Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/07

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 19-37).


ICI COMMENCENT
LES MILLE NUITS ET UNE NUIT


PREMIÈRE NUIT

HISTOIRE DU MARCHAND AVEC L’ÉFRIT


Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait un marchand d’entre les marchands, maître de nombreuses richesses et d’affaires commerciales dans tous les pays.

Un jour, il monta à cheval et partit pour quelques localités où l’appelaient ses affaires. Comme la chaleur était devenue trop forte, il s’assit sous un arbre, et, mettant la main à son sac de provisions, il en tira un morceau et aussi des dattes. Quand il eut fini de manger les dattes, il en jeta au loin les noyaux ; mais soudain apparut devant lui un éfrit, grand de taille, qui, brandissant une épée, s’approcha du marchand et s’écria : « Lève-toi, que je te tue comme tu as tué mon enfant ! » Et le marchand lui dit : « Comment ai-je tué ton enfant ? » Il lui dit : « Quand, les dattes mangées, tu jetas les noyaux, les noyaux vinrent frapper mon fils à la poitrine : alors c’en fut fait de lui et il mourut à l’heure même. » Alors le marchand dit à l’éfrit : « Sache, ô grand éfrit, que je suis un croyant, et que je ne saurais te mentir. Or, j’ai beaucoup de richesses, et j’ai aussi des enfants et une épouse ; de plus, j’ai chez moi des dépôts qui me furent confiés. Permets-moi donc de m’en aller à ma maison, que je puisse donner à qui de droit son droit : cela fait je reviendrai vers toi. Ainsi tu as ma promesse et mon serment que je retournerai ensuite près de toi. Et alors tu feras de moi ce que tu voudras. Et Allah est garant de mes paroles ! » Alors le genni eut confiance et laissa partir le marchand.

Et le marchand revint dans son pays, se défit de toutes ses attaches, et fit parvenir les droits à qui de droit. Puis il révéla à son épouse et à ses enfants ce qui lui était arrivé : et tous se mirent à pleurer, les parents, les femmes et les enfants. Ensuite le commerçant fit son testament ; et il resta avec les siens jusqu’à la fin de l’année ; après quoi il résolut de repartir et, prenant son linceul sous son aisselle, il lit ses adieux à ses proches, à ses voisins et à ses parents, et s’en alla en dépit de son nez. Alors on se mit à se lamenter sur lui et à pousser des cris de deuil.

Quant au commerçant, il continua à voyager, et il arriva au jardin en question ; et ce jour-là était le premier jour de la nouvelle année. Or, pendant qu’il était assis à pleurer sur ce qui lui arrivait, voici qu’un vieux cheikh[1] se dirigea vers lui en conduisant une gazelle enchaînée. Il salua le marchand, lui souhaita une vie prospère et lui dit : « Quelle est la cause de ton stationnement, tout seul, en cet endroit qui est hanté par les genn ?[2] Alors le marchand lui raconta ce qui lui était arrivé avec l’éfrit, et la cause de son stationnement dans cet endroit. Et le cheikh, maître de la gazelle, fut grandement étonné et dit : « Par Allah ! ô mon frère, ta foi est une grande foi ! Et ton histoire est une histoire si prodigieuse que, si elle était écrite avec l’aiguille sur le coin intérieur de l’œil, elle serait une matière à réflexion à qui réfléchit respectueusement ! » Puis il s’assit à côté de lui et dit : « Par Allah ! ô mon frère, je ne cesserai de rester près de toi tant que je n’aurai pas vu ce qui va t’arriver avec l’éfrit. » Et il resta, en effet, et se mit à causer avec lui, et le vit même s’évanouir de peur et de terreur, en proie à une profonde affliction et à des pensées tumultueuses. Et le maître de la gazelle continuait à rester là, quand soudain arriva un second cheikh qui se dirigea vers eux, en conduisant deux chiens lévriers de l’espèce des chiens noirs. Il s’approcha, leur souhaita la paix et leur demanda la cause de leur stationnement en cet endroit hanté par les genn. Alors ils lui racontèrent l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais à peine s’était-il assis, qu’un troisième cheikh se dirigea vers eux en conduisant une mule couleur d’étourneau. Il leur souhaita la paix et leur demanda la cause de leur stationnement en cet endroit. Et ils lui racontèrent l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a aucune utilité à la répéter.

Sur ces entrefaites, un tourbillon de poussière se leva et une tempête souffla avec violence en s’approchant du milieu de la prairie. Puis, la poussière s’étant dissipée, le genni en question apparut, un glaive finement aiguisé à la main ; et des étincelles jaillissaient de ses paupières. Il vint à eux et, saisissant le marchand au milieu d’eux, il lui dit : « Viens, que je te tue comme tu as tué mon enfant, le souffle de ma vie et le feu de mon cœur ! » Alors le marchand se mit à pleurer et à se lamenter ; et aussi les trois cheikhs se mirent notoirement à pleurer, à gémir et à sangloter.

Mais le premier cheikh, le maître de la gazelle, finit par s’enhardir, et, embrassant la main du genni, il lui dit : « Ô genni, ô le chef des rois des genn et leur couronne, si je te raconte mon histoire avec cette gazelle, et que tu en sois émerveillé, en récompense tu me feras grâce du tiers du sang de ce marchand ! » Le genni dit : « Oui, certes, vénérable cheikh ! Si tu me racontes l’histoire, et que je la trouve extraordinaire, je t’accorderai en grâce le tiers de ce sang ! »


CONTE DU PREMIER CHEIKH


Le premier cheikh dit :

« Sache, ô grand éfrit, que cette gazelle-ci était la fille de mon oncle[3], et qu’elle était de ma chair et de mon sang. Je l’épousai alors qu’elle était encore jeune et je vécus avec elle près de trente ans. Mais Allah ne m’accordait d’elle aucun enfant. Aussi je pris une concubine qui, avec la grâce d’Allah, me donna un enfant mâle beau comme la lune à son lever ; il avait des yeux magnifiques et des sourcils qui se rejoignaient et des membres parfaits. Il grandit petit à petit jusqu’à ce qu’il fût un garçon de quinze ans. À cette époque je fus obligé de partir pour une ville éloignée, à cause d’une grosse affaire de commerce.

Or, la fille de mon oncle, cette gazelle-ci, était initiée dès son enfance à la sorcellerie et à l’art des enchantements. Par sa science de la magie, elle métamorphosa mon fils en veau, et l’esclave sa mère en vache ; puis elle les mit sous la garde de notre berger.

Moi, après une longue durée de temps, je revins de voyage. Je m’informai de mon fils et de sa mère, et la fille de mon oncle me dit : « Ton esclave est morte ; et ton fils s’est enfui et je ne sais où il est allé ! »

Alors, durant une année, je restai accablé sous l’affliction de mon cœur et les pleurs de mes yeux.

Quand arriva la fête annuelle du Jour des Sacrifices, j’envoyai dire au berger de me réserver une vache bien grasse ; et il m’apporta une vache bien grasse — mais c’était ma concubine ensorcelée par cette gazelle-ci ! — Alors je relevai mes manches et les pans de ma robe et, le couteau à la main, je me préparai à sacrifier la vache. Tout à coup cette vache se mit à se lamenter et à pleurer des pleurs abondants. Alors je m’arrêtai ; mais j’ordonnai au berger de la sacrifier. Il le fit ; puis il l’écorcha. Mais nous ne trouvâmes en elle ni graisse ni viande : simplement la peau et les os. Je me repentis alors de l’avoir sacrifiée ; mais à quoi me servait le repentir ? Puis je la donnai au berger et lui dis : « Apporte-moi un veau bien gras. » Et il m’apporta mon fils l’ensorcelé en veau.

Quand ce veau me vit, il coupa sa corde, courut à moi et se roula à mes pieds ; et quels gémissements ! et quels pleurs ! Alors j’eus pitié de lui, et je dis au berger : « Apporte-moi une vache, et laisse celui-ci ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut sans profiter davantage de la permission. Alors sa sœur Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et gentilles et savoureuses et délicieuses au goût ! » Et Schahrazade répondit : « Mais elles ne sont vraiment rien comparées à ce que je vous raconterai à tous deux, la nuit prochaine, si toutefois je suis encore en vie et si le Roi veut bien me conserver I » Et le Roi se dit en lui-même : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu la suite de son conte ! »

Puis le Roi et Schahrazade passèrent toute la nuit enlacés. Après quoi le Roi sortit présider aux affaires de sa justice. Et il vit le vizir arriver avec, sous le bras, le linceul destiné à sa fille Schahrazade qu’il croyait déjà morte. Mais le Roi ne lui dit rien à ce sujet, et continua à rendre la justice et à nommer les uns aux emplois et à destituer les autres, et cela jusqu’à la fin de la journée. Et le vizir fut dans la perplexité et à la limite de l’étonnement.

Quand le diwan[4] fut terminé, le roi Schahriar rentra dans son palais.


ET LORSQUE FUT
LA DEUXIÈME NUIT

Doniazade dit à sa sœur Schahrazade : « Ô ma sœur, finis-nous, je t’en prie, le conte qui est l’histoire du marchand avec le genni ! » Et Schahrazade répondit : « De tout cœur et comme hommage dû ! — si toutefois le Roi me le permet. » Alors le Roi lui dit : « Tu peux parler ! »

Elle dit :

Il est parvenu jusqu’à moi, ô Roi fortuné, ô doué d’idées justes et droites, que, lorsque le marchand vit pleurer le veau, son cœur fut pris de pitié, et qu’il dit au berger : « Laisse ce veau parmi les bestiaux ! »

Tout cela ! Et le genni s’étonnait prodigieusement de cette histoire étonnante. Puis le cheikh, maître de la gazelle, continua :

« Ô seigneur des rois des genn, tout cela est arrivé ! Et la fille de mon oncle, cette gazelle-ci, était là qui regardait et disait : « Oh ! il nous faut sacrifier ce veau, car il est gras à point ! » Mais moi, je ne pouvais, par pitié, me résoudre à le sacrifier ; et j’ordonnai au berger de le reprendre ; et il le reprit et s’en alla avec lui.

Le second jour, j’étais assis quand le berger vint à moi et me dit : « Ô mon maître, je vais te dire une chose qui te réjouira, et dont la bonne nouvelle me vaudra une gratification. » Je lui répondis : « Certainement. » Il dit : « Ô marchand illustre, j’ai ma fille qui est sorcière et a appris la sorcellerie d’une vieille femme qui logeait chez nous. Or, hier, quand tu m’eus donné le veau, j’entrai avec lui chez ma fille. À peine l’eut-elle vu qu’elle se couvrit le visage de son voile, et se mit à pleurer, et puis à rire. Ensuite elle me dit : « Ô père, ma valeur est-elle descendue si bas à tes yeux, que tu laisses ainsi pénétrer chez moi les hommes étrangers ? » Je lui dis : « Mais où sont-ils, ces hommes étrangers ? Et pourquoi as-tu pleuré et ensuite ri ? » Elle me dit : « Ce veau, qui est avec toi, est le fils de notre maître le marchand, mais il est ensorcelé. Et c’est sa belle-mère qui l’a ainsi ensorcelé, lui, et sa mère avec lui. Et c’est de sa mine de veau que je ne pus m’empêcher de rire. Et si j’ai pleuré, c’est à cause de la mère du veau sacrifiée par le père. » À ces paroles de ma fille, je fus prodigieusement surpris, et j’attendis impatiemment le retour du matin pour venir te mettre au courant. »

Lorsque, ô puissant genni, continua le cheikh, j’entendis les paroles de ce berger, je sortis à la hâte avec lui, et je me sentais ivre sans vin, par la quantité de joie et de félicité qui m’advenait de revoir mon fils. Quand donc j’arrivai à la maison du berger, la jeune fille me souhaita la bienvenue et me baisa la main. Puis le veau vint à moi et se roula à mes pieds. Alors je dis à la fille du berger : « Est-ce vrai, ce que tu racontes sur ce veau ? » Elle dit : « Oui, certes, mon maître ! C’est ton fils, la flamme de ton cœur ! » Je lui dis : « Ô gentille et secourable adolescente, si tu délivres mon fils, je te donnerai tout ce que j’ai de bétail et de propriétés sous la main de ton père ! » Elle sourit à mes paroles et me dit : « Ô mon maître, je ne veux accepter la richesse qu’à ces deux conditions : la première est que je me marierai avec ton fils ! et la seconde est que tu me laisseras ensorceler et emprisonner qui je veux ! Sans quoi je ne réponds pas de l’efficacité de mon intervention contre les perfidies de ta femme. »

Lorsque j’entendis, ô puissant genni, les paroles de la fille du berger, je lui dis : « Soit ! et, par-dessus le marché, tu auras les richesses qui se trouvent sous la main de ton père ! Pour ce qui est de la fille de mon oncle, je te permets de disposer de son sang ! »

Lorsqu’elle eut entendu mes paroles, elle prit un petit bassin en cuivre, le remplit d’eau et prononça sur l’eau des conjurations magiques ; puis elle en aspergea le veau, et lui dit : « Si Allah t’a créé veau, reste veau sans changer de forme ! Mais si tu es enchanté, reviens à ta première forme créée, et cela avec la permission d’Allah Très-Haut ! »

Elle dit. Et aussitôt le veau se mit à s’agiter en se secouant, et redevint un être humain. Alors je me jetai sur lui en l’embrassant. Puis je lui dis : « Par Allah sur toi ! raconte-moi ce que la fille de mon oncle fit de toi et de ta mère ! » Et il me raconta tout ce qui leur était arrivé. Je dis alors : « Ô mon enfant, Allah Maître des Destinées te réservait quelqu’un pour te sauver et sauver tes droits ! »

Après quoi, ô bon genni, je mariai mon fils avec la fille du berger. Et elle, par sa science de la sorcellerie, ensorcela la fille de mon oncle et la métamorphosa en cette gazelle-ci que tu vois ! Et moi, comme je passais par cet endroit-ci, je vis ces bonnes personnes assemblées, je leur demandai ce qu’elles faisaient, et j’appris d’elles ce qui était arrivé à ce marchand-ci, et je m’assis pour voir ce qui pouvait survenir. — Et telle est mon histoire ! »

Alors le genni s’écria : « Cette histoire est assez étonnante : aussi je t’accorde en grâce le tiers du sang demandé. »

À ce moment s’avança le deuxième cheikh, le maître des deux chiens lévriers, et dit :


CONTE DU DEUXIÈME CHEIKH


« Sache, ô seigneur des rois des genn, que ces deux chiens-ci sont mes frères, et moi je suis le troisième. Or, lorsque mourut notre père, il nous laissa en héritage trois mille dinars[5]. Et moi, avec ma part, j’ouvris une boutique où je me mis à vendre et à acheter. Et l’un de mes frères se mit à voyager pour faire le commerce, et s’absenta loin de nous la longueur d’une année, avec les caravanes. Quand il revint, il n’avait plus rien. Alors je lui dis : « Ô mon frère, ne t’avais-je pas conseillé de ne point voyager ? » Alors il se mit à pleurer et dit : « Ô mon frère, Allah, qui est puissant et grand, a permis que cela m’arrivât. Aussi tes paroles maintenant ne peuvent plus m’être profitables, car je ne possède plus rien. » Alors je l’emmenai avec moi à la boutique, puis je le conduisis au hammam, et lui donnai une robe magnifique de première qualité. Ensuite nous nous assîmes ensemble pour manger ; puis je lui dis : « Ô mon frère, je vais faire le compte du gain de ma boutique d’une année à l’autre ; et, sans toucher au capital, je diviserai ce gain par moitié entre moi et toi ! » Et, en effet, je fis le compte du gain rapporté par l’argent de la boutique, et je trouvai pour cette année-là un bénéfice de mille dinars. Alors je remerciai Allah, qui est puissant et grand, et je me réjouis de la plus intense joie. Puis je divisai le gain en deux parties égales entre mon frère et moi. Et nous demeurâmes ensemble des jours et des jours.

Mais, de nouveau, mes frères résolurent de partir, et ils voulurent me faire partir avec eux. Mais je n’acceptai point, et leur dis : « Qu’avez-vous donc gagné, vous autres, à voyager, pour que je sois tenté de vous imiter ? » Alors ils se mirent à me faire des reproches ; mais sans fruit, car je ne leur obéis point. Au contraire, nous continuâmes à rester dans nos boutiques respectives, à vendre et à acheter, durant une année entière. Mais alors ils recommencèrent à me proposer le voyage, et moi je continuai à ne pas accepter — et cela dura ainsi six années entières. Enfin je finis par tomber d’accord avec eux pour le départ, et leur dis : « Ô mes frères, comptons ce que nous avons d’argent. » Nous comptâmes et nous trouvâmes en tout six mille dinars. Je leur dis alors : « Enfouissons-en la moitié sous terre, pour pouvoir l’utiliser si un malheur nous atteignait. Et prenons chacun mille dinars pour faire le commerce en petit. » Ils répondirent : « Qu’Allah favorise l’idée ! » Alors je pris l’argent, je le divisai en deux parties égales, j’enfouis trois mille dinars, et, quant aux trois mille autres, je les distribuai judicieusement à chacun de nous trois. Puis nous fîmes nos emplettes de marchandises diverses, nous louâmes un navire, nous y transportâmes tous nos effets, et nous partîmes.

Le voyage dura un mois entier, au bout duquel nous entrâmes dans une ville où nous vendîmes nos marchandises ; et nous fîmes un bénéfice de dix dinars pour chaque dinar ! Puis nous quittâmes cette ville.

Comme nous arrivions au bord de la mer, nous trouvâmes une femme, vêtue d’habits vieux et usés, qui s’approcha de moi, me baisa la main et me dit : « Ô mon maître, peux-tu me secourir et me rendre service ? et je saurai bien, en retour, reconnaître ton bienfait ! » Je lui dis : « Oui, certes ! je sais secourir et obliger ; mais ne te crois pas obligée de m’en être reconnaissante. » Elle me répondit : « Ô mon maître, alors marie-toi avec moi, et emmène-moi dans ton pays, et je te vouerai mon âme ! Oblige-moi donc, car je suis de celles qui savent le prix d’une obligation et d’un bienfait. Et n’aie point honte de ma pauvre condition ! » Lorsque j’entendis ces paroles, je fus pris pour elle d’une cordiale pitié : car il n’y a rien qui ne se fasse avec la volonté d’Allah, qui est puissant et grand ! Je l’emmenai donc, je la vêtis de riches habits ; puis j’étendis pour elle, dans le navire, de magnifiques tapis, et je lui fis un accueil hospitalier et large, plein d’urbanité. Puis nous partîmes.

Et mon cœur l’aima d’un grand amour. Et depuis je ne la délaissai ni jour ni nuit. Et moi seul, parmi mes frères, je pouvais œuvrer avec elle. Aussi mes frères furent pleins de jalousie ; et ils m’envièrent aussi pour ma richesse et la belle qualité de mes marchandises ; et ils jetèrent avidement leurs regards sur tout ce que je possédais, et ils concertèrent ma mort et le rapt de mon argent : car le Cheitane[6] leur fit voir leur action sous les plus belles couleurs.

Un jour que je dormais aux côtés de mon épouse, ils vinrent à nous, et nous enlevèrent et nous jetèrent tous deux à la mer ; et mon épouse se réveilla dans l’eau. Alors tout d’un coup elle changea de forme et se mua en éfrita[7]. Elle me prit alors sur ses épaules et me déposa dans une île. Puis elle disparut pour toute la nuit, et revint vers le matin, et me dit : « Ne me reconnais-tu pas ? Je suis ton épouse ! Je t’ai enlevé, et t’ai sauvé de la mort, avec la permission d’Allah le Très-Haut. Car, sache-le bien, je suis une gennia[8]. Et, dès l’instant que je t’ai aperçu, mon cœur t’a aimé, simplement parce qu’Allah l’a voulu et que je suis une croyante en Allah et en son Prophète, qu’il [le Prophète] soit béni et préservé par Allah ! Lorsque je suis venue à toi dans la pauvre condition où j’étais, tu as bien voulu tout de même te marier avec moi. Et alors, moi, en retour, je t’ai sauvé de cette mort dans l’eau. Quant à tes frères, je suis pleine de fureur contre eux, et certainement il faut que je les tue ! »

À ces paroles, je fus fort stupéfait, et je la remerciai pour son acte, et je lui dis : « Quant à la perte de mes frères, vraiment il ne faut pas ! » Puis je lui racontai ce qui m’était advenu avec eux depuis le commencement jusqu’à la fin. Lorsqu’elle eut entendu mes paroles, elle dit : « Moi, cette nuit, je m’envolerai vers eux et je ferai sombrer leur navire : et ils périront ! » Je lui dis : « Par Allah sur toi ! ne le fais point, car le Maître des Proverbes dit : Ô bienfaiteur d’un homme indigne ! sache que le criminel est puni suffisamment par son crime même ! Or, quoi qu’il en soit, ils sont tout de même mes frères ! » Elle dit : « Il faut absolument que je les tue ! » Et j’implorai vainement son indulgence. Après quoi, elle me prit sur ses épaules, et s’envola, et me déposa sur la terrasse de ma maison.

Alors j’ouvris les portes de ma maison. Puis je retirai les trois mille dinars de leur cachette. Et j’ouvris ma boutique, après avoir fait les visites nécessaires et les saluts d’usage ; et je fis de nouvelles emplettes de marchandises.

Lorsque vint la nuit je fermai ma boutique, et, en entrant dans ma maison, je trouvai ces deux chiens-ci attachés dans un coin. Quand ils me virent, ils se levèrent et se mirent à pleurer et à s’attacher à mes vêtements ; mais tout de suite accourut mon épouse qui me dit : « Ce sont là tes frères. » Je lui dis : « Mais qui a pu les mettre dans cet état ? » Elle répondit : « Moi ! J’ai prié ma sœur, qui est bien plus versée que moi dans les enchantements, et elle les mit dans cet état, dont ils ne pourront sortir qu’au bout de dix années. »

C’est pourquoi, ô puissant genni, moi, je vins en cet endroit-ci, car je me rends auprès de ma belle-sœur pour la prier de les délivrer, puisque voici déjà les dix années écoulées. À mon arrivée ici, je vis ce bon jeune homme, j’appris son aventure, et ne voulus point bouger avant d’avoir vu ce qui pouvait survenir entre toi et lui ! Et tel est mon conte. »


Le genni dit : « C’est vraiment un conte étonnant : aussi je t’accorde le tiers du sang en rachat du crime. »


Alors s’avança le troisième cheikh, le maître de la mule, et dit au genni : « Moi je te raconterai une histoire plus merveilleuse que celle des deux autres. Et tu m’accorderas en grâce le reste du sang en rachat du crime. » Le genni répondit : « Qu’il en soit ainsi ! »

Et le troisième cheikh dit :


CONTE DU TROISIÈME CHEIKH


« Ô sultan, ô toi le chef des genn ! cette mule-ci était mon épouse. J’avais été une fois en voyage et m’étais absenté loin d’elle une année entière ; et, quand j’eus terminé mes affaires, je revins pendant la nuit auprès d’elle, et je la trouvai couchée avec un esclave noir sur les tapis du lit ; et tous deux étaient là qui causaient, et minaudaient, et riaient, et s’embrassaient, et s’excitaient en folâtrant. Aussitôt qu’elle me vit, elle se leva vite et se jeta sur moi en tenant une cruche d’eau ; elle murmura quelques paroles sur cette cruche, m’aspergea avec l’eau, et me dit : « Sors de ta propre forme et deviens l’image d’un chien ! » Et immédiatement je devins un chien ; et elle me chassa de ma maison. Et je sortis, et depuis lors je ne cessai d’errer, et je finis par arriver à la boutique d’un boucher. Je m’approchai et me mis à manger des os. Lorsque le maître de la boutique me vit, il me prit, et vint avec moi à sa demeure.

Lorsque la fille du boucher me vit, aussitôt elle se voila le visage à cause de moi, et dit à son père : « Est-ce ainsi que l’on fait ? Tu emmènes un homme et tu entres chez nous avec lui ! » Son père dit : « Mais où est cet homme ? » Elle répondit : « Ce chien est un homme. Et c’est une femme qui l’a ensorcelé. Et moi je suis capable de le délivrer. » À ces paroles, le père dit : « Par Allah sur toi ! ô ma fille, délivre-le ! » Elle prit une cruche d’eau et, après avoir murmuré sur cette eau quelques paroles, elle m’aspergea avec quelques gouttes, et dit : « Sors de cette forme-ci et reviens à ta forme première ! » Alors je revins à ma forme première, et je baisai la main de la jeune fille, et je dis : « Je désire maintenant que tu ensorcelles mon épouse comme elle m’a ensorcelé. » Elle me donna alors un peu d’eau et me dit : « Si tu trouves ton épouse endormie, arrose-la avec cette eau, et elle deviendra selon ton désir ! » En effet, je la trouvai endormie, je l’aspergeai avec l’eau, et je dis : « Sors de cette forme-ci et deviens l’image d’une mule ! » Et à l’heure même elle devint mule.

Et c’est elle-même que tu vois là de ton propre œil, ô sultan et chef des rois des genn ! »

Alors le genni se tourna vers la mule et lui dit : « Est-ce vrai cela ? » Et elle se mit à hocher la tête et dit par signe : « Oh oui ! oh oui ! cela est vrai. »

Toute cette histoire fit que le genni se convulsa d’émotion et de plaisir, et fit don au vieillard du dernier tiers du sang.


— Là, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, elle cessa de parler, sans profiter davantage de la permission. Alors sa sœur Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et gentilles, et savoureuses, et délicieuses en leur fraîcheur ! » Schahrazade répondit : « Mais qu’est cela, comparé à ce que je te raconterai la nuit prochaine, si je suis encore en vie, et si le Roi veut bien me conserver ? » Et le Roi se dit : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu la suite de son récit, qui est étonnant ! »

Puis le Roi et Schahrazade passèrent cette nuit-là enlacés jusqu’au matin. Après quoi, le Roi sortit vers la salle de sa justice. Et le vizir et les officiers entrèrent, et le diwan fut plein de monde. Et le Roi jugea et nomma, et destitua, et termina les affaires, et donna ses ordres, et cela jusqu’à la fin de la journée. Puis le diwan fut levé, et le roi Schahriar rentra dans son palais.


ET LORSQUE FUT
LA TROISIÈME NUIT

Doniazade dit : « Ô ma sœur ! je t’en prie, complète-nous ta narration. » Et Schahrazade répondit : « De tout cœur amical et généreux ! » Puis elle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le troisième cheikh raconta au genni le conte le plus étonnant des trois, le genni s’émerveilla prodigieusement, se convulsa de plaisir et d’émotion, et dit : « Je t’accorde le reste en rachat du crime. Et je relâche le marchand. »

Alors le marchand, tout heureux, alla au-devant des cheikhs, et les remercia beaucoup. Et eux, à leur tour, le félicitèrent pour sa délivrance.

Et chacun d’eux retourna dans son pays.

— Mais, continua Schahrazade, cela n’est pas plus étonnant que l’histoire du pêcheur.

Alors le Roi dit à Schahrazade : « Quelle histoire du pêcheur ? »

Et Schahrazade dit :


Notes
  1. Un respectable vieillard.
  2. Pluriel de genni.
  3. Par euphémisme, c’est ainsi que les Arabes appellent souvent leurs femmes. On ne dit pas beau-père, mais oncle : donc la fille de mon oncle, au lieu de ma femme.
  4. La séance de justice. D’autres fois, ce mot désigne la salle même où se tient la séance.
  5. Le dinar, près de dix francs de notre monnaie.
  6. Satan, le Malin.
  7. Féminin d’éfrit. Diablesse.
  8. Féminin de genni.