Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/10


HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE,
DES TROIS POMMES ET DU NÈGRE RIHAN


Schahrazade dit :

Une nuit d’entre les nuits, le khalifat Haroun Al-Rachid dit à Giafar Al-Barmaki : « Je veux que nous descendions cette nuit vers la ville, pour nous informer des actes des gouverneurs et des walis. Et j’ai l’intention bien arrêtée de destituer tous ceux contre lesquels des plaintes me seraient portées ! » Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Et le khalifat et Giafar et Massrour le porte-glaive se déguisèrent et descendirent et se mirent à marcher à travers les rues de Baghdad, lorsqu’en passant dans une ruelle ils virent un vieillard fort âgé qui portait sur la tête un filet de pêche et une couffe, et qui tenait à la main un bâton ; et ce vieillard s’en allait lentement en fredonnant ces strophes :

Ils m’ont dit : « Ô sage ! par ta science tu es entre les humains comme la lune dans la nuit ! »

Je leur répondis : « De grâce épargnez-moi ces paroles ! Il n’y a point d’autre science que celle du Destin ! »

Car moi, avec toute ma science, tous mes manuscrits et mes livres et mon encrier, je ne saurais contre-balancer la force de la Destinée pendant un jour seulement ! Et ceux-là qui parieraient pour moi ne pourraient que perdre leurs arrhes !

En effet, quoi de plus désolant que le pauvre, l’état du pauvre et le pain du pauvre et sa vie !

Si c’est l’été, il épuise ses forces ! Si c’est l’hiver, il n’a pour se chauffer que le cendrier !

S’il cesse de marcher, les chiens se précipitent pour le chasser ! Il est misérable ! Il est un objet d’offenses et de moqueries ! Oh ! qui donc plus que lui est misérable ?

S’il ne se décide point à crier sa plainte aux hommes et à montrer sa misère, quel est celui qui le plaindra ?

Oh ! si telle est la vie du pauvre, que la tombe pour lui est donc préférable !

En entendant ces vers plaintifs, le khalifat dit à Giafar : « Les vers et l’aspect de ce pauvre homme indiquent une grande misère. » Puis il s’approcha du vieux et lui dit : « Ô cheikh, quel est ton métier ? » Il répondit : « Ô mon maître, pêcheur ! Et bien pauvre ! Et j’ai une famille ! Et, depuis midi jusqu’à maintenant, je suis hors de chez moi à travailler, et Allah ne m’a point gratifié encore du pain qui doit nourrir mes enfants ! Aussi je suis dégoûté de moi-même et de la vie, et je ne souhaite plus que la mort ! » Alors le khalifat lui dit : « Peux-tu revenir avec nous vers le fleuve, et jeter, de la rive, ton filet dans le Tigre, et cela en mon nom, pour voir un peu ma chance ? Et tout ce que tu retireras de l’eau, je te l’achèterai et te le payerai cent dinars. » Et le vieux se réjouit à ces paroles et répondit : « J’accepte l’offre et la mets sur ma tête ! »

Et le pêcheur revint avec eux vers le Tigre et y jeta son filet et attendit ; puis il tira la corde du filet et le filet sortit. Et le vieux pêcheur trouva dans le filet une caisse fermée, fort lourde à soulever. Et le khalifat aussi, après essai, la trouva fort lourde. Mais il se hâta de donner les cent dinars au pêcheur, qui s’en alla consolé.

Alors Giafar et Massrourse chargèrent de la caisse et la transportèrent jusqu’au palais. Et le khalifat fit allumer les flambeaux, et Giafar et Massrour s’approchèrent de la caisse et la brisèrent. Ils trouvèrent à rintérieur une grande couffe en feuilles de palmier cousue avec de la laine rouge ; ils coupèrent le fil de laine et ils trouvèrent dans la couffe un tapis ; ils enlevèrent le tapis et, en dessous, ils trouvèrent un grand voile blanc de femme ; ils soulevèrent le voile et, en dessous, ils trouvèrent, blanche comme le vierge argent, une jeune femme massacrée et coupée en morceaux.

À cette vue, le khalifat laissa couler les larmes sur ses joues ; puis il se tourna, plein de fureur, vers Giafar et s’écria : « Ò chien de vizir ! voici que maintenant, sous mon règne, les assassinats se commettent et les victimes sont noyées ! Et leur sang retombera sur moi au jour du jugement, et sera lourdement attaché sur ma conscience ! Or, par Allah ! il faut que j’use de représailles envers l’assassin et que je le tue. Et quant à toi, ô Giafar, je jure par la vérité de ma descendance directe des khalifes Bani-Abbas, que, si tu n’amènes en ma présence l’assassin de cette femme que je veux venger, je te ferai crucifier sur la porte de mon palais, toi et quarante des Baramka[1] tes cousins ! » Et le khalifat était plein de colère ; et Giafar lui dit : « Accorde-moi un délai de trois jours ! » Il répondit : « Je te l’accorde. »

Alors Giafar sortit du palais, et, plein d’affliction, il marcha par la ville et se dit en lui-même : « Comment pourrai-je jamais connaître celui qui a tué cette jeune femme, et où le trouver pour l’amener devant le khalifat ? D’un autre côté, si je lui amenais un autre que l’assassin pour que cet autre meure à sa place, cette action pèserait sur ma conscience. Aussi je ne sais plus que faire. » Et Giafar arriva ainsi à sa maison et y resta durant les trois jours du délai, au désespoir. Et le quatrième jour, le khalifat l’envoya demander. Et lorsqu’il se présenta entre ses mains, le khalifat lui demanda : « Où est le massacreur de la jeune femme ? » Giafar répondit : « Puis-je deviner l’invisible et le caché, pour connaître l’assassin au milieu de toute une ville ? » Alors le khalifat devint très furieux, et ordonna le crucifiement de Giafar sur la porte du palais, et ordonna aux crieurs publics de crier la chose par toute la ville et les environs en disant :

« Quiconque désire assister au spectacle du crucifiement de Giafar Al-Barmaki, vizir du khalifat, et au crucifiement de quarante d’entre les Baramka, ses parents, sur la porte du palais, n’a qu’à sortir pour assister à ce spectacle ! »

Et tous les habitants de Baghdad sortirent de toutes les rues pour assister au crucifiement de Giafar et de ses cousins ; mais personne n’en savait la cause ; et tout le monde était désolé et se lamentait, car Giafar et tous les Baramka étaient aimés pour leurs bienfaits et leur générosité.

Lorsque le bois du supplice fut dressé, on plaça les condamnés au-dessous, et on attendit la permission du khalifat pour l’exécution. Tout à coup, pendant que tous les habitants pleuraient, un beau jeune homme, très proprement habillé, fendit la foule avec rapidité et arriva entre les mains de Giafar et lui dit : « Que la délivrance te soit donnée, ô le maître et le plus grand des grands seigneurs, ô toi l’asile des pauvres gens ! Car c’est moi qui ai tué la femme coupée en morceaux et qui l’ai mise dans la caisse que vous avez pêchée dans le Tigre ! Tue-moi donc en retour, et use de représailles envers moi ! »

Lorsque Giafar entendit les paroles du jeune homme, il se réjouit fort pour lui-même, mais il s’attrista beaucoup pour le jeune homme. Il se mit donc à lui demander des explications plus détaillées, quand soudain un vénérable vieillard écarta la foule et s’avança vivement du côté de Giafar et du jeune homme, les salua et leur dit : « Ô vizir, n’ajoute point foi aux paroles de ce jeune homme, car il n’y a point d’autre assassin de la jeune femme que moi seul ! Et c’est de moi seul que tu dois la venger ! » Mais le jeune homme dit : « Ô vizir, ce vieux cheikh radote et ne sait ce qu’il dit. Je te répète que c’est moi qui l’ai tuée ! C’est donc moi seul qui dois être puni de la même manière ! » Alors le cheikh dit : « Ô mon enfant ! tu es encore jeune, et tu dois aimer la vie ! Mais moi, je suis vieux, et je me suis rassasié de ce monde. Et je servirai de rançon pour toi, pour le vizir et ses cousins. Je te répète donc que c’est moi l’assassin. Et c’est envers moi qu’on doit user de représailles. »

Alors Giafar, avec l’assentiment du chef des gardes, emmena le jeune homme et le vieillard et monta avec eux chez le khalifat. Et il dit : « Émir des Croyants, voici devant toi l’assassin de la jeune femme ! » Et le khalifat demanda : « Où est-il ? « Giafar dit : « Ce jeune homme prétend et affirme qu’il est, lui-même, le meurtrier ; mais ce vieillard dément la chose et affirme à son tour qu’il est, lui-même, le meurtrier. » Alors le khalifat regarda le cheikh et le jeune homme et leur dit : « Qui de vous deux a tué la jeune femme ? » Le jeune homme répondit : « C’est moi ! » et le cheikh dit : « Non ! c’est moi seul ! » Alors le khalifat, sans en demander davantage, dit à Giafar : « Prends les deux et crucifie-les ! » Mais Giafar répliqua : « S’il n’y a qu’un seul meurtrier, la punition du second serait une grande injustice ! » Alors le jeune homme s’écria : « Je jure, par Celui qui a élevé les cieux à la hauteur où ils sont et a étendu la terre à la profondeur où elle est, que c’est moi seul qui ai tué la jeune femme ! Et en voici les preuves ! » Et alors le jeune homme décrivit la trouvaille faite et connue seulement du khalifat, de Giafar et de Massrour. Aussi le khalifat fut convaincu de la culpabilité du jeune homme et fut dans le plus extrême étonnement, et il dit au jeune homme : « Mais pourquoi ce meurtre ? Pourquoi cet aveu de ta part sans y être forcé par les coups de bâton ? Et comment se fait-il que tu demandes ainsi à être puni en retour ? » Alors le jeune homme dit :


« Sache, ô prince des Croyants, que la jeune femme était mon épouse, la fille de ce vieux cheikh qui est mon beau-père. Je me suis marié avec elle quand elle était toute jeune et vierge. Aussi Allah m’a accordé d’elle trois enfants mâles. Et elle continuait toujours à m’aimer et à me servir ; et moi, je continuais à ne rien remarquer en elle de répréhensible.

« Mais, au commencement de ce mois-ci, elle tomba gravement malade ; et aussitôt je fis venir les médecins les plus savants, qui ne manquèrent pas de la guérir bientôt, avec la permission d’Allah ! Et moi, comme, depuis le commencement de sa maladie, je n’avais pas couché avec elle, et que le désir m’en venait en ce moment, je voulus lui faire prendre un bain d’abord. Mais elle me dit : « Avant d’entrer au hammam j’ai une envie que je veux satisfaire. » Et je lui dis : « Et quelle est cette envie ? » Elle me dit : « J’ai envie d’une pomme pour la sentir et y mordre une morsure. » Et moi, immédiatement je m’en allai en ville pour acheter la pomme, dût-elle être au prix d’un dinar d’or ! Et je cherchai chez tous les fruitiers ; mais ils n’avaient point de pommes ! Et je m’en retournai tout triste à la maison, et je n’osai point voir mon épouse, et je passai toute la nuit à penser au moyen de trouver une pomme. Le lendemain, à l’aube, je sortis de ma maison et me dirigeai vers les jardins et me mis à les visiter un par un, arbre par arbre, sans résultat. Mais sur mon chemin je rencontrai un gardien de jardin, un homme âgé, et je me renseignai auprès de lui sur les pommes. Il me dit : « Mon enfant, c’est une chose fort rare à trouver, pour la simple raison qu’elle ne se trouve nulle part, si ce n’est à Bassra, dans le verger du commandeur des Croyants. Mais, là aussi, il est bien difficile d’en avoir, car le gardien réserve les pommes soigneusement pour l’usage du khalifat. »

« Alors, moi, je m’en retournai auprès de mon épouse, et je lui racontai la chose ; mais l’amour que j’avais pour elle me porta à me préparer tout de suite pour le voyage. Et je partis, et je mis quinze jours entiers, nuit et jour, pour aller à Bassra et en revenir ; mais le sort me favorisa, et je revins auprès de mon épouse, porteur de trois pommes achetées au gardien du verger de Bassra pour la somme de trois dinars.

« J’entrai donc fort joyeux et j’offris les trois pommes à mon épouse ; mais elle, à leur vue, ne montra guère de marques de contentement, et les jeta négligemment à côté d’elle. Je vis pourtant que, pendant mon absence, la fièvre avait repris mon épouse, et très violemment, et continuait à la tenir ; et mon épouse resta encore malade dix jours pendant lesquels je ne la quittai pas un instant. Mais, grâce à Allah, au bout de ce temps elle recouvra la santé ; et je pus alors sortir et aller à ma boutique ; et je me remis à vendre et à acheter.

« Or, pendant que j’étais ainsi assis dans ma boutique, vers midi, je vis passer devant moi un nègre qui tenait à la main une pomme avec laquelle il jouait. Alors je lui dis : « Hé ! mon ami, où as-tu pu prendre cette pomme, dis-moi, pour que j’aille moi aussi en acheter de semblables ? » À mes paroles, le nègre se mit à rire et dit : « Je l’ai prise de mon amoureuse ! Comme j’étais allé la voir, et qu’il y avait déjà un certain temps que je ne l’avais vue, je l’ai trouvée indisposée, et à côté d’elle il y avait trois pommes ; et, comme je la questionnais, elle me dit : « Imagine-toi, ô mon chéri, que ce triste cornu de mari que j’ai est parti expressément à Bassra pour me les acheter, et il les acheta pour trois dinars d’or ! » Puis elle me donna cette pomme que j’ai à la main ! »

« À ces paroles du nègre, ô prince des Croyants, mes yeux virent le monde en noir ; et je fermai aussitôt ma boutique, et je revins à la maison après avoir, en route, perdu toute ma raison par la force explosive de ma fureur. Et je regardai sur le lit, et je ne trouvai point, en effet, la troisième pomme. Et je dis alors à mon épouse : « Mais où est la troisième pomme ? » Elle me répondit : « Je ne sais point, et je n’en ai aucune connaissance. » De la sorte je vérifiai les paroles du nègre. Alors je me précipitai sur elle, un couteau à la main, je mis mes genoux sur son ventre et je la hachai à coups de couteau ; je lui coupai ainsi la tête et les membres, puis je mis le tout dans la couffe, en toute hâte, puis je la couvris avec le voile et le tapis et la mis dans la caisse, que je clouai. Je chargeai la caisse sur ma mule et j’allai tout de suite la jeter dans le Tigre, et cela de mes propres mains !

« Ainsi donc, ô commandeur des Croyants, je vous supplie de hâter ma mort en punition de mon crime, que j’expierai de la sorte, car j’ai bien peur d’en rendre compte au jour de la Résurrection !

« Je la jetai donc dans le Tigre, sans être vu de personne, et je revins à la maison. Et je trouvai mon fils aîné qui pleurait ; et, quoique je fusse certain qu’il ignorait la mort de sa mère, je lui demandai pourtant : « Pourquoi pleures-tu ? » Il me répondit : « C’est parce que j’avais pris une des pommes qu’avait ma mère, et que, comme j’étais descendu dans la rue pour jouer avec mes frères, j’ai vu un grand nègre qui passa près de moi et m’arracha la pomme des mains et me dit : « D’où est venue cette pomme ? » Je lui répondis : « Elle m’est venue de mon père, qui était parti et l’avait rapportée à ma mère avec deux autres semblables achetées à Bassra pour trois dinars. » Malgré mes paroles, le nègre ne me rendit pas la pomme, il me frappa et s’en alla avec ! Et moi, maintenant j’ai peur que ma mère ne me frappe à cause de la pomme ! »

« À ces paroles de l’enfant, je compris que le nègre avait émis des propos mensongers sur le compte de la fille de mon beau-père et qu’ainsi je l’avais injustement tuée !

« Alors je me mis à verser d’abondantes larmes, puis je vis arriver mon beau-père, ce vénérable cheikh qui est ici avec moi. Et je lui racontai la triste histoire. Alors il s’assit à côté de moi et se mit à pleurer. Et nous ne cessâmes de pleurer tous deux jusqu’à minuit. Et nous fîmes durer les cérémonies funèbres durant cinq jours. Et, d’ailleurs, jusqu’aujourd’hui nous continuâmes à nous lamenter sur cette mort.

« Je te conjure donc, ô prince des Croyants, par la mémoire sacrée de tes ancêtres, de hâter mon supplice et d’user envers moi de représailles pour venger ce meurtre ! »


À ce récit, le khalifat fut plein d’étonnement et s’écria : « Par Allah ! je ne veux tuer que ce nègre perfide !… »


Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrètement, elle se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le khalifat jura qu’il ne tuerait que le nègre, vu que le jeune homme était excusable. Puis le khalifat se tourna vers Giafar et lui dit : « Amène en ma présence ce nègre perfide qui a été la cause de cette affaire ! Et si tu ne peux me le trouver, je te ferai mourir à sa place ! »

Et Giafar sortit en pleurant, et en se disant : « D’où vais-je pouvoir l’amener en sa présence ? De même que c’est par hasard qu’une cruche qui tombe ne se casse pas, de même, moi, c’est par hasard que j’ai échappé à la mort la première fois. Mais maintenant ?… Pourtant, Celui qui a voulu me sauver la première fois, s’il le veut me sauvera encore la seconde fois ! Quant à moi, par Allah ! je vais m’enfermer dans ma maison, sans bouger, ces trois jours de délai. Car à quoi bon faire des recherches vaines ? Et je me fie à la volonté du Juste Très-Haut ! »

Et, en effet, Giafar ne bougea pas de sa maison durant les trois jours du délai. Et, le quatrième jour, il fit venir le kadi, et fit son testament devant lui ; et il fit ses adieux à ses enfants en pleurant. Puis vint l’envoyé du khalifat qui lui dit que le khalifat était toujours disposé à le tuer si le nègre n’était pas trouvé. Et Giafar pleura encore davantage, et ses enfants pleurèrent avec lui. Puis il prit la plus jeune de ses filles pour l’embrasser une dernière fois, vu qu’il l’aimait plus que tous ses enfants ; et il la serra contre sa poitrine, et versa d’abondantes larmes en pensant qu’il était obligé de l’abandonner. Mais soudain, comme il la pressait contre lui, il sentit quelque chose de rond dans la poche de la fillette, et il lui dit : « Qu’as-tu dans ta poche ? »

Elle répondit : « Ô mon père, une pomme ! C’est notre nègre Rihan[2] qui me l’a donnée. Et je l’ai depuis quatre jours avec moi. Mais je ne pus l’avoir qu’après avoir donné deux dinars à Rihan. »

À ces mots de nègre et de pomme, Giafar eut une grande émotion de joie, et s’écria : « Ô Libérateur ! » Puis il ordonna qu’on fit venir Rihan le nègre. Et Rihan vint, et Giafar lui demanda : « D’où cette pomme ? » Il répondit : « Ô mon maître, il y a cinq jours, en marchant à travers la ville, j’entrai dans une ruelle, et je vis des enfants jouer et, parmi eux, il y en avait un qui tenait cette pomme ; je la lui ravis, et je le frappai ; alors il pleura et me dit : « Elle est à ma mère. Et ma mère est malade. Elle avait eu envie d’une pomme, et mon père était parti la lui chercher à Bassra, avec deux autres pommes, au prix de trois dinars d’or. Et, moi, je pris l’une pour en jouer. » Puis il se mit à pleurer. Mais moi, sans tenir compte de ses pleurs, je vins à la maison avec cette pomme et je la donnai pour deux dinars à ma maîtresse ta petite ! »

À ce récit, Giafar fut dans le plus grand étonnement de voir survenir tous ces troubles et la mort de la jeune femme par la faute de son nègre Rihan. Aussi ordonna-t-il qu’il fût jeté tout de suite au cachot. Puis il se réjouit d’avoir ainsi échappé lui-même à une mort certaine, et il récita ces deux vers :

Si tes malheurs ne sont dus qu’à ton esclave, comment ne songes-tu point à te débarrasser de cet esclave ?

Ne sais-tu que les esclaves pullulent, mais que ton âme est une et ne peut être remplacée !

Mais il se ravisa, et prit le nègre et l’emmena devant le khalifat, à qui il raconta l’histoire.

Et le khalifat Haroun Al-Rachid fut si émerveillé qu’il ordonna que cette histoire fût mise dans les annales pour servir de leçon aux humains.

Mais Giafar lui dit : « Ne t’émerveille pas trop de cette histoire, ô commandeur des Croyants, car elle est loin d’égaler celle du vizir Noureddine et de son frère Chamseddine. »

Et le khalifat s’écria : « Et quelle est cette histoire qui est plus étonnante que celle que nous venons d’entendre ? » Et Giafar dit : « Ô prince des Croyants, je ne te la raconterai qu’à la condition que tu pardonnes à mon nègre Rihan son acte inconsidéré ! » Et le khalifat répondit : « Soit ! je t’accorde la grâce de son sang. »


Notes
  1. Les Barmécides, noble famille arabe.
  2. Rihan, signifie myrthe et aussi toute plante odoriférante.