Poèmes en prose (Vivien)/Le Long de l’Abîme

Poèmes en ProseE. Sansot et Cie (p. 33-40).

LE LONG DE L’ABÎME



I

Un pâtre marchait sur la route qui côtoie les abîmes. Voici qu’il vit s’avancer une femme voilée.

Il trembla. La femme lui parut belle, mais trop étrange.

Elle était grande et pâle, et sur ses cheveux couverts par le voile brillait une couronne.

L’inconnue lui dit : « Vois, je suis belle, plus belle encore que ta fiancée.

« Et je suis reine dans mon pays. Viens dans mon royaume. Tu régneras à mon côté sur un peuple éternellement beau. »

Mais le pâtre répondit à la femme inconnue :

« J’épouse demain la jeune fille que j’aime.

« Ses yeux sont plus bleus que les glaciers mêmes,

« Et je n’ai pu entrevoir la couleur de tes yeux.

« Ses lèvres sont roses comme les églantines sur la montagne,

« Et je n’ai pu même entrevoir tes lèvres.

« J’épouse demain ma fiancée. »

II


À l’heure du soir, le pâtre descendit dans le fond de la montagne.

Il vit pour la première fois un royaume où les roses même sont pâles, où les oiseaux ne chantent plus, où les lèvres n’ont plus de baisers,

Mais où les reflets, plus beaux que les couleurs, les échos, plus doux que les sons, ne heurtent jamais la paresse du songe.

Pendant une heure, le pâtre régna dans ce royaume au fond de la montagne.

Et, dans la plus grande salle, un trône était dressé.

Ce trône était d’émeraude.

Les gobelets étaient de pur diamant.

Des pages blonds y versaient le vin des pierreries fondues, et des fleurs inimaginables s’enroulaient autour, des plats d’or et des aiguières.

Au milieu des magnificences, le pâtre était assis, sur le trône, aux côtés de la femme qui le conduisit dans le palais souterrain.

Pourtant, le berger devenu roi songeait avec mélancolie,

Les vins ne lui donnaient point l’ivresse et les mets lui semblaient fades.

Il aurait bien voulu remonter vers la lumière. Mais il n’osait revenir chez lui, ne sachant pas s’il y serait accueilli toujours, ni même s’il redeviendrait heureux, là-haut.

Il craignait de retrouver toutes choses changées, se voyant changé lui-même.

Il était de ceux qui ne savent choisir.

Il hésitera toujours ainsi, éternellement…