Le Livre des sonnets/Après l’apothéose, après les gémonies


Aux Morts




Après l’apothéoſe, après les gémonies,
Pour le vorace oubli marqués du même ſceau,
Multitudes ſans voix, vains noms, races finies,
Feuilles du noble chêne ou de l’humble arbriſſeau,

Vous dont nul n’a connu les mornes agonies,
Vous qui brûliez d’un feu ſacré dès le berceau,
Lâches, ſaints & héros, brutes, mâles génies,
Ajoutés au fumier des ſiècles par monceau ;

Ô lugubres troupeaux des morts, je vous envie,
Si, quand l’immenſe eſpace eſt en proie à la vie,
Léguant votre miſère à de vils héritiers,

Vous goûtez à jamais, hôtes d’un noir myſtère,
L’irrévocable paix inconnue à la terre,
Et ſi la grande nuit vous garde tout entiers !


Leconte de Liſle.