Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/08

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 38-92).


HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’ÉFRIT


Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait un pêcheur, homme très avancé en âge, marié, père de trois enfants, et très pauvre de son état.

Il avait coutume de jeter son filet quatre fois par jour, rien de plus. Or, un jour d’entre les jours, à l’heure de midi, il alla au bord de la mer, déposa son panier, jeta son filet, et patienta jusqu’à ce que le filet allât reposer au fond de l’eau. Alors il rassembla les fils, et trouva le filet fort pesant, et ne réussit pas à le tirer à lui. Il porta alors le bout à terre, et l’attacha à un pieu enfoncé en terre. Puis il se dévêtit, plongea dans l’eau autour du filet, et ne cessa de se débattre qu’il ne l’eût fait sortir. Il se réjouit, se rhabilla, et, s’étant approché du filet, il y trouva un âne mort. À cette vue, il se désola, et dit : « Il n’y a de puissance et de force qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! » Puis il dit : « Mais, en vérité, ce don d’Allah est étonnant ! » Et il récita ce vers :

Ô plongeur ! tu roules dans les ténèbres de la nuit et la perdition, aveuglément ! Va, cesse les travaux pénibles ; car la Fortune n’aime pas le mouvement !

Puis il retira le filet, en exprima l’eau, et lorsqu’il eut fini de l’exprimer, il étendit ce filet. Puis il descendit dans l’eau et dit : « Au nom d’Allah ! » et jeta de nouveau le filet dans l’eau, et attendit que le filet eût touché le fond ; il essaya alors de le retirer, mais il constata que le filet était fort pesant et adhérait encore plus au fond que la première fois. Aussi crut-il que c’était du gros poisson. Il attacha alors le filet à terre, se dévêtit, plongea, et fit tant qu’il le retira ; et, l’ayant porté sur le rivage, il y trouva une jarre énorme remplie de boue et de sable. À cette vue, il se lamenta et récita quelques vers :

Ô vicissitudes du sort, assez ! Et prenez les humains en pitié !

Quelle tristesse ! Sur la terre, nulle récompense n’est égale au mérite et n’est digne de l’action.

Des fois, je sors de ma maison pour, naïvement, chercher la Fortune. Et on m’apprend qu’il y a longtemps que la Fortune est morte.

Misère ! est-ce ainsi, ô Fortune, qu’à l’ombre tu relègues les sages pour laisser les sots gouverner le monde ?

Puis il jeta la jarre loin de lui, tordit le filet, le nettoya, demanda pardon à Allah pour son mouvement de révolte, et revint vers la mer une troisième fois ; il jeta le filet, attendit que le filet eût atteint le fond et, l’ayant retiré, il y trouva des pots cassés et des verres en morceaux. À cette vue il récita encore un vers d’un poète :

Ô Poète, le vent de la fortune jamais de ton côté ne soufflera ! Ignores-tu, naïf, que ni ta plume de roseau ni les lignes harmonieuses de l’écriture ne t’enrichiront jamais ?

Et, levant la tête au ciel, il s’écria : « Allah ! Tu le sais ! je ne jette mon filet que quatre fois. Or, voici que je l’ai déjà jeté trois fois ! » Après cela, il invoqua encore une fois le nom d’Allah, et jeta son filet dans la mer, et attendit qu’il reposât au fond. Et cette fois, malgré tous ses efforts, il ne réussit point à retirer le filet, qui s’accrochait encore davantage aux roches du fond. Alors il s’écria : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah ! » Puis il se dévêtit, plongea tout autour du filet et se mit à manœuvrer jusqu’à ce qu’il l’eût dégagé et ramené à terre. Il l’ouvrit et y trouva, cette fois, un grand vase de cuivre jaune, plein et intact ; son embouchure était scellée avec du plomb portant l’empreinte du sceau de notre seigneur Soleïman[1], fils de Daoud. À cette vue le pêcheur se réjouit beaucoup, et se dit : « Voilà une chose que je vendrai dans le souk[2] des chaudronniers, car cela vaut bien au moins dix dinars d’or ! » Il essaya alors de faire ballotter le vase, mais il le trouva trop pesant, et il se dit : « Il me faut absolument l’ouvrir et voir son contenu, que je mettrai dans mon sac ; et je vendrai ensuite le vase au souk des chaudronniers. » Il prit alors son couteau et se mit à manœuvrer jusqu’à ce qu’il eût descellé le plomb ; il renversa alors le vase et le secoua pour verser son contenu par terre. Mais rien ne sortit du vase, si ce n’est une fumée qui monta jusqu’à l’azur du ciel et se déroula à la surface du sol. Et le pêcheur fut prodigieusement étonné. Puis la fumée sortit entièrement, se condensa, se secoua et devint un éfrit dont la tête touchait aux nuages et les pieds traînaient dans la poussière. La tête de cet éfrit était comme une coupole, ses mains comme des fourches, ses pieds comme des mâts, sa bouche comme une caverne, ses dents comme des cailloux, son nez comme une gargoulette, ses yeux comme deux torches ; ses cheveux étaient en désordre et poudreux. À la vue de cet éfrit, le pêcheur fut épouvanté, ses muscles tremblèrent, ses dents se serrèrent violemment, sa salive sécha, et ses yeux s’aveuglèrent à la lumière.

Lorsque l’éfrit vit le pêcheur, il s’écria : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah, et Soleïman est le prophète d’Allah ! » et, s’adressant au pêcheur, il lui dit : « Et toi, ô grand Soleïman, prophète d’Allah, ne me tue pas, car jamais plus je ne te désobéirai et ne me mutinerai contre tes ordres ! » Alors le pêcheur lui dit : « Ô géant rebelle et audacieux, tu oses dire que Soleïman est le prophète d’Allah ! D’ailleurs Soleïman est mort depuis déjà mille huit cents ans, et nous sommes à la fin des temps ! Quelle est donc cette histoire ? Et que racontes-tu là ? Et quelle est la cause de ton entrée dans ce vase ? » À ces paroles, le genni dit au pêcheur : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Laisse-moi t’annoncer une bonne nouvelle, ô pêcheur ! » Le pêcheur dit : « Et que vas-tu m’annoncer ? » Il répondit : « Ta mort ! Et à cette heure même, et de la plus terrible façon ! » Le pêcheur répondit : « Tu mérites pour cette nouvelle, ô lieutenant des afarit[3], que le ciel te retire sa protection ! Et puisse-t-il t’éloigner de nous ! Pourquoi donc veux-tu ma mort ? Et qu’ai-je fait pour mériter la mort ? Je t’ai délivré du vase, je t’ai sauvé de ce long séjour dans la mer et je t’ai ramené sur la terre ! » Alors l’éfrit dit : « Pèse et choisis l’espèce de mort que tu préfères et la façon dont tu aimes le mieux être tué ! » Le pêcheur dit : « Quel est mon crime pour mériter une telle punition ? » L’éfrit dit : « Écoute mon histoire, ô pêcheur. » Le pêcheur dit : « Parle ! et abrège ton discours, car d’impatience mon âme est sur le point de sortir de mon pied ! » L’éfrit dit :


« Sache que je suis un genni rebelle ! Je m’étais mutiné contre Soleïman, fils de Daoud. Mon nom est Sakhr El-Genni ! Et Soleïman dépêcha vers moi son vizir Assef, fils de Barkhia, qui m’emmena, malgré mes efforts, et me conduisit entre les mains de Soleïman. Et mon nez en ce moment-là devint bien humble. À ma vue, Soleïman fit sa conjuration à Allah, et m’enjoignit d’embrasser sa religion et d’entrer sous son obédience. Mais moi, je refusai. Alors il fit apporter ce vase et m’y emprisonna. Puis il le scella avec du plomb et y imprima le nom du Très-Haut. Puis il donna ses ordres aux genn fidèles, qui m’enlevèrent sur leurs épaules et me jetèrent au milieu de la mer. Je séjournai cent ans au fond de l’eau, et je disais en mon cœur : « J’enrichirai éternellement celui qui me délivrera ! » Mais les cent années passèrent et personne ne me délivra. Quand j’entrai dans la seconde période de cent années, je me dis : « Je découvrirai et donnerai les trésors de la terre à celui qui me délivrera ! » Mais personne ne me délivra. Et quatre cents années s’écoulèrent, et je me dis : « J’accorderai trois choses à celui qui me délivrera ! » Mais personne ne me délivra ! Alors je me mis dans une effroyable colère, et je dis en mon âme : « Maintenant je tuerai celui qui me délivrera, mais je lui accorderai le choix de sa mort ! » C’est alors que toi, ô pêcheur, tu vins me délivrer. Et je t’accordai de choisir ton genre de mort !

À ces paroles de l’éfrit, le pêcheur dit : « Ô Allah ! quelle chose prodigieuse ! Il a fallu que ce fût juste moi qui l’aie délivré ! Ô éfrit, fais-moi grâce et Allah te le rendra ! Mais, si tu me fais périr, Allah te suscitera quelqu’un pour te faire périr à ton tour. » Alors l’éfrit lui dit : « Mais si je veux te tuer, c’est justement parce que tu m’as délivré ! » Et le pêcheur dit : « Ô cheikh des afarit, est-ce ainsi que tu me rends le mal pour le bien ! Aussi le proverbe ne ment point ! » Et le pêcheur récita des vers sur ce sujet :

Veux-tu goûter à l’amertume des choses ? — sois bon et serviable.

Oui, je te le jure sur ma vie ! les scélérats ignorent toute gratitude.

Si tu le veux, essaie ! Et ton sort sera celui de la pauvre Magir, mère d’Amer !

Mais l’éfrit lui dit : « Assez abuser des paroles ! Sache qu’il me faut absolument ta mort ! » Alors le pêcheur se dit en lui-même : « Moi, je ne suis qu’un homme, et lui est un genni ; mais Allah m’a donné une raison bien assise ; aussi je vais arranger une combinaison pour le perdre, un stratagème de ma finesse. Et je verrai bien si lui, à son tour, pourra combiner quelque chose avec sa malice et son astuce. » Alors il dit à l’éfrit : « As-tu vraiment décidé ma mort ? » L’éfrit répondit : « N’en doute point. » Alors il dit : « Par le nom du Très-Haut, qui est gravé sur le sceau de Soleïman, je te conjure de répondre avec vérité à ma question ! » Quand l’éfrit entendit le nom du Très-Haut, il fut très ému et très frappé, et répondit : « Tu peux me questionner et je te répondrai avec vérité. » Alors le pêcheur dit : « Comment as-tu pu être contenu tout entier dans ce vase qui peut à peine contenir ton pied ou la main ? » L’éfrit dit : « Est-ce que, par hasard, tu douterais de la chose ? » Le pêcheur répondit : « En effet, je ne le croirai jamais, à moins de te voir de mon propre œil entrer dans le vase ! »

— Mais à ce moment Schahrazade vit apparaître le matin, et cessa les paroles permises.

ET LORSQUE FUT
LA QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le pêcheur dit à l’éfrit : « Je ne te croirai jamais, à moins de t’y voir de mon propre œil ! » l’éfrit s’agita, se secoua et redevint une fumée qui monta jusqu’au firmament, se condensa et commença à entrer dans le vase, petit à petit, jusqu’à la fin. Alors le pêcheur prit rapidement le couvercle de plomb empreint du sceau de Soleïman et en obstrua l’orifice du vase. Puis il héla l’éfrit et lui dit : « Hé ! estime et pèse le genre de mort dont tu préfères mourir, sinon je vais te jeter à la mer, et je me bâtirai une maison sur le rivage, et j’empêcherai quiconque de pêcher, en disant : Ici il y a un éfrit ; délivré, il voudra tuer son libérateur et lui énumérera les variétés de mort pour lui en laisser le choix ! » Quand l’éfrit entendit les paroles du pêcheur, il essaya de sortir, mais il ne le put ; et il vit qu’il était emprisonné, avec, au-dessus de lui, le sceau de Soleïman. Il comprit alors que le pêcheur l’avait enfermé dans le cachot contre lequel ne peuvent prévaloir ni les plus faibles ni les plus puissants parmi les afarit ! Et, comprenant que le pêcheur le portait du côté de la mer, il dit : « Non ! non ! » Et le pêcheur dit : « Il faut ! oh ! il faut ! » Alors le genni commença à adoucir ses termes ; il se soumit et dit : « Ô pêcheur, que vas-tu faire de moi ? » Il dit : « Te jeter à la mer ! Car, si tu y as séjourné mille huit cents ans, moi je vais t’y fixer jusqu’à l’heure du jugement ! Car ne t’ai-je pas prié de me conserver pour qu’Allah te conservât ? et de ne pas me tuer pour qu’Allah ne te tuât point ? Or, tu as repoussé ma prière, et tu as agi avec scélératesse ! Aussi Allah t’a livré entre mes mains. Et je n’ai nul remords de te trahir ! » Alors l’éfrit dit : « Ouvre-moi le vase et je te comblerai de bienfaits ! » Il répondit : « Tu mens, ô maudit ! D’ailleurs, entre toi et moi, il se passe exactement ce qui s’est passé entre le vizir du roi Iounane et le médecin Rouiane ! »


Et l’éfrit dit : « Mais qu’étaient le vizir du roi Iounane et le médecin Rouiane ? Et quelle est cette histoire ? »


HISTOIRE DU VIZIR DU ROI IOUNANE
ET DU MÉDECIN ROUIANE


Le pêcheur dit :

« Sache, ô toi l’éfrit, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, dans la ville de Fars, au pays des Roumann[4], un roi nommé Iounane. Il était riche et puissant, maître d’armées, de forces considérables et d’alliés de toutes les espèces d’hommes. Mais son corps était affligé d’une lèpre dont avaient désespéré les médecins et tes savants. Ni drogues, ni pilules, ni pommades ne produisaient sur lui d’effet, et aucun des médecins ne pouvait lui trouver un remède efficace. Or, un jour, un vieux médecin renommé, appelé Rouiane, vint dans la ville du roi Iounane. Il était versé dans les livres grecs, persans, romains, arabes et syriens ; il avait étudié la médecine et l’astronomie, dont il savait fort bien les principes et les règles, et les bons et mauvais effets ; il possédait les vertus des plantes et des herbes grasses et sèches, et leurs bons et mauvais effets ; il avait enfin étudié la philosophie et toutes les sciences médicales et d’autres sciences encore. Aussi, lorsque le médecin fut entré dans la ville et y eut séjourné quelques jours, il apprit l’histoire du roi et de la lèpre qui affligeait son corps par la volonté d’Allah, et aussi l’insuccès absolu des traitements de tous les médecins et savants. À cette nouvelle, le médecin passa la nuit fort préoccupé. Mais, quand il se réveilla le matin — et que brilla la lumière du jour et que le soleil salua le monde, ce magnifique décor du Très-Bon, — il s’habilla de ses plus beaux vêtements, et entra chez le roi Iounane. Puis il baisa la terre entre ses mains[5], et fit des vœux pour la durée éternelle de sa puissance et des grâces d’Allah et de toutes les meilleures choses. Ensuite il parla et lui apprit qui il était, et dit : « J’ai appris le mal qui t’a frappé dans ton corps ; et j’ai su que la plupart des médecins n’ont pu trouver le moyen de l’enrayer. Or, moi, je vais te traiter, ô roi, et je ne te ferai point boire de médicaments et je ne t’enduirai pas de pommades ! » À ces paroles, le roi Iounane s’étonna prodigieusement, et dit : « Comment feras-tu ? Or, par Allah ! si tu me guéris, je t’enrichirai jusqu’aux fils de tes fils, et je t’accorderai tous tes souhaits et leur réalisation, et tu seras mon compagnon de boisson et mon ami ! » Là-dessus le roi lui donna une belle robe et des présents, et lui dit : « Vraiment, tu me guériras de cette maladie sans médicaments ni pommades ? » Il répondit : « Oui, certes ! Je te guérirai sans fatigue ni peines dans ton corps. » Alors le roi s’étonna de la plus prodigieuse façon, et lui dit : « Ô grand médecin, quel jour et quel moment verra se réaliser ce que tu viens d’avancer ? Hâte-toi de le faire, ô mon enfant ! » Il répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors il descendit de chez le roi, et loua une maison où il mit ses livres, ses remèdes et ses plantes aromatiques. Puis il fit des extraits de ses médicaments et de ses simples, en confectionna un maillet court et recourbé dont il creusa l’extrémité, et il y adapta une canne ; et il fit aussi une boule le mieux qu’il put. Quand il eut terminé complètement son travail, il monta chez le roi, le second jour, entra chez lui, et baisa la terre entre ses mains. Puis il lui prescrivit d’aller au meïdane[6] à cheval, et de jouer de la boule et du maillet.

Le roi fut accompagné par ses émirs, ses chambellans, ses vizirs et les chefs du royaume. À peine s’était-il rendu au meïdane que le médecin Rouiane arriva et lui remit le maillet, disant : « Prends ce maillet et empoigne-le de cette façon-ci ; frappes-en le sol du meïdane et la balle, de toute ta force. Et fais en sorte que tu arrives à transpirer de la paume et de tout le corps. De cette façon le remède pénétrera dans ta paume et circulera dans tout ton corps. Lorsque tu auras transpiré et que le remède aura eu le temps d’agir, retourne au palais, et va ensuite au hammam te baigner. Et alors tu seras guéri. Et maintenant que la paix soit avec toi ! »

Alors le roi Iounane prit le maillet du médecin et le saisit à pleine main. De leur côté, des cavaliers choisis montèrent à cheval et lui lancèrent la boule. Alors il se mit à galoper derrière elle, à l’atteindre et à la frapper avec violence, en tenant toujours à la main le maillet fortement serré. Et il ne cessa de frapper la boule, jusqu’à ce qu’il eût bien transpiré de la paume et de tout le corps. Aussi le remède pénétra par la paume et circula dans tout le corps. Lorsque le médecin Rouiane vit que le remède avait circulé dans le corps, il ordonna au roi de retourner au palais et d’aller au hammam prendre un bain immédiatement. Et le roi Iounane revint aussitôt, et ordonna qu’on lui préparât le hammam. On le lui prépara, et, à cet effet, les tapissiers se hâtèrent activement et les esclaves se pressèrent avec émulation et apprêtèrent le linge. Alors le roi entra au hammam et prit un bain, puis se rhabilla à l’intérieur même du hammam, d’où il sortit pour remonter à cheval et retourner au palais, y dormir.

Voilà pour le roi Iounane. Quant au médecin Rouiane, il revint se coucher à la maison, se réveilla le matin, monta chez le roi, lui demanda la permission d’entrer, ce que le roi lui permit, entra, baisa la terre entre ses mains et commença par lui déclamer quelques strophes avec gravité :

Si l’Éloquence te choisissait comme père, elle en refleurirait ! Et nul autre que toi elle ne saurait plus élire !

Ô rayonnant visage dont la clarté effacerait la flamme d’un tison ardent !

Puisse ce glorieux visage rester assez longtemps lumineux dans sa fraîcheur pour voir les rides sillonner le visage du Temps !

Tu m’as couvert des bienfaits de ta générosité, comme le nuage bienfaisant couvre la colline !

Tes hauts exploits t’ont fait atteindre aux sommets de la gloire, et tu es le chéri du Destin qui n’a plus rien à te refuser !

Les vers récités, le roi se leva debout sur ses deux pieds, et se jeta au cou du médecin avec affection. Puis il le fit asseoir à côté de lui, et lui fit cadeau de magnifiques robes d’honneur.

En effet, quand le roi était sorti du hammam, il avait regardé son corps et n’y avait plus trouvé trace de lèpre ; et sa peau était devenue pure comme l’argent vierge. Il s’était réjoui alors de la plus excessive joie, et sa poitrine s’était élargie et dilatée. Quand le matin s’était levé, le roi était entré au diwan, et s’était assis sur son trône : et les chambellans et les grands du royaume étaient entrés ; et aussi le médecin Rouiane : c’est alors qu’à sa vue le roi s’était levé avec empressement et l’avait fait asseoir à ses côtés. Alors on leur servit à tous les deux les mets et les aliments et les boissons durant toute la journée. À la tombée de la nuit, le roi donna au médecin deux mille dinars, sans compter les robes d’honneur et les présents, et lui donna son propre coursier à monter. Et c’est ainsi que le médecin prit congé et retourna à sa maison.

Quant au roi, il ne cessait d’admirer prodigieusement l’art du médecin et de dire : « Il m’a traité par l’extérieur de mon corps, sans m’enduire de pommade ! Or, par Allah ! c’est là une science sublime ! Il me faut donc combler cet homme des bienfaits de ma générosité, et le prendre comme compagnon et ami affectueux pour toujours ! » Et le roi Iounane se coucha joyeux de toute sa joie en se voyant sain de corps et délivré de sa maladie.

Quand donc le roi vint le matin et s’assit sur son trône, les chefs de la nation se tinrent debout entre ses mains, et les émirs et les vizirs s’assirent à sa droite et à sa gauche. Il fit alors demander le médecin Rouiane qui vint et baisa la terre entre ses mains. Alors le roi se leva pour lui, le fit asseoir à ses côtés, mangea avec lui, lui souhaita une longue vie et lui donna des robes d’honneur et d’autres choses encore. Puis il ne cessa de s’entretenir avec lui qu’à l’approche de la nuit ; et il lui fit donner, comme rémunération, cinq robes d’honneur et mille dinars. Et c’est ainsi que retourna le médecin à sa maison, en faisant des vœux pour le roi.

Quand se leva le matin, le roi sortit et entra au diwan, et fut entouré par les émirs, les vizirs et les chambellans Or, parmi les vizirs, il y avait un vizir d’aspect repoussant, au visage sinistre et de mauvais augure, terrible, sordidement avare, envieux et pétri de jalousie et de haine. Lorsque ce vizir vit le roi placer à ses côtés le médecin Rouiane et lui accorder tous ses bienfaits, il en fut jaloux et résolut secrètement sa perte, d’après le proverbe qui dit : « L’envieux s’attaque à toute personne, l’oppression se tient en embuscade dans le cœur de l’envieux : la force la révèle et la faiblesse la tient latente. » Le vizir s’approcha alors du roi Iounane, baisa la terre entre ses mains, et dit : « Ô roi du siècle et du temps, toi qui enveloppas les humains de tes bienfaits, tu as chez moi un conseil de prodigieuse importance, et que je ne saurais te cacher sans être vraiment un fils adultérin : si tu m’ordonnes de te le révéler, je te le révélerai ! » Alors le roi, tout troublé par les paroles du vizir, dit : « Et quel est ton conseil ? » Il répondit : « Ô roi glorieux, les anciens ont dit : Celui qui ne regarde pas la fin et les conséquences, n’aura pas la fortune comme amie, — et je viens justement de voir le roi manquer de jugement, en accordant ses bienfaits à son ennemi, à celui qui désire l’anéantissement de son règne, en le comblant de faveurs, en l’accablant de générosités. Or, moi, je suis, à cause de cela, dans la plus grande crainte pour le roi ! » À ces paroles, le roi fut extrêmement troublé, changea de couleur, et dit : « Quel est celui que tu prétends être mon ennemi, et qui aurait été comblé de mes faveurs ? » Il répondit : « Ô roi, si tu es endormi, réveille-toi ! car je fais allusion au médecin Rouiane ! » Le roi lui dit : « Celui-là est mon bon ami, et il m’est le plus cher des hommes, car il m’a traité avec une chose que j’ai tenue à la main, et m’a délivré de ma maladie, qui avait désespéré les médecins ! Or, certes ! il n’y en a point comme lui en ce siècle, dans le monde entier, en Occident comme en Orient ! Aussi, comment, toi, oses-tu raconter ces choses sur lui ? Quant à moi, dès ce jour je vais lui allouer des gages et des appointements, pour qu’il ait par mois mille dinars ! D’ailleurs, même si je lui donnais la moitié de mon royaume, ce serait peu de chose pour lui ! Aussi je crois fort que tu ne dis tout cela que par jalousie, comme il est raconté dans l’histoire, qui m’est parvenue, du roi Sindabad ! »


— À ce moment, Schahrazade fut surprise par le matin, et s’arrêta dans sa narration. Alors Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et gentilles, et délicieuses, et pures ! » Et Schahrazade lui dit : « Mais qu’est cela, comparé à ce que je vous raconterai à tous deux, la nuit prochaine, si je suis encore en vie, et que le Roi veuille bien me conserver ! Alors le Roi dit en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai point avant d’avoir entendu la suite de son histoire, qui est une histoire merveilleuse, en vérité ! » Puis ils passèrent tous deux la nuit, enlacés jusqu’au matin. Et le Roi sortit vers la salle de sa justice, et le diwan fut rempli de monde. Et le Roi jugea et nomma aux emplois, et destitua, et gouverna, et termina les affaires pendantes, et cela jusqu’à la fin de la journée. Puis le diwan fut levé, et le Roi entra dans son palais. Quand s’approcha la nuit il fit sa chose ordinaire avec Schahrazade, la fille du vizir.

QUAND FUT
LA CINQUIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le roi Iounane dit à son vizir : « Ô vizir, tu as laissé l’envie entrer en toi contre le médecin, et tu veux que je le tue, pour qu’ensuite je m’en repente comme se repentit le roi Sindabad après avoir tué le faucon ! » Le vizir répondit : « Et comment cela s’est-il fait ? »

Alors le roi Iounane raconta :


LE FAUCON DU ROI SINDABAD

« On dit qu’il y avait un roi d’entre les rois de Fars qui était grand amateur de divertissements, de promenades dans les jardins et de toutes les espèces de chasse. Aussi il avait un faucon qu’il avait lui-même élevé et qui ne le quittait ni le jour ni la nuit : car, même durant la nuit, il le portait sur son poing ; et, quand il allait à la chasse, il le prenait avec lui, et il lui avait suspendu au cou un gobelet d’or où il le faisait boire. Un jour qu’il était assis dans son palais, soudain voici venir le wekil[7] chargé des oiseaux de chasse, qui lui dit : « Ô roi des siècles, c’est juste l’époque d’aller à la chasse ! » Alors le roi fit ses préparatifs de départ, et prit le faucon sur sa main. Puis on partit et on arriva dans un vallon où on dressa les filets de chasse. Et tout à coup une gazelle tomba dans le filet. Alors le roi dit : « Je tuerai celui à côté de qui passera la gazelle ! » Puis on se mit à rétrécir le filet de chasse autour de la gazelle, qui s’approcha alors du roi, se haussa sur ses pattes de derrière et rapprocha de sa poitrine ses pattes de devant comme si elle voulait baiser la terre devant le roi. Alors le roi fit claquer ses mains l’une contre l’autre pour faire fuir la gazelle, qui alors bondit et fila en passant au-dessus de sa tête et s’enfonça dans le loin des terres. Alors le roi se tourna vers les gardes et les vit qui clignaient de l’œil sur lui. À cette vue, il dit au vizir : « Qu’ont-ils donc, ces soldats, à se faire ainsi des signes ? » Il répondit : « Ils disent que tu as juré de mettre à mort quiconque verra passer la gazelle à son côté ! » Et le roi dit : « Par la vie de ma tête ! il nous faut poursuivre cette gazelle et la ramener ! » Puis le roi se mit à galoper sur les traces de la gazelle ; et le faucon la frappait du bec sur les yeux, et tellement qu’il l’aveugla, et lui donna le vertige. Alors le roi prit son casse-tête, l’en frappa et la fit rouler ; puis il descendit, l’égorgea, l’écorcha et en suspendit la dépouille à l’arçon de la selle. — Or, il faisait chaud, et l’endroit était désert, aride et sans eau. Aussi le roi eut soif et le cheval eut soif. Et le roi se retourna et vit un arbre d’où coulait de l’eau comme du beurre. Or, le roi avait sa main couverte d’un gant de peau ; aussi prit-il le gobelet du cou du faucon, le remplit de cette eau et le plaça devant l’oiseau ; mais l’oiseau donna un cou de patte au gobelet et le renversa. Le roi prit le gobelet une deuxième fois, le remplit, et, pensant toujours que l’oiseau avait soif, le plaça devant lui ; mais le faucon pour la seconde fois donna un coup de patte au gobelet et le renversa. Et le roi se mit en colère contre le faucon, et prit le gobelet une troisième fois, mais le présenta au cheval : et le faucon renversa le gobelet de son aile. Alors le roi dit : « Qu’Allah t’enfouisse, ô le plus néfaste des oiseaux de mauvais augure ! Tu m’as empêché de boire, tu t’en es privé toi-même et aussi tu en as privé le cheval. » Puis il frappa le faucon avec son épée, et lui jeta à bas les ailes. Alors le faucon se mit à lever la tête et à dire par signes : « Regarde ce qu’il y a sur l’arbre ! » Et le roi leva les yeux, et vit sur l’arbre un serpent ; et ce qui coulait était son venin. Alors le roi se repentit d’avoir coupé les ailes au faucon. Puis il se leva, remonta à cheval, partit en emportant avec lui la gazelle, et arriva à son palais. Il jeta alors la gazelle au cuisinier et lui dit : « Prends-la et cuisine-la ! » Puis le roi s’assit sur son trône, ayant sur sa main le faucon. Alors le faucon eut un hoquet et mourut. À cette vue le roi poussa des cris de deuil et d’affliction pour avoir tué le faucon qui l’avait sauvé de la perdition.

Et telle est l’histoire du roi Sindabad ! »

Quand le vizir eut entendu le récit du roi Iounane, il lui dit : « Ô grand roi plein de dignité, quel mal ai-je commis dont tu aurais vu de funestes effets ? Je n’agis ainsi avec toi que par pitié pour toi. Et tu apprendras la vérité de mon dire ! Si tu m’écoutes, tu es sauvé, sinon tu périras comme a péri un vizir rusé qui avait trompé un fils de roi d’entre les rois.


HISTOIRE DU PRINCE ET DE LA GOULE


Le roi en question avait un fils fort enflammé pour la chasse et la chasse à courre, et il avait aussi un vizir. Ce roi ordonna à ce vizir d’être avec son fils partout où il irait. Ce fils, un jour d’entre les jours, sortit à la chasse et à la chasse à courre, et avec lui sortit le vizir de son père. Et tous deux s’en allèrent, et virent une bête monstrueuse. Et le vizir dit au fils du roi : « À toi ! sus à cette bête fauve et poursuis-la ! » Et le prince se mit à poursuivre la bête jusqu’à ce qu’il disparût aux yeux. Et tout à coup la bête disparut dans le désert. Et le prince fut fort perplexe, et ne savait plus où aller, quand il vit au haut du chemin une jeune esclave qui pleurait. Le prince lui dit : « Qui es-tu ? » Elle répondit : « La fille d’un roi d’entre les rois de l’Inde. Pendant que je cheminais dans le désert avec la caravane, l’envie de dormir me prit et je tombai de ma monture sans m’en apercevoir. Et je me trouvai abandonnée toute seule et fort perplexe ! » Quand le prince entendit ces paroles, il fut touché de compassion et la porta sur le dos de sa monture et la mit en croupe et partit. En passant dans une petite île déserte, l’esclave lui dit : « Ô mon maître, je désirerais faire passer une nécessité ! » Alors il la descendit dans l’îlot, et, voyant qu’elle tardait trop et qu’elle était trop lente, il entra derrière elle sans qu’elle s’en aperçût : or c’était une goule ! Et elle disait à ses enfants : « Ô mes enfants, aujourd’hui je vous ai amené un jeune garçon bien gras ! » Et ils lui dirent : « Oh ! porte-le-nous, ô notre mère, pour que nous le mangions dans nos ventres ! » Lorsque le prince entendit leurs paroles, il ne douta plus de sa mort, et ses muscles frémirent, et il fut plein de terreur pour lui-même, et il revint. Quand la goule sortit [de sa tanière] elle vit qu’il avait peur comme un poltron et qu’il tremblait, et elle lui dit : « Qu’as-tu à avoir peur ? » Il répondit : « J’ai un ennemi dont j’ai peur. » Et la goule lui dit : « Toi, tu m’as bien dit ceci : Je suis un prince… ? » Il répondit : « Oui, en vérité. » Elle lui dit : « Alors pourquoi ne donnes-tu pas quelque argent à ton ennemi pour le satisfaire ? » Il répondit : « Oh ! il ne se satisfait pas avec l’argent, et il ne se satisfait qu’avec l’âme ! Or, moi j’en ai bien peur, et je suis un homme victime de l’injustice ! » Elle dit : « Si tu es opprimé, comme tu le prétends, tu n’as qu’à demander l’aide d’Allah contre ton ennemi ; et Il te sauvegardera de ses maléfices et des maléfices de tous ceux dont tu as peur ! » Alors le prince leva la tête vers le ciel, et dit : « Ô Toi, qui réponds à l’opprimé s’il t’implore, et lui découvres le mal, fais-moi triompher de mon ennemi, et éloigne-le de moi, car tu as le pouvoir sur tout ce que tu désires ! » — Lorsque la goule entendit cette prière, elle disparut. Et le prince retourna auprès du roi, son père, et lui rapporta le mauvais conseil du vizir ! Et le roi ordonna la mort du vizir ! »


[Ensuite le vizir du roi Iounane continua en ces termes : ]

« Et toi, ô roi, si tu te fies à ce médecin, il te fera mourir de la pire des morts. Et, malgré que tu l’aies comblé de faveurs, et que tu en aies fait ton intime, il prépare tout de même ta mort. Ne vois-tu pas pourquoi il t’a délivré de la maladie par l’extérieur de ton corps avec une chose que tu as tenue à la main ? Et ne crois-tu pas que c’est simplement pour causer ta perte avec une seconde chose qu’il te fera tenir encore ? » Alors le roi Iounane dit : « Tu dis vrai ! Qu’il soit fait selon ton avis, ô mon vizir de bon conseil. Car il est fort probable que ce médecin est venu en cachette comme un espion pour causer ma perte. En effet, s’il m’a délivré avec une chose que j’ai tenue à la main, il peut fort bien me perdre avec, par exemple, une chose qu’il me ferait sentir ! » Puis le roi Iounane dit à son vizir : « Ô vizir, que devons-nous faire de lui ? » Et le vizir répondit : « Il faut envoyer immédiatement près de lui quelqu’un le mander ; et, quand il se présentera ici, il faut le frapper à travers la nuque, et tu arrêteras ainsi ses maléfices, et tu en seras débarrassé, et tu seras tranquille. Trahis-le donc avant qu’il ne te trahisse ! » Et le roi Iounane dit : « Tu dis vrai, ô vizir ! » Puis le roi envoya mander le médecin qui se présenta joyeux, ignorant ce qu’avait décidé le Clément. — Le poète dit en vers :

Ô toi, qui redoutes les coups du Destin, tranquillise-toi ! Ne sais-tu que tout est entre les mains de Celui qui a formé la terre ?

Car ce qui est écrit est écrit et ne s’efface point ! Et quant à ce qui n’est pas écrit, tu n’as point à le redouter.

Et toi, Seigneur ! pourrais-je jamais passer un jour sans chanter tes louanges ! Et pour qui réserverais-je le don merveilleux de mon style rythmé et ma langue de Poète !

Chaque nouveau don que je reçois de tes mains, Seigneur, est plus beau que le précédent, et me vient même avant son désir !

Aussi, comment pourrais-je ne point chanter ta gloire, toute ta gloire, et te louer en mon âme et en public !

Mais, je dois te l’avouer, jamais ma bouche n’aura d’éloquence assez belle, mon dos assez de force, soit pour chanter, soit pour porter les bienfaits dont tu m’as comblé !

Ô toi, qui es dans la perplexité, remets tes affaires entre les mains d’Allah, le seul Sage ! Et cela fait, ton cœur n’a plus rien à redouter de la part des hommes.

Sache aussi que rien ne se fait par ta volonté, mais par la volonté seule du Sage des Sages !

Ne désespère donc jamais, et oublie toutes les tristesses et tous les soucis ! Ne sais-tu que les soucis usent le cœur du plus ferme et du plus fort ?

Laisse donc tout. Nos projets ne sont que projets d’esclaves impuissants en face du seul Ordonnateur ! Laisse-toi aller ! Et tu goûteras la félicité durable.

Quand donc se présenta le médecin Rouiane, le roi lui dit : « Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir en ma présence ? » Et le médecin répondit : « Nul ne sait l’inconnu, si ce n’est Allah le Très-Haut ! » Le roi lui dit : « Je t’ai fait venir pour ta mort, et pour te retirer ton âme ! » Et le médecin Rouiane, à ces paroles, fut prodigieusement étonné du plus prodigieux étonnement, et dit : « Ô roi, pourquoi me tueras-tu, et quelle faute a été par moi commise ? » Et le roi lui répondit : « On dit que tu es un espion, et que tu es venu pour me tuer. Or, moi, je vais te tuer avant que tu ne me tues ! » Puis le roi cria au porte-glaive et lui dit : « Frappe le cou de ce traître, et délivre-nous de ses maléfices ! » Et le médecin dit : « Conserve-moi, et Allah te conservera ! Et ne me tue pas, sinon Allah te tuera ! »

— Puis il lui réitéra sa prière, comme moi je l’avais fait en m’adressant à toi, ô toi, l’éfrit, sans que tu m’aies exaucé ; et, au contraire, tu persistais à vouloir ma mort. —

Ensuite le roi Iounane dit au médecin : « Je ne saurais avoir confiance ni être tranquille avant de t’avoir tué. Car si tu m’as délivré avec une chose que j’ai tenue à la main, je crois fort que tu me tueras avec une chose que je sentirai, ou d’une autre façon ! » Et le médecin dit : « Ô roi, est-ce là ma récompense ? Est-ce ainsi que tu rends le mal pour le bien ! » Mais le roi dit : « Il faut absolument ta mort sans retard ! » Lorsque le médecin eut bien vérifié que le roi voulait sa mort sans recours, il pleura et s’affligea à cause des services rendus à ceux qui n’en étaient point dignes. — Sur ce sujet le poète dit :

La jeune et folle Maïmouna est vraiment dénuée de toute élévation d’esprit ! Mais son père, au contraire, est un homme plein de cœur et compte parmi les plus doués.

Aussi, regardez-le ! il ne marche qu’une lumière à la main, et, de la sorte, il évite la boue des chemins, la poussière des routes, et les glissades dangereuses !

Après cela, le porte-glaive s’avança, banda les yeux du médecin, et, tirant son glaive, il dit au roi : « Avec ta permission ! » Mais le médecin continuait à pleurer et à dire au roi : « Conserve-moi, et Allah te conservera ; et ne me tue pas, sinon Allah te tuera ! » Et il récita les vers du poète :

Mes conseils à moi n’ont eu aucun succès, et les conseils des ignorants ont réussi ! Et je n’ai récolté que le mépris.

Aussi, si je vis encore, je me garderai bien de donner un conseil ! Et si je meurs, mon exemple servira aux autres pour empêcher leur langue de parler.

Puis il dit au roi : « Est-ce là ma récompense ? Voici que tu me traites comme l’a fait un crocodile ! » Alors le roi dit : « Mais quelle est cette histoire de ce crocodile ? » Et le médecin dit : « Oh ! il m’est impossible de te la raconter pendant que je suis dans cet état. Oh ! par Allah sur toi ! conserve-moi, et Allah te conservera ! » Puis il se mit à verser des larmes abondantes. — Alors quelques-uns des favoris du roi se levèrent et dirent : « Ô roi, fais-nous grâce du sang de ce médecin, car nous ne l’avons jamais vu en faute contre toi ; au contraire nous l’avons vu te délivrer de ta maladie qui avait résisté aux médecins et aux savants ! » — Le roi leur répondit : « Vous ignorez le motif de la mort de ce médecin : si je le conservais, je serais perdu sans recours, car celui qui m’a libéré de la maladie en me faisant tenir une chose à la main pourra bien me tuer en me donnant quelque chose à sentir. Or, moi, j’ai bien peur qu’il ne me tue pour toucher le prix convenu de ma mort, car c’est probablement un espion qui n’est venu ici que pour me tuer. Sa mort est donc nécessaire. Après quoi je serai sans crainte pour moi-même ! » Alors le médecin dit : « Conserve-moi pour qu’Allah te conserve, et ne me tue pas, sinon Allah te tuera ! »

— Mais, ô toi l’éfrit ! lorsque le médecin s’assura que le roi devait le tuer sans recours, il lui dit : « Ô roi ! si ma mort est réellement nécessaire, accorde-moi un délai que je descende à ma maison, pour me libérer de toutes choses et recommander à mes parents et à mes voisins de se charger de mon enterrement, et surtout pour donner en cadeau mes livres de médecine. D’ailleurs, j’ai un livre qui est vraiment l’extrait des extraits et le rare des rares, que je veux t’offrir en présent pour que tu le conserves précieusement dans ton armoire. » Alors le roi dit au médecin : « Et quel est ce livre ? » Il répondit : « Il contient des choses inestimables, et le moindre des secrets qu’il révèle est celui-ci : Si tu me coupes la tête, ouvre le livre et compte trois feuilles en les tournant ; lis ensuite trois lignes de la page de gauche, et alors la tête coupée te parlera et te répondra à toutes les questions que tu lui poseras ! » À ces paroles, le roi s’émerveilla à la limite de l’émerveillement, et se trémoussa de joie et d’émotion, et dit : « Ô médecin !… Même si je te coupais la tête, tu parlerais ? » Il répondit : « Oui, en vérité, ô roi ! c’est bien là, en effet, une chose prodigieuse. » Alors le roi lui permit de s’en aller, mais entre des gardiens ; et le médecin descendit à sa maison et termina ce jour-là ses affaires, et le second jour aussi. Puis il remonta au diwan, et aussi vinrent les émirs, les vizirs, les chambellans, les nawabs[8] et tous les chefs du royaume, et le diwan devint comme un jardin plein de fleurs. Alors le médecin entra au diwan et se tint debout devant le roi, en tenant un livre très vieux et une petite boîte à collyre contenant une poudre. Puis il s’assit et dit : « Qu’on m’apporte un plateau ! » On lui apporta un plateau ; il y versa la poudre et l’étendit à la surface. Il dit alors : « Ô roi ! prends ce livre, mais ne t’en sers pas avant de me couper la tête. Lorsque tu l’auras coupée, pose-la sur ce plateau, et ordonne qu’on la presse contre cette poudre pour étancher le sang ; puis tu ouvriras le livre ! » Mais le roi, dans sa hâte, me l’écoutait déjà plus : il prit le livre et l’ouvrit mais il trouva les feuilles collées les unes aux autres. Alors il mit son doigt à la bouche, le mouilla avec sa salive, et réussit à ouvrir la première feuille. Et il fit le même manège pour la deuxième et la troisième feuilles, et chaque fois les feuilles ne s’ouvraient qu’avec grande difficulté. De cette manière, le roi ouvrit six feuilles, essaya de lire, mais ne put y trouver aucune espèce d’écriture. Et le roi dit : « Ô médecin, il n’y a rien d’écrit ! » Le médecin répondit : « Tourne davantage de la même manière ! » Et le roi continua à tourner davantage les feuillets. Mais à peine quelques moments s’étaient-ils écoulés, que le poison circula dans le système du roi, à l’instant et à l’heure mêmes : car le livre était empoisonné. Et alors le roi tomba en de terribles convulsions, et s’écria : « Le poison circule ! » — Et là-dessus le médecin Rouiane se mit à improviser des vers, disant :

Ces juges ! Ils ont jugé, mais en outrepassant leurs droits, et en dépit de toute justice ! Et pourtant, ô Seigneur, la justice existe !

À leur tour, on les a jugés ! S’ils avaient été intègres et bons, on les eût épargnés ! Mais ils ont opprimé, et le sort les a opprimés et les a accablés des pires tribulations !

Ils sont devenus un objet de risée et la pitié du passant ! C’est la loi ! Ceci à cause de cela ! Et la Destinée n’a fait que s’accomplir avec logique !

Comme Rouiane, le médecin, finissait sa récitation, le roi à l’instant même tomba mort.

— Or, maintenant apprends, ô toi, l’éfrit ! que si le roi Iounane avait conservé le médecin Rouiane, Allah l’aurait conservé à son tour. Mais il avait refusé, et avait résolu sa mort.

Et toi, ô l’éfrit ! si tu avais voulu me conserver, Allah t’aurait conservé. »


— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit luire le matin, et s’arrêta discrètement. Et sa sœur Doniazade lui dit : « Que tes paroles sont délicieuses ! » Elle répondit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai la nuit prochaine, si je suis encore en vie et que le Roi veuille me conserver ! » Et ils passèrent cette nuit-là dans le bonheur complet et la félicité jusqu’au matin. Puis le roi monta à son diwan. Et lorsqu’il eut levé le diwan, il rentra dans son palais et se réunit avec les siens.


LORSQUE FUT
LA SIXIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le pêcheur dit à l’éfrit : « Si tu m’avais conservé, je t’aurais conservé ; mais tu n’as voulu que ma mort, et moi, je te ferai mourir emprisonné dans ce vase, et je te jetterai dans cette mer ! » — alors l’éfrit s’écria et dit : « Par Allah sur toi ! ô pêcheur, ne le fais pas ! Et conserve-moi généreusement, sans trop me gronder pour mon action, car si, moi, j’ai été criminel, toi, sois bienfaisant ; et les proverbes connus disent : Ô toi qui fais le bien à celui qui fait le mal, pardonne entièrement le crime du malfaiteur ! Et toi, ô pêcheur, ne me fais point comme a fait Oumama avec Atika ! » Le pêcheur dit : « Et quel est leur cas ? » L’éfrit répondit : « Ce n’est pas le temps de raconter, alors que je suis en prison ; lorsque tu m’auras fait sortir, je te parlerai de leur cas ! » Le pêcheur dit : « Oh, non ! il faut absolument que je te jette à la mer, sans qu’il puisse te rester un moyen d’en sortir ! Lorsque je t’implorais et que j’avais recours à toi, tu ne souhaitais que ma mort sans que j’eusse commis ni une faute à ton égard ni une bassesse quelconque ; et je ne t’ai fait que du bien, car je t’ai libéré du cachot. Aussi lorsque tu t’es ainsi comporté avec moi, j’ai compris que tu étais d’une race mauvaise d’origine. Or, sache bien que je ne vais te jeter à la mer que pour aviser de ton cas quiconque essayerait de te retirer, et il te rejettera une seconde fois, et alors tu séjourneras dans cette mer jusqu’à la fin des temps pour goûter tous les genres de supplice ! » L’éfrit lui répondit : « Relâche-moi, car c’est maintenant le moment de te raconter l’histoire. D’ailleurs, je te promets de ne jamais plus te faire de mal, et je te serai d’une grande utilité dans une affaire qui t’enrichira pour toujours. » Alors le pêcheur prit acte de cette promesse que, s’il le délivrait, l’éfrit ne lui ferait jamais plus de mal, mais lui rendrait service. Puis lorsqu’il se fut fermement assuré de sa foi et de sa promesse, et qu’il lui eut fait prêter serment sur le nom d’Allah Tout-Puissant, le pêcheur ouvrit le vase. Alors la fumée se mit à monter jusqu’à ce qu’elle fût sortie complètement ; et elle devint un éfrit épouvantable de laideur quant à la figure. L’éfrit donna un coup de pied au vase et le jeta dans la mer. Lorsque le pêcheur vit le vase prendre le chemin de la mer, il fut certain indubitablement de sa propre perdition, il urina dans ses vêtements, et dit : « Ce n’est vraiment pas là un bon signe ! » Puis il essaya de se raffermir le cœur, et dit : « Ô éfrit, Allah le Très-Haut a dit : Il vous faut tenir le serment, car il vous en sera demandé compte ! Or, toi, tu m’as promis et juré que tu ne me trahiras pas. Si donc tu me trahis, Allah te punira, car Il est jaloux ! et, s’il est patient, Il n’est pas oublieux ; et, moi, je t’ai dit ce qu’a dit le médecin Rouiane au roi Iounane : Conserve-moi et Allah te conservera ! » — À ces paroles, l’éfrit se mit à rire, et marcha devant lui, et dit : « Ô pêcheur, suis-moi ! » Et le pêcheur se mit à marcher derrière sans trop croire à son salut, et ainsi ils sortirent complètement de la ville et la perdirent de vue, et montèrent sur une montagne, et descendirent dans une vaste solitude au milieu de laquelle se trouvait un lac. Alors l’éfrit s’arrêta et ordonna au pêcheur de jeter son filet et de pêcher ; et le pêcheur regarda dans l’eau et vit des poissons blancs, rouges, bleus et jaunes. À cette vue, le pêcheur s’émerveilla ; puis il jeta son filet, et, l’ayant retiré, il y vit quatre poissons, chaque poisson de couleur différente. À cette vue, il se réjouit, et l’éfrit lui dit : « Entre avec ces poissons chez le sultan et offre-les-lui, et il te donnera de quoi t’enrichir. Et maintenant, par Allah ! veuille bien agréer mes excuses, car maintenant j’ai oublié les bonnes manières depuis le temps que je suis dans la mer, voici déjà plus de mille huit cents ans, sans voir le monde à la surface de la terre ! Quant à toi, tu viendras tous les jours pêcher ici, mais rien qu’une fois ! Et maintenant, qu’Allah te tienne sous sa protection ! » Sur ce, l’éfrit frappa de ses deux pieds la terre, qui s’entrouvrit et l’engloutit.

Alors le pêcheur s’en retourna à la ville tout émerveillé de ce qui lui était arrivé avec l’éfrit ; puis il prit les poissons et les porta à sa maison ; ensuite, ayant pris un pot de terre cuite, il le remplit d’eau et y plaça les poissons, qui se mirent à frétiller dans l’eau contenue dans le pot. Puis, ayant chargé le pot sur sa tête, il s’achemina vers le palais du roi, comme le lui avait prescrit l’éfrit. Lorsque le pêcheur monta chez le roi et lui offrit les poissons, le roi s’émerveilla au comble de l’émerveillement à la vue de ces poissons que lui offrait le pêcheur, car il n’en avait jamais vu de sa vie de semblables en qualité et espèce, et il dit : « Qu’on remette ces poissons à notre négresse la cuisinière ! » Or, cette esclave lui avait été offerte en cadeau, depuis seulement trois jours, par le roi des Roum, et on n’avait pas encore eu le temps d’expérimenter sa cuisine. Aussi le vizir lui ordonna-t-il de faire frire le poisson, lui disant : « Ô bonne négresse, le roi me charge de te dire ceci : Je ne te garde précisément comme un trésor, ô toi la goutte de mon œil, que simplement pour le jour de l’attaque ![9] — Or, fais-nous voir aujourd’hui la preuve de ton art en la cuisson, et la bonté de tes plats ; car le sultan vient de recevoir un homme porteur de cadeaux ! » Ayant dit cela, le vizir s’en retourna après avoir fait toutes ses recommandations : et le roi lui ordonna de donner au pêcheur quatre cents dinars. Le vizir les lui ayant donnés, le pêcheur les mit dans le pan de sa robe, et revint à sa maison, près de son épouse, tout content et joyeux. Puis il acheta à ses enfants tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. — Et voilà pour ce qui est du pêcheur !


Quant à ce qui est de la négresse, elle prit le poisson, le nettoya, et le rangea dans la poêle ; puis elle le laissa bien cuire sur un côté, et le tourna ensuite sur le second côté. Mais tout d’un coup le mur de la cuisine s’entr’ouvrit, et laissa entrer dans la cuisine une jeune fille à la taille élancée, aux joues pleines et lisses, aux qualités parfaites, aux paupières fardées de kohl noir, au visage gentil, au corps gracieusement penché ; elle avait sur la tête une écharpe de soie bleue, des boucles aux oreilles, des bracelets aux poignets, et aux doigts des bagues avec de précieuses pierreries ; et elle tenait à la main une baguette en bambou. Elle s’approcha et, enfonçant la baguette dans la poêle, elle dit : « Ô poisson, tiens-tu toujours ta promesse ? » À cette vue, l’esclave s’évanouit ; et la jeune fille répéta une seconde fois et une troisième fois sa question. Alors tous les poissons levèrent la tête de l’intérieur de la poêle et dirent :. « Oh, oui ! oh, oui ! » Puis ils entonnèrent en chœur cette strophe :

Si tu reviens sur tes pas, nous t’imiterons ; si tu remplis ta promesse, nous remplirons la nôtre ; mais si tu essaies d’échapper, nous insisterons jusqu’à ce que tu te sois exécuté !

À ces paroles la jeune fille renversa la poêle, et sortit par l’endroit même d’où elle était entrée, et le mur de la cuisine se souda de nouveau. Quand l’esclave se réveilla de son évanouissement, elle vit que les quatre poissons avaient brûlé et étaient devenus comme le charbon noir, et elle se dit à elle-même : « Ce pauvre poisson ! À peine à l’attaque, que le voilà débandé ! » Et pendant qu’elle continuait à se lamenter, voici que le vizir survint derrière elle au-dessus de sa tête, et lui dit : « Porte les poissons au sultan ! » Et l’esclave se mit à pleurer et apprit au vizir l’histoire et ce qui s’en suivit ; et le vizir fut fort étonné et dit : « C’est vraiment une bien étrange histoire ! » Et il envoya quérir le pêcheur, et, une fois le pêcheur amené, il lui dit : « Il faut absolument que tu nous reviennes avec quatre poissons semblables à ceux que tu avais apportés la première fois ! » Et le pêcheur se dirigea vers l’étang, jeta son filet et le ramena contenant quatre poissons qu’il prit et apporta au vizir. Et le vizir entra les porter à la négresse en lui disant : « Lève-toi les faire frire en ma présence pour que je voie ce qu’il en est de cette affaire ! » Et la négresse se leva, apprêta les poissons, et les mit dans la poêle sur le feu. Or, à peine quelques moments s’étaient-ils écoulés que voici le mur se fendre et la jeune fille apparaître vêtue toujours de ses mêmes vêtements et tenant toujours la baguette à la main. Elle enfonça la baguette dans la poêle et dit : « Ô poissons, ô poissons ! tenez-vous toujours votre promesse ancienne ? » Et les poissons levèrent tous la tête et entonnèrent en chœur cette stance :

Si tu reviens sur tes pas, nous t’imiterons ; si tu accomplis ton serment, nous l’accomplirons ; mais si tu renies tes engagements, nous crierons tant que tu nous en dédommageras !

— À ce moment, Schahrazade vit apparaître le matin, et cessa les paroles permises.


LORSQUE FUT
LA SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque les poissons se mirent à parler, la jeune fille renversa la poêle de sa baguette, et sortit par l’endroit d’où elle était entrée, et que le mur se souda. Alors le vizir se leva et dit : « C’est là une affaire que je ne saurais vraiment cacher au roi ! » Puis il se rendit auprès du roi et lui raconta ce qui s’était passé en sa présence. Et le roi dit : « Il me faut voir cela de mon propre œil ! » Et il envoya quérir le pêcheur, et lui enjoignit de revenir avec quatre poissons semblables aux premiers, et lui donna dans ce but trois jours de temps. Mais le pêcheur retourna vite à l’étang et en rapporta immédiatement quatre poissons. Alors le roi ordonna qu’on lui donnât quatre cents dinars ; et, se tournant vers le vizir, il dit : « Prépare toi-même, devant moi, ces poissons ! » Et le vizir répondit : « J’exécute et j’obéis ! » Alors il fit porter la poêle devant le roi et y mit les poissons frire, après les avoir bien nettoyés ; ensuite, une fois cuits sur un côté, il les tourna sur l’autre côté. Et tout d’un coup le mur de la cuisine se fendit et en sortit un nègre semblable à un buffle d’entre les buffles ou à un des géants de la tribu de Had ; et il tenait à la main une branche d’un arbre vert ; et il dit d’une voix distincte et terrible : « Poissons, ô poissons ! tenez-vous toujours votre ancienne promesse ? » Et les poissons levèrent la tête de l’intérieur de la poêle et dirent : « Oui, certes ! oui, certes ! » Et en chœur ils déclamèrent cette construction de vers :

Si tu reviens en arrière, nous reviendrons ! Si tu tiens ta promesse, nous tiendrons la nôtre ! Mais si tu regimbes, nous crierons tant que tu t’exécuteras bien !


Puis le nègre s’approcha de la poêle et la renversa avec la branche, et les poissons brûlèrent et devinrent du charbon noir. Le nègre s’en alla alors par le même endroit d’où il était entré. Lorsqu’il disparut de devant leurs yeux à tous, le roi dit : « C’est là une affaire sur laquelle nous ne pouvons vraiment garder le silence. D’ailleurs, il n’y a pas de doute, ces poissons doivent avoir une histoire étrange. » Il ordonna alors de faire venir le pêcheur et, une fois le pêcheur arrivé, il lui dit : « D’où vient ce poisson ? Il répondit : « D’un étang situé entre quatre collines derrière la montagne qui domine ta ville ! » Et le roi se tourna vers le pêcheur et lui dit : « Combien faut-il de jours pour y arriver ? » Il répondit : « Ô notre seigneur le sultan ! il faut seulement une demi-heure ! » Et le sultan fut fort surpris et ordonna aux gardes d’accompagner le pêcheur à l’instant même. Et le pêcheur, fort contrarié, se mit à maudire secrètement l’éfrit. Et le roi et tous partirent, et montèrent sur une montagne, et descendirent dans une vaste solitude que jamais de leur vie ils n’avaient vue auparavant. Et le sultan et les soldats s’étonnaient de cette étendue déserte située entre quatre montagnes, et de cet étang où se jouaient des poissons de quatre différentes couleurs : rouge, blanc, jaune et bleu. Et le roi s’arrêta et dit aux soldats et à tous ceux qui étaient présents : « Y a-t-il quelqu’un d’entre vous qui ait vu auparavant ce lac dans ce lieu ? » Ils répondirent tous : « Oh, non ! » Et le roi dit : « Par Allah ! je ne rentrerai point dans ma ville et ne m’asseoirai point sur le trône de mon royaume avant de connaître la vérité sur ce lac et sur les poissons qu’il contient ! » Et il ordonna aux soldats de cerner ces montagnes ; et les soldats le firent. Alors le roi appela son vizir. Ce vizir était un érudit, un homme sage, éloquent, versé dans toutes les sciences. Lorsqu’il se présenta entre les mains du roi, le roi lui dit : « J’ai l’intention de faire une chose et vais d’abord te mettre au courant : il m’est venu l’idée de m’isoler complètement cette nuit, et de chercher seul l’explication du mystère de ce lac et de ses poissons. Toi, donc, tu te tiendras à la porte de ma tente et tu diras aux émirs, aux vizirs et aux chambellans : « Le sultan est indisposé et m’a donné l’ordre de ne laisser entrer personne chez lui ! » Et tu ne révèleras à personne mon intention ! » De cette façon le vizir ne pouvait guère désobéir. Alors le roi se déguisa, ceignit son épée et se glissa loin de son entourage sans être vu. Et il se mit à marcher toute la nuit jusqu’au matin sans arrêt, jusqu’au moment où la chaleur, devenue trop forte, le força à se reposer. Après quoi, il se remit à marcher durant tout le reste de la journée et la deuxième nuit jusqu’au matin. Et voici qu’il vit dans le lointain une chose noire ; il s’en réjouit et se dit : « Il est probable que je vais trouver là quelqu’un qui me racontera cette histoire du lac et de ses poissons ! » En s’approchant de cette chose noire, il vit que c’était un palais entièrement bâti avec des pierres noires, consolidé par de larges lames de fer, et il vit que la porte avait un battant ouvert et l’autre fermé. Alors il se réjouit et, s’arrêtant à la porte, il frappa doucement ; mais, n’entendant pas de réponse, il frappa une deuxième et une troisième fois ; puis, n’entendant pas de réponse, il frappa une quatrième fois, mais très violemment : et personne ne lui répondait. Alors il se dit : « Il n’y a pas de doute, ce palais est désert. » Alors, se donnant du courage, il pénétra par la porte du palais et arriva à un corridor. Là, à haute voix il dit : « Ô maîtres du palais, je suis un étranger, un passant du chemin, et je vous demande un peu de provisions pour le voyage ! » Puis il réitéra sa demande une deuxième et une troisième fois ; mais n’entendant pas de réponse, il se raffermit le cœur et se fortifia l’âme et pénétra par le corridor jusqu’au milieu du palais. Et il n’y trouva personne. Mais il vit que tout le palais était somptueusement tendu de tapisseries, et qu’au milieu de la cour intérieure il y avait un bassin surmonté de quatre lions en or rouge et qui laissaient l’eau jaillir de leur gueule en perles éclatantes et en pierreries ; tout autour il y avait de nombreux oiseaux qui ne pouvaient s’envoler hors du palais, empêchés par un large filet qui s’étendait au-dessus du palais. Et le roi s’émerveilla de tout cela, mais il s’affligea de ne pouvoir trouver personne qui pût lui révéler enfin l’énigme du lac, des poissons, des montagnes et du palais. Puis il s’assit entre deux portes en songeant profondément. Mais tout à coup il entendit une plainte faible qui venait comme d’un cœur triste, et il entendit une voix douce qui chantonnait en sourdine ces vers :

Mes souffrances ! oh ! je n’ai pu les tenir secrètes, et mon mal d’amour fut révélé. Et maintenant le sommeil de mes yeux s’est changé en insomnie dans la nuit.

Oh, l’amour ! Il est venu à ma voix, mais aussi quelles tortures à mes pensées !

Pitié ! Laisse-moi goûter le repos ! Et surtout ne t’en va pas visiter Celle qui est toute mon âme, pour la faire souffrir ! Car Elle est ma consolation dans les peines et les périls !

Lorsque le roi entendit ces plaintes murmurées, il se leva et se dirigea du côté d’où il les entendait venir. Il trouva une porte sur laquelle un rideau retombait. Il leva ce rideau, et, dans une grande salle, il vit un jeune homme assis sur un grand lit élevé d’une coudée. Ce jeune homme était beau, d’une taille pliante, doué d’un parler doux et éloquent ; son front était comme une fleur, ses joues comme la rose ; et au milieu de l’une des joues il y avait un grain de beauté comme une goutte d’ambre noir. Et le poète dit :

Svelte et doux, le jeune garçon ! Des cheveux de ténèbres, si noirs qu’ils font la nuit ! Un front de clarté, si blanc qu’il illumine la nuit ! Jamais les yeux des hommes ne furent à telle fête qu’au spectacle de ses grâces.

Tu le reconnaîtras entre tous les jeunes garçons au grain de beauté, unique, qu’il a sur la rose de sa joue, juste au-dessous de l’un de ses yeux !

À sa vue, le roi se réjouit et lui dit : « La paix soit avec toi ! » Et le jeune homme continua à rester assis sur le lit, vêtu de sa robe de soie brodée d’or ; mais, avec l’accent d’une tristesse répandue sur toute sa personne, il rendit au roi le salut et lui dit : « Ô seigneur, excuse-moi de ne me point lever ! » Mais le roi lui dit : « Ô jeune adolescent, éclaire-moi sur l’histoire de ce lac et de ses poissons colorés, et aussi sur ce palais et sur ta solitude et sur la cause de tes larmes ! » À ces paroles, l’adolescent versa d’abondantes larmes qui coulèrent le long de ses joues, et le roi s’étonna et dit : « Ô jeune homme, qu’est-ce qui te fait pleurer ? » Et le jeune homme répondit : « Comment pourrais-je ne point pleurer, alors que je suis dans cet état-ci ? » Et le jeune homme allongea la main vers les longs pans de sa robe et les releva. Et alors le roi vit que toute la moitié inférieure du jeune homme était en marbre, et l’autre moitié, de l’ombilic aux cheveux de la tête, était celle d’un homme. Et le jeune homme dit au roi : « Sache, ô seigneur, que l’histoire des poissons est une chose étrange qui, si elle était écrite avec le poinçon sur le coin intérieur de l’œil pour être vue de tous, serait une leçon pour l’observateur attentif ! »

Et l’adolescent raconta ainsi cette histoire :


HISTOIRE DU JEUNE HOMME ENSORCELÉ
ET DES POISSONS


« Seigneur, sache donc que mon père était roi de cette ville. Son nom était Mahmoud, et il était le maître des Îles-Noires et de ces quatre montagnes. Mon père régna soixante-dix ans, après quoi il s’éteignit dans la miséricorde du Rétributeur. Après sa mort, j’acquis le sultanat et je me mariai avec la fille de mon oncle. Elle m’aimait d’un amour si puissant que, si par hasard je m’absentais loin d’elle, elle ne mangeait et ne buvait qu’elle ne m’eût revu. Et elle demeura sous ma protection durant cinq années, jusqu’à ce qu’elle allât un jour au hammam après avoir ordonné au cuisinier de nous apprêter les mets pour le souper. Et moi j’entrai dans ce palais et je m’endormis dans l’endroit habituel où je m’endormais, et j’ordonnai à deux de mes esclaves femmes de me faire de l’air avec un éventail. Alors l’une se mit derrière ma tête et l’autre à mes pieds. Mais je fus pris d’insomnie en songeant à l’absence de mon épouse et aucun sommeil ne voulait de moi : car, si même mon œil se fermait, mon âme restait en éveil ! Alors j’entendis l’esclave qui était derrière ma tête dire à celle qui était à mes pieds : « Ô Massaouda, combien notre maître a une jeunesse infortunée ! Et quel dommage pour lui d’avoir pour épouse notre maîtresse, cette perfide, cette criminelle ! » Et l’autre répondit : « Qu’Allah maudisse les femmes adultères ! Car cette fille adultérine pourrait-elle jamais avoir quelqu’un d’aussi bon caractère que notre maître, elle qui passe toutes ses nuits dans des lits variés ! » Et l’esclave qui se tenait derrière la tête répondit : « Vraiment notre maître doit être bien insouciant pour ne point tenir compte des actes de cette femme ! » Et l’autre dit : « Mais qu’avances-tu là ? Est-ce que notre maître peut se douter de ce qu’elle fait ? Ou bien crois-tu qu’elle le laisse agir en liberté ? Apprends donc que cette perfide mêle toujours quelque chose à la coupe que boit chaque nuit notre maître avant de s’endormir : elle y met du banj[10] ; et il tombe dans le sommeil. En cet état il ne peut savoir ce qui se passe, ni où elle va, ni ce qu’elle fait. Or, après lui avoir fait boire le vin, elle s’habille et s’en va en le laissant seul, et elle s’absente jusqu’à l’aurore. Quand elle revient, elle lui brûle sous le nez quelque chose à sentir, et alors il se réveille de son sommeil. »

Lorsque j’entendis, seigneur, les paroles des esclaves, la lumière se changea à mes yeux en ténèbres. Et il me tardait fort de voir s’approcher la nuit pour être de nouveau avec la fille de mon oncle. Elle revint enfin du hammam. Alors nous tendîmes la nappe et nous mangeâmes durant une heure en nous servant mutuellement à boire comme d’habitude. Après quoi je demandai le vin que je buvais chaque nuit avant mon sommeil, et elle me tendit la coupe. Alors je me gardai bien de la boire ; mais je fis semblant de la porter à mes lèvres, comme à l’ordinaire ; et je la versai rapidement dans le creux du haut de ma robe, et à l’heure même et à l’instant même je m’étendis sur mon lit en faisant semblant de dormir. Et elle dit alors : « Dors ! Et puisses-tu ne te réveiller jamais plus ! Pour moi, par Allah ! je te déteste, et je déteste jusqu’à ton image ; et mon âme est rassasiée de ta fréquentation ! » Puis elle se leva, mit ses plus beaux vêtements, se parfuma, ceignit une épée, ouvrit la porte du palais et sortit. Alors je me levai et la suivis jusqu’à ce qu’elle fût sortie du palais. Et elle traversa tous les souks de la ville, et enfin elle arriva aux portes de la ville. Alors elle s’adressa aux portes dans une langue que je ne compris point, et les verrous tombèrent et les portes s’ouvrirent, et elle sortit. Et je me mis à marcher derrière elle, sans qu’elle s’en aperçût, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée aux collines formées par l’amoncellement des déchets et une citadelle surmontée d’une coupole et bâtie en terre cuite : elle entra par la porte, et, moi, je montai sur la terrasse de la coupole et me mis à la surveiller de haut. Et voici qu’elle entra chez un nègre noir. Ce nègre horrible avait sa lèvre supérieure comme un couvercle de marmite et sa lèvre inférieure comme la marmite elle-même, et ces deux lèvres pendaient si bas qu’elles pouvaient trier les cailloux d’avec le sable. Et il était pourri de maladies ; et il était étendu sur un peu de paille de canne à sucre. À sa vue, la fille de mon oncle baisa la terre entre ses mains ; et lui, il releva la tête vers elle et lui dit : « Malheur à toi ! Pourquoi as-tu tardé jusqu’à cette heure ? J’ai invité les nègres qui se sont mis à boire les vins et se sont mêlés à leurs amoureuses. Quant à moi, je n’ai point voulu boire, à cause de toi. » Elle dit : « Ô mon maître et le chéri de mon cœur ! ne sais-tu pas que je suis mariée avec le fils de mon oncle ; et que je déteste jusques à son image ; et que je me fais horreur d’être avec lui ? D’ailleurs, n’eut été la crainte de te voir toi-même lésé, j’aurais depuis longtemps ruiné la ville de fond en comble et fait que seule la voix du hibou et du corbeau eût été entendue ; et j’aurais transporté les pierres des ruines derrière le mont Caucase ! » Le nègre répondit : « Tu mens, ô débauchée ! Or, moi, je jure sur l’honneur, et sur les qualités viriles des nègres, et sur notre supériorité infinie d’hommes par rapport aux blancs, que si une autre fois, à partir de ce jour, tu te mets ainsi en retard, je répudierai ton amitié et je ne mettrai plus mon corps sur ton corps ! Ô perfide traîtresse ! tu n’es ainsi en retard que parce que tu rassasies ailleurs tes désirs de femelle, ô pourriture, ô la plus infime des femmes blanches ! »

— Ainsi narra le prince en s’adressant au roi. Et il continua :

« Lorsque j’entendis cette conversation et vis de mes yeux ce qui s’ensuivit entre eux deux, le monde se changea en ténèbres devant ma face, et je ne sus plus où je me trouvais. Ensuite la fille de mon oncle se mit à pleurer et à se lamenter humblement entre les mains du nègre, et à dire : « Ô mon amant, ô fruit de mon cœur, il ne me reste que toi ! Si tu me chasses, alors malheur à moi ! Ô mon chéri, ô lumière de mon œil ! » Et elle ne cessa de pleurer et de l’implorer jusqu’à ce qu’il lui pardonnât. Elle fut alors toute heureuse, se leva, se déshabilla de tous ses vêtements et de son caleçon et resta toute nue. Puis elle dit : « Ô mon maître, as-tu de quoi nourrir ton esclave ? » Et le nègre lui répondit : « Enlève le couvercle de la marmite, et tu y trouveras un ragoût fait avec des os de souris que tu mangeras jusqu’à moudre les os ; puis prends ce pot que tu vois et tu y trouveras de la bouza[11] que tu boiras ! » Et elle se leva, et mangea, et but, et se lava les mains ; puis elle revint et se coucha avec le nègre sur la paille de roseaux ; et, toute nue, elle se blottit contre le nègre sous les loques infectes.

Quand je vis toutes ces choses que faisait la fille de mon oncle, je ne pus plus me posséder et je descendis du haut de la coupole, et, me précipitant dans la salle, je pris l’épée que portait la fille de mon oncle, résolu, à les tuer tous deux. Je commençai par frapper le nègre, le premier, sur le cou, et je crus qu’il avait trépassé. »

— À ce moment, Schahrazade vit approcher le matin et s’arrêta discrètement. Et lorsque luisit le matin, le roi Schahriar entra dans la salle de justice, et le diwan fut bondé jusqu’à la fin de la journée. Puis le Roi rentra dans son palais, et Doniazade dit à sa sœur : « Continue, je t’en prie, ton récit ! » Elle répondit : « De tout cœur et comme hommage dû ! »


QUAND DONC FUT
LA HUITIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le jeune homme ensorcelé dit au roi :

« Ayant frappé le nègre pour lui couper la tête, je lui coupai en effet le gosier, la peau et la chair, et je crus l’avoir tué, car il râla un râle terrible et haut. La fille de mon oncle, qui pendant cette scène dormait profondément, se réveilla après mon départ, prit l’épée, qu’elle remit au fourreau, revint à la ville ; entra dans le palais et se coucha dans mon lit jusqu’au matin. Le lendemain donc je vis que la fille de mon oncle avait coupé ses cheveux et mis des habits de deuil. Puis elle me dit : « Ô fils de mon oncle, ne me blâme point de ce que je fais, car je viens d’apprendre que ma mère est morte, que mon père a été tué dans la guerre sainte, que l’un de mes frères est mort piqué par un scorpion et que l’autre a été enterré vivant sous la chute d’un édifice. J’ai donc le droit de pleurer et de m’affliger. » À ces paroles je ne voulus faire semblant de rien, et je lui dis : « Fais ce que tu crois nécessaire, car je ne te le défends pas. » Et elle resta enfermée dans son deuil, ses pleurs et ses accès de douleur folle durant une année entière, depuis le commencement jusqu’à l’autre commencement. L’année finie, elle me dit : « Je veux bâtir pour moi dans ton palais un tombeau en forme de dôme, et je m’y isolerai dans la solitude et les larmes, et je le nommerai la Maison des Deuils ! » Je lui répondis : « Fais ce que tu crois le nécessaire ! » Et elle se bâtit cette Maison des Deuils surmontée d’une coupole, et contenant une tombe comme une fosse. Puis elle y transporta et y plaça le nègre, qui n’était pas mort, mais qui était devenu très malade et très faible, et qui vraiment ne pouvait plus être d’aucune utilité à la fille de mon oncle. Mais cela ne l’empêchait de boire tout le temps du vin et de la bouza. Et depuis le jour de sa blessure il ne pouvait plus parler, et il continuait à vivre, car son terme n’était pas échu. Et elle, tous les jours, entrait chez lui dans la coupole, à l’aube et à la nuit, et était prise près de lui d’accès de pleurs et de folie ; et elle lui donnait à boire des boissons et des choses bouillies. Et elle ne cessa d’agir de la sorte, matin et soir, durant toute la seconde année. Et moi, je patientai sur elle tout le temps ; mais un jour, entrant chez elle à l’improviste, je la trouvai en train de pleurer et de se frapper le visage et de dire ces vers d’une voix triste :

Toi parti, ô bien-aimé, je délaissai les humains et vécus solitaire, car mon cœur ne saurait plus rien aimer, toi parti, ô bien-aimé !

Si tu viens à repasser près de ta bien-aimée, ô recueille, de grâce, sa dépouille mortelle en souvenir de sa vie terrestre, et donne-lui le repos de la tombe, où tu voudras, mais près de toi, si tu viens à repasser près de ta bien-aimée !

Ta voix ! qu’elle se souvienne de mon nom de jadis pour me parler sur la tombe ! Oh ! mais de ma tombe tu n’entendras que le triste son de mes os entrechoqués !

Quand elle eut fini sa plainte, je lui dis, et l’épée nue à la main : « Ô traîtresse, voilà les paroles des perfides qui renient les liaisons passées et foulent l’amitié ! » Et, levant le bras, je m’apprêtais à la frapper, quand elle se leva tout à coup et, apprenant ainsi que l’auteur de la blessure du nègre était moi, elle se leva debout sur ses pieds, et prononça des paroles que je ne compris point, et dit : « Que, par la vertu de ma sorcellerie, Allah te change moitié en pierre et moitié en homme ! » Et à l’heure même, seigneur, je devins comme tu me vois. Et je ne pouvais plus ni bouger ni faire un mouvement ; de la sorte, je ne suis ni un mort ni un vivant. Après qu’elle m’eût mis dans cet état, elle ensorcela les quatre îles de mon royaume et les changea en montagnes avec le lac au milieu ; et elle changea mes sujets en poissons. Mais ce n’est pas tout ! Chaque jour, elle me torture et me fouette avec une lanière de cuir et me donne cent coups jusqu’au sang. Et ensuite elle me met directement sur la peau, en dessous de mes vêtements, une robe en poil couvrant toute ma partie supérieure ! »


Le jeune homme, après ces paroles, se mit à pleurer et récita ces vers :

Dans l’attente de ta justice, ô mon Dieu, et de ton jugement, je patiente puisque tel est ton bon vouloir !

Mais j’étouffe dans mes malheurs ! Et je n’ai d’autre recours que toi, Seigneur, ô Dieu qu’adore notre Prophète béni !

Alors le roi se tourna vers le jeune homme et lui dit : « Tu as ajouté une peine à mes peines ! Mais, dis-moi, où donc se trouve cette femme ? » Il répondit : « Dans le tombeau où se trouve le nègre sous la coupole. Elle vient chez moi chaque jour. Après quoi, elle vient à moi et me déshabille de mes habits et me frappe cent coups de fouet pendant que, moi, je pleure et je crie, et que je ne puis faire un mouvement pour me défendre contre elle. Puis, après m’avoir ainsi châtié, elle s’en retourne auprès du nègre, lui portant matin et soir des vins et des boissons bouillies. » Le roi dit : « Par Allah ! ô brave jeune homme, il me faut te rendre un mémorable service et un bienfait qui passera, après moi, dans le domaine de l’histoire ! » Ensuite le roi continua la conversation jusqu’à l’approche de la nuit. Puis le roi se leva et attendit que vint l’heure nocturne des sorciers. Alors il se déshabilla, ceignit son épée, et se dirigea vers l’endroit où se trouvait le nègre. Là, il vit les chandelles et les lampions suspendus ; il vit aussi l’encens, les parfums et toutes les pommades. Puis il alla directement au nègre, le frappa et le tua. Ensuite il le chargea sur son dos et le jeta au fond d’un puits qui se trouvait dans le palais. Puis il revint, et s’habilla avec les habits du nègre, et se promena un instant sous la coupole en brandissant à la main son glaive nu dans toute sa longueur.

Après une heure, vint la sorcière, la débauchée, auprès du jeune homme. À peine entrée, elle déshabilla le fils de son oncle et prit un fouet et l’en frappa. Alors il cria : « Aïe ! Aïe ! ça suffit ! mon malheur est déjà assez terrible ! Oh ! aie pitié de moi ! » Elle répondit : « Et toi, as-tu eu pitié de moi ? M’as-tu conservé mon amant ? Non ! Eh bien, attends ! » Alors elle lui mit l’habit de poil de chèvre, et plaça les autres vêtements en dessus. Après quoi, elle descendit auprès du nègre, lui portant la coupe de vin et le bol des plantes bouillies. Et elle entra sous la coupole, et pleura et se lamenta en criant : « Ouh ! ouh ! » et dit : « Ô mon maître, parle-moi ! Ô mon maître, cause avec moi ! » Puis elle récita ces vers douloureusement :

Durera-t-il encore, ô mon cœur ! cet éloignement si dur ? L’amour dont tu m’as pénétrée m’est déjà une torture au-delà des forces ! Oh ! jusques à quand ainsi continueras-tu à me fuir !… Si tu n’as voulu que ma détresse et ma misère triste, va, sois heureux, ton souhait est accompli !

Puis elle éclata en sanglots et répéta : « Ô maître, parle-moi, que je t’entende ! » Alors le nègre (prétendu) mit sa langue de travers et se mit à imiter le parler nègre, et dit : « Ha ! ha ! Il n’y a de force et de puissance que par l’aide d’Allah ! » Lorsqu’elle entendit ses paroles (depuis si longtemps qu’il n’avait pas parlé), elle cria de joie et s’évanouit ; mais elle revint à elle et dit : « Oh ! est-ce que mon maître est guéri ! » Alors le roi déguisa sa voix et la rendit très faible et dit : « Ô libertine ! tu ne mérites guère que je t’adresse la parole ! » Elle dit : « Et pourquoi donc ? » Il répondit : « Parce que tous les jours tu ne fais que châtier ton mari, et, lui, de crier et de demander du secours, et tout cela m’enlève le sommeil toute la nuit jusqu’au matin. Et ton mari ne cesse de t’implorer et de te demander grâce, tellement que sa voix me donne l’insomnie. Sans tout cela, depuis longtemps j’aurais repris mes forces. Et c’est justement cela qui m’empêche de te répondre. » Elle dit : « Alors, puisque tu l’ordonnes, je le délivrerai de l’état où il se trouve ! » Et le roi lui dit : « Oui ! délivre-le et rends-nous la tranquillité ! » Elle dit : « J’entends et j’obéis ! » Puis elle se leva et sortit de la coupole. Entrée au palais, elle prit un bol de cuivre rempli d’eau et prononça dessus des paroles magiques. Et l’eau se mit à bouillir comme l’eau bout dans la marmite. Alors elle en aspergea le jeune homme et dit : « Par la force des paroles prononcées, je te somme de sortir de cette forme pour reprendre ta forme première ! » Et le jeune homme se secoua et se leva debout sur ses pieds, et se réjouit de sa délivrance, et s’écria : « J’atteste qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Mohammad est le prophète d’Allah ! Que la bénédiction et la paix d’Allah soient sur lui ! » Puis elle lui dit : « Va-t’en et ne reviens plus ici, sinon je te tuerai ! » Et elle lui cria à la face. Alors il s’en alla d’entre ses mains. Et elle retourna à la coupole et descendit et dit : « Ô mon maître, lève-toi, que je te voie ! » Et lui, très faible, dit : « Oh ! tu n’as encore rien fait ! Tu ne m’as rendu qu’une partie de ma tranquillité, mais tu n’as pas supprimé la cause principale de mon trouble ! » Et elle dit : « Ô mon chéri, mais quelle est cette cause principale ? » Il dit : « Les poissons du lac, qui ne sont autre chose que les habitants de l’ancienne ville et des quatre îles d’autrefois, ne cessent, tous les minuits, de lever la tête hors de l’eau et de faire des imprécations contre moi et toi. Et tel est le motif qui m’empêche de reprendre mes forces. À toi donc de les délivrer ! Et alors tu pourras venir me prendre par la main et m’aider à me lever, car certainement je serai revenu à la santé ! » Lorsqu’elle entendit les paroles du roi, qu’elle croyait être le nègre, elle lui dit, toute joyeuse : « Ô mon maître, ta volonté je la mets sur ma tête et dans mon œil ! » Et ayant dit : « Au nom l’Allah ! » elle se leva toute heureuse et se mit à courir et, arrivée au lac, elle prit un peu d’eau et…

— À ce moment, Schahrazade vit poindre le matin, et s’arrêta discrètement dans son récit.


LORSQUE FUT
LA NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque la jeune sorcière prit un peu d’eau du lac et prononça dessus des paroles mystérieuses, les poissons se mirent à s’agiter et levèrent la tête et redevinrent des fils d’Adam à l’instant même, et la magie se dénoua qui tenait les habitants de la ville. Et la ville devint une ville florissante avec des souks bien construits, et chaque habitant se mit à exercer son métier. Et les montagnes devinrent des îles comme autrefois. Après quoi, la jeune femme revint immédiatement auprès du roi, croyant toujours qu’il était le nègre, et lui dit : « Ô mon chéri, donne-moi ta main généreuse pour que je l’embrasse ! » Et le roi lui répondit à voix basse : « Approche-toi près de moi ! » Elle s’approcha. Et tout à coup il saisit sa bonne épée et lui en perça la poitrine si fort que la pointe sortit par le dos ; puis il l’en frappa de nouveau et la coupa en deux moitiés. Cela fait, il sortit et trouva le jeune homme ensorcelé qui l’attendait debout. Alors il lui fit des compliments sur sa délivrance ; et le jeune homme lui baisa la main et le remercia avec effusion. Ensuite le roi lui dit : « Veux-tu rester dans ta ville ou venir avec moi dans ma ville ? » Et le jeune homme lui dit : « Ô roi des temps, sais-tu quelle distance il y a d’ici à ta ville ? » Et le roi dit : « Deux jours et demi. » Alors le jeune homme lui dit : « Ô roi, si tu es endormi, réveille-toi ! D’ici pour aller à ta ville, tu mettras une année entière, avec la volonté d’Allah ! Car si tu es venu ici en deux jours et demi, c’est parce que la ville était ensorcelée. D’ailleurs, moi, ô roi, je ne te quitterai pas l’espace d’un clin d’œil ! » Et le roi se réjouit à ces paroles, et dit : « Louange à Allah qui voulut bien te mettre sur mon chemin ! Car désormais tu es mon fils, puisque Allah jusqu’ici ne m’a point accordé d’enfant ! » Alors ils se jetèrent au cou l’un de l’autre, et se réjouirent à la limite de la joie.

Ensuite ils se mirent à marcher jusqu’au palais du jeune roi qui avait été ensorcelé. Et le jeune roi annonça aux notables de son royaume qu’il allait partir pour le saint pèlerinage de la Mecque. Alors on lui fit tous les préparatifs nécessaires. Ensuite lui et le sultan partirent, et le cœur du sultan brûlait pour sa ville, car il en était absent depuis un an. Ils se mirent donc en marche, ayant avec eux cinquante mamalik[12] chargés de cadeaux à offrir. Et ils ne cessèrent de voyager nuit et jour durant une année entière jusqu’à ce qu’ils fussent proches de la ville du sultan. Alors le vizir sortit avec les soldats à la rencontre du sultan, après avoir désespéré de le retrouver. Et les soldats s’approchèrent et baisèrent la terre entre ses mains, et lui souhaitèrent la bienvenue. Alors il entra dans le palais et s’assit sur le trône. Puis il appela le vizir près de lui et le mit au courant de tout ce qui était arrivé. Lorsque le vizir apprit l’histoire du jeune homme, il lui fit des compliments sur sa délivrance et son salut.

Sur ces entrefaites le sultan gratifia beaucoup de personnes ; puis il dit au vizir : « Fais vite venir ici le pêcheur qui m’avait, dans le temps, porté les poissons. » Et le vizir envoya chercher le pêcheur qui avait été la cause de la délivrance des habitants de la ville. Et le roi le fit approcher et lui fit don de robes d’honneur, et l’interrogea sur sa vie et lui demanda s’il avait des enfants ; et le pêcheur lui dit avoir un fils et deux filles. Alors le roi se maria avec l’une des deux filles, et le jeune homme se maria avec l’autre. Puis le roi garda le père près de lui, et le nomma trésorier-caissier en chef. Ensuite il envoya le vizir à la ville du jeune homme, située dans les Îles-Noires, le nomma sultan de ces îles, et envoya avec lui les cinquante mamalik qui l’avaient jadis accompagné lui-même, et envoya avec lui beaucoup de robes d’honneur pour tous les émirs. Alors le vizir lui baisa les deux mains, et sortit pour le départ. Et le sultan et le jeune homme continuèrent à habiter ensemble. — Quant au pêcheur, devenu trésorier-caissier en chef, il s’enrichit beaucoup et devint l’homme le plus riche de son temps. Et ses deux filles étaient les épouses des rois. Et c’est dans cet état qu’ils moururent !

— Mais, continua Schahrazade, ne croyez pas que cette histoire soit plus merveilleuse que celle du Portefaix.


Notes
  1. Salomon, fils de David. Les Arabes le considèrent comme le maître des génies bienfaisants et malfaisants.
  2. Souk, marché.
  3. Afarit est le pluriel d’éfrit.
  4. Les Romains de Byzance et, par extension, tous les chrétiens et spécialement les Grecs.
  5. Baisa la terre entre les mains du roi : c’est-à-dire s’inclina jusqu’à terre et baisa la terre devant le roi.
  6. Place consacrée aux jeux.
  7. Intendant.
  8. Les lieutenants du roi ou ses représentants.
  9. C’est-à-dire pour les grands jours.
  10. Bang ou banj signifie ordinairement chez les Arabes anciens l’extrait de jusquiame ou même tout soporifique à base d’une cannabis quelconque.
  11. Boisson fermentée très appréciée des nègres.
  12. Mamalik, pluriel de mamelouk, esclave.