Le Livre rose/1/Marianne

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Marianne.
Gabrielle Allar-Dorval
Urbain Canel & Adolphe Guyot Date (1p. 1-56).

MARIANNE.

MARIANNE.



En vérité, c’était une scène à peindre. D’un côté, Marianne, penchée sur une de ses mains, le visage couvert de rougeur, le sourcil froncé, et les yeux exprimant la surprise et l’indignation ; de l’autre, le jeune Adhémar de M…, dont la physionomie, où se peignaient le désappointement et l’humiliation, était empreinte aussi d’une légère teinte de colère ; et tout cela, parce que le comte Adhémar avait voulu ravir de force, à la suivante de la marquise d’Erneville, un tendre baiser que celle-ci eût envié peut-être.


Marianne n’était pas noble comme sa maîtresse, mais elle avait sur la marquise l’avantage d’un maintien réservé et d’une figure pleine d’expression, qui inspirait le plus vif intérêt. Son front avait à-la-fois quelque chose de naïf et de majestueux. Lavater en aurait dessiné les contours expressifs, comme un type de dignité, d’intelligence et de délicatesse ; le reste de ses traits répondait bien à tout cela, et offrait en même temps une force de caractère très-remarquable ; et encore tout cet ensemble était-il délicieusement féminin.

Ce n’était pas une de ces figures comme on peut en voir chaque jour et partout. Quelle taille pourrait-on imaginer, qui pût être en harmonie avec une si belle tête ? Une forme svelte, élancée, délicate et de gracieuse proportion ; n’est-ce pas cela ? eh bien ! Marianne était ainsi ; rien de trop, rien de trop peu. Personne ne sera surpris que cette grâce et cette prestesse fussent insé parables de sa personne. Qu’elle fût en voiture ou à pied, qu’on la vît assise, debout, ou en mouvement, on ne pouvait croire que l’humble condition de suivante fût réellement celle de Marianne ; et tout le monde, le comte Adhémar surtout, s’étonnait que cette jeune fille appartînt à la marquise d’Erneville, bien que les nobles dames se plaisent souvent à choisir de très-élégantes soubrettes.

La première fois que le comte avait vu Marianne, ce fut dans un moment où elle était auprès de sa maîtresse, l’aidant à ajouter, quelque ornement à sa coiffure (la marquise allait au bal), et il avait pris la jeune fille pour une, des nobles amies de cette dame. Cette méprise, qui parut étrange de la part du noble rejeton d’une illustre famille, fut relevée avec une promptitude qui décelait une sorte de mécontentement. C’était un affront pour madame d’Erneville que ce démenti que la nature se plaît quelquefois à donner aux parchemins, en dotant de ses plus précieux dons ceux qui n’ont point affaire d’un vain titre. Le comte Adhémar ne parlait point de Marianne, mais elle n’en était pas moins l’objet de toutes ses pensées. Si, dans les premiers temps, à l’exemple des autres admirateurs de la marquise, il n’allait qu’une ou deux fois par semaine assister à sa toilette, il en était maintenant le courtisan le plus assidu. C’était merveille de voir avec quelle rapidité il s’était initié aux plus minutieux secrets de la parure. Il était d’une attention ! d’un zèle ! Rubans, fleurs, essences se trouvaient à l’instant à sa portée, au premier signe de la marquise ; si, par hasard, ou à dessein, on laissait tomber son mouchoir, le galant gentilhomme était là pour le relever et le rendre avec cette courtoisie empressée et cette active vigilance si naturelle à ceux qui aiment.

Toutefois, cet esprit d’attention, qui absorbait entièrement le comte à la toilette de la marquise, l’abandonnait tout-à-coup, aussitôt que cette grande affaire était finie ; et dès lors il devenait d’une étourderie et d’une distraction sans exemple. On ne savait que penser d’un changement si subit. Il n’y avait pas de jour qu’il n’oubliât, dans le cabinet de la marquise, tantôt son chapeau, tantôt ses gants, ou quelque autre chose, et il se hâtait bien vite d’y rentrer pour les y prendre. C’étaient autant d’occasions de trouver Marianne seule. Adhémar l’abordait avec non moins de respect que s’il eût parlé à sa maîtresse, en la priant de vouloir bien chercher telle ou telle chose qu’il avait laissée, disait-il ; et il la remerciait de son extrême complaisance par un salut gracieux ou un respectueux serrement de main.

Ce jour-là, c’étaient ses gants qu’il dit avoir oubliés dans le cabinet de madame d’Erneville, et Marianne, qui les cherchait, ne les trouvait pas. Peut-être, disait elle, M. le comte les a-t-il laissés sur quelque meuble de madame la marquise dans la chambre voisine ; et elle allait y passer pour continuer ses recherches, quand le comte, sous prétexte de ne pas lui donner cette peine, l’arrêta par son bras qu’il venait de saisir, non parce que ce bras était doux et potelé, blanc et arrondi, comme celui de la Vénus de Médicis, mais pour lui dire que l’oubli de ses gants n’était qu’une feinte ; et, bien qu’elle essayât de se dégager douce ment, il ne voulut pas lâcher prise. « De grâce, M. le comte, disait Marianne, laissez-moi donc aller ; Votre Excellence a besoin de ses gants. » — « Marianne ! douce Marianne ! » répondait Adhémar en saisissant son autre bras ; et, au moment où la jeune fille ouvrait la bouche pour répéter ses instances de la laisser, elle sentit les lèvres du comte presser les

siennes. Adhémar ayant cessé de la retenir après lui avoir dérobé un baiser, elle se dégagea tout-à-fait, en repoussant au loin le galant et téméraire cavalier. Cependant madame d’Erneville, qui avait une dose plus qu’ordinaire de la pénétration de son sexe, se disait que le comte n’avait pu concevoir une si forte passion pour son piano, sa table à ouvrage ou sa psy ché ; ceci l’avait portée à réfléchir sur ce qui pouvait attirer Adhémar si fréquemment chez elle. Pendant sa préoccupation, elle s’était rappelé des formes sveltes et élégantes, un col gracieux, et des mouvemens de bras mollement arrondis, que son miroir lui retraçait fidèlement chaque jour, derrière sa chaise, à l’heure où Marianne l’aidait à sa toilette, et elle s’était demandé si les visites réitérées du comte Adhémar avaient pour cause quelque tendre sollicitude pour elle, ou bien un vif désir d’aider sa camariste dans les services qu’elle lui rendait.

La marquise avait acquis assez d’expérience pour savoir que le plus sûr moyen de tout connaître, c’est d’affecter de ne rien voir. Elle était désintéressée au possible, et quoique son fidèle miroir lui eût montré souvent les doigts de Marianne et ceux du comte se froisser et se mêler dans ses cheveux, quand celui-ci aidait la jeune fille à y placer une fleur ou à retenir à sa place une boucle indocile, elle n’avait pas dit un mot qui pût faire soupçonner qu’elle les épiait ; au contraire, elle avait affecté de parler au comte avec sa vivacité et sa grâce accoutumées. Il fallut très-peu de temps pour que la marquise se fût convaincue, par ses observations, qu’elle était redevable à sa sui vante de l’intérêt toujours croissant qu’Adhémar prenait à sa toilette. On ne sera pas surpris qu’elle ait été dès lors plus vivement frappée de ces distractions réitérées, et qu’elle ait su à quoi s’en tenir sur ces manques pretendus de mémoire. N’était-ce pas en effet une bonne excuse pour retourner au cabinet où Marianne restait seule à ranger ses robes et ses autres atours ? Elle résolut donc de s’éclairer par ses yeux sur cette dernière circonstance, et cette épreuve eut lieu précisément ce jour où, pour la vingtième fois au moins, le distrait Adhémar, feignant d’avoir oublié ses gants, était rentré pour les prendre. Madame d’Erneville laissa s’écouler une minute ou deux, puis suivit les pas du comte, et le surprit, ainsi que Marianne, dans la position que je viens de dépeindre….

« — Qu’est-ce que cela ? demanda la marquise d’une voix impérative et courroucée, laissant à Marianne ou au comte le choix de répondre. — Rien, répliqua ce dernier extrêmement confus. J’ai simplement prié mademoiselle de me dire où j’avais laissé mes gants, et voyez ! ils sont là, dans ma poche ! » La marquise regardait Adhémar dont la physionomie et les manières embarrassées donnaient une grande force à ses soupçons. Elle se tourna alors vers Marianne, dont la figure n’avait pas changé ; seulement la rougeur de ses joues s’était tant soit peu effacée. Il y a un pouvoir dans la dignité naturelle qui, soudain, surpasse l’influence de celle qui naît des distinctions humaines : les hommes peuvent classer les hommes comme il leur plaît, mais la classification de la nature sera toujours prééminente, celle dont les droits seront sentis, soit qu’on les reconnaisse ou qu’on les nie, et auxquels l’orgueil d’un haut lignage, ni les titres acquis par don ou hérédité, ne peuvent opposer un contre-poids égal.

L’amour-propre de la marquise fut vaincu par le noble maintien de sa suivante offensée ; alors, jetant un coup d’œil sur Adhémar, elle vit qu’un des plus fiers gentilshommes de France était dans la même position qu’elle. Il avait l’air d’avoir oublié qu’il était né avec un des plus beaux noms de France.

« — Venez, comte, » dit-elle, en faisant un effort pour se remetre, « ma voiture nous attend. » Marianne resta seule.

De tous les admirateurs de madame d’Erneville, le comte était certainement celui que la noble dame eût préféré, non-seulement parce qu’il était un des jeunes gens de Paris qu’on remarquait le plus pour son physique et ses bonnes manières, mais aussi à cause du rang qu’il avait dans le monde, et dans lequel il n’avait point de rival. Quoiqu’Adhémar ne se fût pas déclaré, personne n’élevait de doute sur le but de ses assiduités auprès de la marquise ; cependant cette déclaration formelle, que depuis plus de deux mois elle attendait chaque jour, n’arrivait pas, et maintenant elle lui semblait plus éloignée que jamais : il était clair que sa fidélité était fort ébranlée. En regardant son miroir, la marquise s’y était vue également aimable, jusqu’à ce qu’un jour elle remarqua je ne sais quoi de singulier dans le son de la voix du comte, au moment où il adressait la parole à Marianne, ce qui lui fit porter toute son attention vers celle-ci. Elle en vint alors à faire des comparaisons dont le résultat la fit tressaillir, car le visage de sa suivante surpassait infiniment le sien, dans ce qui touche par-dessus toutes choses : l’expression. Elle examina ses traits un à un, et fut déconcertée de voir que, là où elle aurait voulu trouver un défaut, elle rencontrait une perfection ; le cou et les bras de Marianne ne lui offraient pas de moindres sujets d’admiration, et elle eût bien voulu de bon cœur pouvoir se rendre la même justice.

Marianne cherchait un jour, dans un ruban qui relevait ses cheveux, une épingle avec laquelle elle les avait attachés pour un moment ; la marquise remarqua combien ce mouvement faisait ressortir ce qu’il y avait de gracieux dans les contours de ce bras si mollement arrondi ; elle prit soudainement la même pose, inclina aussi légèrement son bras ; puis, jetant aussitôt les yeux sur son miroir, elle n’y vit son image qu’avec l’expression de la mortification et du chagrin.

D’autres observations qu’elle avait faites, comme nous l’avons dit, la convainquirent que le noble Adhémar l’avait devancée dans la juste appréciation des perfections de Marianne, et l’incident du matin ne laissa plus aucun doute à madame d’Erneville, qu’elle avait une rivale où elle s’attendait le moins à la trouver.

Peu de mots furent échangés entre elle et le comte, pendant leur tête-à-tête. Ils venaient de descendre de calèche pour se promener un peu dans les jardins royaux, lorsqu’un des nombreux admirateurs de la marquise y entra avec eux. Madame d’Erneville prit le bras de ce gentilhomme, en se dégageant de celui du comte, lui donnant pour toute excuse le besoin qu’elle avait de causer avec son rival. Elle se promena long-temps en effet, avec, ce dernier.

Adhémar n’en témoigna ni tristesse, ni regret, et s’inclina avec beaucoup de calme, quand le nouveau venu, d’un air triomphant, offrit de nouveau son bras à la marquise. Il n’aurait pas supporté cet acte de légèreté si patiemment deux mois auparavant ; l’affection que le comte avait pour elle était donc évidemment sur son déclin, et c’était Marianne qui était la cause de ce changement. Elle pouvait, sans doute, renvoyer Marianne de son service ; mais quelle raison donner en la congédiant ? elle y songerait.

Madame d’Erneville pensait juste. Le comte avait réellement conçu pour Marianne une ardente passion ; quant à la marquise, il ne l’avait jamais aimée véritablement.

Elle était la femme la plus à la mode de Paris ; la beauté régnante, en un mot : il était naturel qu’il s’at tachât à son char. Son rang l’avait fait distinguer, parmi ses admirateurs, comme le plus digne d’aspirer à sa main. De là, comme je l’ai remarqué, la préférence dont elle lui avait fait honneur ; car la passion qui dominait l’esprit de la marquise était l’ambition. Cependant la vanité d’Adhémar avait été flattée, et plus d’une fois il avait été sur le point de lui offrir sa main ; mais un doute sur la sincérité réelle de cette femme, et peut-être le besoin de bien réfléchir sur la nature de ses propres sentimens, lui avaient fait différer une démarche positive. Il était venu, cependant, avec l’intention de la faire le jour où il vit Marianne pour la première fois ; mais cette fois, ce fut l’aspect de la belle jeune fille, dont il n’eût pas deviné certainement l’humble condition, qui l’empêcha d’accomplir son dessein. Il était entré ce soir là avant l’heure accoutumée, et avait pris un siége pour débattre en lui-même cette importante question. Se mariera-t-il ? ne se mariera-t-il pas ? Il fut surpris de ce qu’il lui était impossible de penser à autre chose qu’à la céleste figure et au maintien noble de Marianne. Que pouvait-il donc faire ? Cette belle figure était toujours devant ses yeux ! La marquise a-t-elle quelque ressemblance avec elle ? se demandait tout bas Adhémar. — Je déciderai cela dans un moment ; et, dès ce moment, la question fut décidée ! Jamais la marquise ne deviendra sa femme.

D’autres incidens le convainquirent que jamais il n’avait fait une vive impression sur son cœur ; il apprit en outre, grâce aux soins officieux de certaines personnes qui aiment à s’occuper des affaires des autres comme si c’étaient les leurs, que madame d’Erneville avait eu une première inclination qu’elle avait ensuite dédaignée à cause de la perspective d’une alliance plus illustre avec lui. Dès ce moment, Adhémar n’assistait plus à la toi lette de la marquise, que par intérêt pour Marianne.

La grâce exquise de toute sa personne augmentait l’impression qu’elle lui avait causée à la première vue. Il ne pouvait se lasser d’admirer cette expression animée de sa figure, où brillait je ne sais quoi de divin, qu’il n’avait jamais remarqué sur un visage de femme ; la modestie et la candeur qu’on lisait sur le sien, et le son de sa voix dont la douceur le remuait si profondément, et les gracieuses proportions de sa taille, dont la beauté semblait s’accroître à mesure qu’on les examinait ; tout l’assurait enfin que Marianne était un être créé pour faire le bonheur de l’homme qu’elle choisirait, et tous ses désirs se concentraient dans ce lui de devenir cet homme.

Mais le comte Adhémar avait-il jamais pensé à épouser Marianne ? Non. Le comte était homme d’honneur, mais susceptible de passions vives, et il est souvent dans la destinée de cette espèce d’hommes de s’abandonner à une forte tentation, et de croire pou voir commander à leurs désirs, jusqu’à ce qu’enfin l’ascendant de la passion devient tel, qu’il leur ôte toute force pour y résister. Ce jour-là, Adhémar s’abstint de diner avec la marquise ; elle avait du monde, et l’idée de se trouver en nombreuse compagnie lui était insupportable. Il promit cependant de revenir dans le cours de la soirée ; il y avait un bal, et il ne pouvait en aucune manière se dispenser d’y assister. Le comte n’eut pas plus tôt pris congé, qu’il se sentit comme un homme qui, d’un état de contrainte et de gêne, est soudain rendu à la liberté ! Il désirait la solitude, il sortit de Paris, et, dans une couple d’heures, il se trouva arrivé à son château de N**, qu’il avait laissé, à cause de la saison d’hiver, sous la garde d’un ou deux domestiques. Il se trouva seul, à l’abri de toute importunité, et libre de s’abandonner à ses méditations, dont Marianne fut le seul objet. Il était clair qu’avec Marianne il n’y avait point de chance de succès pour une liaison condamnable, et son âme même se révoltait à la seule pensée d’en admettre la possibilité. Elle avait un cœur qu’on pouvait émouvoir ! n’était-ce pas déjà chose faite ? Mais ce cœur avait une sorte de sauve-garde dans son esprit et dans ses principes. Qu’y avait-il à faire ? choisir entre deux partis : l’enlever ou lui offrir sa main. Ce dernier parti était impossible, et quand il songeait au premier, c’était impossible aussi. Il allait ainsi de chambre en chambre, dans un état de perplexité et d’indécision inexprimable, quand il arriva dans la grande salle du château. C’était une magnifique et vaste salle. Il marchait d’un pas grave vers l’extrémité de cette pièce, il en fit le tour, et, croisant les bras, il en vint à examiner les peintures enchâssées dans le plafond magnifiquement sculpté et éblouissant de dorures. Entre les colonnes de marbre massif qui les supportaient, resplendissaient des glaces d’une grande hauteur ; les portes, faites d’un bois pré cieux, étaient incrustées d’or, et tout l’ameublement était d’une égale beauté. Il lui sembla voir Marianne devant lui, et cette apparition était plus imposante à ses yeux que tout ce qu’il voyait ; et son pas de vint plus rapide, et ses mouvemens plus impatiens, quand il s’avança vers la porte par laquelle il allait sortir.

Cette porte communiquait à la galerie des portraits. C’est là qu’étaient réunies les nobles images de ses ancêtres de l’un et de l’autre sexe, depuis vingt générations. Un des derniers portraits représentait une femme que sa seule beauté avait anoblie : cette beauté extraordinaire ayant fait impression sur le cœur de l’un de ses plus illustre aïeux, Archambauld V, qui l’avait épousée, bien qu’elle fût d’extraction plébéïenne. Adhémar était comme fou toutes les fois qu’il comtemplait cette admirable figure : elle était si belle ! Il prit donc une chaise pour s’asseoir devant le portrait, mais il avait déjà perdu son effet sur lui. En un instant, quoique ses yeux fussent encore fixés sur la toile, il ne voyait que les traits de Marianne. Sa Marianne, elle était plus belle encore que la femme du comte Archambauld ; puis, ses yeux s’arrêtant sur une grande table, placée près de lui, où se trouvait la généalogie de sa famille, il prit le volume blasonné, et l’ouvrit. C’est là qu’était écrit d’un côté le glorieux nom d’Archambauld V, accompagné d’une longue série de titres, et sur le côté opposé, le simple nom de Marianne l’Estrange, sans aucune autre appellation. La plus belle femme de sa lignée n’avait pas une seule goutte de sang noble ! D’étranges pensées passèrent dans l’esprit du comte Adhémar, quand il remit à sa place le monument généalogique ; il se leva de son siége ; un autre portrait, placé près de lui, frappa ses regards, c’était celui d’Archambauld VIe du nom, fils de Marianne l’Estrange, le plus brave, le plus généreux et le plus accompli des ancêtres du comte. Ses traits lui rappelaient ceux de sa propre mère, si ce n’est qu’ils avaient une énergique empreinte de virilité ; Adhémar sourit à la vue des nobles attitudes dans lesquelles quelques-uns de ses plus proches aïeux étaient peints, et comme il sortait de la galerie, il reporta encore ses regards sur eux, en prononçant deux ou trois fois le nom de Marianne l’Estrange : « Et pourquoi, dit-il en descendant le spacieux escalier, pourquoi donc une autre Marianne ne serait elle pas greffée sur notre arbre généalogique ? »

Le comte arriva jusqu’à sa bibliothèque ; il y prit un livre : c’était une biographie d’hommes célèbres. Il en tournait négligemment les feuilles sans intention d’y lire, quand le nom du duc de R*** frappa ses regards. Le père de ce duc avait été simple mercier dans un obscur village de Normandie, et son fils, par ses talens, son courage, ses vertus, s’était élevé aux plus hautes dignités. Le descendant de ce seigneur à la troisième génération était devenu l’homme le plus débauché de Paris. « Ainsi, se disait Adhémar, l’aïeul du duc de R*** fut redevable à ses vertus de sa noblesse. Elles le prirent plébéïen et en firent un homme titré : quel dommage qu’avec son titre, il n’ait pu transmettre à sa postérité le mérite qui le lui avait fait obtenir ! »

Adhémar prit son chapeau, et sortit pour parcourir son domaine ; il se trouva bientôt dans le voisinage de la chapelle du village. Il s’enferma dans le cimetière, où on voyait le mausolée érigé à ses aïeux, et ayant ouvert un guichet, il put lire les noms de ses silencieux habitans. Ce magnifique et vaste château, avec ses tourelles élégantes occupa ensuite ses regards ; il s’appuya de nouveau sur la dernière demeure de ses ancêtres, et fixa ses yeux sur le pompeux monument. Dix-neuf de ces seigneurs successifs y étaient étroite ment renfermés depuis qu’il avait été construit. Il se sentit ému en pensant à l’instabilité de toute chose, comme si rien ne pouvait durer, comme si la terre qu’il foulait était prête à disparaître sous ses pieds. L’idée d’une providence éternelle le frappa subite ment, il éprouva une sorte de crainte à la pensée de la sagesse et de la bonté infinie de cette providence, et la pensée du dernier jour s’offrit à lui. Il s’imagina voir Marianne, comme une brillante émanation de cette cause première, remonter sans tache vers sa source ; son âme fut à-la-fois humiliée et flattée. Il fixa ses regards encore une fois sur le château, et pensa que la vertu aussi était une chose non moins imposante, non moins élevée ! « Une seconde Marianne pouvait être greffée sur son arbre généalogique. »

De retour à Paris, Adhémar s’habilla pour la soirée ; il était tard lorsqu’il entra dans la salle du bal, un quadrille venait d’être formé, plusieurs groupes étaient répandus ça et là, les uns marchant, les autres assis, et quelques-uns debout ; dans l’un de ces derniers, il remarqua le duc de R***, le marquis de Cerny et trois ou quatre gentilshommes. Ils s’étaient arrêtés à l’entrée de l’appartement : « C’est certainement la plus belle femme de la société, s’écria le marquis. — Hors de toute comparaison, ajouta le duc de R** ; cet air d’aisance et de grâce qui sont inséparables (du moins l’aisance l’est de la grâce), est le résultat de la plus admirable proportion. Sa figure présente un ovale parfait, tel qu’un mathématicien pourrait le dessiner ; et remarquez comme tous ces traits sont en parfaite harmonie avec cet ovale ! Comme sa taille est bien prise ! le compas le plus sévère n’y pourrait rien corriger ; et si vous prenez la figure dans son en semble, voyez comme ses contours en sont gracieuse ment et richement onduleux. Si elle est la suivante de madame d’Erneville, pourquoi la nature, en lui donnant les formes et le port d’une princesse, a-t-elle laissé le soin de la parer au hasard, qui, dans son aveuglement, a jeté sur elle l’humble livrée d’une vassale. » Le duc était un virtuose dans les arts : c’était là sa seule supériorité. On le regardait comme le plus habile connaisseur en sculpture à Paris, et les ouvrages des plus fameux maîtres attendaient sa décision pour être classés selon leur mérite. Dans cette occasion cependant, Adhémar put lire, dans les yeux de ceux qui écoutaient le duc, que leur assentiment à ce qu’il venait de dire naissait plutôt de leur propre opinion que de l’ascendant qu’il avait sur eux. Mais il ne fut plus étonné de leur jugement, lorsque, suivant la direction de leurs regards, il vit qu’ils se portaient sur Marianne, qui, dans ce moment, prêtait son attention à quelques ordres que lui donnait sa maitresse. Marianne s’était parée dans cette occasion, et semblait bien plus belle que la marquise d’Erneville. Il fut frappé du profond silence qui régnait dans l’assemblée. Il regarda autour de lui : les groupes de promeneurs s’étaient arrêtés, et la plupart des per sonnes qui étaient assises avaient quitté leur place pour se rapprocher du milieu du salon. L’admiration et la surprise étaient sur toutes les physionomies, car tous les yeux étaient fixés sur Marianne. Il sentit un mouvement de jalousie de ce que sa beauté exerçait un si grand empire. Il se retourna machinale ment vers le groupe qu’il avait rencontré en entrant : le duc était toujours dans le même état de contemplation et de ravissement. Un malaise lui vint au cœur en remarquant les regards passionnés de ce libertin ; et, sentant le besoin de respirer plus facilement, il sortit de la chambre.

Adhémar descendit au jardin, dans lequel un élégant pavillon avait été disposé, et où la compagnie devait souper. Ce jardin était divisé en plusieurs allées ou sentiers, dont l’un était en pente et couvert d’un ombrage très-touffu. Après quelques détours, le comte y arriva ; il s’assit sur un banc, au-dessous d’un berceau de verdure, et alors il se prit à réfléchir sur une question qui ne s’était pas encore présentée à son esprit : Marianne pouvait-elle être à lui ? son cœur était-il libre ? et si cela était, pouvait-il y exciter un vif intérêt ; » car quelque chose l’assurait que, sans avoir captivé ses affections, c’était folie et sottise que d’aspirer à la possession d’une femme comme Marianne. Elle mépriserait son titre et ses richesses comme elle avait méprisé celui qui les possède ! Et puis, ce baiser qu’il avait osé lui ravir, que ne donnerait-il pas pour n’avoir pas commis cette inconvenance ? Il pouvait avoir éveillé dans ce cœur, aussi élevé que le sien, un sentiment d’orgueil qui serait à l’épreuve de toute offre d’expiation.

Adhémar était livré depuis un quart-d’heure à ces méditations, quand il fut tout-à-coup interrompu par une sorte de démêlé qui se fit entendre à l’entrée de l’allée ; le bruit approchait ; on eût dit une personne qui essayait d’en entraîner, de vive force, une autre, qui se débattait en vain. Le comte tressaillit en reconnaissant la voix du duc.

« Ne résistez pas, disait ce dernier d’une voix altérée, ne résistez pas, venez avec moi seulement, et je vous jure de vous laisser aller dans un moment ; j’ai absolument besoin de vous parler seul. »

Adhémar fut étonné du silence que gardait la personne à qui parlait le duc, et qui ne répondait ni n’appelait au secours, bien qu’elle essayât toujours de se dégager. Le sentier était très-obscur, mais il avait une Issue du côté où le jardin était illuminé, et cette clarté lui permit de distinguer les traits d’une personne qui s’approchait. Après avoir dépassé un des angles de l’allée, il vit le duc ainsi que la personne qui le sui vait contre son gré. Cette personne était Marianne, et il était facile de voir, par les mouvemens du duc, que tandis qu’il essayait de l’entraîner avec un de ses bras, de l’autre il appuyait avec force quelque chose sur sa bouche, pour l’empêcher de parler.

« Maintenant vous êtes libre, s’écria le duc en relâchant la jeune fille ; et se plaçant en même temps entre elle et l’entrée de l’allée, vous êtes libre, continua-t-il, mais vous ne sortirez pas d’ici que vous ne m’ayez entendu. Écoutez ! Il faut que vous quittiez cette maison à minuit ; mon palais vous recevra, et ma fortune est à vous. »

Le comte Adhémar attendait la réponse de Marianne. Marianne ne dit rien. Il vit son visage pâlir, il entendit un cri convulsif ; en un pas il se trouva près d’elle et la reçut dans ses bras, au moment où elle tombait en défaillance. « Misérable ! qui êtes-vous ? » vociféra le duc.

« — L’ennemi d’un misérable ! répondit Adhémar. Demain, à trois milles de la barrière Saint-Denis, une heure après le soleil levé. »

« Je vous entends, comte, répliqua celui-ci ; l’heure et le lieu me conviennent, je serai ponctuel. »

Adhémar resta seul, soutenant Marianne. Qu’allait il faire ? La transporter à la maison, ce serait découvrir l’aventure ; elle était évanouie ; il n’avait aucun cordial sous la main pour la faire revenir. Il entendait bien le murmure d’une fontaine ; mais il n’osait l’y transporter ; elle était située dans la partie ouverte du jardin, et dans l’allée principale, où les domestiques de la marquise allaient et venaient sans cesse. Le souvenir du berceau lui revient ; c’est là qu’il va de poser le doux fardeau. En une minute, il eut gagné la chambre où les rafraîchissemens étaient déjà préparés ; une autre minute lui suffit pour le ramener auprès de Marianne avec un vase rempli d’eau ; il s’assit à côté d’elle, et, soulevant doucement la jeune fille toujours immobile, il appuya sa tête sur sa poitrine, et lui jeta un peu d’eau sur la figure et sur les tempes, jusqu’à ce qu’un ou deux faibles soupirs lui annoncèrent qu’elle reprenait ses sens.

« Laissez-moi, articula Marianne aussitôt qu’elle put parler ; et, faisant en même temps un effort pour se dégager du bras dont le comte l’entourait, laissez moi, si vous êtes un homme. »

« — Marianne, lui dit doucement le comte, c’est moi : le misérable qui vous a traitée avec tant de violence n’est plus ici ; je suis heureusement arrivé pour vous sauver de ses mains et vous soutenir lorsque les forces vous ont manqué. Soyez tranquille, j’écarterai mon bras aussitôt qu’il vous sera inutile, et que vous n’aurez plus besoin de soutien.

« — Je le puis maintenant, » répondit Marianne avec un effort et en soulevant à demi sa tête sur l’épaule d’Adhémar.

« — Vous êtes encore trop faible, dit celui-ci, rappelez-vous où vous êtes, et fiez-vous à mon honneur. Marianne, je vous le répète, dès que mon secours ne vous sera plus nécessaire, je me retirerai.

« Marianne, ajouta-t-il, écoutez-moi. Ce matin je vous ai offensée ; et depuis, pas un instant, un seul instant, je n’ai eu la pensée de vous offenser encore ; car pendant un quart-d’heure, vous êtes restée là, comme inamimée, sur mon sein ; vos lèvres ont été à peu de distance des miennes ; j’aurais pu les presser sans résistance ; je ne l’ai pas voulu, je ne l’ai pas osé, car je vous respecte, Marianne. Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi ce qui s’est passé ce matin.

« — Je le veux bien, » répondit Marianne. Et le comte pressa doucement sa main.

« Mais je suis mieux, monsieur le comte ; je pense pouvoir me lever.

« — Alors, dit Adhémar, vous êtes libre, » et il retira son bras à demi ; elle se dégagea, et s’étant levée de sur le banc, pour faire quelques pas, elle retomba encore. Le bras du comte s’enlaça de nouveau autour de sa taille, et la main que Marianne lui tendit, comme pour s’appuyer sur lui, Adhémar la pressa avec force dans la sienne. « Vous êtes encore trop faible, dit-il ; venez, asseyez-vous pendant quelques minutes, en suite vous serez parfaitement remise. »

Il la ramena sans résistance sous le berceau.

« — Je puis me soutenir moi-même, monsieur, » dit Marianne, lorsqu’elle fut assise ; et il laissa aller sa main.

« — Auriez-vous connu auparavant ce gentilhomme qui était là ? lui demanda le comte.

« — Je ne sais de qui vous me parlez.

« — De ce gentilhomme qui vous a entraînée ici de vive force ; il semble avoir conçu pour vous une violente passion, il vous offrait son palais et ses richesses qui sont immenses. Est-ce que vous accepteriez ?

« — Non ! dit Marianne.

« — Non ? Mais s’il vous offrait sa main.

« — Non ! répéta la jeune fille.

« — Mais s’il était duc ?

« — Fût-il même roi, monsieur le comte, s’écria Marianne avec fierté.

« — O fille incomparable ! s’écria Adhémar : et moi, m’accepteriez-vous, si je vous offrais ma fortune et « ma main ? »

Marianne ne répondit pas. L’un et l’autre restèrent silencieux.

« — Marianne, avez-vous jamais aimé ? »

La jeune fille se tut encore.

« Si votre cœur est libre ! si vous ne l’avez point donné à un autre, oh ! je vous supplie de m’en faire don, à moi, comme à celui qui vous aime d’un chaste amour, et qui veut être votre époux. Marianne ! Marianne ! pourrai-je espérer de l’obtenir ? » La jeune fille resta silencieuse.

« — Marianne, continua le noble jeune homme en soupirant, et passant à la dérobée son bras autour de sa taille et l’attirant doucement vers lui : Je vous aime ! Voulez-vous recevoir mon amour ? Voyez ! je suis à vos pieds ? Voulez-vous être ma femme ? »

« — Marianne ! Marianne ! » crièrent en même temps plusieurs voix qui partirent du jardin. Elle fut effrayée, quitta vivement le comte, mais pas assez vite pour que celui-ci n’eût pas le temps d’imprimer un baiser sur sa main, et, d’un pas léger, elle disparut de l’allée.

Le comte Adhémar et le duc de R… se battirent le lendemain matin ; un coup, que ce dernier reçut dans la poitrine, mit fin à l’affaire.

Les bruits de ce duel se répandirent bientôt dans Paris, et dans un jour ou deux, la cause en fut connue, non par l’indiscrétion d’aucun des deux combattans, l’un et l’autre avaient de trop puissantes raisons de tenir secrète l’aventure qui avait donné lieu à leur rencontre, mais par la faute de l’un des gens de madame d’Erneville.

Le lendemain du bal, Marianne, par suite de l’agitation que lui avaient causée les événemens de la veille, était trop malade pour se lever avant midi. Sa charge fut remplie par une autre.

« — Un duel entre le comte Adhémar et le duc de R*** ! s’écriait la marquise.

« — Oui, madame, répondit une de ses femmes ; mais ce n’est rien que cela ! il y a quelque chose de bien autrement surprenant ! » La curiosité de la marquise était excitée au dernier point, et l’air mystérieux de cette femme ne contribuait pas peu à la stimuler encore. Elle finit par savoir d’elle que le duc avait suivi Marianne lorsque celle-ci était sortie, chargée de quelques instructions concernant le souper ; qu’elle les avait épiés dans le jardin, et avait vu le galant seigneur l’atteindre, lui parler, et essayer de l’emmener dans une allée solitaire ; que, sur son refus, il l’avait saisie de force et à moitié traînée, appuyant un mouchoir sur sa bouche pour l’empêcher de crier ; qu’ensuite elle les avait suivis dans l’allée en se cachant elle-même derrière les arbres ; et qu’enfin elle avait été témoin, par ses yeux et ses oreilles, de tout ce qui s’était passé, depuis le moment où Marianne, évanouie, était tombée dans les bras du comte, jusqu’à celui de sa fuite précipitée du bosquet.

Madame d’Erneville ne dit pas un seul mot pendant le long récit de sa suivante, et garda le silence encore quelques momens après. Puis, arrachant de ses doigts tous ses anneaux, elle regarda fixement le dernier pendant quelque temps. « Le comte Adhémar offrir sa main à Marianne ! s’écria-t-elle. Ah ! je ne croirai à la vérité de cette nouvelle, que lorsque cette fille me l’aura confirmé de sa propre bouche. » Marianne tressaillit lorsqu’elle vit la marquise entrer dans sa chambre.

« — Restez couchée, Mademoiselle, lui dit-elle en jetant un regard d’humeur sur le cou à moitié découvert de sa suivante déconcertée, demeurez, et dites moi sincèrement ce qui s’est passé hier soir, au jardin, entre vous et M. le comte Adhémar. » Marianne lui dit toute la vérité, et confirma ainsi tout ce que l’autre suivante avait rapporté.

« — Et croyez-vous à l’amour du comte ? L’aimez vous ? L’épouserez-vous ? »

Telles furent les interrogations successives que la marquise adressa précipitamment à Marianne.

Celle-ci ne répondit rien.

« — Vaine et ambitieuse fille ! continua la marquise irritée, votre silence prouve votre folie et votre crédulité ; prenez garde seulement que votre orgueil de croire à la passion d’un gentilhomme ne vous rende la dupe de ses artifices. Le comte Adhémar n’est qu’un débauché ! vous auriez bien mieux fait d’écouter les propositions de l’honnête duc de R***. Ce sont les seules, entendez-vous, Thérèse, qu’une domestique puisse accueillir, en fait d’alliance, avec un homme de condition. »

La marquise fut étonnée de l’impassible sérénité avec laquelle Marianne l’entendait.

« — Fille effrontée ! ajouta-t-elle, vous méprisez mes avis : vous subirez, croyez-moi, les conséquences de votre présomption. Mais vous avez sans doute l’âme trop haute pour votre état ? Eh bien ! le terme de votre service chez moi expire dans quinze jours ; attachez-vous au comte Adhémar, peut-être vous fera-t-il un meilleur sort. Vous êtes libre dans la quinzaine. Que ne puis-je me débarrasser d’elle aujourd’hui même, dit-elle à son autre suivante en rentrant dans son cabinet ; » et elle ajouta : « J’aurais dû la renvoyer à l’instant, mais je n’ai pas une faute à lui reprocher ! »

Ces derniers mots furent dits avec tant de colère que cette fille regarda avec curiosité la figure de la belle parleuse. La marquise en même temps attachait ses regards sur elle.

« — Eh bien ! s’écria madame d’Erneville.

« — Aimeriez-vous qu’on vous fournît une occasion ? demanda la suivante. »

« — Oui, » répliqua la marquise avec un air de soupçon et une pause ; puis elle quitta brusquement la chambre. Elle courut Paris toute l’après-dinée ; sa voiture s’arrêta plus de cent fois pour recevoir les complimens des petits-maîtres, et échanger les félicitations des jolies femmes qui avaient assisté à sa soi rée. Elle était vive et animée, parlait de mille choses ; mais son esprit n’était occupé que de Marianne et du comte Adhémar.

Ce jour là, madame d’Erneville était invitée à une soirée. En rentrant pour faire sa toilette, elle vit l’une de ses femmes (celle qui avait remplacé Marianne le matin) arrêtée en dehors de la porte du cabinet ; un regard, un signe de précaution lui fit entendre qu’il fallait s’arrêter ou marcher doucement. Il y eut une pause à la porte ; un chuchottement, un regard de satisfaction et de recherche, un chuchottement encore, auquel on répondit par un sourire, quoique le front de la personne qui souriait ne fût rien moins que serein, et la marquise entra seule dans son appartement, trouvant Marianne debout et prête à la servir.

La toilette de madame d’Erneville fut bientôt faite. Cela lui coûtait peu de peine, grâce à la dextérité et au bon goût de Marianne, mais à présent moins que jamais ; car la marquise était pensive et absorbée, comme si elle eût été entièrement indifférente à cette opération ; mais sa figure était rouge, et une sorte de langueur se peignait sur tous ses traits. Elle sonna ; un jockei entra, elle demanda un verre d’eau. Elle avait des souliers blancs à mettre ; une de ses femmes les apporta et s’occupa de ce soin, et Marianne fut renvoyée pour un moment. La marquise jeta un coup d’œil sur un écrin qui était ouvert sur sa toilette, pendant que la suivante était agenouillée pour la chausser. Sa respiration devint embarrassée. Le page rentra apportant le verre d’eau : elle le but précipitamment, et en s’écriant : « Dépêchez-vous, » elle quitta la chambre en toute hâte.

Pendant ce temps, le comte Adhémar faisait des conjectures. Le silence que Marianne avait gardé quand il lui avait déclaré sa passion pour elle était un mystère qu’il ne pouvait éclaircir. Doutait-elle de sa sincérité ? pensait-elle qu’elle ne pouvait l’aimer ? ou bien ses affections étaient-elles engagées à un autre ? Il se fit ces mêmes questions un million de fois, et ne put dormir de la nuit en y réfléchissant. Jamais le soleil n’avait paru au comte si long à se lever, que le jour qui suivit cette nuit. Cette fièvre d’incertitude était presque insupportable ; et quand parut enfin le jour, à peine eut-il assez de patience pour attendre l’heure où madame d’Erneville serait à sa toilette. Il avait l’intention d’y assister pour la dernière fois, seulement dans l’espérance d’une entrevue avec Marianne. Aussi tôt que l’heure eût sonné, le comte se trouva sur le premier pas de l’escalier de la marquise. Son cœur battait avec force. Il frappa à la porte du cabinet de toilette, on l’ouvrit : madame d’Erneville était assise près de sa toilette ; derrière elle se trouvait une suivante, et sur le devant était une malle toute ouverte, auprès de laquelle était Marianne. Un officier de justice examinait ce coffre en se courbant ; puis il se leva, et montra à Marianne une gerbe en diamans qu’il en retirait d’un air de triomphe à la fois bas et arrogant : « Qu’est-ce que cela ? demanda le comte involontairement, après avoir examiné le groupe un moment ou deux. »

« - Oh ! rien, répliqua la marquise ; seulement, j’avais perdu une aigrette en diamans, et M. l’officier de justice vient de la trouver dans cette malle.

« — Et à qui appartient cette malle ?

« — À moi, dit Marianne avec un sourire, et l’expression du plus profond mépris parut à l’instant sur ses lèvres.

« — Cette malle est à moi, répéta-t-elle, mais la main qui y a mis ce bijou n’est pas la mienne.

« — Insolente ! s’écria la marquise, votre assurance même est une preuve de votre culpabilité ; vous étiez préparée à cette découverte, et à la braver : pour cette fois, vous échapperez au châtiment. Vous êtes libre de quitter mon service, je ne veux pas vous faire poursuivre, voici vos gages ! Sortez !

« — Non, madame ! dit la jeune fille, je ne prendrai ni votre argent, ni ne profiterai de votre clémence ; je suis prête à prendre place là où il faut que tôt ou tard les crimes s’expient ! Bien que ce ne soit pas toujours le coupable qui l’occupe, cette place, j’en veux faire l’essai, et nous verrons si un sage et bon juge trouvera moyen de reconnaître la vérité ! J’avoue que, pour moi, tout ceci est inexplicable, et s’il faut que je subisse la peine d’un crime que je n’ai point commis, la punition, quelle qu’elle soit, sera peu de chose en comparaison de la faute. »

Adhémar jeta les yeux sur la marquise, dont les regards rencontrèrent les siens ; madame d’Erneville les porta vivement ailleurs. Le comte examina l’autre suivante qui roulait et déroulait tour-à-tour un ruban, et continuait cette occupation avec une vivaPage:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/46 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/47 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/48 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/49 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/50 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/51 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/52 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/53 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/54 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/55 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/56 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/57 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/58 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/59 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/60 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/61 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/62 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/63 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/64 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/65 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/66

« — Son nom ? demanda le comte avec vivacité.

« — Marianne l’Estrange. »


Or, voici ce qu’il advint au château du comte Adhémar. La salle du festin fut soudainement étincelante d’illuminations, et, autour d’une table somptueusement servie, vinrent s’asseoir les plus illustres parens du comte, et l’élite de ses amis. Le repas fut splendide. Au dessert, le plus proche parent du comte demanda une coupe d’or. La coupe fut apportée. Il la remplit jusqu’aux bords, et, s’inclinant devant le comte et la jeune fille placée à ses côtés, il porta le toast suivant :

« À la santé du comte Adhémar de M*** et de sa belle fiancée ! »

La salle retentit du choc des verres et des acclamations des convives.

Ce jour était le lendemain même où la cour avait rendu son arrêt d’absolution, et ce jour-là même le nom d’une autre Marianne, encore plus belle que la première, fut greffé sur l’arbre généalogique de la famille du comte Adhémar de M***.


Mlle Gabrielle Allan-Dorval.