime toujours à entendre. C’est comme si j’entendais sa mère ; pauvre enfant !

— Eh bien ! laissez-moi vous persuader ; oh ! laissez-moi vous persuader, dit Nelly, de ne plus songer désormais ni aux gains ni aux pertes, et de ne pas poursuivre d’autre fortune que celle que nous pouvons acquérir ensemble.

— C’est ce que je fais aussi ; oui, nous la poursuivons ensemble, répliqua le grand-père regardant encore de côté et semblant concentré en lui-même : la sainteté du but peut justifier l’amour du jeu.

— Avons-nous été plus malheureux, reprit l’enfant, depuis que vous avez renoncé à ces habitudes et que nous voyageons ensemble ? N’avons-nous pas été plus à notre aise et plus heureux depuis que nous n’avons plus notre maison pour abri ? Qu’avons-nous à regretter dans cette triste maison, où votre esprit était en proie à tant de tourments ?

— Elle dit vrai, murmura le vieillard du même ton qu’auparavant. Il ne faut pas que cela change mes idées ; mais c’est la vérité, nul doute, c’est la vérité.

— Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis la belle matinée où nous avons quitté cette maison jusqu’à ce jour. Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis que nous nous sommes affranchis de toutes ces misères ; que de jours calmes, que de nuits paisibles nous avons goûtés ; que de douces heures nous avons connues ; de quel bonheur enfin nous avons joui. Étions-nous fatigués ? avions-nous faim ? bientôt nous étions reposés, et notre sommeil n’en était que plus profond. Songez à toutes les belles choses que nous avons vues et combien nous y avons trouvé de plaisir. Et d’où venait cet heureux changement ? … »

Il l’arrêta d’un signe de main et l’invita à ne plus continuer la conversation parce qu’il avait affaire. Au bout de quelque temps il l’embrassa sur la joue, en la priant encore de se taire, et continua de marcher, regardant au loin devant lui, et parfois s’arrêtant pour fixer sur le sol ses yeux assombris, comme s’il cherchait péniblement à réunir ses pensées en désordre. Une fois Nelly vit des larmes mouiller ses paupières. Après quelques moments de marche silencieuse, le vieillard prit la main de Nelly, comme il était habitué à le faire, sans que rien dans son air trahît la violence et l’exaltation dont il était récemment animé ; et puis petit à petit, par degrés insensibles, il retomba dans son état de docilité, se laissant conduire par Nelly où elle voulait.

Lorsqu’ils furent de retour au sein de la merveilleuse collection, ils trouvèrent, comme Nelly s’y était attendue, que Mme Jarley n’était pas encore levée, et, que tout en ayant éprouvé la veille quelque inquiétude à leur égard, ayant même veillé pour les attendre jusqu’à onze heures passées, elle s’était mise au lit avec la persuasion que, retenus par l’orage à quelque distance du logis, ils avaient cherché l’abri le plus proche et qu’ils ne pourraient revenir avant le lendemain matin. Aussitôt Nelly se mit avec la plus grande activité à décorer et disposer la salle, et elle eut la satisfaction d’avoir achevé sa tâche et même fait sa petite toilette avant que la favorite de la famille royale passât à table pour déjeuner.

« Nous n’avons eu encore, dit Mme Jarley lorsque le repas fut servi, que huit des jeunes élèves de miss Monflathers depuis que nous sommes ici, et elles sont au nombre de vingt-six, comme me l’a appris la cuisinière à qui j’ai adressé une question ou deux, en la laissant entrer gratis. Il faut les aller trouver avec un paquet de nouveaux prospectus ; vous allez vous en charger, et vous verrez, ma chère, quel effet cela pourra produire sur elles. »

Comme l’expédition projetée était de première importance, Mme Jarley ajusta de ses mains le chapeau de Nelly ; et, ayant déclaré qu’elle avait l’air très-bien comme ça et ne pouvait que faire honneur à l’établissement, elle la laissa partir avec force recommandations, et munie d’instructions prudentes sur les coins de rue qu’elle devait tourner à droite et ceux qu’elle ne devait pas tourner à gauche. Munie de ces instructions, Nelly trouva sans peine le pensionnat et externat de miss Monflathers. C’était une grande maison avec un mur élevé et une grande porte de jardin avec une grande plaque de cuivre, et un petit grillage à travers lequel la gardienne du parloir de miss Monflathers examinait tous les visiteurs avant de leur permettre d’entrer. Pas l’ombre d’homme, pas même un laitier, n’était admis, à moins d’une autorisation spéciale, à franchir le seuil de cette porte. Le collecteur des taxes lui-même, un gros homme qui avait des lunettes et un chapeau à larges bords, ne pouvait passer ses papiers qu’à travers le grillage. Plus dure que le diamant ou l’airain, cette porte de miss Monflathers restait sévèrement fermée devant tout le sexe masculin. Le boucher lui-même respectait ce lieu de mystère, et cessait de siffler quand il mettait la main sur la sonnette.

La terrible porte, au moment où Nelly s’en approchait, tourna lentement sur ses gonds avec un grincement bruyant, et, du fond d’une silencieuse allée couverte, on vit arriver, deux par deux, toute une longue file de jeunes personnes, tenant chacune un livre ouvert et quelques-unes aussi une ombrelle. À l’extrémité de cette procession solennelle venait miss Monflathers, tenant également une ombrelle de soie lilas, et escortée de deux sous-maîtresses souriantes qui se détestaient mortellement l’une l’autre, mais qui rivalisaient de dévouement prétendu pour miss, Monflathers.

Intimidée par les regards et les chuchotements des élèves, Nelly s’arrêta, les yeux baissés, et laissa défiler ce cortège jusqu’à ce que miss Monflathers qui venait à l’arrière-garde, fût près d’elle. Alors elle la salua et lui présenta son petit paquet. Miss Monflathers le lui prit des mains et fit faire halte.

« N’êtes-vous pas, dit-elle, l’enfant qui montre les figures de cire ?

— Oui, madame, répondit Nelly, qui rougit beaucoup ; car les élèves l’avaient entourée, et elle était devenue le centre sur lequel tous les yeux étaient fixés.

— Et ne sentez-vous pas que vous n’êtes qu’une mauvaise petite fille avec vos figures de cire ? dit miss Monflathers qui n’était pas d’un caractère très-agréable et qui ne laissait échapper aucune occasion de graver des vérités morales dans l’esprit tendre et délicat de ses jeunes élèves. »

Jamais la pauvre Nelly n’avait envisagé sa position sous ce point de vue. Ne sachant que répondre, elle se tut, mais elle rougit encore davantage.

« Ne sentez-vous pas, dit miss Monflathers, que c’est un métier misérable et anti-féminin ; que c’est déroger aux qualités qui nous ont été accordées par la sagesse et la bonté divine, avec une puissance expansive destinée à les faire sortir de leur état somnolent par l’intermédiaire de la culture de l’esprit ? »

Les deux sous-maîtresses témoignèrent respectueusement leur approbation de cette attaque directe, puis regardèrent Nelly comme pour lui faire comprendre toute la force du coup que miss Monflathers venait de lui porter. Ensuite elles sourirent en regardant miss Monflathers ; mais elles fixèrent leurs yeux l’une sur l’autre de manière à faire entendre que chacune d’elles se considérait comme la seule qui eût le droit de sourire aux propos de miss Monflathers, et que l’autre n’avait pas qualité pour cela et commettait en souriant un acte de présomptueuse impertinence.

« Ne sentez-vous pas, reprit miss Monflathers, combien vous êtes coupable d’exercer ce métier de montreuse de figures de cire, lorsque vous pourriez vous faire honneur d’aider, dans la mesure de vos forces, à la prospérité des manufactures de votre pays ; élever votre esprit par la contemplation constante des machines à vapeur, et gagner noblement par semaine un salaire confortable de trois francs quarante à trois francs soixante-quinze ? Ne sentez-vous pas que plus on travaille, plus on est heureux ?

— Telle la petite abeille…, » murmura l’une des sous-maîtresses, citant le docteur Watts.

— Eh ! dit miss Monflathers qui se retourna vivement, qui a parlé ? »

Naturellement la sous-maîtresse qui n’avait rien dit indiqua l’autre, que miss Monflathers invita sèchement à la laisser tranquille, à la grande satisfaction de celle des sous-maîtresses qui venait de dénoncer sa compagne.

« La petite abeille laborieuse, dit miss Monflathers en se redressant, ne peut se comparer qu’aux enfants de bonne maison, celles dont l’éducation se compose de « la lecture, l’aiguille et le jeu salutaire » ; leur travail, à celles-là, consiste à peindre sur velours, à broder au crochet, à faire de la tapisserie. Mais pour les petites filles de cette classe, ajouta-t-elle en montrant Nelly du bout de son ombrelle, pour les enfants pauvres du peuple, voici leur affaire :

 « À l’ouvrage, enfants, à l’ouvrage,
À l’ouvrage encore et toujours ;
Jusqu’à la fin, dès mon jeune âge
Que le travail use mes jours. »

Un murmure d’enthousiasme universel suivit ces paroles ; et cette fois les deux sous-maîtresses ne furent pas seules à applaudir, mais toutes les élèves se montrèrent également étonnées d’entendre miss Monflathers improviser en aussi beau style : car, si depuis longtemps miss Monflathers était connue pour sa capacité politique, jamais elle ne s’était révélée jusque-là comme poëte original. En ce moment l’une d’elles fit remarquer que Nelly pleurait, et tous les yeux se tournèrent de nouveau vers l’enfant.

Ses yeux, en effet, étaient pleins de larmes. En tirant son mouchoir pour les essuyer, elle le laissa tomber. Avant qu’elle pût se baisser pour le ramasser, une jeune fille d’environ quinze ou seize ans, qui s’était tenue à part des autres comme si elle ne se sentait pas à sa place parmi elles, releva vivement le mouchoir et le mit dans la main de Nelly. Elle se retirait ensuite timidement à l’écart lorsqu’elle fut arrêtée par la maîtresse de pension.

« C’est miss Edwards qui a fait cela ! dit miss Monflathers d’un ton d’oracle ; je suis sûre que c’est miss Edwards. »

C’était bien miss Edwards ; ce fut à qui dirait : « C’est miss Edwards ! » Et miss Edwards en convint elle-même.

« N’est-il pas étrange, miss Edwards, dit miss Monflathers abaissant son ombrelle pour regarder en plein la coupable, que vous portiez aux gens des classes inférieures un sentiment d’affection qui vous fait toujours prendre leur parti ? ou plutôt, n’est-il pas bien extraordinaire que j’aie beau dire et beau faire, et que je ne puisse vous corriger des penchants qui vous viennent malheureusement de votre position fausse dans la vie ? En vérité, il faut que vous soyez la petite fille la plus commune et la plus vulgaire !

— Mais, madame, je ne croyais pas faire mal, répondit une voix douce. Je n’ai fait que céder à l’impulsion du moment.

— Une impulsion ! répéta dédaigneusement miss Monflathers. J’admire que vous osiez me parler d’impulsion, à moi ! »

Les deux sous-maîtresses approuvèrent d’un signe de tête.

« J’en suis fort étonnée ! … »

Les deux sous-maîtresses montrèrent le même étonnement.

« C’est une impulsion, je suppose, qui vous fait embrasser la cause de tout être vil et rampant que vous rencontrez sur votre chemin ? »

Les deux sous-maîtresses avaient déjà fait in petto la même supposition.

« Mais il est bon que vous sachiez, miss Edwards, reprit la maîtresse de pension avec une sévérité croissante, qu’il ne saurait vous être permis, ne fût-ce qu’au point de vue du bon exemple et du décorum de mon établissement ; qu’il ne saurait vous être permis, qu’il ne vous sera point permis de manquer à vos supérieurs d’une manière aussi grossière. Si vous n’avez pas de raison pour éprouver une juste fierté avec des enfants qui montrent les figures de cire, voici des jeunes personnes qui en ont ; ou vous témoignerez de la déférence à ces jeunes personnes, ou vous quitterez ma maison, miss Edwards ! … »

Cette jeune fille, orpheline et pauvre, avait été élevée dans la pension, instruite pour rien et enseignant aux autres pour rien ce qu’elle avait appris ; nourrie pour rien, logée pour rien, elle était regardée comme infiniment moins que rien par tous les habitants de la maison. Les servantes sentaient son infériorité, car elles étaient bien mieux traitées qu’elle ; au moins elles avaient la liberté d’aller et de venir, et chacune dans leur service obtenait bien plus d’égards. Les sous-maîtresses avaient sur miss Edwards une évidente supériorité, car dans leur temps elles avaient payé peut-être en pension, et maintenant elles étaient payées à leur tour. Les élèves ne faisaient nul cas d’une compagne qui n’avait pas de grandes histoires à raconter sur les splendeurs de sa famille, pas d’amis qui vinssent la voir avec des chevaux de poste et auxquels la maîtresse de pension offrît, avec ses humbles respects, du vin et des gâteaux ; ni une femme de chambre pour venir respectueusement la prendre et la conduire chez ses parents, aux jours de congé ; rien enfin de distingué ni d’élégant, dont elle pût se faire honneur dans la conversation ou autrement.

Or, pourquoi miss Monflathers était-elle toujours et en tout temps irritée contre la pauvre élève ? Le voici. Le plus beau fleuron de la couronne de miss Monflathers, la plus brillante illustration de l’établissement de miss Monflathers, c’était la fille d’un baronnet, la fille réelle et vivante d’un baronnet réel et vivant. Eh bien ! pendant que cette jeune personne, par un renversement extraordinaire des lois de la nature, était non-seulement commune de visage, mais encore commune d’esprit, la pauvre miss Edwards avait à la fois l’esprit développé et des traits charmants. N’est-ce pas incroyable ? Comment ! cette petite miss Edwards qui avait seulement apporté en entrant une petite somme depuis longtemps dépensée, se permettait de dépasser et de primer de beaucoup dans ses études la fille du baronnet qui pourtant prenait des leçons de tous les arts d’agrément (ce n’était pas une raison pour en être plus savante), et dont la note semestrielle dépassait du double ce que payaient toutes les autres élèves ! Il fallait donc que miss Edwards ne tînt aucun compte de l’honneur et de la réputation de la maison ! Aussi miss Monflathers, qui la sentait dans sa dépendance, lui montrait-elle, sans se gêner, tout son dégoût, son mépris, son impatience, et quand elle la vit témoigner quelque compassion à la petite Nelly, elle profita de cette occasion pour s’indigner contre elle et la maltraiter comme nous venons de voir :

« Miss Edwards, vous ne prendrez pas l’air aujourd’hui. Ayez la bonté de vous retirer aux arrêts dans votre chambre et de n’en pas sortir sans ma permission. »

La pauvre jeune fille se hâtait d’obéir, quand elle fut tout à coup « ramenée » en style de marine par un cri étouffé de miss Monflathers.

« Elle a passé sans me saluer ! dit avec indignation la maîtresse, en levant ses yeux au ciel. Elle a passé sans avoir l’air de prendre garde le moins du monde à ma présence ! »

La jeune fille se retourna et salua. Nelly put voir que miss Edwards leva fièrement ses yeux noirs sur sa maîtresse, et que dans l’expression de son visage, comme dans toute son attitude, il y avait une muette mais touchante protestation contre ce traitement injuste. Miss Monflathers se borna à répondre par une inclination de tête, et la grande porte se ferma sur cette victime d’un mouvement généreux.

« Quant à vous, petite malheureuse, cria miss Monflathers en s’adressant à Nelly, dites à votre maîtresse que si, à l’avenir, elle prend la liberté de m’envoyer de nouveaux messages, j’écrirai aux autorités pour lui faire donner les étrivières, ou j’exigerai qu’elle vienne me faire amende honorable en chemise ; et vous, vous pouvez être certaine que vous ferez connaissance avec le moulin de discipline si vous osez revenir ici. Maintenant, mesdemoiselles, allons ! »

La procession s’ébranla, deux par deux, avec les livres et les ombrelles, et miss Monflathers, invitant la fille du baronnet à marcher auprès d’elle pour calmer ses sens surexcités, éloigna les deux sous-maîtresses qui pendant ce temps avaient échangé leurs sourires contre des regards sympathiques, et les laissa veiller à l’arrière-garde, se haïssant l’une l’autre un peu plus cordialement, à raison de ce qu’elles étaient obligées de cheminer côte à côte.