Le Livre de Lazare
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 538-558).
LE


LIVRE DE LAZARE





Les lecteurs de la Revue savent déjà quel intérêt s’attache aux novissima verba de M. Henri Heine. C’est un étrange spectacle que celui de ce poète luttant contre les dernières souffrances, et trouvant dans l’essor de sa verve humoristique une consolation et un refuge. Au point de vue de la poésie pure comme au point de vue de la vie morale, il y a là une étude doublement instructive. Ce maître de la forme lyrique va-t-il encore faire subir à la poésie allemande des transformations inattendues ? Ce railleur audacieux, chez qui se croisent tant de sentimens contraires, sortira-t-il de la région du doute et de l’ironie, et le verra-t-on développer enfin les germes meilleurs répandus çà et là dans ses poèmes ? Telles sont les questions que s’adressent les amis de M. Henri Heine à chacune de ses publications, telle est l’anxiété qui agite particulièrement son public d’Allemagne, et qui se traduit chaque fois par des vœux, par des encouragemens ou par des reproches amers.

Les poésies que vient d’écrire M. Henri Heine, et qui paraissent dans sa patrie, à Hambourg, en même temps que nous en donnons ici une traduction française, sont un document de plus pour cette étude littéraire et morale. Si l’on ne considère ici que le poète, jamais M. Henri Heine n’a manié une langue plus nerveuse et plus souple, jamais ce mélange de simplicité familière et de fantaisie ardente qui fit la fortune du Livre des Chants n’a produit des effets plus extraordinaires. Nul écrivain depuis Goethe n’a façonné l’idiome germanique avec cette puissance magistrale; on dirait parfois de véritables tours de force. Quant au fond même des pensées, — et c’est là surtout ce qui intéresse le lecteur français, puisqu’une traduction ne saurait rendre ni les hardiesses ni les dextérités de cette langue originale, — il semble qu’on y entende le cri suprême de l’inspiration humoristique. Ce sont comme les songes de la fièvre, c’est comme le délire de la souffrance. Tantôt des satires bouffonnes se mêlent à des plaintes d’une amertume poignante, tantôt le poète, placé entre la vie et la mort, les confronte et les raille toutes les deux. Quelle sera sa destinée dans ce monde mystérieux au seuil duquel la maladie l’enchaîne ? Que sera ce monde lui-même ? Sera-ce celui du moyen âge, l’enfer en bas, le paradis en haut, et saint Pierre tenant les clés célestes ? Cet anthropomorphisme, qu’il est si difficile d’éviter et dont on ne se préserve le plus souvent que pour tomber dans les vides abstractions, lui inspire des peintures bouffonnes, où s’exprime surtout, ne vous y trompez pas, l’impuissance de la pensée métaphysique. Et cette vie même qu’il va quitter, lui est-elle mieux connue ? Que d’énigmes, et quelles énigmes! pourquoi tant d’injustices ? Pourquoi tant de douleurs imméritées ? La vie lui apparaît alors sous maintes formes grotesquement odieuses, et il déroule les strophes du Négrier, ou bien il imagine un fantasque et effrayant symbole : il chante le Château des Affronts. Au milieu de tout cela éclatent des cris de souffrance. Quand sa pensée est plus calme, il cherche une forme nouvelle pour quelque idée morale, et crée des fables romantiques d’un modèle inconnu; le plus souvent il se cramponne avec désespoir au passé, ou bien il trace d’une main fébrile des tableaux parisiens; il raconte, comme il dit, ses inquiétudes babyloniennes et les concerts des chats sur les toits, se mêlant au vacarme intérieur de sa pensée; puis viennent des souvenirs d’Allemagne des satires politiques, littéraires, musicales, des portraits et des scènes charivariques, l’entrevue du roi de Prusse et du poète souabe George Herwegh, et un burlesque empereur plébéien sous la figure d’un démocrate de Cologne; car dans cette confession des heures suprêmes les fautes et les travers d’autrui jouent très souvent le principal rôle, de même que dans ces aspirations au repos le regret des jouissances matérielles, il faut bien le dire, tient une place singulièrement agrandie. Ce regret des voluptés impossibles serait même, si on le prenait au mot, la conclusion de ces pensées sur la mort. Toujours l’ironie, comme on voit, toujours le dédain de l’âme et la négation de la vertu, toujours enfin ces théories méprisantes que l’humoriste ne craint pas de s’appliquer à lui-même! Quelle que soit l’originalité des nouvelles strophes du poète, nous croyons que ce n’est là encore qu’une crise dans le développement de sa pensée. Il y a certainement une poésie plus haute pour un écrivain de cette valeur, il y a des inspirations plus sérieuses et plus consolantes pour celui qui se donne le symbolique nom de Lazare. C’est peut-être là le dernier mot de l’humour; ce n’est pas le dernier mot de M. Henri Heine.




I.
SOIF DE REPOS.

Laisse saigner tes blessures, laisse tes larmes couler sans tarir; il y a dans la douleur des débauches de volupté secrète, et les pleurs sont un baume bien doux.

Si une main étrangère ne t’a pas blessé, tu feras bien de te blesser toi-même; n’oublie pas non plus de remercier gracieusement le bon Dieu quand des larmes mouilleront tes joues. Le bruit du jour s’évanouit, la nuit descend avec ses longs crêpes. Dans son sein, point de fripon ni d’imbécile qui vienne troubler ton repos.

Là tu seras en sûreté contre la musique, contre la torture du piano-forte, contre la magnificence du Grand-Opéra, contre ses terribles tintamarres de bravoure.

Là tu ne seras plus poursuivi, torturé, par la tourbe des virtuoses, par le génie de Giacomo, et par les applaudisseurs chargés de porter son nom jusqu’aux confins du monde.

O tombeau, tu es le paradis des oreilles délicates qui craignent le bruit du peuple. La mort est bonne ; cependant il vaudrait mieux encore n’être jamais né.

II.
EN MAI.

Les amis que j’ai embrassés, que j’ai aimés, m’ont fait subir les plus indignes traitemens. Mon cœur se brise; là-haut cependant le soleil salue en riant le mois de la volupté.

Le printemps est en fleurs. Dans la verte forêt résonne le chant joyeux des oiseaux, et fleurs et jeunes filles sourient d’un sourire virginal; — ô monde charmant, tu es hideux !

Je serais vraiment tenté de louer l’Orcus; là jamais de contraste impertinent qui nous mortifie. Pour les cœurs souffrans, la place est bien meilleure, là-bas, au bord des eaux nocturnes du Styx.

Son bruissement mélancolique, le vacarme désolé des Stymphalides, le chant des Furies, si aigu, si perçant, et au milieu de tout cela les aboiemens de Cerbère.

Tout cela forme une lugubre harmonie avec le malheur et la tristesse. Dans la sombre vallée de l’empire des ombres, dans les domaines maudits de Proserpine, tout est d’accord avec nos larmes.

Mais ici, en haut, que le soleil et les roses me torturent cruellement ! Le ciel se raille de moi, le bleu ciel, le ciel de mai... monde charmant, tu es horrible !

III.
LE CORPS ET L’AME.

La pauvre âme dit au corps : Je ne te quitte pas, je reste avec toi, avec toi je veux m’abîmer dans la nuit et la mort, avec toi boire le néant. Tu as toujours été mon second moi, tu m’enveloppais amoureusement comme un vêtement de satin doucement doublé d’hermine... Hélas! il faut maintenant que, toute nue, toute dépouillée de mon corps, être purement abstrait, je m’en aille errer là-haut, comme un rien bienheureux, dans les royaumes de la lumière, dans ces froids espaces du ciel, où les éternités silencieuses me regardent en bâillant. Elles se traînent là pleines d’ennui et font un claquement insipide avec leurs pantoufles de plomb. Oh! cela est effroyable; oh ? reste, reste avec moi, mon corps bien-aimé ! Le corps dit à la pauvre âme : Oh ! console-toi. Ne t’afflige pas ainsi. Nous devons supporter en paix le sort que nous fait le destin. J’étais la mèche de la lampe, il faut bien que je me consume; toi, l’esprit, tu seras choisi là-haut pour briller, jolie petite étoile, de la clarté la plus pure. Je ne suis qu’une guenille, moi; je ne suis que matière; vaine fusée, il faut que je m’évanouisse et que je redevienne ce que j’ai été, — un peu de cendre. Adieu donc, et console-toi. Peut-être d’ailleurs s’amuse-t-on dans le ciel beaucoup plus que tu ne penses. Si tu rencontres le grand Baer''[1] — non pas l’ours Meyer — dans la voûte des étoiles, salue-le mille fois de ma part.

IV.
LES PANTOUFLES ROUGES.

La méchante chatte, si vieille et si grise ! elle disait qu’elle était cordonnière! Il y avait devant sa fenêtre un petit étalage de pantoufles pour les jeunes filles, petites pantoufles de maroquin, de satin, de velours, ornées de garnitures d’or et de rubans à mille fleurs. La plus jolie de toutes, c’était une paire de pantoufles d’un rouge écarlate; au merveilleux éclat de ses reflets, mainte fille, en passant, avait la joie au cœur.

Une jeune et blanche souris de bonne maison passait devant l’étalage de la cordonnière. Elle revient sur ses pas et s’arrête, elle regarde par la fenêtre et dit enfin : Salut, madame la chatte! Vous avez de bien jolies petites pantoufles rouges. Si elles ne coûtent pas trop cher, je les achète; dites-moi votre prix.

La chatte répondit : Ma gentille demoiselle, je vous en prie, entrez, honorez ma demeure de votre présence. Les plus belles demoiselles viennent chez moi, des duchesses même, la première noblesse... Les pantoufles, je vous les laisserai à bon marché; mais voyons d’abord si elles vous vont. Ah! je vous prie, entrez et asseyez-vous.

Ainsi parle d’un ton doucereux la méchante et perfide chatte, et la blanche petite inexpérimentée tombe dans le piège, dans le guet-apens meurtrier. La souris s’assied sur un banc et tend sa jambe fine pour essayer les souliers rouges; — c’était un type d’innocence et de sérénité. — Tout à coup la méchante chatte la saisit et l’égorge avec ses griffes furieuses. Elle lui mord sa pauvre petite tête et dit : Ma chère, ma blanche petite créature, ma petite souris, te voilà morte comme une souris, raide morte ! Toutefois je veux placer sur ta tombe les petites pantoufles écartâtes; quand la trompette du jugement sonnera pour la dernière danse, tu sortiras du tombeau comme les autres, et alors tu mettras les petites pantoufles rouges.

MORALE DE LA FABLE.

Blanches petites souris, prenez garde à vous ! ne vous laissez pas amorcer par l’éclat des choses du monde ! Mieux vaut, je vous le conseille, mieux vaut trotter pieds nus que d’acheter des pantoufles chez la chatte.

V.
SOUCIS BABYLONIENS.

La mort m’appelle. — Je voudrais, ô ma bien-aimée, te laisser dans une forêt, dans une de ces forêts de sapins où hurlent les loups, où nichent les vautours, où grogne d’une façon effroyable la truie sauvage, réponse du porc aux poils blonds.

La mort m’appelle. — Ce serait mieux encore, ma femme, mon enfant, si je te laissais en pleine mer, lors même que le vent du nord fouetterait les vagues, et que des profondeurs de l’abîme tous les monstres qui y dorment, requins et crocodiles, s’élanceraient la gueule béante.

Crois-moi, mon enfant, ma femme, — ni la mer sauvage, irritée, ni la forêt redoutable ne sont aussi périlleuses que le séjour où nous sommes. Si terribles que soient le loup, et le vautour, et le requin, et tous les monstres de la mer, Paris contient des bêtes plus méchantes et plus furieuses encore, — Paris, la splendide et riante capitale du monde, Paris qui chante et qui danse, le beau Paris, enfer des anges et paradis des diables ! — Penser que je dois te laisser seule ici, ah! cela me bouleverse le cerveau, cela me rend fou!

Les mouches noires voltigent autour de mon lit avec des bourdonnemens moqueurs; elles se posent sur mon nez, sur mon front : — fatale engeance ! Quelques-unes d’entre elles ont des visages d’hommes, il y en a aussi qui ont des trompes d’éléphant comme le dieu Ganesa chez les Hindous. J’entends au fond de mon cerveau un grand remue-ménage. Il me semble que quelqu’un y fait sa malle, et que mon esprit, — ô mon Dieu ! — que mon esprit va déguerpir avant que je ne m’en aille moi-même.

VI.

LE NÉGRIER.

I.

Le capitaine du navire, mynher van Koek, est assis dans sa cajute, occupé à faire ses comptes. Il calcule le prix du chargement et les bénéfices probables.

« La gomme est bonne, le poivre est bon, j’en ai trois cents sacs et trois cents tonneaux. J’ai aussi de la poudre d’or et de l’ivoire; mais la marchandise noire est ce qui vaut le plus.

« J’ai six cents nègres que j’ai acquis par échange, et presque pour rien en vérité, aux bords du Sénégal. La chair est ferme, les nerfs sont tendus; on dirait du bronze bien coulé.

« En échange j’ai donné de l’eau-de-vie, des perles de verre, des instrumens d’acier. J’y gagnerai huit cents pour cent, si la moitié seulement reste en vie. Oui, s’il me reste seulement trois cents nègres dans le port de Rio-Janeiro, la maison Gonzales Perreiro me comptera cent ducats par tête. »

Tout à coup mynher van Koek est arraché à ses méditations. Le chirurgien du navire entre dans la cajute, M. le docteur van der Smissen.

C’est une figure sèche et mince, le nez plein de rouges verrues. — Eh bien ! chirurgien naval, crie van Koek, comment vont mes chers noirs ?

Le docteur le remercie de son intérêt et dit : « Je venais vous annoncer que la mortalité cette nuit a considérablement augmenté.

« Il en mourait l’un dans l’autre environ deux par jour. Aujourd’hui il en est mort sept, quatre hommes et trois femmes. J’ai inscrit aussitôt les pertes sur le registre.

« J’ai examiné minutieusement les cadavres, car souvent ces coquins font les morts, afin qu’on les lance dans les flots.

« Je leur ai enlevé leurs chaînes, et, selon mon habitude, j’ai fait jeter les corps à la mer ce matin au point du jour.

« Aussitôt des requins s’élancèrent du sein des vagues ; ils arrivaient par bataillons ; ils aiment tant la chair noire ! Ce sont mes pensionnaires.

« Ils suivaient la trace de notre navire depuis que nous avons quitté la côte. Les scélérats flairent l’odeur des cadavres avec des narines de gourmet.

« C’est tout à fait comique de les voir happer les morts. Celui-ci croque une tête, celui-là une jambe ; les autres avalent des lambeaux de chair.

« Quand tout est dévoré, ils se trémoussent joyeux autour des flancs du navire et me regardent avec de grands yeux de verre à fleur de tête, comme s’ils voulaient me remercier du déjeuner. »

Van Koek en soupirant lui coupe la parole : « Comment adoucir le mal ? comment arrêter le progrès de la mortalité ? »

Le docteur répond : « Beaucoup de noirs sont morts par leur faute : c’est leur mauvaise odeur qui a corrompu l’air dans le navire.

« Beaucoup aussi sont morts de mélancolie, parce qu’ils s’ennuyaient à périr. Un peu d’air, un peu de musique et de danse suffira pour guérir le mal. »

« Bon conseil ! s’écrie van Koek. Mon cher chirurgien est sage comme Aristote, le précepteur d’Alexandre.

« Le président de la société pour le perfectionnement des tulipes à Delft est un très habile homme ; mais il n’a pas la moitié de votre esprit.

« Vite ! de la musique ! de la musique ! Je donnerai un bal aux noirs sur le pont, et gare à celui que la danse n’amusera pas ! Nous le régalerons de coups de fouet. »

II.

Du haut des tentes bleues du ciel, des milliers d’étoiles regardent, toutes brillantes de désirs, comme de grands yeux intelligens, comme des yeux de belles femmes.

Elles regardent en bas vers la mer, couverte au loin des vapeurs pourprées du phosphore. Les vagues murmurent voluptueusement.

Aucune voile ne flotte sur les mâts du navire négrier. Il est comme dépouillé de ses agrès ; mais des lanternes brillent sur le pont à l’endroit où s’ébattent la musique et la danse.

Le pilote joue du violon, le cuisinier souffle dans une flûte, un matelot bat du tambour, et le docteur sonne de la trompette.

Environ cent nègres, hommes et femmes, poussent des cris de joie, et sautent et gambadent comme des fous. À chacun de leurs mouvemens, les chaînes résonnent en cadence. Ils broient sous leurs pieds les planches avec des sauts d’enragés, et mainte belle noire entoure voluptueusement de ses bras le corps nu de son compagnon. — A travers ce vacarme retentit plus d’un gémissement.

Le garde-chiourme est maître de plaisirs; il stimule à coups de fouet les danseurs fatigués et les excite à la joie.

Et dideldumdei ! et schnedderedeng ! Le tapage attire du fond des flots les monstres de la mer, endormis de leur stupide sommeil.

Encore engourdis, ils arrivent; ce sont des requins, des centaines de requins; ils lèvent les yeux vers le navire et restent tout ébahis d’étonnement.

Ils se sont cependant aperçus que l’heure du déjeuner n’est pas encore venue; ils bâillent et ouvrent leur gueule jusqu’au fond; leurs mâchoires sont plantées de dents pointues comme une scie.

Et encore dideldumdei ! et schnedderedeng ! La danse ne s’arrête pas. Les requins, d’impatience, se mordent eux-mêmes la queue.

Je crois qu’ils n’aiment pas la musique, comme beaucoup de leurs pareils. Ne te fie à aucune des bêtes qui n’aiment pas la musique, dit le grand poète d’Albion.

Et dideldumdei ! et schnedderedeng ! La danse va toujours. Mynher van Koek est assis près du grand mât, et il joint les mains en priant :

« Pour l’amour du Christ, épargne. Seigneur, la vie des pecheurs de peau noire! S’ils t’ont offensé, tu sais qu’ils sont aussi bêtes que des bœufs.

« Épargne leur vie au nom du Christ qui est mort pour nous tous, car s’il ne m’en reste pas trois cents à Rio-Janeiro, j’aurai fait une mauvaise affaire ! »

VII.
AFFRONTENBOURG.

Le temps s’écoule, mais le château, le vieux château, avec ses créneaux et ses tours, avec ses hôtes bizarres, rien ne peut l’effacer de mon souvenir.

Je vois encore la girouette qui tournait en criant sur le toit. Chacun regardait prudemment de ce côté avant d’ouvrir la bouche.

Quiconque voulait parler consultait d’abord le vent, de crainte que Boréas, le vieux grogneur, ne vînt tout à coup le rudoyer d’une façon peu agréable.

Les plus rusés, il est vrai, gardaient toujours le silence. Ah! je m’en souviens, il y avait là un écho qui, en répétant les paroles, méchamment les falsifiait toutes.

Au milieu du jardin était un bassin de marbre orné de sphinx, et jamais on n’y voyait une goutte d’eau, quoique mainte larme y eût coulé.

Jardin maudit ! Ah ! il n’y avait pas là une seule place où mon cœur n’eût été torturé, où mes yeux n’eussent versé des pleurs.

Non, en vérité, il n’y avait pas un seul arbre à l’ombre duquel je n’eusse essuyé des outrages, tantôt d’une bouche délicate et tantôt d’une bouche grossière.

Le crapaud, aux aguets dans l’herbe, a tout raconté au rat, qui aussitôt a rapporté à sa tante la vipère ce qu’il venait d’apprendre.

La vipère l’a dit à sa belle-sœur la grenouille, et c’est ainsi que toute la sale engeance a pu savoir directement les affronts que j’avais reçus. Les roses du jardin étaient belles, et il y avait dans leurs parfums des séductions charmantes; mais elles se flétrirent vite, et elles moururent rongées par un poison étrange.

Depuis lors, une maladie mortelle a frappé aussi le rossignol, le noble chanteur de la nuit, qui chantait son Lied à ces roses. Je crois qu’il a pris du même poison.

Jardin maudit! Oui, c’était comme si une malédiction pesait sur lui. Maintes fois, en plein soleil, j’avais peur de voir apparaître des fantômes.

Le jardin lui-même était comme un spectre vert qui me regardait en ricanant; il se moquait de moi d’un air cruel, et du sein des buissons d’ifs j’entendais s’exhaler un soupir, un gémissement, un râle de mort.

Au bout de l’allée s’élevait la terrasse sous laquelle, là bas, tout au fond, les vagues de la Mer du Nord, à l’heure du flux, viennent se briser avec fracas.

De là, la vue s’étend au loin sur la mer. J’y restais souvent plongé dans de sauvages rêveries. La tempête était aussi dans mon cœur. Quels bruits ! quelles colères ! quelles écumes de rage !

Oui, c’étaient des bruits, c’étaient des colères, c’étaient des écumes de rage au fond de mon cœur; mais tout cela était impuissant comme les vagues elles-mêmes, qui venaient, malgré leurs fières allures, se briser en gémissant sur le dur rocher.

Je voyais avec envie passer les navires voguant vers les contrées heureuses; mais le château sinistre me tenait enchaîné dans ses liens maudits.

VIII.

RÉMINISCENCES.

I.

Laisse là les paraboles sacrées, laisse là les pieuses hypothèses; essaie de nous résoudre sans ambages ces maudites questions :

« Pourquoi le juste se traîne-t-il sanglant, misérable, sous le fardeau de la croix, tandis que le méchant, heureux comme un triomphateur, se pavane sur son fier coursier ?

« A qui en imputer la faute ? Notre-Seigneur n’est-il pas tout-puissant, ou bien est-ce lui-même qui est l’auteur de ce désordre ? Ah ! vraiment ce serait lâche. »

Telles sont les questions que nous répétons sans cesse, jusqu’à ce qu’on nous ferme la bouche avec une poignée de terre; — mais est-ce là une réponse ?

II.

La femme noire avait pressé tendrement ma tête sur son cœur. Ah ! mes cheveux devinrent gris là où ses larmes avaient coulé.

Elle m’embrassa, et je fus paralysé; elle m’embrassa, et je perdis la santé; elle me baisa les yeux, et je devins aveugle; elle suça de ses lèvres sauvages, elle suça la moelle de mes reins.

Mon corps maintenant est un cadavre où l’esprit est emprisonné. Maintes fois il se sent étouffé, il se démène, il est fou de fureur, il crie comme les Berserkers Scandinaves.

Impuissantes malédictions ! ta malédiction la plus terrible ne tuera pas une mouche. Supporte ton sort et essaie de pleurnicher tout doucement et de prier.

III.

Comme elle rampe lentement, cette limace horrible appelée le temps! moi cependant, je reste là immobile à la même place.

Dans ma sombre cellule pas un rayon de soleil, pas une lueur d’espérance; je le sais, c’est seulement pour la fosse du cimetière que je quitterai cette chambre fatale.

Peut-être suis-je mort depuis longtemps. Peut-être ne sont-ce que des spectres, toutes ces fantaisies qui, la nuit, déroulent leur procession bigarrée dans mon cerveau.

Ce pourraient bien être les ombres de toute la clique des dieux païens; ils choisissent volontiers pour y prendre leurs ébats le crâne d’un poète trépassé.

Et cette douce et terrible orgie, cette folle bacchanale nocturne des esprits, souvent le lendemain matin la main du poète mort essaie de les écrire.

IV.

Je les vis rire, je les vis sourire, puis je les vis tomber dans l’abîme. J’entendis leurs sanglots, leurs râles d’agonie, et j’assistai à tout cela sans être troublé.

Vêtu de deuil, je suivis leur convoi funèbre et l’accompagnai jusqu’au cimetière; ensuite, je ne le cacherai pas, je dînai de bon appétit.

Aujourd’hui cependant, voici que tout à coup je pense avec tristesse à tout ce cortège d’amies mortes depuis si longtemps. Un amour subitement allumé agite d’étranges flammes dans mon cœur !

Ce sont surtout les larmes de la petite Juliette qui me reviennent en mémoire. Le doux regret devient un désir fougueux, et jour et nuit je l’appelle!

Souvent la fleur morte s’offre à moi dans les songes de ma fièvre; alors je reprends courage comme si elle donnait un aliment posthume au feu de mon amour.

O gracieux fantôme, enveloppe-moi de tes bras. Plus ferme, plus ferme encore ! presse ta bouche sur ma bouche; adoucis l’amertume de la dernière heure !

V.

Tu étais une blonde jeune fille, si gracieuse, si gentille, — et si froide! Vainement j’attendais l’heure où ton cœur s’ouvrirait pour laisser jaillir l’enthousiasme.

L’enthousiasme de ces choses sublimes que le sens commun et la prose estiment peu, il est vrai, mais pour lesquelles tout ce qu’il y a de noble, de beau et de bon sur cette terre rêve, souffre et saigne.

Aux bords du Rhin, près des coteaux couverts de vignes, nous allions jadis pendant les jours d’été. Le soleil riait; du calice amoureux des fleurs s’exhalaient des parfums embaumés. Les œillets de pourpre et les roses nous envoyaient de rouges baisers qui brûlaient comme des flammes. Dans les plus humbles pâquerettes, une vie idéale semblait s’épanouir.

Mais toi, tu marchais tranquille auprès de moi, dans ta blanche robe de satin, chaste et digne comme ces images de jeunes filles que dessine le crayon de Netscher. Ton cœur dans ton corset était comme un petit glacier.

VI.

Devant les assises de la raison, tu as été complètement absoute. L’arrêt porte ces mots : La petite, ni par paroles, ni par action, n’a violé aucune loi.

Oui, tu étais là, muette et inerte, tandis que de folles flammes me dévoraient. Tu n’attisais pas le feu, tu ne disais pas un mot, et cependant mon cœur est obligé de te condamner.

Dans mes rêves, chaque nuit, une voix accusatrice s’élève, qui porte plainte contre ta mauvaise foi et soutient que tu m’as ruiné.

Elle apporte les preuves, elle produit les témoignages, elle traîne toute une liasse de documens; toutefois, chaque matin, l’accusatrice disparaît en même temps que mon rêve.

Elle s’est réfugiée dans le fond de mon cœur avec toutes ses paperasses; une seule chose me reste en mémoire, c’est que je suis ruiné.

VII.

Ta lettre a été pour moi un de ces éclairs d’orage qui illuminent subitement la nuit de l’abîme. Elle m’a montré avec une clarté effrayante combien mon malheur est profond, combien il est profondément horrible.

Toi-même, te voilà émue de compassion, toi qui dans le désert de ma vie te tenais là, silencieuse, pareille à une statue, belle comme le marbre, froide aussi comme le marbre !

O mon Dieu! faut-il que je sois misérable! Elle se met à me parler, des larmes coulent de ses yeux, la pierre elle-même a pitié de moi!

Ce que j’ai vu là m’a ébranlé. Toi aussi, aie pitié de moi, ô Dieu! envoie-moi le repos, et mets fin à cette tragédie affreuse.

VIII.

Les jardins du ciel dans le paradis, dans le séjour des bienheureux, ne m’attirent nullement; je n’y trouverai pas de femmes plus belles que celles que j’ai vues sur la terre.

Il n’y a pas d’ange, paré même des ailes les plus fines, qui pût remplacer pour moi ma femme. Chanter des psaumes sur un siège de nuages ne serait pas non plus précisément le passe-temps qui me convient.

O Seigneur ! le mieux, je crois, c’est que tu me laisses dans ce monde; mais d’abord guéris mon pauvre corps et prends soin aussi de ma bourse.

Je le sais, ce monde est plein de péchés et de vices; mais je suis accoutumé déjà à battre en flânant le pavé de bitume de cet enfer terrestre.

Le bruit du monde ne me gênera pas, car je sors rarement; en robe de chambre et en pantoufles, j’aime à rester chez moi auprès de ma femme.

Laisse-moi près d’elle ! Quand je l’entends babiller, mon âme boit avec délices la musique de cette voix charmante. Son regard est si loyal, si honnête!

De la santé et un supplément d’argent, c’est tout ce que je te demande. Seigneur! Oh! laisse-moi joyeux vivre encore de beaux jours auprès de ma femme dans le statu quo !

IX.
LA DEMOISELLE.

La jolie demoiselle danse sur la surface de l’eau; elle danse de çà, elle danse de là, la brillante, l’étincelante coquine.

Maint jeune fou de scarabée admire sa robe de crêpe bleu, et l’émail de son joli corps, et aussi son svelte corsage.

Maint jeune fou de scarabée en a perdu sa cervelle de scarabée; les amoureux vont bourdonnant à ses oreilles des sermens de tendresse et de fidélité; ils lui promettent par-dessus le marché la Hollande et le Brabant.

La jolie demoiselle rit et répond : « Je n’ai besoin ni de la Hollande ni du Brabant; mais dépêchez-vous, mes amoureux, allez me chercher un brin de feu.

« La cuisinière est en couches, il faut que je fasse ma soupe moi-même; — le foyer de la cheminée s’est éteint; — vite, apportez-moi du feu, un brin de feu. »

A peine la perfide a-t-elle prononcé ces mots, les scarabées s’envolent au plus vite; ils vont chercher du feu, et bientôt ils sont loin de la forêt natale.

Ils aperçoivent des lampes brillantes (c’était, je crois, dans un jardin illuminé), et les amoureux, emportés par leur aveugle ardeur, se précipitent dans le feu des lampes.

Les flammes des lampes dévorèrent en pétillant les scarabées et leurs cœurs amoureux. Les uns payèrent de leur vie, les autres ne perdirent que leurs ailes.

Oh ! malheur au scarabée dont les ailes sont brûlées ! Dans un pays étranger, il faut qu’il rampe comme un ver au milieu d’insectes humides qui répandent une odeur infecte.

La mauvaise société, — c’est en ces termes qu’il se plaint, — est une des plus terribles plaies de l’exil. On est forcé de vivre avec un tas de vermine, avec des punaises même.

Qui nous traitent comme des camarades parce que nous habitons la même fange. Le disciple de Virgile, le poète de l’exil et de l’enfer, s’est déjà plaint de cet ennui.

Je pense avec tristesse au temps plus heureux où, dans ma splendeur ailée, je folâtrais joyeusement au sein de l’éther natal, où je me balançais sur les héliotropes,

Où je puisais ma nourriture au calice des roses, où j’étais une créature distinguée, où je fréquentais les papillons, race aristocratique, et la cigale, brillante artiste. Maintenant mes ailes sont brûlées, je ne puis retourner dans mon pays, je suis un ver, je meurs et je pourris dans une fange étrangère.

Oh ! plût à Dieu que je n’eusse jamais connu la demoiselle, la coquette bleue au fin corsage, — la belle, la perfide canaille !

X.
AU CIEL.

Le corps était sur la civière; mais la pauvre âme, arrachée au vacarme d’ici-bas, était déjà sur le chemin du ciel.

Arrivée là-haut, elle frappa à la grande porte, soupira profondément, et prononça ces paroles : Saint Pierre, viens, ouvre-moi ! Je suis si fatiguée de ma besogne terrestre; je voudrais m’étendre sur des coussins de soie dans le royaume du ciel, je voudrais jouer à colin-maillard avec de jolis petits anges, je voudrais enfin goûter le bonheur et le repos !

On entend alors un frôlement de pantoufles qui traînent, on entend retentir aussi le cliquetis d’un trousseau de clés, et par un guichet de la porte voici que parait le visage de saint Pierre.

Il dit : « Il nous vient ainsi des vagabonds, des Bohémiens, des Polonais, des vauriens, des filous, des Hottentots, soit isolés, soit par troupes, qui veulent tous entrer au ciel et devenir des anges et des bienheureux. Holà! holà! ce n’est pas pour des gibiers de potence, pour de la canaille de votre espèce que sont construits les célestes palais. Vous êtes la propriété de Satan. Holà! vite, qu’on parte d’ici! Allez, et promptement, allez chercher les gouffres noirs de l’éternel enfer. »

Ainsi grogne le vieux saint Pierre, mais il ne persiste pas longtemps dans sa mauvaise humeur; il prononce à la fin d’une voix débonnaire ces consolantes paroles : « Pauvre âme, tu ne sembles pas appartenir à cette race de coquins. Non, non ! j’accomplirai tes désirs, parce que c’est précisément ma fête aujourd’hui et qu’une fantaisie de compassion m’attendrit l’âme. Dis-moi de quel royaume et de quelle ville tu es; dis-moi aussi si tu as été marié. La patience conjugale expie souvent les plus graves péchés de l’homme. Un mari n’a pas besoin de cuire à l’étuvée dans l’enfer, et on ne le fait pas attendre devant les portes du ciel ! »

L’âme répond : « Je suis de Prusse. La capitale se nomme Berlin. La Sprée y coule, la Sprée aux nobles eaux, que la pluie et les jeunes officiers de la garde font souvent déborder. Berlin est un beau pays ! J’y ai été privat-docent, et j’ai fait des cours de philosophie. J’ai été marié avec une dame chanoinesse qui me querellait souvent d’une façon épouvantable, surtout quand il n’y avait pas de pain à la maison. J’en ai fait une maladie mortelle, et maintenant me voilà mort. »

Saint Pierre s’écria : « Hélas! hélas! la philosophie est un triste métier. En vérité, je ne comprends pas qu’on s’occupe de philosophie. C’est une science ennuyeuse, qui ne rapporte rien, et impie par-dessus le marché. On y vit dans les angoisses de la faim et du doute, et finalement le diable arrive, qui vous emporte. Sans doute ta Xantippe s’est souvent lamentée sur la maigre soupe à l’eau où jamais un œil de graisse ne la consolait d’un regard souriant. Maintenant sois consolée, pauvre âme ! Il est vrai que j’ai reçu les ordres les plus sévères contre ceux qui pendant leur vie se sont occupés de philosophie, surtout de la philosophie athée des Allemands; je dois les chasser d’ici ignominieusement, à coups de fouet. Pourtant, je te le répète, c’est aujourd’hui mon jour de fête : tu ne seras pas chassée, je t’ouvre les portes du paradis, entre vite !

« Te voilà en sûreté; bon! Pendant toute la journée, depuis le matin de bonne heure jusqu’au soir bien tard, tu peux te promener dans le ciel et flâner en rêvant par les rues pavées de diamans; mais, sache-le, ici tu ne dois jamais t’occuper de philosophie; tu me compromettrais terriblement. Si tu entends chanter les anges, fais une grimace de béatitude; si c’est un archange qui a chanté, sois tout pénétré d’enthousiasme, et dis-lui que jamais la Malibran n’a possédé un pareil soprano. Applaudis toujours aussi la voix des chérubins et des séraphins; compare-les à Rubini, à Mario, à Tamburini, donne-leur le titre d’excellences, et fais-leur maintes révérences cérémonieuses. Les chanteurs, au ciel comme sur la terre, veulent tous être flattés. Lui-même, en ces régions sublimes où nous sommes, le maître de chapelle des mondes aime à entendre louer ses œuvres; il aime qu’on chante les louanges du Seigneur Dieu, il aime qu’un psaume à son honneur et à sa gloire retentisse au milieu des plus épais nuages d’encens.

« Ne m’oublie pas. Si quelque jour tu t’ennuies des magnificences du ciel, viens me trouver; nous jouerons aux cartes. Je connais toutes les espèces de jeux, depuis le lansquenet jusqu’au pharaon. Nous boirons aussi... Mais, à propos ! si par hasard le bon Dieu te rencontre et qu’il te demande d’où tu es, ne dis pas que tu es de Berlin, dis plutôt que tu es de Munich ou de Vienne. »

XI.
LES FIANCÉS PRÉDESTINÉS.

Tu pleures, tu me regardes, et tu t’imagines que c’est ma misère qui te fait pleurer. Tu ne sais pas, femme, qu’elles coulent pour toi-même, ces larmes que versent tes yeux.

Oh! dis-moi, ton cœur n’a-t-il jamais eu un soupçon, une lueur subite, te révélant que la volonté du sort nous avait destinés l’un à l’autre ? Unis, ce devait être pour nous le bonheur; séparés, c’était la ruine.

Il était écrit dans le grand livre que nous devions nous aimer. Ta place était sur ma poitrine; c’est là que se serait éveillée la conscience de ton être, c’est moi qui t’aurais délivrée des liens de l’existence végétale, ô douce fleur; je t’en aurais émancipée par mes baisers, je t’aurais élevée vers moi, élevée vers la suprême vie, je t’aurais donné une âme !

Maintenant que toutes les énigmes sont dévoilées, maintenant que le sable achève de s’écouler dans le sablier, oh ! ne pleure pas; cela devait être ainsi. Je m’en vais, et toi, restée seule, tu vas te flétrir; tu vas te flétrir avant de t’être épanouie, tu vas t’éteindre avant d’avoir été enflammée; tu vas mourir, tu es morte, avant d’avoir vécu !

Je le sais maintenant. Oui, par Dieu, c’est toi que j’ai aimée. Quelle destinée amère quand l’heure où l’on se reconnaît est aussi l’heure où il faut pour jamais se quitter! Les paroles de bienvenue sont en même temps des paroles d’adieu! Nous nous séparons aujourd’hui, et nous nous séparons à jamais. Pour nous, point d’espérance de se revoir dans un autre monde! — La beauté est dévolue à la poussière; tu te dissiperas, tu t’évanouiras au sein du vide. Le sort des poètes est bien différent; eux, la mort ne saurait les tuer tout entiers. L’anéantissement terrestre ne nous atteint pas. Nous continuons à vivre dans le domaine de la poésie, dans Avalon, le pays des fées. Adieu pour toujours, beau cadavre !

XII.
LE PHILANTHROPE.

Ils étaient frère et sœur. La sœur était pauvre, le frère était riche; la sœur dit au frère : Donne-moi un morceau de pain.

Le frère dit à la sœur : « Laisse-moi en paix, seulement pour aujourd’hui; je donne ce soir mon repas annuel à messieurs les membres du grand conseil.

« L’un aime la soupe à la tortue, l’autre est amateur d’ananas, le troisième mange volontiers du faisan avec des truffes du Périgord.

« Le quatrième ne prend que du poisson de mer; il faut du saumon pour le cinquième; quant au sixième, il mange de tout, sans compter qu’il boit encore plus. »

La pauvre, la pauvre sœur s’en retourna chez elle tout affamée; elle se jeta sur son grabat, soupira profondément et mourut.

Nous sommes tous mortels. La faux de la mort finit par frapper le riche frère comme elle avait frappé la pauvre sœur.

Et lorsque le riche frère vit s’approcher sa dernière heure, il envoya chercher un notaire et fit son testament.

Il légua des sommes considérables au clergé, aux écoles, au grand musée de zoologie.

Il n’oublia pas non plus d’assurer des legs importans à la société pour la conversion des Juifs et à l’institut des sourds-muets.

Il fit don d’une cloche au nouveau clocher de Saint-Étienne; elle pèse cinq cents quintaux, et elle est du meilleur métal.

Voilà une grande cloche qui sonne soir et matin ! elle sonne pour l’honneur et la gloire de l’immortel donateur.

Elle proclame de sa bouche d’airain tout le bien qu’il a fait à sa ville et à ses concitoyens, de quelque confession qu’ils fussent.

O grand bienfaiteur de l’humanité ! après ta mort comme pendant ta vie, la grosse cloche aura annoncé chacune de tes bonnes actions !

L’enterrement fut célébré avec pompe et magnificence. La foule s’y pressait pleine d’admiration et de respect.

Sur une voiture noire, ornée, comme un baldaquin, d’une touffe de noires plumes d’autruche, reposait le cercueil.

Il était tout resplendissant de lames d’argent, de broderies d’argent; de l’argent sur un fond noir fait toujours un bel effet. Le char était traîné par six chevaux affubleé de housses noires; elles tombaient, comme des manteaux de deuil, jusqu’à leurs sabots.

Derrière le char marchait un bataillon de domestiques en livrée noire, tenant des mouchoirs blancs comme la neige sur leurs visages rouges de douleur.

Tous les notables de la ville, une longue file de noires calèches de parade, suivaient le convoi.

Parmi eux, cela va sans dire, se trouvaient aussi messieurs les membres du grand conseil. Toutefois ils n’étaient pas au complet.

Il manquait celui qui aimait le faisan aux truffes; il était mort tout récemment d’une indigestion.

XIII.

LES CAPRICES DE LA BIEN-AIMÉE.

(Histoire véritable, racontée d’après d’anciens documens originaux, et traduite en belles rimes allemandes.)

Le scarabée était posé sur une haie, triste et pensif; il est devenu amoureux d’une mouche.

« O mouche de mon âme, sois l’épouse que je choisis !

« Épouse-moi, ne rejette pas mon amour ! j’ai un ventre tout d’or.

« Mon dos est d’un éclat splendide; ce ne sont que rubis et émeraudes. »

« — Je serais bien folle, vraiment ! Non, jamais je ne prendrai un scarabée,

« Ni l’or, ni les rubis, ni les émeraudes ne m’attirent. Je sais que la richesse ne fait pas le bonheur.

« Mes rêves sont pour les choses idéales, car je suis une mouche qui se respecte. »

Le scarabée s’envola accablé de tristesse; la mouche s’en alla prendre un bain.

« Où donc est ma servante l’abeille pour qu’elle m’aide à me laver ?

« Où est-elle, pour frotter doucement ma fine peau ? car je suis la fiancée d’un scarabée.

« En vérité, c’est là un magnifique parti; de plus beau scarabée, il n’en est point.

« Son dos est d’un éclat splendide; ce ne sont que rubis et émeraudes.

« Son ventre est tout d’or; il a de nobles traits. Plus d’une grosse mouche en crèvera de dépit.

« Hâte-toi, mon abeille, hâte-toi de me friser, de lacer mon corsage, et de répandre sur moi les parfums.

« Frotte-moi avec de l’essence de rose et verse-moi de l’huile de lavande sur les pieds.

« Il ne faut pas que j’exhale de mauvaise odeur quand je reposerai dans les bras de mon fiancé.

« Déjà les demoiselles bleues, comme mes filles d’honneur, viennent me complimenter;

« Elles me tressent dans ma couronne virginale de blanches fleurs d’oranger.

« Beaucoup de musiciens sont engagés, des chanteuses aussi, des cigales du grand monde.

« Les butors, les frelons, les taons, les bourdons sonneront de la trompette et battront du tambour.

« Ils joueront la musique de la noce ; déjà voici venir tous les hôtes aux ailes bigarrées.

« Voici venir toute la famille, parée et joyeuse. À vrai dire, il y a dans le nombre beaucoup de vilains insectes.

« Les sauterelles et les guêpes, les tantes et les cousines arrivent. Les trompettes retentissent.

« La taupe, pasteur en robe noire, se présente aussi. — Il se fait tard déjà.

« Les cloches sonnent, bim-bam, bim-bam… Où reste mon cher fiancé ? »

Bim-bam, bim-bam, répète la cloche. Mais le fiancé volait toujours là-bas, bien loin, bien loin…

Les cloches sonnent, bim-bam, bim-bam. — Où reste donc mon fiancé chéri ?

Le fiancé, pendant ce temps-là, s’était posé bien loin, sur un tas de fumier.

Il y resta sept ans, jusqu’à ce que la fiancée fût morte et pourrie.

XIV.
MIMI.

« Je ne suis pas une petite chatte bourgeoise et morale. Je ne tourne pas mon rouet dans une chambre de dévote. Sur le toit, au grand air, je suis une chatte libre.

« Lorsque je rêve sur le toit, pendant les nuits d’été, à la fraîcheur, la musique gronde et ronfle dans mon cœur, et je chante ce que je sens. »

Ainsi parla Mimi. Aussitôt de son cœur jaillissent de sauvages chants de fiançailles, et l’harmonie attire de toutes parts les jeunes gars de la tribu des chats.

Tous les jeunes gars de la tribu des chats grondant, grommelant, ils viennent tous, ils viennent faire de la musique avec Mimi, ardens d’amour, altérés de plaisir.

Ce ne sont pas des virtuoses qu’un art profane dégrade pour un salaire ; tous ils restent les apôtres de l’harmonie sacrée.

Ils n’ont pas besoin d’instrumens ; ils sont eux-mêmes violon et flûte ; leurs ventres sont des timbales, leurs nez sont des trompettes.

Ils élèvent toutes leurs voix ensemble dans un majestueux tutti ; ce sont des fugues comme celles de Bach et de Gui d’Arezzo.

Ce sont des symphonies folles comme des caprices de Beethoven et de Berlioz ; oui, ce sont des grondemens, des ronflemens fantastiques.

Merveilleuse puissance des sons ! accens magiques et sans pareils ! ils émeuvent le ciel même, et les étoiles pâlissent.

À ces magiques accens, à cette merveilleuse harmonie, Sélène, au haut des cieux, voile sa face d’un crêpe de nuages.

Seule, la méchante langue, la vieille prima donna, Philoméla enfin, seule elle fait la moue, et renifle, et dédaigne le chant de Mimi. — Ame froide ! Qu’importe cependant ? le concert continue malgré la jalousie de la signora jusqu’à ce que paraisse à l’horizon, toute rose et souriante, la fée Aurora.

XV.
BON CONSEIL.

Plus de tristesse ni de timidité ! parle haut, fais hardiment ta demande, on s’empressera de l’agréer, et tu conduiras ta fiancée dans ta maison.

Jette ton or aux musiciens, c’est le violon qui fait la fête. Embrasse les vieilles tantes, quand même tu penserais tout bas : la peste vous emporte!

Parle bien des princes et ne médis pas des femmes. Si tu fais tuer une truie, ne lésine pas avec les boudins.

Si tu n’aimes pas l’église, fou que tu es, entres-y d’autant plus souvent. Découvre-toi devant monsieur le pasteur; envoie-lui aussi une bouteille de vin.

Si tu sens une démangeaison, gratte-toi en homme d’honneur; si tes souliers te gênent, mets des pantoufles.

Ta femme a trop salé ta soupe ? surmonta ta colère, et dis-lui avec un sourire : Ma chère poupée, tout ce que tu apprêtes est bien cuisiné !

Ta femme désire un châle ? achète-lui en deux. Achète-lui aussi des épingles et des agrafes d’or et des bijoux.

Suis mon conseil, cher ami; tu auras un jour là-haut le royaume du ciel, et tu goûteras le repos ici-bas.

XVI.
NOUVELLE SOCIÉTÉ PHILHARMONIQUE DES CHATS.

La société philharmonique des matous était assemblée sur le toit la nuit dernière; ce n’étaient pas les ardeurs sensuelles qui l’avaient convoquée; on ne s’attaquait pas, on ne faisait pas l’amour.

Les rêves de noces des nuits d’été, les mélodies amoureuses ne conviennent pas à la saison d’hiver, aux temps de glace et de neige. Toutes les gouttières étaient gelées.

Il faut dire aussi qu’un esprit nouveau s’est emparé de la race des chats. La jeunesse surtout, la jeune chatterie est enthousiaste des choses sérieuses.

La vieille génération frivole est à l’agonie. Un nouvel essor, un printemps de poésie féline se produit dans l’art et dans la vie des chats.

La société philharmonique des matous revient maintenant à l’art primitif sans art, à la naïveté naturelle.

Ce qu’elle veut, c’est la musique-poésie, des roulades sans trilles, la poésie instrumentale et vocale, qui n’est pas de la musique.

Elle veut aussi la souveraineté du génie, du génie qui bousille souvent, il est vrai, mais qui souvent aussi, à son insu, atteint le degré suprême de l’art.

Elle aime le génie qui ne s’est pas éloigné de la nature, qui ne tire pas vanité de l’érudition, et qui en effet n’a jamais rien appris.

Tel est le programme de la société philharmonique des matous, et dans l’enthousiasme de ses idées elle a donné cette nuit son premier concert d’hiver sur le toit.

Effroyable fut l’exécution de la grande pensée, du programme pompeux.

— Pends-toi, mon cher Berlioz, tu n’y étais pas !

C’était un charivari, comme si trente-six joueurs de cornemuse enivrés d’eau-de-vie eussent commencé leur bastringue.

C’était un tohu-bohu comme si dans l’arche de Noé tous les animaux à l’unisson eussent entonné le chant du déluge.

Oh ! quels croassemens ! quels hurlemens ! quels grognemens ! quels miaulemens ! Les vieux tuyaux de cheminée se mettaient de la partie et ronflaient des chorals d’église.

On distinguait surtout une certaine voix à la fois criarde et terne, comme était la voix de la Sontag quand elle n’avait plus de voix.

Quel concert diabolique ! je crois qu’on chantait un grand Te Deum pour célébrer la victoire du délire sur le bon sens.

Peut-être aussi la société des matous faisait-elle la répétition du grand opéra que le plus grand pianiste de Hongrie a composé pour Charenton.

Ce n’est qu’au point du jour que le sabbat a fini. Il a été cause qu’une cuisinière enceinte est accouchée avant terme.

La pauvre accouchée, devenue folle, a complètement perdu la mémoire ; elle ne sait plus quel est le père de son enfant.

Était-ce Pierre ? était-ce Paul ? Dis-nous, Lise, quel est le père de l’enfant ? Lise sourit, transfigurée par la béatitude, et s’écrie : Liszt ! ô matou céleste !

XVII.
L’AUDIENCE (vieille fable).

Je n’ai pas fait, comme Pharaon, noyer les enfans dans les flots du Nil ; je ne suis pas non plus un tyran Hérode, un massacreur de petits innocens.

Je veux, comme autrefois mon Sauveur, me rafraîchir par la vue des enfans ; laissez venir à moi les petits enfans, et même le grand enfant de la Souabe.

Ainsi parla le roi. Le chambellan courut et revint, amenant le grand enfant de la Souabe, qui se mit à faire sa révérence.

Le roi lui dit : N’es-tu pas un Souabe ? Ce n’est pas une honte. — Bien deviné ! dit le Souabe ; je suis né dans le pays souabe.

— Descends-tu des sept Souabes ? lui demanda le roi. — Je ne descends que d’un seul d’entre eux, répond le Souabe, mais non de tous les sept à la fois.

Le roi continue : Les nouilles souabes sont-elles bien venues cette année ? — Merci pour elles, dit le Souabe ; elles sont très bien venues.

Avez-vous encore de grands hommes ? dit le roi. — En ce moment, dit le Souabe, il n’y en a pas de grands ; il n’y en a que de gros.

— Menzel, ajoute le roi, a-t-il encore reçu beaucoup de soufflets ? — Merci pour lui, dit le Souabe ; il en a encore assez de ceux qu’il a reçus autrefois.

Le roi dit : Tu n’es pas aussi bête que tu en as l’air, mon ami. — Cela vient, dit le Souabe, de ce que les Kobolds m’ont changé en nourrice. Le roi dit : Les Souabes aiment leur pays; qui t’a décidé à quitter le foyer natal ?

Le Souabe répond : Je n’avais à manger tous les jours que de la choucroûte et des navets; si ma mère m’avait servi de la viande, je serais resté.

— Demande-moi une grâce, dit le roi. — Le Souabe s’agenouille et s’écrie : Oh ! rendez, sire, rendez au peuple allemand la liberté !

L’homme est né libre; la nature ne l’a pas créé pour en faire un valet. Sire, restituez les droits de l’homme au peuple allemand !

Le roi était profondément ébranlé. C’était une belle scène. Avec la manche de son habit, le Souabe essuyait les larmes de ses yeux.

Le roi dit enfin : Un beau rêve! Adieu. Sois moins niais à l’avenir. Comme tu es un peu somnambule, je te donne deux compagnons pour te protéger.

Deux gendarmes très sûrs qui te conduiront jusqu’à la frontière. Adieu; il faut que j’aille à la parade. J’entends déjà les tambours qui battent.

Telle fut la fin touchante de cette touchante audience. Depuis ce jour-là, le roi ne fit plus venir à lui les petits enfans.

XVIII.
COBÈS PREMIER.

En l’année quarante-huit, au moment de la grande effervescence, le parlement du peuple allemand tenait séance à Francfort.

Alors aussi apparaissait souvent dans le palais du Roemer la dame blanche, fantôme aux présages sinistres : elle est connue sous le nom de la Sommelière.

On dit qu’elle se montre la nuit au Roemer chaque fois que les chers Allemands vont commettre quelque grosse sottise.

Je l’ai vue là moi-même à cette époque, je l’ai vue pendant les nuits silencieuses, parcourant les salles vides où est entassé le bric-à-brac du moyen âge.

Elle tenait dans ses pâles mains une lampe et un trousseau de clés. Elle ouvrait les grands bahuts et les armoires des murailles.

Là sont gardés les insignes de la dignité impériale, la bulle d’or, le sceptre, la couronne, la main de justice, la pomme de l’empire, et mainte drôlerie du même genre.

Là est tout l’antique habillement impérial, les vieilleries de pourpre fanée, enfin la garde-robe de l’empire d’Allemagne, aujourd’hui rouillée et moisie.

La Sommelière, à cette vue, branle tristement la tête, et soudain elle s’écrie avec dégoût : Tout cela pue horriblement !

Tout cela sent les crottes de rats, tout cela est gâté, pourri, et-dans ces fiers oripeaux fourmille aujourd’hui la vermine.

Il paraît que sur cette hermine, sur ce vieux manteau du couronnement, toutes les chattes du quartier du Roemer sont venues faire leurs couches.

Épousseter tout cela ne servirait de rien. Que Dieu ait pitié du futur empereur! Le manteau du couronnement lui donnera des puces pour sa vie entière.

Et vous le savez, lorsque l’empereur a une démangeaison, tous les peuples de l’empire se grattent. O Allemands, je crains que les puces impériales ne vous coûtent plus d’un thaler.

Mais pourquoi parler d’empereur et de puces ? Le vieux costume est fané et pourri. Pour un temps nouveau, il faut de nouveaux habits.

Le poète allemand d’ailleurs Ta dit avec raison à Barberousse dans la caverne du Kyfthaüser : — À considérer la chose avec soin, nous n’avons pas du tout besoin d’empereur.

Pourtant, si voulez à toute force un empire, s’il vous faut absolument un empereur, ô chers Allemands, ne vous laissez pas séduire par l’esprit et la gloire.

Ne choisissez pas un patricien, choisissez quelqu’un de la plus basse plèbe. Il ne faut élire ni le lion ni le renard, mais le plus niais des moutons.

Il faut élire le fils de Colonia, le stupide Cobès de Cologne. Dans l’ordre de la bêtise, celui-là est presque un génie. Ce n’est pas lui qui se moquera de son peuple.

Un soliveau est toujours le meilleur des monarques, Ésope l’a montré dans sa fable : il ne nous mange pas, nous autres pauvres grenouilles, comme la cigogne avec son long bec.

Soyez sûrs que Cobès ne sera pas un tyran, ce ne sera ni un Néron ni un Holopherne ; ce n’est pas un cœur cruel à l’antique, c’est un cœur doux, un cœur moderne.

L’orgueil des boutiquiers a dédaigné ce cœur, mais l’infortuné s’est jeté dans les bras des ilotes du travail, et il est devenu parmi eux la fleur des pois.

Les frères de la Burschenschaft du compagnonnage ont pris Cobès pour président. Il a partagé avec eux leur dernier morceau de pain ; quant à eux, ils étaient tout pleins de ses louanges.

Ils disaient en le glorifiant qu’il n’avait jamais fait d’étude dans les universités, et qu’il écrivait des livres tirés de son propre fonds sans aucune faculté.

Oui, toute son ignorance, il l’avait acquise lui-même ; aucune culture, aucune science étrangère n’avait corrompu son cœur candide.

Son esprit aussi, sa pensée est demeurée complètement libre de l’influence de la philosophie abstraite. Il est resté lui-même. Cobès est un caractère !

Dans son bel œil brille une larme stéréotypée, et une épaisse sottise repose constamment sur sa lèvre.

Il bavarde et pleurniche, il pleurniche et bavarde. Toutes ses paroles ont de longues oreilles. Une femme enceinte qui l’avait entendu parler est accouchée d’un âne.

Il emploie ses heures de loisir à écrire des livres et à tricoter des bas. Les bas qu’il a tricotés ont obtenu un grand succès.

Apollon et les muses l’encouragent à se livrer tout entier au tricotage ; ils s’effraient chaque fois qu’ils lui voient une plume d’oie à la main.

Le tricot rappelle l’ancien temps des Funken[2]. Ils tricotaient dans leurs guérites, ces héros de Cologne. Dans leurs mains, le fer ne se rouillait jamais.

Si Cobès devient empereur, il ressuscitera certainement les Funken. La vaillante troupe entourera son trône en qualité de garde impériale.

Il pourrait bien lui prendre fantaisie d’envahir la France à leur tête, pour rendre à l’Allemagne l’Alsace, la Bourgogne et la Lorraine.

Ne craignez rien cependant, il restera chez lui ; une mission pacifique l’enchaîne : c’est l’accomplissement d’une grande idée, l’achèvement de la cathédrale de Cologne !

Mais sitôt la cathédrale achevée, Cobès se fâchera, et l’épée à la main il demandera des comptes aux Français.

Il leur prendra l’Alsace et la Lorraine et en fera la restitution à l’empire ; il entrera aussi en vainqueur dans les champs de la Bourgogne — sitôt la cathédrale achevée !

Allemands, si vous persistez dans vos désirs, si vous voulez absolument un empereur, que ce soit un empereur du carnaval de Cologne, et qu’il s’appelle Cobès Ier !

Les fous de la joyeuse société du carnaval de Cologne, avec leurs marottes sonores, seront ses ministres ; il portera dans ses armes un bas tricoté.

Drickès sera chancelier de l’empire et s’appellera le comte Drickès de Drickeshausen. La maîtresse d’état Marizebill[3] sera chargée de nettoyer la chevelure de l’empereur.

Cobès résidera dans sa bonne, dans sa sainte ville de Cologne. Dès que les habitans de Cologne sauront cette joyeuse aventure, ils feront une illumination.

Écoutez ! les cloches, ces chiens d’airain qui aboient dans l’air, poussent déjà des hurlemens de joie, et les rois mages de l’Orient s’éveillent dans leurs chapelles.

Ils s’avancent en faisant claquer leurs ossemens, et Ils dansent d’allégresse, et ils gambadent. Je les entends chanter Alleluia et Kyrie eleison.

Ainsi parla le blanc fantôme de la nuit, et il éclata de rire à plein gosier. L’écho répéta lugubrement son rire à travers les salles retentissantes.

XIX.
ÉPILOGUE.

La gloire réchauffe notre cercueil. Folies et sottises que tout cela ! Mieux valent, pour nous réchauffer, les lourdes caresses d’une vachère amoureuse. Mieux vaut aussi, pour nous réchauffer les entrailles, mieux vaut boire largement du vin chaud, du punch et du grog, même au fond des plus ignobles tavernes, au milieu de voleurs et de vagabonds échappés à la potence, mais qui vivent, qui respirent, qui ronflent, et qui sont plus dignes d’envie que le glorieux enfant de Thétis. Le fils de Pelée l’a dit avec raison : vivre en haut, sur la terre, comme le plus misérable des valets, cela vaut mieux que d’être aux bords du Styx un chef des ombres et un héros, fût-ce même un des héros qu’a célébrés Homère !


HENRI HEINE.

  1. Den grossen Baeren, la grande Ourse.
  2. Soldats de Cologne avant la révolution, qui tricotaient dans leurs guérites.
  3. Drickès et Marizebill sont des masques populaires du carnaval de Cologne.