Le Loup et les Bergers


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 118-121).

V.

Le Loup & les Bergers.



UN Loup remply d’humanité
(S’il en eſt de tels dãs le monde)
Fit un jour ſur ſa cruauté,
Quoy qu’il ne l’exerçaſt que par neceſſité,
Une reflexion profonde.

Je ſuis hay, dit-il, & de qui ? de chacun.
Le Loup eſt l’ennemy commun :
Chiens, Chaſseurs, Villageois s’aſsemblent pour ſa perte :
Jupiter eſt la haut étourdi de leurs cris :
C’eſt par là que de Loups l’Angleterre eſt deſerte :
On y mit noſtre teſte à prix.
Il n’eſt hobereau qui ne faſse
Contre nous tels bans publier :
Il n’eſt marmot oſant crier
Que du Loup auſsi-toſt ſa mere ne menace.
Le tout pour un Aſne rogneux,
Pour un Mouton pourry, pour quelque Chien hargneux
Dont j’auray paſsé mon envie.
Et bien ne mangeons plus de choſe ayant eu vie :

Paiſsons l’herbe, broutons, mourons de faim pluſtoſt :
Eſt-ce une choſe ſi cruelle ?
Vaut-il mieux s’attirer la haine univerſelle ?
Diſant ces mots il vid des Bergers pour leur roſt
Mangeans un agneau cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le ſang de cette gent ; Voila ſes gardiens
S’en repaiſsans, eux & leurs chiens ;
Et moy, Loup, j’en feray ſcrupule ?
Non, par tous les Dieux non ; Je ſerois ridicule.
Thibaut l’agnelet paſſera,
Sans qu’à la broche je le mette ;
Et non ſeulement luy, mais la mere qu’il tette,
Et le pere qui l’engendra.
Ce Loup avoit raiſon : Eſt-il dit qu’on nous voye

Faire feſtin de toute proye,
Manger les animaux, & nous les reduirons
Aux mets de l’âge d’or autant que nous pourrons ?
Ils n’auront ny croc ny marmite ?
Bergers, bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’eſt pas le plus fort :
Voulez-vous qu’il vive en hermite ?