Le Livre de Job (Renan)/Traduction

Calmann-Lévy (p. 2-192).



JOB




Il y avait dans la terre d’Us[1] un homme nommé Job : cet homme était intègre, droit, craignant Dieu et éloigné du mal.

Et il lui naquit sept fils et trois filles : et il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et de nombreux domestiques : et cet homme était le plus grand des Orientaux[2].

Et ses fils avaient coutume d’aller les uns chez les autres et de se donner un repas chacun à leur jour ; et ils envoyaient des messagers pour inviter leurs trois sœurs à venir manger et boire avec eux. Et quand le cercle des festins était fini, Job les faisait venir, les purifiait, et offrait le matin un holocauste pour chacun d’eux, car il se disait : « Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils abandonné Dieu dans leurs cœurs. » Ainsi faisait Job tous les jours de sa vie.

Or, il arriva qu’un jour les fils de Dieu[3] étant venus pour se présenter devant Jéhovah, Satan[4] vint aussi au milieu d’eux.

Et Jéhovah dit à Satan : « D’où viens-tu ? »

Et Satan répondit à Jéhovah : « De parcourir le monde et de m’y promener. »

Et Jéhovah dit à Satan : « As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’y a pas d’homme comme lui sur la terre, intègre, droit, craignant Dieu et éloigné du mal. »

Et Satan répondit à Jéhovah : « Est-ce gratuitement que Job craint Dieu ? N’as-tu pas tracé une ligne de défense autour de lui, autour de sa maison, autour de tout ce qui lui appartient ? N’as-tu pas béni l’œuvre de ses mains, et ses troupeaux ne se répandent-ils pas de tous côtés sur la terre ? Mais étends ta main, touche à ses biens, et on verra s’il ne te renie pas en face. »

Et Jéhovah dit à Satan : « Je te livre tout ce qui lui appartient ; seulement n’étends pas ta main jusqu’à sa personne. »

Et Satan se retira de devant la face de Jéhovah.

Or, il arriva qu’un jour, pendant que ses fils et ses filles mangeaient et buvaient chez leur frère aine, un messager vint trouver Job et lui dit : « Les bœufs étaient occupés à labourer, les ânesses paissaient à côté d’eux ; tout à coup les Sabéens sont tombés à l’improviste et les ont enlevés. Ils ont passé les esclaves au fil de l’épée, et je me suis échappé seul pour te l’annoncer. »

Il parlait encore, qu’un autre arrive et dit : « Le feu de Dieu est tombé du ciel ; il a frappé les troupeaux et les esclaves, et les a dévorés, et je me suis échappé seul pour te l’annoncer. »

Il parlait encore, qu’un autre arrive et dit : « Les Chaldéens ont formé trois bandes, se sont jetés sur les chameaux et les ont enlevés. Ils ont passé les esclaves au fil de l’épée, et je me suis échappé seul pour te l’annoncer. »

Pendant qu’il parlait, un autre arrive et dit : « Tes fils et tes filles mangeaient et buvaient chez leur frère aîné. Et voilà qu’un grand vent s’est élevé de l’autre côté du désert ; il a ébranlé les quatre coins de la maison, qui s’est écroulée sur les jeunes gens ; et ils sont morts, et je me suis échappé seul pour te l’annoncer. »

Et Job se leva, et il déchira son manteau, et il rasa sa tête, et il se prosterna à terre, et il adora, et il dit : « Nu je suis sorti du sein de ma mère, et nu j’y rentrerai[5]. Jéhovah m’a tout donné, Jéhovah m’a tout enlevé ; que le nom de Jéhovah soit béni ! » En tout cela, Job ne pécha point et ne proféra aucun blasphème contre Dieu.


Or, il arriva qu’un jour, les fils de Dieu étant venus pour se présenter devant Jéhovah, Satan vint aussi au milieu d’eux pour se présenter devant Jéhovah.

Et Jéhovah dit à Satan : « D’où viens-tu ? » Et Satan répondit à Jéhovah : « De parcourir le monde et de m’y promener. »

Et Jéhovah dit à Satan : « As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’y a pas d’homme comme lui sur la terre, intègre, droit, craignant Dieu et éloigné du mal. Il persévère toujours dans sa piété, et tu m’as provoqué à le ruiner sans raison. »

Et Satan répondit à Jéhovah : « Peau pour peau[6] : l’homme donne tout ce qu’il possède pour sa propre personne. Mais étends ta main, touche ses os et sa chair, et on verra s’il ne te renie pas en face. »

Et Jéhovah dit à Satan : « Je le mets dans ta main ; seulement respecte sa vie. »

Et Satan se retira de devant la face de Jéhovah. Et il frappa Job d’une lèpre maligne depuis la plante des pieds jusqu’à la tête, et Job, assis sur la cendre, fut réduit à se gratter avec un tesson.

Et sa femme lui dit : « Quoi ! tu persévères encore dans ta piété ? Laisse là Dieu, et meurs ! »

Et il lui dit : « Tu viens de parler comme une femme insensée. Nous avons reçu le bien de Dieu ; comment refuserions-nous de recevoir le mal ? »

En tout cela. Job ne pécha point par ses lèvres.


Et trois des amis de Job, Eliphaz de Théman[7], Bildad de Suah et Sophar de Naama, ayant appris les malheurs qui étaient tombés sur lui, partirent chacun de leur pays, et se concertèrent pour venit lui porter leurs doléances et le consoler.

Et ayant de loin levé les yeux, ils eurent peine à le reconnaître, et ils élevèrent la voix, et ils pleurèrent, et ils déchirèrent leur manteau, et ils lancèrent la poussière vers le ciel de manière à ce qu’elle retombât sur leur tête. Et ils restèrent assis près de lui à terre sept jours et sept nuits, et aucun d’eux n’osait lui adresser la parole, parce qu’ils voyaient que sa douleur était grande.


Alors Job ouvrit la bouche, et maudit le jour de sa naissance.


Job prit la parole et dit :


    Périsse le jour où je suis né,
Et la nuit qui a dit : Un homme est conçu.

Que ce jour se change en ténèbres,
Que Dieu ne l’éclairé pas d’en haut,
Que la lumière ne brille pas sur lui !

Que les ténèbres et l’ombre le revendiquent.
Qu’une nuée pesante le couvre,
Qu’une éclipse le remplisse d’épouvante !

Que cette nuit soit la proie d’une sombre horreur.
Qu’elle ne compte pas dans le calcul de l’année,
Qu’elle n’entre pas dans la supputation des mois !
 

Que cette nuit soit stérile[8],
Qu’on n’y entende pas de cris d’allégresse !

Que ceux-là la maudissent qui maudissent les jours[9].
Qui savent à leur gré faire lever le Dragon[10] !

Que les étoiles de son matin soient obscurcies,
Qu’elle attende la lumière, sans que la lumière vienne,
Et qu’elle ne voie point les paupières de l’aurore ;

Puisqu’elle n’a point fermé le ventre qui me porta.
Et ne m’a point ainsi épargné la douleur !



    Que ne suis-je mort dès le sein de ma mère,
Au sortir de ses entrailles, que n’expirai-je !
 

Pourquoi deux genoux sont-ils venus me recevoir.
Et deux seins m’inviter à les sucer ?

Maintenant je serais couché, je me reposerais,
Je dormirais dans une paix profonde,

Avec les rois et les grands de la terre,
Qui se bâtissent des mausolées,

Avec les princes qui possèdent l’or.
Et remplissent leur maison d’argent ;

Ou bien, comme l’avorton caché, je n’existerais pas,
Comme les enfants qui n’ont pas vu la lumière.

[11], les méchants cessent leurs violences,
Là se repose l’homme épuisé.

Là le captif vit tranquille
Et n’entend plus la voix de l’exacteur.
 

Les petits et les grands s’y rencontrent.
L’esclave y est libre de son maître.




    Pourquoi la lumière est-elle donnée au malheureux.
Et la vie à ceux dont l’âme est pleine d’amertume,

Qui attendent la mort, sans que la mort vienne,
Qui la cherchent plus ardemment qu’un trésor.

Qui sont heureux jusqu’à en tressaillir,
Et se réjouissent, quand ils ont trouvé le tombeau ;

A l’homme dont la route est couverte de ténèbres,
Et que Dieu a entouré d’un cercle fatal ?

Mes soupirs sont devenus comme mon pain,
Et mes gémissements se répandent comme l’eau ;
 

A peine conçois-je une crainte qu’elle se réalisft :
Tous les malheurs que je redoute fondent sur moi.

Plus de sécurité, plus de repos, plus de paix !
Sans cesse de nouveaux tourments !
 



Alors Eliphaz de Théman prit la parole et dit.


    Si nous rompons le silence, nous t’affligerons peut-être ;
Mais qui peut retenir sa parole ?




    Ainsi, tu as enseigné la sagesse à plusieurs,
Tu as fortifié les mains affaiblies ;

Tes paroles ont relevé ceux qui chancelaient,
Tu as raffermi les genoux vacillants ;

Et maintenant, en proie au malheur, tu te troubles ;
Atteint par la douleur, tu te décourages.

Ta piété n’était-elle pas ton espoir ?
Ta confiance n’était-elle pas dans la pureté de ta vie ?
 

Rappelle-toi si jamais un innocent a péri,
Si quelque part des justes ont été exterminés.

Pour moi, j’ai vu que ceux qui labourent l’iniquité
Et qui sèment la souffrance la recueillent.

Au souffle de Dieu ils disparaissent,
Ils sont consumés par le vent de sa colère.

Le rugissement du lion est étouffé.
Les dents du lionceau sont brisées.

Le lion meurt faute de nourriture,
Et les petits de la lionne sont dispersés.


    Une parole m’a été portée furtivement,
Et mon oreille en a saisi un léger murmure[12].
 

Au milieu des pensées qu’amènent les visions nocturnes,
A l’heure où un profond sommeil pèse sur les mortels,

Une terreur et un tremblement me saisirent,
Et agitèrent violemment tous mes os.

Un souffle passa sur ma face,
Et fit dresser le poil de ma chair.


Un être se dressa, dont je ne connaissais pas le visage ;
Un spectre apparut devant mes yeux,
Et, au milieu du silence, j’entendis une voix :


« L’homme sera-t-il juste devant Dieu ?
Le mortel sera-t-il pur devant celui qui l’a fait ?

Dieu ne se fie pas à ses propres serviteurs[13] ;
Il trouve de la dépravation, même dans ses anges.

Combien plus chez les hommes, hôtes de maisons de boue,
Qui ont leurs fondements dans la poussière,
Qu’on écrase comme des vers !

Du matin au soir ils disparaissent ;
Sans qu’on s’en aperçoive, ils périssent pour jamais,

La corde de leur tente est coupée[14],
Ils meurent avant d’avoir atteint la sagesse. »


    Appelles-en de ton sort ; est-il quelqu’un qui te réponde
Auquel des Saints[15] peux-tu recourir ?

L’insensé est tué par sa mauvaise humeur,
Le fou meurt victime de son dépit.

J’ai vu l’insensé étendant au loin ses racines ;
Mais bientôt j’ai maudit sa demeure.
 

Ses fils sont perdus sans retour ;
On les écrase à la porte[16], sans que personne les défende.

L’homme affamé dévore sa moisson,
Enfonce sa haie et le dépouille ;
L’homme altéré de soif couve des yeux ses richesses.

Le mal, en effet, ne sort pas de la poussière,
Le châtiment ne germe pas du sol ;

Mais l’homme est né pour la peine.
Comme le fils de la foudre[17] pour s’élever en l’air.



    A ta place, je me tournerais vers Dieu,
J’adresserais ma parole au Tout-Puissant,

Qui fait de grandes choses qu’on ne saurait sonder.
Des merveilles qu’on ne saurait compter ;
 

Qui répand la pluie sur la face de la terre,
Et fait couler les eaux sur la face des champs ;

Qui relève les humbles,
Et sauve ceux qui sont dans le deuil ;

Qui dissipe les conseils des perfides,
Et les empêche d’accomplir leurs projets ;

Qui prend les habiles dans leurs propres ruses,
Et fait manquer les desseins des hommes astucieux[18] :

De jour, ils vont se heurter contre les ténèbres ;
En plein midi, ils tâtonnent comme de nuit.

Ainsi Dieu préserve le pauvre du glaive de leur bouche ;
Ainsi Dieu sauve le faible des mains du puissant.

Alors l’espérance revient au malheureux,
Et l’iniquité ferme la bouche,
 

Heureux l’homme que Dieu corrige !
Ne méprise donc pas les châtiments de Dieu.

]l blesse et panse la blessure,
Il frappe et sa main guérit.

Six fois il te délivrera de l’angoisse,
Et la septième fois, le mal ne te touchera plus.

En temps de disette, il te sauvera de la mort ;
Dans le combat, il te préservera du glaive.

Tu seras à l’abri du fouet de la langue[19],
Tu ne craindras point la dévastation quand elle viendra.

Au milieu de la dévastation et de la famine, tu riras ;
Tu ne redouteras pas les bêtes de la terre ;

Car tu auras un pacte avec les pierres du sol.
Un traité avec les animaux des champs.
 

Tu verras la paix régner dans ta tente,
En visitant tes pâturages, tu n’y trouveras rien qui manque.

Tu verras ta postérité s’accroître,
Et les rejetons pulluler comme l’herbe des champs.

Tu entreras mûr dans le tombeau.
Comme une gerbe qu’on enlève en son temps.



    Voilà le fruit de nos réflexions ;
Prêtes-y l’oreille et fais-en ton profit.
 



Alors Job prit la parole et dit :



    Plût à Dieu qu’on pesât mon ressentiment.
Et que mon infortune fût mise de l’autre côté de la balance !

Celle-ci paraîtrait plus lourde que le sable de la mer ;
Voilà pourquoi mes paroles s’échappent avec audace.

Car les flèches du Tout-Puissant me transpercent,
Mon esprit en boit le venin ;
Les terreurs de Dieu sont rangées en bataille contre moi.

Est-ce que l’onagre rugit quand il a de l’herbe ?
Est-ce que le bœuf se plaint quand il a de la nourriture ?

Savoure-t-on des aliments fades et sans sel ?
Comment trouver du goût au jus de la mauve ?
 

Hélas ! ce que mon âme ne touchait qu’avec dégoût
Est devenu mon pain de chaque jour !


    Qui me donnera que mon vœu s’accomplisse,
Et que Dieu m’octroie ce que j’attends :

Qu’il daigne enfin m’écraser,
Qu’il laisse aller sa main et tranche le fil de ma vie !

Que j’aie du moins cette consolation,
Cette joie dans les souffrances dont il m’accable,
De n’avoir jamais violé les commandements du Saint[20] !

Qu’est-ce que ma force pour que j’espère encore ?
Quelle fin m’attend pour que j’aie patience ?

Ma force est-elle la force des pierres ?
Ma chair est-elle de l’airain ?

Ne suis-je pas dénué de toute aide ?
Toute voie de salut ne m’est-elle pas fermée ?
 


    Le malheureux a droit à la pitié de ses amis.
Même s’il abandonne la crainte du Tout-Puissant.

Mes frères ont été perfides comme un torrent,
Comme le courant d’une eau passagère,

Qui roule troublée par les glaçons,
Et gonflée par des flots de neige.

Au temps de la sécheresse, elle s’évanouit ;
Aux premières chaleurs, elle disparaît de son lieu.

Pour elle, les caravanes se détournent de leur route,
Entrent dans le vide du désert et y périssent.

Les caravanes de Théma[21] comptaient sur elle,
Les voyageurs de Saba y avaient mis leur espoir ;

Ils ont été trompés dans leur confiance.
Arrivés sur la place » ils restent confondus.
 

Ainsi vous m’avez failli ;
A la vue du malheur vous avez fui.

Vous ai-je dit : « Donnez-moi quelque chose.
Sacrifiez une partie de vos biens pour moi ;

Délivrez-moi du pouvoir de l’ennemi,
Rachetez-moi de la main des brigands ? »

Enseignez-moi et je vous écouterai en silence ;
Faites-moi voir en quoi j’ai péché.

Les paroles de la vérité sont bien douces ;
A quoi votre blâme peut-il s’appliquer ?

Voulez-vous donc censurer des mots ?
Les discours d’un homme désespéré appartiennent au vent.

Traîtres, vous joueriez au dé l’orphelin ;
Vous trafiqueriez de vos amis.

Voyons, daignez me regarder en face,
Et vous jugerez bien si je mens.
 

Revenez ; point de préventions injustes ;
Revenez[22], et mon innocence apparaîtra.

Y a-t-il de l’iniquité dans ma langue ?
Mon palais ne sait-il pas discerner le mal ?.



    Oui, l’état de l’homme sur la terre est celui du soldat,
Et ses jours sont comme ceux d’un mercenaire.

Comme l’esclave aspire après l’ombre,
Comme le mercenaire attend le prix de son travail ;

Ainsi j’ai eu en partage des mois de douleur,
Bien des nuits laborieuses m’ont été comptées.

Quand je suis couché, je dis : « Quand me lèverai-je ? »
Et la nuit se prolonge.
Et je suis rassasié d’angoisses jusqu’au matin.
 

 Ma chair est revêtue de vermine et d'une croûte terreuse,
Ma peau est couverte de cicatrices et de pus.

Mei jours ont été plus rapides que la navette,
Ils se sont évanouis sans retour.



    O Dieu, souviens-toi que ma vie est un souffle,
Mon œil ne reverra plus le bonheur.

Celui qui me regardera ne me trouvera plus,
Ton œil me cherchera, et je ne serai plus.

Le nuage disparaît et passe,
Ainsi celui qui descend aux enfers[23] n'en remonte jamais.

Il ne retournera plus à sa maison.
Sa demeure ne le reconnaîtra plus.
 


    Aussi ne retiendrai-je pas ma bouche ;
Je parlerai dans l’oppression de mon âme,
Je gémirai dans l’amertume de mon cœur.

Suis-je la mer, suis-je un monstre marin.
Pour que tu poses contre moi des digues ?

Quand je me dis : « Mon lit va me consoler,
Ma couche adoucira ma peine, »

Voilà que tu m’effraies par des songes.
Tu m’épouvantes par des visions.

C’est pourquoi mon âme a choisi la mort,
Mes os ont appelé le trépas.

Je disparais, je m’en vais pour l’éternité ;
Laisse-moi, car mes jours ne sont qu’un souffle.

Qu’est-ce que l’homme pour que tu l’honores d’un regard.
Pour que tu daignes faire attention à lui.
 

Pour que tu l’examines tous les matins,
Pour qu’à chaque instant tu l’éprouves ?

Jusqu’à quand auras-tu les yeux fixés sur moi,
Me refuseras-tu un moment pour avaler ma salive ?

Si j’ai péché, que t’importe, ô espion de l’homme ?
Pourquoi m’as-tu posé en butte à tes coups,
Et suis-je devenu un fardeau pour moi-même ?

Pourquoi n’effaces-tu pas mon péché,
Ne fais-tu point disparaître mon iniquité ?

Car bientôt je vais me coucher dans la poussière.
Tu me chercheras, et je ne serai plus.
 



Alors Bildad de Suah prit la parole, et dit :



    Jusqu’à quand tiendras-tu ces discours,
Et les paroles de ta bouche ressembleront-elles à un vent violent ?

Est-ce que Dieu fait fléchir le droit ?
Le Tout-Puissant fausse-t-il la justice ?

C’est parce que tes fils ont péché
Qu’il les a livrés aux mains de leur iniquité.

Mais si tu as recours à Dieu,
Si tu adresses tes prières au Tout-Puissant,

Si ta vie est droite et pure,
Sois sûr qu’il veillera sur toi,
Qu’il rendra prospère la demeure de ta justice,

Et que tes commencements auront été peu de chose,
Comparés aux grandeurs de ta fin.



    Interroge les générations antiques,
Applique ton esprit à la sagesse des pères.

(Car nous sommes d’hier, et nous ne savons rien,
Nos jours sur la terre sont comme une ombre.)

Ils t’enseigneront, ils te parleront,
Et de leur cœur ils tireront ces discours[24] :

« Le papyrus croît-il en dehors des marais ?
Le jonc peut-il vivre sans eau ?

Encore vert, nul ne le coupe,
Et avant les autres herbes il est sec.

Tel est le sort de ceux qui oublient Dieu ;
L’espérance de l’impie périra.
 

Sa confiance sera brisée.
Son assurance est une toile d’araignée.

Il s’appuiera sur sa maison, et elle ne tiendra pas ;
Il la saisira de sa main et elle ne restera pas debout.

Le voilà plein de sève, exposé au soleil.
Ses rejetons couvrent tout son jardin ;

Ses racines sont entrelacées à la pierre,
Il touche à la région du granit.

Mais si on l’arrache de sa place,
Sa place le renie et lui dit : Je ne t’ai jamais vu.

Tel est le fruit de sa conduite :
D’autres, après lui, s’élèveront du sol. »



    Non, Dieu ne repousse pas l’innocent,
Il ne tend pas la main aux malfaiteurs.
 

Un jour il remplira de joie ta bouche,
Et tes lèvres de jubilation.

Tes ennemis seront couverts de honte :
La tente du méchant n’est déjà plus !
 



Alors Job prit la parole, et dit :


    Oh ! je sais bien qu’il en est ainsi ;
Comment l’homme serait-il juste devant Dieu ?

Quand on veut disputer contre lui,
On n’a pas raison une fois sur mille.

Habile et puissant adversaire !
Qui l’a bravé, et est resté sain et sauf ?

Il transporte les montagnes à l’improviste,
Il les bouleverse dans sa fureur.

Il fait bondir la terre hors de sa place,
Les colonnes qui la soutiennent en tremblent.
 

Il commande au soleil, et le soleil ne se lève pas ;
Il met un sceau sur les étoiles.

Tout seul, il dresse le ciel comme une tente,
Il marche sur le sommet des vagues.

Il a créé la Grande-Ourse, le Géant[25] et la Pléiade,
Et les régions cachées du ciel austral.

Il fait des merveilles qu’on ne saurait sonder,
Des prodiges qu’on ne saurait compter.

Il passe devant moi sans que je l’aperçoive,
Il a fui et je ne l’ai point vu.

Quand il saisit, qui l’arrête ?
Qui peut lui dire : « Que fais-tu ? »
 

Dieu ne revient pas sur sa colère ;
Sous lui s’incline la milice du Dragon[26],

Et moi, je songerais à lui tenir tête !
Je lutterais de paroles avec lui !

Aurais-je mille fois raison, je ne lui répondrais pas.
Mais plutôt je demanderais grâce à mon juge.

Même s’il se rendrait à ma citation,
Je n’oserais croire qu’il eût écouté ma voix ;

Lui qui fond sur moi du sein de la tempête,
Qui multiplie mes blessures sans motif ;

Qui ne me laisse point reprendre haleine.
Qui me rassasie d’amertume.
 

S’agit-il de force, il dit : « Me voilà ! »
S’agit-il de droit, il dit : « Qui m’assigne ? »

Je serais juste que ma bouche même me condamnerait[27],
Je serais innocent qu’elle me déclarerait pervers.



    Oui, je suis innocent ; peu m’importe l’existence,
Je ne tiens plus à la vie[28].

Tout se vaut ; c’est pourquoi j’ai dit :
« Il fait périr également le juste et le coupable. »

Oh ! si du moins il me tuait d’un seul coup !
Mais il se rit des épreuves de l’innocent.

La terre est par lui livrée aux mains des scélérats.
Il voile la face de ceux qui la jugent :
Si ce n’est lui, qui donc est-ce ?
 


    Mes jours ont été plus rapides qu’un courrier ;
Ils ont fui sans avoir vu le bonheur.

Ils ont passé comme les barques de jonc,
Comme l’aigle qui fond sur sa proie.

Si je me dis : « Oublions notre plainte,
Laissons ce triste visage, et égayons-nous, »

Je crains le retour de mes douleurs,
Sachant bien que tu ne m’absoudras pas.

Je suis condamné d’avance ;
Pourquoi me donner ces peines inutiles ?

Je me serais baigné dans la neige,
J’aurais lavé mes mains dans le bor[29],
 
Que tu me plongerais dans une fosse infecte.
Et que mes vêtements me prendraient en dégoût.
 

Dieu n’est pas mon égal, pour que je lui réponde,
Pour que nous comparaissions ensemble en justice.

Il n’y a pas entre nous d’arbitre,
Qui pose sa main avec autorité sur nous deux.

Qu’il retire sa verge de dessus moi,
Que ses terreurs cessent de me poursuivre ;

Alors je lui parlerai sans crainte ;
Car au fond de mon cœur, je ne suis pas tel que je semble[30].



    Mon âme est fatiguée de la vie ;
Je vais laisser un libre cours à ma plainte.
Je vais parler dans l’amertume de mon cœur[31].

Je dis à Dieu : Ne me condamne pas si vite,
Fais-moi savoir pourquoi tu me poursuis.
 

Trouves-tu du plaisir à opprimer,
A repousser l’œuvre de tes mains.
Tandis que tu éclaires le conseil des méchants ?

As-tu donc des yeux de chair ?
Vois-tu comme voient les humains ?

Tes jours sont-ils comme ceux de l’homme ?
Tes années sont-elles comme les jours des mortels,

Pour que tu recherches ainsi mes fautes,
Pour que tu poursuives mon péché,

Tout en sachant bien que je ne suis pas coupable,
Et que nul ne peut être sauvé de ta main ?



    Tes mains m’ont créé et formé au tour ;
Et tu veux me détruire !

Souviens-toi que tu m’as façonné comme de l’argile ;
Et tu veux me ramener à la poussière !
 

Ne m’as-tu pas coulé comme un lait,
Et coagulé comme un fromage ?

Tu m’as revêtu de peau et de chair ;
Tu m’as entrelacé d’os et de nerfs.

Tu as été prodigue pour moi de vie et de grâce ;
Ta providence a veillé sur mon souffle,

Et voici ce que tu cachais dans ton cœur,
Voici le sort que tu me réservais[32] :

Pécheur, je trouve en toi un censeur rigide ;
Tu ne me pardonnes aucune faute.

Coupable, malheur à moi !
Juste, je n’ose davantage lever mon front,
Rassasié de honte, spectateur de ma propre misère.

Si je dresse la tête, tu me poursuis comme un lion,
Tu recommences à me braver.
 

Tu me confrontes à de nouveaux témoins,
Tu redoubles de fureur contre moi ;
Des légions d’adversaires m’assaillent tour à tour.



    Pourquoi m’as-tu tiré du sein qui me porta ?
Je serais mort, et aucun œil ne m’aurait vu.

Je serais comme si je n’eusse jamais été,
J’aurais passé du ventre de ma mère au tombeau.

Mes jours ne sont-ils pas un néant ? Trêve !
Laisse-moi m’égayer un peu.

Avant que je parte, sans espérance de retour,
Pour la terre des ténèbres et de l’horreur,

Morne et sombre terre,
Où régnent l’obscurité et le chaos.
Et où le plein jour est semblable à la nuit.
 




Alors Sophar de Naama prit la parole, et dit :



    La loquacité restera-t-elle sans réponse ?
La faconde suffit-elle pour avoir raison ?

Les hommes sensés écouteront-ils en silence ton radotage ?
Te moqueras-tu des gens, sans que personne te confonde ?



    Tu as dit à Dieu : « Ma doctrine est la bonne,
Je suis irréprochable devant toi. »

Mais je voudrais que Dieu aussi prît la parole
Et ouvrît ses lèvres pour te répondre.

Qu’il te révélât les secrets de sa sagesse,
Les replis cachés de ses desseins :
Alors tu verrais qu’il t’a encore traité avec indulgence.
 

Crois-tu toucher le fond de la sagesse de Dieu ?
Prétends-tu arriver jusqu’à la perfection du Tout-Puissant ?

Elle est plus haute que le ciel : que feras-tu pour l’atteindre ?
Plus profonde que l’enfer : comment la connaîtras-tu ?

Sa mesure est plus longue que la terre
Et plus large que la mer.

Quand il fond sur le coupable, qu’il l’emprisonne,
Qu’il assemble le tribunal, qui peut l’en empêcher ?

Il sait reconnaître les malfaiteurs,
Il découvre le crime où on ne le soupçonne pas.

À cette vue, le fou même renaîtrait à l’intelligence,
Et le petit de l’onagre deviendrait un être raisonnable[33].



    Si donc tu diriges ton cœur vers Dieu,
Et que tu étendes les bras vers lui,
 

Que tu éloignes le crime de tes mains,
Et que l’iniquité n’habite pas dans ta tente,

Alors tu lèveras ton front sans tache,
Tu seras inébranlable, et tu ne craindras rien ;

Tu oublieras toutes tes souffrances,
Tu t’en souviendras comme d’une eau qui a passé.

L’avenir se lèvera pour toi plus brillant que le midi.
Les ténèbres du présent deviendront un matin.

Tu seras plein de confiance et d’espoir ;
Tu regarderas autour de toi, et tu le coucheras rassuré.

Tu te reposeras et personne ne te fera peur ;
Des troupes de flatteurs caresseront ton visage.

Mais les yeux des méchants seront consumés,
Toute issue leur sera fermée,
Leur espoir vaut le souffle d’un homme expirant.
 



Alors Job prit la parole, et dit :


    Vraiment, vous êtes le monde entier.
Et avec vous mourra la sagesse.

Cependant j’ai de l’intelligence tout comme vous,
Je ne vous suis en rien inférieur ;
Et qui ne sait tout ce que vous venez de dire ?

Je suis l’homme raillé par ses amis,
N’ayant de recours qu’auprès de Dieu :
Le juste, l’innocent, est un objet de dérision.

Mépris au malheur ! telle est la pensée des heureux.
Le mépris attend tous ceux dont le pied chancelle.
 

La paix cependant règne dans les tentes des brigands,
La sécurité chez ceux qui provoquent le Très-Haut,
Qui portent leur dieu dans leur main[34].



    Interroge les animaux, ils seront tes maîtres[35] ;
Questionne les oiseaux du ciel, ils te donneront des leçons.

Parle à la terre, et elle l’enseignera ;
Les poissons eux-mêmes te répéteront tes discours.

Qui ne sait, parmi tous ces êtres,
Que le bras de Dieu a fait l’univers,

Qu’en sa main est l’âme des êtres vivants
Et le souffle de tous les humains ?
 

C’est l’oreille qui discerne les paroles.
Comme le palais savoure les mets.

La sagesse doit être cherchée dans les vieillards,
La raison est le fruit des longs jours.



    En lui[36] résident la sagesse et la puissance,
Le conseil et l’intelligence lui appartiennent.

Ce qu’il a détruit, nul ne peut le rebâtir ;
L’homme qu’il a enfermé, nul ne peut le délivrer.

Quand il retient les eaux, elles tarissent ;
Quand il les lâche, elles bouleversent la terre.

A lui appartiennent la force et la prudence,
De lui dépendent le séducteur et le séduit[37].
 

Des sénateurs il fait des captifs.
Des juges il fait des fous.

Il délie le baudrier des rois.
Il ceint leurs reins d’une corde.

Il réduit les prêtres en captivité,
Il renverse les puissants.

Il coupe la parole aux hommes les plus sûrs,
Il enlève la sagesse des vieillards.

Il répand la honte sur les nobles,
Il relâche la ceinture des forts[38].

Il révèle les profondeurs et les tire de l’ombre,
Il produit à la lumière l’abîme ténébreux.

Il grandit les nations, et il les perd ensuite ;
Il étend les peuples hors de leurs frontières, puis les y ramène.
 

Il enlève l’intelligence aux chefs de la terre,
Il les fait errer dans un désert sans issues.

Ils palpent l’ombre, non la lumière ;
Il les fait errer comme un homme ivre.

Mon œil a vu tout cela,
Mon oreille l’a entendu et l’a saisi.

Tout ce que vous savez, moi aussi je le sais ;
Je ne vous suis en rien inférieur.



    C’est au Tout-Puissant que je veux parler,
C’est avec Dieu que je veux plaider ma cause ;

Mais vous, vous êtes des fabricateurs de mensonges,
Vous êtes tous des médecins inutiles.

Que n’avez-vous gardé le silence ?
Cela eût passé pour de la sagesse.
 

Écoutez, je vous prie, ma défense,
Prêtez votre attention au plaidoyer de mes lèvres.

Voulez-vous pour Dieu tenir des discours iniques,
Et pour lui plaire proférer le mensonge ?

Voulez-vous faire acception de personnes en sa faveur ?
Êtes-vous donc les avocats de Dieu ?

Serait-il bon pour vous qu’il scrutât vos cœurs ?
Croyez-vous le tromper, comme on trompe un homme ?

Il sera le premier à vous condamner,
Si en secret vous faites acception de personnes.

Sa majesté ne vous effraie-t-elle pas ?
Ses terreurs ne tomberont-elles pas sur vous ?

Vos sentences sont des raisons de cendre,
Vos défenses sont des défenses de boue.

Laissez-moi ; je veux parler.
Quoi qu’il puisse m’arriver ensuite.
 

Quoi qu’il arrive, j’ai pris ma chair entre mes dents,
J'ai mis mon âme dans ma main[39].

Dieu me tue ; j’ai perdu tout espoir ;
Il ne me reste qu'à défendre ma conduite à sa face.

Une chose aussi peut me sauver,
C'est que l’impie ne saurait être admis en sa présence[40].

Écoutez donc mes paroles,
Prêtez l’oreille à mon discours.

Me voilà prêt ; j'ai disposé ma cause ;
Je sais que la justice est de mon côté.

Est-il quelqu’un qui veuille disputer contre moi ?
S’il se présente, je veux me taire et mourir.
 

Épargne-moi seulement deux choses, ô Dieu,
Si tu veux que je ne me cache pas devant ta face :

Que ta main ne m'écrase plus,
Que tes terreurs ne m'épouvantent plus.

Après cela, accuse-moi, et je répliquerai,
Ou bien laisse-moi parler, et tu me répondras[41].

Dis-moi le nombre de mes crimes?
Fais-moi connaître mes iniquités ?

Pourquoi cacher ainsi ton visage[42] ?
Pourquoi me traiter comme ton ennemi ?

Veux-tu donc effrayer une feuille chassée par le vent?
Veux-tu poursuivre une paille desséchée,
 

Pour que tu écrives contre moi des sentences amères,
Pour que tu m’imputes les péchés de mon enfance[43],

Pour que tu places mes pieds dans les ceps,
Que tu épies toutes mes démarches,
Que tu traces un fossé autour d'un infortuné.

Consumé comme un bois pourri,
Comme un vêtement que rongent les vers ?


 
    L’homme, né de la femme.
Vit peu de jours et est rassasié de trouble ;

Comme une fleur à peine éclose on le coupe,
Il fuit comme une ombre et n’a aucune durée.

Et c’est sur un tel être que tu ouvres les yeux !
Voilà celui que tu amènes en justice avec toi !
 

<poem>Qui peut tirer la pureté de la souillure ? Personne !

Si les jours de l'homme sont comptés. Si le nombre de ses mois est fixé près de toi. Si tu as posé un terme qu’il ne doit pas franchir,

Détourne tes yeux de lui pour qu’il repose un peu, Jusqu’à ce qu'il goûte, comme un mercenaire, la fin de sa journée.

L’arbre a encore quelque espérance ; Quand on l’a coupé, il peut reverdir, Et il ne cesse pas pour cela de produire des rejetons.

Lors même que sa racine a vieilli dans la terre, Et que sa tige est morte dans le sol,

Dès qu’il sent l’eau, il repousse, Et il se couvre de feuilles comme un jeune plant.

Mais quand l’homme meurt, il reste étendu ; Quand l'homme a expiré, où est-il ?

Les eaux du lac disparaissent,
Le fleuve se tarit et se dessèche.

Ainsi l’homme qui s’est couché ne se relèvera plus ;
Il ne se réveillera pas, tant que durera le ciel.
Il ne sortira pas de son sommeil.

Oh ! si tu voulais du moins me mettre à part dans l’enfer.
Me cacher jusqu’à ce que passe ta colère.
Me fixer un terme où tu te souviendrais de moi ?

Mais l’homme une fois mort revit-il[44] ?…
Tout le temps de ma station j’ai attendu
Qu’on vînt me relever de mon poste.

Tu m’appelleras, disais-je, et je te répondrai[45],
Tu désireras revoir l’œuvre de tes mains.
 

Mais quoi ! tu observes toutes mes démarches[46],
Tu tiens compte de toutes mes fautes.

Ma condamnation est scellée dans une bourse[47] ;
Tu inventes des iniquités à ma charge.

La montagne qui s’écroule s’effondre peu à peu[48],
Le rocher est transporté hors de sa place ;

Les eaux creusent la pierre.
Le fleuve entraîne le sol de ses rives ;
Ainsi tu détruis l’espérance de l’homme.

Tu l’écrases sans retour, et il passe ;
Tu le rends méconnaissable[49], et tu le jettes en enfer.  

Que ses enfants soient honorés alors, il n’en sait rien ;
Qu’ils soient méprisés, il ne s’en aperçoit pas.

Sa chair ne sent que ses propres souffrances,
Son âme ne gémit que sur elle-même.
 



Alors Eliphaz de Théman prit la parole, et dit :


    Le sage répond-il par une science pleine de vent ;
Remplit-il d’aquilons sa poitrine ?

Se défend-il par de vaines paroles,
Par des mots qui ne servent de rien ?

Toi aussi tu détruis la piété,
Tu diminues le respect envers Dieu.

Ta bouche même révèle ton iniquité.
Quel que soit l’artifice de tes paroles.

C’est ta bouche, et non moi, qui te condamne.
Tes propres lèvres rendent témoignage contre toi.
 

Es-tu donc né le premier des hommes ?
As-tu été enfanté avant les collines[50] ?

As-tu assisté au conseil de Dieu ?
As-tu attiré à toi toute sagesse ?

Que sais-tu que nous ne sachions,
Quelle notion as-tu que nous ne possédions ?

Nous avons aussi parmi nous des cheveux blancs,
Des vieillards plus riches de jours que ton père.

Fais-tu donc peu de cas des consolations de Dieu
Et des paroles douces que nous t’adressons ?

Où ton cœur t’emporte-t-il,
Et que veulent dire ces yeux hagards[51],
 

Pour que tu oses faire Dieu l’objet de tu colère
Et lui tenir de tels discours ?

Qu’est-ce que l’homme, pour qu’il soit pur ?
Le fils de la femme, pour qu’il soit innocent ?
 
Dieu ne se fie point même à ses saints[52] ;
Les cieux[53] ne sont pas purs devant lui.

Combien plus doit être abominable et pervers
L’homme qui boit l’iniquité comme l’eau !


 
    Je vais t’instruire, écoute-moi :
Je te raconterai ce que j’ai vu,

Ce que nos sages enseignent,
La doctrine qu’ils ont apprise de leurs pères.
 

Race pure, qui seule a habité sur sa terre,
Et au milieu de laquelle n’a jamais passé l’étranger :

« L’angoisse remplit tous les jours du malfaiteur
Et le nombre des années qui sont réservées au tyran.

Des bruits terrifiants remplissent son oreille,
En pleine paix il voit fondre sur lui le dévastateur.

Il n’espère pas échapper aux ténèbres,
Il s’envisage comme réservé pour l’épée.

Il se voit déjà errant et cherchant son pain.
Il sait que des jours sombres lui sont préparés.

La misère et la détresse l’épouvantent
Et l’assaillent comme un roi prêt pour la guerre.

Car il a levé sa main contre Dieu,
Il s’est enorgueilli contre le Tout-Puissant ;
 

Il a couru vers lui le cou levé,
En formant une masse compacte du dos de ses boucliers[54].

Son embonpoint lui avait couvert le visage,
La graisse avait appesanti ses reins.

Voilà pourquoi il habite des villes ruinées,
Des maisons qui n’ont plus d’habitants,
Destinées à devenir des tas de pierres.

Il ne s’enrichira plus ; sa fortune ne tiendra pas ;
Ses possessions ne s’étendront plus sur la terre.

Il ne sortira pas des ténèbres,
Le feu brûlera ses rejetons,
Il disparaîtra au souffle de la bouche de Dieu.

Qu’il n’espère rien du mal… Insensé !…
Le mal sera sa récompense.  

Sa destinée s’accomplira avant le temps,
Sa palme ne sera jamais verte.

Il laisse tomber comme la vigne ses grappes amères,
Il jette sa fleur comme l’olivier.

Car la famille de l’impie est stérile,
Et le feu dévore la tente de l’homme corrompu.

Il a conçu le mal et engendré le malheur.
Et son sein a couvé le mensonge. »
 



Alors Job prit la parole, et dit :


<poem>    J’ai entendu bien des discours semblables ; Vous êtes tous d’insupportables consolateurs.

En as-tu fini avec ces paroles creuses ? Qu’est-ce qui t’obligeait à répliquer ?

Moi aussi je saurais parler comme vous, Si vous étiez à ma place ;

J’arrangerais des paroles contre vous, Je secouerais la tête sur vous[55].

Je vous consolerais de ma bouche,
Et vous auriez pour soulagement la pitié de mes lèvres.



    Mais quoi ! si je parle, ma douleur n’est pas adoucie ;
Si je cesse ma plainte, qu’y gagné-je ?

Mes forces sont épuisées ;
Tu as ravagé toute ma famille ;

Tu m’as saisi comme un criminel ;
Ma maigreur est un témoin
Qui se lève contre moi et me répond en face.

Sa colère me déchire et me poursuit[56],
Il grince des dents sur moi.
Mon ennemi aiguise contre moi ses yeux.
 

Ils ouvrent leur bouche pour me dévorer,
Ils frappent mes joues avec ignominie,
Ils se relèvent les uns les autres pour m’attaquer.

Dieu m’a livré à l’impie,
Il m’a jeté entre les mains des méchants.

J’étais en paix, et il m’a ébranlé ;
Il m’a saisi par la tête, et m’a mis en pièces ;
Il m’a posé en butte à ses coups.

Ses flèches volent autour de moi,
Il perce mes reins sans pitié,
Il répand mon fiel à terre.

Il ouvre dans mon sein brèche sur brèche ;
Il court contre moi comme un guerrier puissant.

J’ai cousu un cilice sur ma peau,
J’ai plongé mon front dans la poudre ;
 

Mon visage est tout rouge de pleurs,
Un voile sombre s’étend sur mes paupières ;

Et pourtant il n’y a pas d’iniquités dans mes mains.
Ma prière[57] a toujours été pure.



    O terre, ne couvre point mon sang,
Et que mon cri de vengeance ne soit pas étouffé !

Car j’ai encore un témoin dans le ciel,
Un garant dans l’empyrée.

Mes amis se rient de moi ;
Aussi c’est vers Dieu que mon œil pleure,

Pour qu’il juge lui-même entre Dieu et l’homme
Comme entre le fils de l’homme et son semblable[58].
 

Car je vois venir la fin de mes années ;
Je marche dans un sentier où je ne repasserai pas.

Ma vie est détruite,
Mes jours s’éteignent,
Il ne me reste que le tombeau.



    Plût à Dieu que les traîtres fussent loin de moi,
El que mon œil ne fût plus affligé de leurs querelles !

Dieu ! sois ma caution contre toi-même ;
Quel autre voudrait me frapper dans la main[59] ?

Tu as fermé leur cœur à la raison ;
Aussi ne leur donneras-tu pas gain de cause.

L’homme qui trahit ses amis
Verra défaillir les yeux de ses enfants.
 

On a fait de moi la fable des nations,
Un misérable auquel on crache au visage.

Mon œil est éteint par la douleur,
Et mes membres sont devenus comme une ombre.

Les honnêtes gens en sont dans la stupeur,
Et l’innocent en conçoit de la colère contre l’impie.

Le juste cependant persévère dans sa voie,
Et celui dont les mains sont pures redouble de constance.



    Or ça, revenez, je vous prie[60],
Je vais vous prouver qu’il n’y a pas de sage parmi vous.

Mes jours sont passés ; mes projets sont brisés,
Ces projets que caressait mon cœur.
 

De la nuit vous faites le jour ;
Ah ! que votre jour ressemble aux ténèbres[61] !

Quand tout mon espoir est d’avoir l’enfer pour demeure,
Quand j’ai déjà étendu mon lit dans les ténèbres[62] ;

Quand j’ai appelé le tombeau mon père,
Et la pourriture ma mère et ma sœur ;

Où serait donc mon espérance ?
Mon espérance, qui peut la voir ?

Elle est descendue aux portes de l’enfer ;
Si du moins dans la poussière on trouve le repos !..
 



Alors Bildad de Suah prit la parole, et dit :


Quand mettras-tu fin à ces discours ?
Quand seras-tu sage et nous laisseras-tu parler !

Pourquoi nous traiter comme des bêtes,
Nous regarder comme des animaux stupides ?

Malheureux, qui te déchires par ta colère !
Veux-tu qu’à cause de toi la terre soit abandonnée
Et que le rocher soit transporté hors de son lieu ?

Oui, la lampe du méchant s’éteindra,
Et la flamme de son foyer ne luira pas.
 

La lumière s’est obscurcie dans sa tente.
Son flambeau s’éteindra au-dessus de lui.

Ses pas si fermes seront circonscrits,
Il sera renversé par son propre conseil.

Ses pieds seront pris dans les rets ;
Il marchera sur le piège.

Ses talons seront saisis par les lacs ;
Le filet s’emparera de lui.

Une corde est tendue pour lui sous terre,
Une trappe est cachée dans le sentier qu’il suit.

De tous côtés des terreurs l’assiègent,
Et le poursuivent pas à pas.

Le malheur ouvre sur lui une gueule affamée,
La ruine veille à ses côtés.
 

Les membres de son corps seront la proie…
Ses membres seront la proie du premier né de la mort[63].

Il sera arraché de la tente où reposait sa confiance,
On l’amènera au roi des épouvantements[64].

L’étranger habitera dans sa tente,
Le soufre sera semé sur sa demeure.

En bas, ses racines se dessèchent ;
En haut, ses bourgeons sont coupés.

Sa mémoire a disparu de la terre,
Il n’a plus de nom sur la face des champs.

Il est repoussé de la lumière dans les ténèbres,
Il est banni de l’univers.
 

Il n’a ni enfants ni postérité dans sa tribu,
Ni aucun survivant dans sa maison.

Les hommes des derniers jours seront stupéfaits de son sort,
Et les générations prochaines en seront saisies d’horreur.

Voilà la destinée du méchant,
Voilà la part de celui qui ne connaît pas Dieu.
 



Alors Job prit la parole, et dit :


Jusqu’à quand affligerez-vous mon âme,
Et m’écraserez-vous de vos discours ?

Voilà la dixième fois que vous m’insultez,
Que vous m’assommez sans pudeur.

Eh bien ! soit ; admettons que j’aie péché ;
Mon péché ne regarde que moi seul.

De quel droit osez-vous me parler avec insolence,
Et prétendez-vous me convaincre d’ignominie ?
 

Sachez que c’est Dieu qui a violé mon droit,
Et qui m’a enveloppé de ses filets.

Je proteste contre la violence, nul ne me répond ;
J’en appelle, nul ne me rend justice.

Il a entouré mon chemin d’une haie infranchissable,
Il a répandu les ténèbres sur mes sentiers.

Il m’a privé de ma gloire,
Il a enlevé la couronne de ma tête.

Il me démolit de toutes parts ; je me meurs !…
Il a arraché comme un arbre mon espérance.

Il a allumé contre moi sa colère,
Il m’a traité comme un ennemi.

Ses escadrons se sont réunis ;
Ils se sont frayé un chemin jusqu’à moi,
Ils ont mis le siège autour de ma tente
 

Il a éloigné de moi mes frères ;
Mes amis se sont écartés de moi.

Mes proches m’ont abandonné,
Et ceux qui me connaissaient m’ont oublié.

Mes hôtes et mes servantes m’ont tenu pour étranger ;
J’ai été un inconnu pour eux.

J’ai appelé mon serviteur, et il ne m’a pas répondu ;
J’ai été réduit à le supplier de ma bouche.

J’ai été un indiffèrent pour ma femme ;
J’ai dû adresser des prières à mes propres fils.

Les enfants eux-mêmes me dédaignent ;
Quand j’essaie de me lever, ils me raillent.

Tous mes familiers m’ont en horreur,
Et ceux que j’aimais se sont tournés contre moi.
 

Mes os se sont attachés à ma peau et à ma chair ;
Je me suis échappé avec la peau de mes dents[65].

Pitié ! pitié ! vous du moins, mes amis ;
Car la main de Dieu m’a frappé.

Pourquoi vous joignez-vous à Dieu pour me poursuivre,
Et êtes-vous insatiables de ma chair ?



    Oh ! qui me donnera que mes paroles soient écrites,
Qu’elles soient écrites dans un livre, qu’elles soient gravées

Avec un stylet de fer et avec du plomb[66],
Qu’à jamais elles soient sculptées sur le roc ;
 

Car, je le sais, mon vengeur existe,
Et il apparaîtra enfin sur la terre.

Quand cette peau sera tombée en lambeaux,
Privé de ma chair, je verrai Dieu[67].

Je le verrai par moi-même ;
Mes yeux le contempleront, non ceux d’un autre ;
Mes reins se consument d’attente au-dedans de moi.

Alors vous direz : « Pourquoi le poursuivions-nous ? »
Et le bon droit se trouvera de mon côté.

Ce jour-là, craignez le glaive ;
Car la colère de Dieu vous punira par le glaive,
Pour que vous appreniez qu’il y a une justice.
 



Alors Sophar de Naama prit la parole, et dit :


    Mes pensées me suggèrent une réplique,
Pour soulager mon trouble intérieur.

Je m’entends adresser de honteux reproches ;
Mais, du fond de ma conscience, l’esprit me répond[68].



    Ne sais-tu pas que, de tout temps.
Depuis que l’homme a été placé sur la terre,

Le triomphe des méchants a été court,
Et la joie de l’impie momentanée ? 

Même quand sa taille monte jusqu’au ciel,
Et que sa tête touche les nuages,

Comme une vile ordure, il périt pour toujours,
Ceux qui le voyaient disent : « Où est-il ? »

Il s’envole comme un songe et on ne le retrouve plus ;
Il s’enfuit comme une vision nocturne.

L’œil l’a contemplé pour la dernière fois,
Sa demeure ne l’apercevra plus.

Ses fils chercheront à apaiser les pauvres qu’il a faits,
De ses propres mains il restituera ses richesses.

Ses os seront pleins de ses crimes cachés,
Qui dormiront avec lui dans la poussière.

Parce que le mal a été doux à sa bouche,
Qu’il l’a caché sous sa langue,
 

Qu’il l’a ménagé[69] et ne l’a point rejeté,
Qu’il l’a savouré lentement au milieu de son palais ;

Sa nourriture se changera en poison dans ses entrailles,
Elle deviendra dans son sein le fiel des vipères.

Il a englouti des richesses, il les vomira ;
Dieu lui-même les tirera de son ventre.

Il a sucé le venin des vipères,
La langue de l’aspic le tuera.

Qu’il ne voie jamais couler autour de lui
Des ruisseaux de miel et de lait.

Il rendra ce qu’il a pris et ne se gorgera plus ;
Ses restitutions égaleront ses richesses, il n’en jouira plus.

Car il a maltraité les pauvres et les a dépouillés.
Il a saccagé des maisons et ne les a pas rebâties.
 

Les appétits de son ventre n’ont pas connu le repos ;
Il ne sauvera pas ce qu’il avait de plus cher.

Rien n’échappait à sa gloutonnerie ;
Aussi son bonheur ne durera pas.

En pleine abondance, il tombe dans la gêne ;
Tous les coups du malheur fondent sur lui.
 
Attendez, voici de quoi lui remplir te ventre :
Dieu lui enverra le feu de sa colère,
Elle pleuvra sur lui en guise de pain.

Il fuit devant les armes de fer,
L’arc d’airain le transperce.

Il arrache le trait de son corps,
L’acier étincelant lui a percé le foie ;
Les terreurs de la mort l’assiègent.

Ses trésors sont destinés à périr ;
Le feu les dévorera sans que personne l’attise
El consumera les restes de sa tente.
 

Les cieux révéleront son iniquité,
Et la terre se lèvera contre lui.

Les revenus de sa maison seront dispersés,
Ils fondront au jour de la colère divine.

Telle est la part que Dieu réserve à l’homme méchant ;
Tel est l’héritage que le Très-Haut lui assigne.
 



Alors Job prit la parole, et dit :


Écoutez, écoutez mes paroles,
Accordez-moi du moins cette consolation.

Permettez-moi de parler à mon tour,
Et quand j’aurai parlé, vous continuerez vos moqueries.

Est-ce d’un homme que je me plains ?
Comment ne perdrais-je point toute patience ?

Regardez-moi et soyez stupéfaits,
Et posez la main sur votre bouche.
 


    Quand j’y pense, je frémis,
Et ma chair en est saisie d’horreur.

Comment se fait-il que les méchants vivent,
Qu’ils vieillissent, qu’ils croissent en force ?

Leur famille prospère autour d’eux ;
Leurs rejetons se multiplient sous leurs yeux.

Leur maison est à l’abri de la crainte,
La verge de Dieu ne les touche pas.

Leurs taureaux ne perdent rien de leur fécondité.
Leurs génisses conçoivent et n’avortent pas.

Leur famille se répand comme un troupeau,
Leurs enfants dansent autour d’eux.

Ils jouent du tambourin et de la guitare,
Ils se divertissent au son du hautbois.
 

Ils passent leurs jours dans le bonheur ;
Ils descendent en un instant aux enfers[70].

Et pourtant ils ont dit à Dieu : « Va-t’en loin de nous ;
Nous ne tenons pas à connaître tes voies.

Qu’est-ce que le Tout-Puissant pour que nous le servions ?
Que gagnerons-nous à le prier ? »

Leur bonheur n’est-il pas assuré dans leur main ?
(Que le conseil de l’impie soit loin de moi !)

Voit-on souvent s’éteindre la lampe des méchants,
Tomber sur eux le châtiment qu’ils méritent[71],
Et Dieu leur départir un lot de colère ?

Les voit-on comme la paille emportée par le vent,
Comme la pellicule de blé chassée par le tourbillon ?
 

« Dieu, me dites-vons, réserve leur châtiment pour leurs fils ; »
Mais il devrait les punir de manière à ce qu'ils s'en aperçussent.

Il faudrait qu'ils vissent de leurs yeux leur ruine,
Qu'ils bussent eux-mêmes la colère du Tout-Puissant.

Que leur importe, en effet, leur maison après eux.
Une fois que le nombre de leurs mois est accompli ?



    Ose-t-on prétendre enseigner à Dieu la sagesse,
Lui qui juge les êtres les plus élevés ?



    Un homme meurt au sein de sa prospérité,
Parfaitement tranquille et heureux.

Les parcs de ses troupeaux regorgent de lait,
La moelle de ses os est richement humectée.

Un autre meurt dans l'amertume de son âme.
Et sans avoir goûté du bonheur.
 

Tous deux ils se couchent dans la poussière,
Et les vers les couvrent tous deux.



    Ah ! je connais bien vos pensées,
Et les opinions qui me font tort dans votre esprit.

Vous dites, en effet : « Où est la maison du tyran ?
Qu’est devenue la tente où demeuraient les impies ? »

Que n’interrogez-vous ceux qui passent sur la route[72] ?
Ils vous citeraient des faits irrécusables.

« Au jour fatal, vous diraient-ils, le méchant est épargné ;
Au jour de la colère divine, il est soustrait au châtiment.

Qui lui reproche en face sa conduite ?
Qui lui rend la pareille pour tout ce qu’il a fait ?
 

On le porte honorablement au tombeau,
Il semble veiller sur son mausolée[73].

Les glèbes de la vallée lui sont légères[74] ;
Il entraîne le monde entier à sa suite,
Et des foules innombrables l’ont déjà précédé[75]. »



    Que signifient donc vos vaines consolations ?
Au fond de toutes vos réponses il n’y a que méchanceté.
 



Alors Eliphaz de Théman prit la parole, et dit :


    L’homme peut-il être utile à Dieu ?
Non ; c’est à lui seul que le sage est utile.

Qu’importe au Tout-Puissant que tu sois juste ?
Que gagne-t-il à ce que ta conduite soit parfaite ?

Crois-tu que c’est par crainte qu’il te punit,
Et qu’il entre en jugement avec toi ?

Ta méchanceté n’est-elle pas infinie ?
Tes iniquités ne sont-elles pas innombrables ?
 
Tu prenais des gages à tes frères sans motif ;
Tu saisissais les vêtements des nus.
 

Tu ne donnais point à boire à l’homme épuisé ;
A l’affamé tu refusais le pain.

La terre tombait aux mains de l’homme violent.
L’homme redouté en devenait le maître[76].

Tu renvoyais les veuves les mains vides,
Et les bras des orphelins étaient brisés.

Voilà pourquoi tu es entouré de pièges,
Et troublé par des terreurs subites.

Environné de ténèbres qui t’empêchent de voir.
Et submergé par le déluge des eaux.



    Dieu n’habite-t-il pas dans les hauteurs des cieux ?
Regarde le front des étoiles ; comme il est élevé !
 

Et tu disais : « Qu’en saura Dieu ?
Pourra-t-il juger à travers la nuit sombre ?

Les nuées le cachent et l’empêchent de voir,
Il se promène sur la sphère du ciel[77]. »

Tu veux donc garder les errements antiques
Que suivirent ces hommes d’iniquité,

Qui furent emportés violemment,
Et dont les fondements furent arrachés par les eaux[78] ;

Qui disaient à Dieu : « Va-t’en loin de nous ; »
Qui se demandaient ce que pouvait leur faire le Tout-Puissant.

C’était lui pourtant qui avait rempli leurs maisons de biens.
Que le conseil des impies soit loin de moi !
 

Les justes verront leur ruine et s’en réjouiront ;
Les innocents se moqueront d’eux :

« Voilà, diront-ils, nos adversaires anéantis !
Le feu a dévoré leurs richesses. »



    Réconcilie-toi avec Dieu, et tu seras sauvé,
Et le bonheur reviendra vers toi,

Reçois l’enseignement de sa bouche,
Et place ses paroles dans ton cœur.

Tu te relèveras, si tu reviens vers le Tout-Puissant,
Si tu éloignes l’iniquité de ta tente.

Jette les lingots d’or dans la poussière.
Le métal d’Ophir parmi les cailloux des torrents.

Et le Tout-Puissant sera ton or,
Dieu sera pour toi un monceau d’argent.
 

Alors tu seras en paix avec le Tout-Puissant,
Et tu élèveras sans crainte ta face vers lui.

Tu le prieras et il t’exaucera ;
Tu t’acquitteras de tous tes vœux[79].

Ce que tu entreprendras te réussira,
La lumière brillera sur tes sentiers.

Humilié, tu reprendras le dessus ;
Car Dieu aide celui dont les yeux sont baissés.

Le coupable même sera sauvé,
Sauvé, dis-je, par la pureté de tes mains[80].
 



Alors Job prit la parole et dit :


    Encore une fois ma plainte est appelée révolte.
Et pourtant mes gémissements n’égalent pas mes souffrances.

Oh ! si je savais où le trouver,
Si je pouvais arriver jusqu’à son trône !

J’exposerais ma cause devant lui,
Je remplirais ma bouche d’arguments.

Je saurais les raisons qu’il peut m’opposer,
Je verrais ce qu’il me répondrait.

Qu’au lieu de me combattre avec l’appareil de sa force.
Il voulût bien me prêter un peu d’attention.
 

Il reconnaîtrait que c’est un juste qui se défend contre lui,
Et je serais pour toujours à l’abri des poursuites de mon juge.

Mais si je vais à l’orient, il n’y est pas ;
Si je me tourne vers l’occident, je ne l’y trouve pas.

Exerce-t-il son pouvoir dans le nord ? je ne le vois pas ;
S’enfonce-t-il dans les profondeurs du sud ? je ne l’aperçois pas.

Ah ! c’est qu’il connaît ma conscience[81] ;
Qu’il m’éprouve, je sortirai pur comme l’or.

Mon pied a toujours marché sur ses traces ;
Je me suis tenu dans sa voie sans dévier.

Je ne me suis point écarté des préceptes de ses lèvres,
J’ai gardé dans mon sein les paroles de sa bouche.
 

Mais il a un parti pris : qui peut le faire revenir ?
Ce que son âme a une fois résolu, il le fait.

Il accomplira donc ce qu’il a décrété contre moi,
Et peut-être roule-t-il en lui-même d’autres desseins.

C’est pourquoi je m’enfuis troublé de devant sa face ;
Quand j’y pense, je me cache effrayé devant lui.

Dieu a rendu mon cœur sans force,
Le Tout-Puissant m’a consterné ;

Car il ne m’a pas enlevé avant les jours sombres,
Il ne m’a pas préservé des ténèbres.



    Pourquoi l’Éternel ne dispose-t-il pas les temps
De sorte que ses serviteurs voient le jour de sa justice ?
 

Les impies cependant déplacent les bornes des champs[82],
Font paître le troupeau qu’ils ont volé.

Ils chassent devant eux l’âne des orphelins,
Ils prennent en gage le bœuf de la veuve.

Ils forcent les pauvres à se détourner du chemin,
Les faibles du pays sont réduits à se cacher devant eux.

Leurs victimes sont comme des onagres dans la solitude :
Elles sortent dès le matin pour chercher leur nourriture ;
Le désert leur fournit le pain de leurs enfants.

Elles cueillent leur pâture dans les champs,
Elles maraudent dans la vigne de leur oppresseur.

Elles passent la nuit sans vêtement,
Elles n’ont pas de couverture contre le froid.
 

Elles sont transpercées par la pluie des montagnes ;
Sans asile, elles embrassent le rocher[83].

Les scélérats ! ils enlèvent l’orphelin du sein de sa mère,
Ils prennent des gages sur le pauvre.

Ceux qu’ils ont réduits à la misère s’en vont tout nus,
Et portent affamés les gerbes de leur maître.

Ils expriment l’huile dans les celliers de leur spoliateur,
En foulant le pressoir, ils ont soif.

On entend s’élever des villes le gémissement des mourants ;
L’âme des blessés crie vengeance ;
Et Dieu ne prend pas garde à ces indignités !
 


    Il en est d’autres qui haïssent la lumière[84],
Ne connaissent pas les voies qu’elle éclaire,
Ne se tiennent pas dans ses sentiers.

L’assassin se lève au point du jour.
Il tue le faible et le pauvre,
Il rôde de nuit comme un voleur.

L’œil de l’adultère épie le crépuscule du soir ;
« Personne ne me verra, » dit-il,
Et il met un voile sur sa figure.

D’autres forcent les maisons dans les ténèbres,
Le jour ils se tiennent renfermés,
Ils ne savent pas ce que c’est que la lumière,

Car le matin est pour eux comme l’ombre de la mort[85] :
Dès qu’ils le voient poindre, ils éprouvent les terreurs de la mort.
 

Ils sont comme un corps léger sur la surface de l’eau,
Leur héritage est maudit sur la terre,
Ils ne prennent jamais le chemin des vignes[86].



    La sécheresse et la chaleur absorbent les eaux de la neige ;
Ainsi, je le sais, le tombeau dévore ceux qui pèchent[87]

Le sein qui les porta les oublie ;
Ils font les délices des vers ;
Personne ne se souvient plus d’eux ;
Ils sont brisés comme un arbre,

Ces hommes violents qui dévorent la femme stérile[88],
Qui n’ont pas fait de bien à la veuve.
 

Mais Dieu ne les a pas moins soutenus par sa puissance ;
Ils se sont relevés quand ils ne comptaient plus sur la vie.

Dieu leur avait donné la sécurité et la confiance,
Ses yeux veillaient sur leurs voies.

Ils disparaissent, mais au milieu de leur prospérité ;
lis tombent, mais comme tombent tous les êtres ;
Ils sont coupés en leur temps, comme la tête de l’épi mûr.



    S’il n’en est pas ainsi, qui me convaincra de mensonge
Et saura réduire à néant mon discours ?
 



Alors Bildad de Suah prit la parole et dit :


La puissance et la terreur lui appartiennent[89] ;
Il fait la paix dans ses hauts lieux[90].

Qui peut compter ses légions ?
Sur qui ne se lève pas sa lumière ?

Comment donc l’homme serait-il juste devant Dieu ?
Comment le fils de la femme serait-il pur ?
 

La lune elle-même n’est pas claire,
Les étoiles ne sont pas pures à ses yeux ;

Combien plus l’homme qui n’est qu’un ver
Le fils de l’homme qui n’est que pourriture !
 



Alors Job prit la parole et dit :


    Comme tu sais bien soutenir la faiblesse,
Et prêter secours au bras sans force !

Comme tu sais conseiller l’ignorance,
Et faire couler des flots de sagesse !

A qui s’adressent tes paroles
Quel esprit a parlé par ta bouche[91] ?
 


    Les géants tremblent
Sous les eaux et leurs habitants[92].

L’enfer est à nu devant lui ;
Devant lui l’abîme est sans voile.

Il étend le septentrion sur le vide,
Il suspend la terre sur le néant.

Il renferme les eaux dans les nuages,
Et les nues ne se déchirent point sous elles.

Il voile la face de son trône
En répandant devant lui sa nuée.

Il a décrit un cercle sur les eaux,
Au point où la lumière confine aux ténèbres[93].
 

Les colonnes du ciel tressaillent
Et s’étonnent à sa menace.

Par sa force il fait trembler la mer.
Par sa sagesse il écrase le Dragon[94].

Son souffle rend le ciel pur,
Sa main a créé le Serpent fugitif[95].

Voilà l’abrégé de ses œuvres :
A peine un léger bruit en est-il venu jusqu’à nous :
Qui donc pourra entendre le tonnerre de sa puissance ?
 



Job reprit encore sa parabole[96] et dit :


    J’en jure par Dieu, qui me dénie la justice,
Par le Tout-Puissant qui remplit mon âme d’amertume !

Tandis que mon souffle vivra en moi,
Et que l’esprit de Dieu[97] sera dans mes narines,

Mes lèvres ne diront point d’injustice,
Ma langue ne prononcera pas de mensonge.
 

Loin de moi la pensée de vous donner raison !
Jusqu’à ce que j’expire, je maintiendrai mon innocence.

J’ai entrepris ma justification, je n’y renoncerai pas ;
Mon cœur ne me reproche pas un seul de mes jours.



    Que mes ennemis soient traités comme le méchant ;
Mes adversaires comme le coupable[98].

Quel sera l’espoir de l’impie quand Dieu coupera,
Quand Dieu tirera à lui le fil de sa vie ?

Dieu prête-t-il l’oreille à ses gémissements,
Au jour où l’angoisse tombe sur lui ?
 

Pense-t-il avec bonheur au Tout-Puissant ?
Invoque-t-il Dieu avec confiance en tout temps ?

Je vais vous expliquer la conduite de Dieu,
Je vais vous dévoiler les conseils du Tout-Puissant.

Vous-mêmes avez tout vu de vos yeux ;
Pourquoi donc vous égarer en de si vaines pensées ?

Voici la part réservée par Dieu au méchant,
Le sort que l’homme violent obtiendra du Très-Haut.

Si ses fils se multiplient, c’est pour le glaive ;
Ses rejetons ne seront pas rassasiés de pain.

Ses survivants seront engloutis par la peste ;
Ses veuves ne le pleureront pas.

Amasse-t-il l’argent comme la poussière.
Entasse-t-il les vêtements comme la boue,
 

Le juste se revêtira de ce qu’il a entassé,
Et l’homme intègre se partagera son argent.

La maison qu’il s’est bâtie est comme celle de la teigne,
Comme la hutte que se construit le gardien des vignes.

Il s’est endormi opulent ; mais c’est pour la dernière fois !
Il ouvre les yeux, il n’est plus.

Les terreurs l’atteignent comme un déluge ;
Un tourbillon l’enlève au milieu de la nuit.

Le vent d’orient le saisit, l’emporte,
Et le balaie hors de sa place.

Dieu lance ses traits contre lui sans relâche,
Il fuit éperdu devant les coups du Tout-Puissant.

On battra des mains sur sa ruine,
On saluera sa disparition par des sifflets.
 


    L’argent a ses lieux d’extraction.
L’or a des endroits où on l’épure.

Le fer se tire du sol,
Le roc fondu donne l’airain.

L’homme a reculé les bornes des ténèbres[99] ;
Il scrute les dernières profondeurs,
Les pierres cachées dans l’ombre de la mort.

Il creuse, loin des routes battues, des tranchées
Que le pied des vivants ignore ;
Il se suspend et branle, loin du séjour des humains[100].

Cette terre d’où sort le pain
Est, dans ses entrailles, bouleversée comme par le feu.
 

Ses roches sont le lieu du saphir,
Là se trouve la poudre d’or.

L’oiseau ne connaît pas le sentier qui y mène,
L’œil de l’épervier ne l’a point aperçu.

Les bêtes sauvages ne l’ont point foulé de leurs pieds,
Le lion n’y a pas laissé sa trace.

L’homme porte sa main jusque sur le granit,
Il renverse les montagnes par la base.

Il perce des canaux dans les rochers ;
Son œil contemple tous les trésors.

Il sait arrêter le suintement des eaux,
Il amène à la lumière tout ce qui était caché.

Mais la sagesse[101], où la trouver ?
Où est le lieu de l’intelligence ?
 

L’homme n’en saurait connaître le prix ;
On ne la rencontre pas sur la terre des vivants.

L’abîme dit : « Elle n’est pas en mon sein ; »
La mer dit : « Elle ne réside pas en moi. »

On ne l’obtient pas au poids de l’or,
L’argent n’est pas le prix dont on l’achète.

On ne la pèse pas contre l’or d’Ophir,
Contre l’onyx précieux ni contre le saphir.

L’or et le verre n’entrent pas en comparaison avec elle ;
On ne l’échange pas pour des vases d’or fin.

Le corail et le cristal ne sont rien auprès d’elle ;
La possession de la sagesse vaut mieux que les perles.

On ne saurait lui comparer la topaze d’Éthiopie,
On ne la met pas en balance avec l’or pur.
 

La sagesse, d’où vient-elle ?
Où est le lieu de l’intelligence ?

Elle est cachée aux yeux de tous les vivants.
Elle est un mystère pour les oiseaux du ciel.

Le gouffre et la mort disent :
« Nous avons seulement ouï parler d’elle. »

C’est Dieu qui connaît ses sentiers ;
C’est lui qui sait où elle réside ;

Car il voit jusqu’aux confins de la terre,
Il aperçoit tout ce qui est sous le ciel.

Quand il tenait les vents dans la balance,
Et qu’il mesurait le poids des eaux,

Quand il donnait une loi à la pluie,
Et qu’il traçait une voie aux éclairs,
 

À ce moment, il l’a vue et l’a proclamée.
Il l’a fondée et il l’a scrutée ;

Et il a dit à l’homme :
« La crainte du Seigneur, voilà la sagesse,
Fuir le mal, voilà l’intelligence. »
 




Job reprit encore sa parabole et dit[102] :


    Oh ! qui me rendra tel que j’étais autrefois,
Aux jours où Dieu veillait à ma garde ;

Quand sa lampe luisait sur ma tête
Et que sa clarté dissipait devant mes pas les ténèbres ;

Tel que j’étais aux jours de mon automne[103],
Quand l’amitié de Dieu planait sur ma tente ;

Quand le Tout-Puissant était encore avec moi,
Et que mes fils m’entouraient ;
 

Quand je lavais mes pieds dans le beurre,
Et que le rocher répandait pour moi des ruisseaux d’huile ;

Quand je sortais pour me rendre à la porte de la ville,
Et que je posais mon siège sur la place publique[104] !

A ma vue, les jeunes gens se cachaient.
Les vieillards se levaient et se tenaient debout ;

Les princes retenaient leurs paroles,
Et posaient leur main sur leur bouche ;

La voix des chefs restait muette,
Leur langue s’attachait à leur palais ;
 

Car l’oreille qui m’entendait me proclamait heureux,
L’œil qui me voyait rendait témoignage à ma gloire.

Je délivrais le malheureux qui poussait des cris,
Et l’orphelin qui n’avait personne pour l’aider.

Je recueillais la bénédiction de l’homme près de périr,
Je remplissais de joie le cœur de la veuve.

J’étais vêtu d’innocence comme d’un vêtement ;
Ma justice était mon manteau et ma tiare.

J’étais les yeux de l’aveugle
Et les pieds du boiteux.

J’étais le père des pauvres,
J’examinais avec soin la cause de l’inconnu.

Je brisais la mâchoire de l’injuste,
Et j’arrachais sa proie d’entre ses dents.
 

Et je disais : « Je mourrai dans mon nid[105],
J’arriverai à des jours aussi nombreux que le sable.

Ma racine communique avec l’eau,
La rosée passe la nuit dans mon feuillage.

Ma gloire reverdira sans cesse,
Mon arc[106] se fortifiera dans ma main. »

Les assistants m’écoutaient et attendaient mon avis,
Ils gardaient le silence jusqu’à ce que j’eusse opiné.

Après que j’avais parlé, ils n’ajoutaient rien ;
Mes discours les humectaient doucement.

Ils m’attendaient comme la pluie,
Ils ouvraient la bouche comme pour une ondée.

Quand je leur souriais, ils n’en revenaient pas ;
Ils recueillaient avidement les rayons de mon visage.
 

Quand j’allais vers eux, je m’asseyais à leur tête,
Je trônais comme un roi entouré de sa garde,
Comme un consolateur au milieu des affligés.



    Et maintenant je suis la risée d’hommes plus jeunes que moi,
Dont j’ai dédaigné de placer les pères
Parmi les chiens de mon troupeau.

Que pouvais-je faire des bras de gens inutiles[107],
Incapables d’atteindre l’âge mûr,

Amaigris par la misère et la faim,
Réduits à brouter le désert,
La vieille terre du vide et du silence.
 

Cueillant leur salade sur les arbustes[108].
N’ayant pour pain que la racine du genêt ?

On les repousse du milieu des hommes,
On crie après eux comme après le voleur ;

Ils habitent dans des vallées sauvages,
Dans les cavernes de la terre et parmi les rochers ;

On les entend braire parmi les broussailles,
Ils se roulent pêle-mêle sous les buissons ;

Fils d’insensés, fils de gens sans nom,
Chassés à coups de fouet de la terre habitée !

Et maintenant je suis en butte à leurs chansons,
Je suis l’objet de leurs malins propos.
 

Ils s’écartent de moi avec horreur,
Ils ne détournent pas leur crachat de mon visage.

Ils ne gardent aucune mesure, ils m’insultent ;
Ils rejettent tout frein en ma présence.

Des misérables se lèvent à ma droite[109] :
Ils cherchent à ébranler mes pieds,
Ils aplanissent contre moi leurs routes meurtrières[110].

Ils détruisent les sentiers qui conduisaient jusqu’à moi,
Ils travaillent tous ensemble à ma ruine ;
Qui voudrait leur prêter secours ?

Ils m’assaillent comme par une large brèche,
Leurs bataillons se déroulent sous mes décombres,
 

Les terreurs m’assiégent de toutes parts ;
Ma prospérité est enlevée comme par un coup de vent,
Mon bonheur a passé comme un nuage.



    Et maintenant mon âme se répand en plaintes,
Les jours de l’infortune m’ont saisi.

La nuit perce mes os, me les arrache ;
Les maux qui me rongent ne dorment pas.

La douleur m’a rendu méconnaissable ;
Elle me serre comme ma tunique.

Le Très-Haut m’a renversé dans la boue,
Je suis confondu avec la poussière et la cendre.

Je crie vers toi, ô Dieu, et tu ne m’exauces pas ;
Je me tiens debout devant toi, et tu ne me regardes pas.

Tu es devenu pour moi un adversaire implacable,
Tu m’attaques avec toute la force de ta main.
 

Tu m’avais fait monter sur les ailes du vent,
Et tu me fais fondre au souffle de l’orage.

Car je le sais, tu me mènes à la mort,
Au rendez-vous de tous les vivants.



    Vaines prières !., il étend sa main ;
A quoi bon protester contre ses coups ?

Que me sert-il d’avoir pleuré avec l’infortuné.
D’avoir eu de la compassion pour le pauvre ?

J’attendais le bonheur, le malheur m’est échu ;
J’espérais la lumière, les ténèbres sont venues.

Mes entrailles bouillonnent sans relâche,
Les jours du malheur ont fondu sur moi.

Je marche tout noirci, mais non par le soleil ;
Je me lève dans l’assemblée du peuple, et je crie.
 

Je suis devenu le frère des chakals,
Le compagnon des filles de l’autruche[111].

Ma peau est brunie et tombe en lambeaux.
Mes os sont brûlés par un feu intérieur.

Ma guitare s’est changée en instrument de deuil,
Mon hautbois ne rend que des sons de pleurs.



    J’avais fait un pacte avec mes yeux :
Je n’osais regarder une jeune fille.

(Quelle part, disais-je, Dieu me ferait-il d’en haut ?
Quel sort le Tout-Puissant m’enverrait-il de l’empyrée ?

La ruine n’est-elle pas réservée au pécheur,
L’infortune à ceux qui commettent l’iniquité ?
 

Dieu ne voit-il pas toute ma conduite ?
Ne compte-t-il pas tous mes mouvements ?)

Si j ai marché dans la voie du mensonge,
Si mon pied a couru après la fraude,

(Que Dieu me pèse dans de justes balances,
Et il reconnaîtra mon intégrité !)

Si mon pied s’est détourné de la droite voie,
Si mon cœur a suivi mes yeux[112],
Si quelque souillure s’est attachée à mes mains ;

Qu’un autre mange ce que j’aurai semé.
Que mes rejetons soient déracinés !

Si mon cœur a été séduit par une femme,
Si j’ai fait le guet à la porte de mon voisin[113].
 

Que mon épouse soit l’esclave d’un autre.
Que d’autres partagent son lit !

Car c’est là un crime horrible,
Un forfait puni par les juges,

Un feu qui dévore jusqu’à l’anéantissement,
Et qui eût détruit toute ma fortune.

Si j’ai dénié la justice à mon esclave,
Ou à ma servante, dans leurs contestations avec moi ;

(Que devenir, me disais-je, quand Dieu se lèvera ?
Quand il viendra nous juger tous deux, que lui répondrai-je ?

Celui qui m’a fait dans le sein de ma mère ne l’a-t-il pas fait aussi ?
Un même créateur ne nous a-t-il pas formés dans la vulve ?)

Si j’ai refusé aux pauvres ce qu’ils demandaient,
Si j’ai fait languir les yeux de la veuve ;
 

Si j’ai mangé seul mon morceau de pain,
Si l’orphelin n’en a pas toujours eu sa part ;

(Dès mon enfance, il a trouvé en moi un père.
Dès le ventre de ma mère, j’ai été le guide de la veuve.)

Si j’ai vu un homme périr sans vêtements,
Le pauvre manquer de couvertures,

Sans que ses reins m’aient béni,
Réchauffés par la toison de mes agneaux ;

Si j’ai levé la main contre l’orphelin.
Quand je me voyais appuyé à la porte[114] ;

Que mon épaule se détache de l’omoplate,
Que mon avant-bras soit séparé de l’humérus !

Toujours, en effet, j’ai craint les coups de Dieu,
J’ai senti mon impuissance devant sa majesté.
 

Si j’ai mis dans l’or mon assurance,
Si j’ai dit à l’or pur : Tu es mon espoir ;

Si je me suis réjoui de ce que mes richesses étaient grandes,
Et de ce que ma main avait entassé des trésors ;

Si, en voyant le soleil dans son éclat,
Et la lune s’avancer avec splendeur.

Mon cœur s’est en secret laissé séduire.
Et que ma main se soit portée à ma bouche[115] ;

(C’est là encore un crime capital ;
J’aurais renié le Dieu d’en haut !)

Si je me suis réjoui des infortunes de mon ennemi,
Si j’ai été heureux quand le mal l’a atteint ;

Si j’ai permis à ma gorge de pécher,
En demandant sa mort avec imprécation ;
 

Si les gens de ma tente n*ont point dit :
« Où trouver quelqu’un qui ne se soit pas rassasié de sa table ! »

(Jamais l’étranger ne passait la nuit en plein air,
Mes portes étaient toujours ouvertes au voyageur ;)

Si j’ai, comme tous les hommes, dissimulé mes fautes,
En cachant mon iniquité dans mon sein ;

Si, n’osant paraître dans la grande assemblée,
Et redoutant le mépris des tribus,
Je me suis tenu renfermé, sans franchir le seuil de ma porte… ;

(Qui me donnera quelqu’un qui m’entende[116] !
Voilà ma signature ; que le Tout-Puissant me réponde !
Que mon adversaire écrive aussi sa cédule !
 

Je la porterai attachée à mon épaule[117],
J’en ceindrai mon front comme d’une couronne ;

Je rendrai compte à mon juge du nombre de mes pas.
Je m’approcherai de lui, fier comme un prince.)

Si ma terre crie contre moi,
Si mes sillons versent des larmes ;

Si j’ai mangé ses fruits, sans l’avoir achetée,
Si je l’ai extorquée à ses légitimes possesseurs ;

Qu’au lieu de froment naissent pour moi des épines,
Au lieu d’orge l’ivraie.
 


[Ici finissent les discours de Job.]




Et les trois amis de Job cessèrent de lui répondre parce qu’il persistait à se dire juste. Alors s’alluma la colère d’Elihou[118], fils de Barakel le Bouzite[119], de la race de Ram[120] ; elle s’alluma d’abord contre Job, parce qu’il prétendait maintenir son innocence devant Dieu ; elle s’alluma aussi contre ses trois amis, parce qu’ils n’avaient pas trouvé de bonne réponse à lui faire et que néanmoins ils l’avaient condamné. Or, Elihou n’avait pu jusqu’ici répliquer à Job, parce que les autres interlocuteurs étaient plus âgés que lui. Voyant donc qu’ils n’avaient plus aucune réponse à la bouche, il fut pris d’une violente colère.



Alors Elihou, fils de Barakel le Bouzite, prit la parole et dit :


    Je suis jeune et vous êtes vieux ;
C’est pourquoi j’ai tremblé et j’ai craint
De vous faire connaître mon sentiment.

Je me disais : « Les jours vont parler,
Les nombreuses années révéleront la sagesse. »

Mais la sagesse est un esprit mis dans l’homme[121] ;
C’est le souffle du Très-Haut qui rend intelligent.

Ce n’est pas l’âge qui fait la prudence,
Ce ne sont pas les vieillards qui discernent la justice.
 

C’est pourquoi je dis : « Écoutez-moi,
Je vais, moi aussi, exposer mon opinion. »

J’ai supporté vos discours.
J’ai prêté l’oreille à vos raisonnements,
Jusqu’à ce que vous eussiez épuisé la discussion.

Je vous ai suivis attentivement.
Et, je le déclare, nul de vous n’a réfuté Job,
Nul n’a répondu à ses paroles.

Et ne dites pas : « Cet homme est la sagesse en personne ;
Dieu seul, et non l’homme, peut venir à bout de lui. »

Quoiqu’il ne m’ait pas directement adressé la parole,
Je saurai lui répondre autrement que vous.



    Les voilà consternés ! ils ne répondent plus :
La parole leur a été enlevée.

J’ai attendu qu’ils eussent fini de parler.
Qu’ils s’arrêtassent et qu’ils n’eussent rien à répliquer.
 

Je vais répondre aussi pour ma part,
Je vais, moi aussi, exposer ce que je sais.

Car je suis plein de discours.
L’esprit qui soulève mon sein m’oppresse.

Mon ventre est comme un vin renfermé,
Comme une outre de vin nouveau qui se fend.

Je vais parler pour me soulager,
J’ouvrirai mes lèvres et je répondrai.

Je ne veux faire acception de personne,
Je ne chercherai à flatter qui que ce soit.

Je ne sais point flatter ;
Si je le fais, que mon Créateur m’enlève sur-le-champ !



    Je te prie donc, Job, écoute mes paroles.
Prête l’oreille à tous mes discours.
 

Voilà que j’ouvre la bouche,
Ma langue articule des mots sous mon palais.

Mes paroles expriment la droiture de mon cœur,
Mes lèvres diront franchement ce que je pense.

C’est l’esprit de Dieu qui m’a fait,
C’est le souffle du Tout-Puissant qui me vivifie.

Si tu le peux, tu me répondras ;
Prépare tes arguments, tiens-toi prêt.

Devant Dieu, je suis ton égal,
Moi aussi j’ai été tiré de la boue.

Mes terreurs du moins ne t’épouvanteront pas ;
Et le poids de ma majesté ne t’écrasera pas[122]
 


    Oui, tu as dit à mes oreilles,
Et j’entends encore le son de tes paroles :

« Je suis pur, exempt de tout péché ;
Je suis irréprochable, il n’y a point d’iniquité en moi.

Dieu cherche contre moi des motifs de haine,
Il me traite comme son ennemi.

Il a mis mes pieds dans les ceps,
Il a l’œil sur tous mes pas. »

En disant cela, te répondrai-je, tu n’as pas été juste ;
Car Dieu est bien au-dessus des humains.

Pourquoi plaides-tu contre lui ?
Il ne rend raison ae ses actes à personne.

Dieu parle une fois à l’homme,
Deux fois même… (mais on ne l’écoute pas !)
 

D’abord par des songes et des visions nocturnes,
Quand le sommeil pèse sur les mortels,
Et qu’ils dorment sur leurs lits :

À ce moment, il ouvre l’oreille de l’homme
Et y scelle ses avertissements,

Pour le détourner de ses œuvres mauvaises
Et le guérir de son orgueil,

Pour sauver son âme de la fosse béante.
Sa vie du trait qui la menace ;

Puis par les douleurs qui le clouent sur son lit,
Par le déchirement continu de ses os :

L’homme alors prend en dégoût le pain,
Son cœur a horreur des mets les plus délicats.

Sa chair disparaît aux regards,
Ses os dénudés s’évanouissent ;
 

Son âme est à deux doigts de la tombe,
Sa vie est livrée aux Exterminateurs[123].

Mais s’il trouve un ange intercesseur,
Un des innombrables êtres célestes,
Qui lui révèle ce qu’il doit faire,

Dieu a pitié de lui et dit à l’ange :
« Épargne-lui de descendre dans la fosse ;
J’ai obtenu satisfaction. »

Sa chair alors devient plus fraîche que dans son enfance.
Il revient aux jours de sa jeunesse.

Il prie Dieu, et Dieu lui est propice :
Il contemple la face du Très-Haut avec bonheur.
Et le Très-Haut lui rend son innocence.
 

Il s’en va chantant parmi les hommes :
« J’ai péché, j’ai manqué à la justice,
Et je n’ai pas été traité selon mes torts.

Dieu a épargné à mon âme de descendre dans la fosse,
Il me laisse jouir encore de la lumière. »

Voilà ce que fait Dieu
Deux fois, trois fois, avec l’homme,

Pour le ramener du tombeau,
Pour l’éclairer de la lumière des vivants.



    Sois attentif, Job ; écoute-moi ;
Tais-toi et laisse-moi parler.

Si tu as quelque chose à dire, réponds-moi ;
Parle, car je désire te trouver juste.

Si tu n’as rien à dire, écoute-moi ;
Tais-toi et je t’enseignerai la sagesse.  



Elihou reprit et dit :


    Sages, écoutez mes paroles ;
Savants, prêtez-moi l’oreille ;

Car l’oreille discerne les paroles.
Comme le palais discerne les mets.

Tâchons de trouver la justice,
Cherchons entre nous ce qui est bon.



    Job a dit : « Je suis innocent ;
Dieu me dénie la justice qui m’est due.

Quand je proteste de mon droit, je passe pour menteur :
Ma plaie est toujours saignante, quoique je sois sans péché. »
 

Quel homme, en vérité, que ce Job !
Il boit le blasphème comme l’eau !

Il a marché dans la société des malfaiteurs,
Il a été le compagnon des impies ;

Car il a dit : « A quoi sert à l’homme
De vivre en bonne intelligence avec Dieu ? »

Écoutez-moi donc, gens sensés ;
Loin de Dieu l’iniquité !
Loin du Tout-Puissant l’injustice !

Il rend à chacun selon ses œuvres,
Il fait tenir à chacun le prix de sa conduite.

Non, non, Dieu ne commet point le mal,
Le Tout-Puissant ne fausse pas le bon droit.

Qui lui a donné le gouvernement de la terre ?
Qui a confié à ses soins l’univers ?
 

S’il ne considérait que lui seul,
S’il retirait à lui son esprit et son souffle.

Toute chair expirerait à l’instant,
L’homme rentrerait dans la poussière.

Au nom de la raison, écoute ceci,
Prête l’oreille au bruit de mes paroles.

Un être qui haïrait la justice pourrait-il gouverner le monde ?
Oses-tu bien condamner le juste, le puissant.

Qui dit aux rois : « Vaurien ! »
Aux princes : « Scélérat ! »

Qui ne fait point acception de la personne des grands,
Qui ne regarde point le riche avant le pauvre ;
Car ils sont l’un et l’autre l’œuvre de ses mains ?

Subitement, au milieu de la nuit, les tyrans meurent,
Leurs peuples s’éveillent en tumulte, errent çà et là ;
L’homme puissant disparaît sans qu’on voie la main qui l’emporte.
 

Car les yeux de Dieu sont ouverts sur la conduite de l’homme,
Il voit distinctement tous ses pas.

Il n’y a point de ténèbres, il n’y a point d’ombre
Où puissent se cacher ceux qui commettent le mal.

Dieu n’a pas besoin de regarder l’homme deux fois
Pour prononcer sur lui son jugement.

Il brise les puissants, sans examen,
Et il en met d’autres à leur place ;

Car il connaît leurs actions ;
Il les renverse de nuit[124], il les brise.

Il les frappe comme des malfaiteurs,
A la vue d’une foule qui les regarde.
 

Car, en s’éloignant de lui,
En négligeant ses commandements,

Ils avaient fait monter vers lui le cri du pauvre,
Tls l’avaient forcé d’entendre le cri des malheureux.

Qui peut trouver à redire, quand Dieu pardonne ?
Mais aussi qui peut l’affronter, quand il cache son visage[125]
Sur les nations et sur les particuliers,

Pour faire cesser le règne de l’impie
Et l’empêcher d’être le fléau de son peuple ?

Cet impie avait-il dit à Dieu :
« J’ai été puni, je ne pécherai plus ;

Montre-moi ce que je ne sais pas voir ;
Si j’ai commis l’iniquité, je ne le ferai plus[126] ? »
 

Dieu prendra-t-il ton avis pour punir un tel homme ?
Te dira-t-il : « Sois son juge à ma place ?
Parle selon ce que tu sais. »



Que les gens sensés me répondent,
Que l’homme sage me prête l’oreille.

Job n’a point parlé selon la science,
Ses discours ne sont point conformes à la raison.

Eh bien ! que Job continue d’être éprouvé.
Puisque ses réponses ont été celles d’un méchant.

À ses crimes il a ajouté l’impiété ;
Il se moque de nous en face,
Il fatigue Dieu de ses discours.



Elihou prit encore la parole et dit[127] :


Peux-tu croire que tu as eu raison
Et que tu as trouvé une justification devant Dieu,

Quand tu as dit : « Que me sert mon innocence ?
En quoi suis-je mieux traité que si j’avais péché ? »

Moi, je vais te répondre,
Et à tes amis en même temps.
 


    Considère les deux et regarde ;
Vois les nuées : elles sont bien hautes pour toi !

Si tu pèches, qu’est-ce que cela lui[128] fait ?
Si tes crimes se multiplient, que lui importe ?

Si tu es juste, que lui en revient-il ?
Quel avantage lui procure ton innocence ?

Tes péchés ne peuvent atteindre que tes semblables,
Ta justice ne peut servir qu’aux fils de l’homme.

Les faibles, il est vrai, gémissent dans l’oppression,
Ils crient sous le bras des puissants.

C’est qu’ils n’ont pas dit : « Où est Dieu, notre créateur.
Qui remplit la nuit d’hymnes de joie[129],
 

Qui nous instruit de préférence aux bêtes des champs,
Qui nous rend sages de préférence aux oiseaux du ciel ? »

Voilà les gens qui crient, sans être exaucés,
Sous le poids de la tyrannie des méchants.

Dieu, en effet, n’écoute pas la frivolité,
Le Tout-Puissant n’y tourne pas les yeux.

Quand tu lui reproches de ne pas se soucier de nous,
Ta cause est devant lui ; attends son jugement.

Mais, parce que sa colère ne s’exerce pas encore,
Parce qu’il fait semblant d’ignorer nos fautes,

Job en profite pour se répandre en vains discours
Et multiplier les paroles sans vraie science.
 



Elihou dit encore :


Attends un peu, et je te donnerai des leçons,
Car j’ai encore des motifs à faire valoir pour Dieu,

Je prendrai mes principes de loin[130],
Je donnerai raison à mon Créateur.

Mes paroles, en effet, ne sont pas mensongères :
C’est un homme d’une science accomplie qui le parle.



    Dieu est grand, ei pourtant il ne repousse personne ;
C’est par la force de son intelligence qu’il est grand.
 


Il ne laisse pas vivre le méchant,
Il rend justice aux faibles.

Il ne détourne pas les yeux de dessus les justes,
Il les fait asseoir sur le trône avec les rois,
Il les exalte pour l’éternité.

Que si parfois ils tombent dans les fers.
S’ils sont pris dans les liens du malheur[131],

Il leur fait voir qu’ils l’ont mérité par leurs actes.
Par leurs péchés, par leur orgueil ;

Il ouvre leur oreille à ses réprimandes,
Il leur dit de renoncer à l’iniquité.

S’ils l’écoutent, s’ils se soumettent.
Ils finissent leurs jours dans le bonheur,
Et leurs années dans le plaisir.
 

Mais s’ils ne l’écoutent pas, ils périront par les armes,
Ils expireront sans s’être reconnus.

Les impies conçoivent le dépit dans leur cœur,
Ils ne prient pas, quand Dieu les jette dans les fers :

Aussi meurent-ils dans leur jeunesse,
Et leur vie est-elle comme celle des hiérodules[132].

Mais Dieu délivre l’homme humble qui souffre ;
C’est par la souffrance qu’il lui donne ses avis.



    Toi aussi, il te fera passer d’une étroite prison
Dans un espace libre et sans limites ;
Ta table sera couverte de mets succulents.

Tu avais rempli la mesure de crimes d’un méchant ;
Tu en as subi la sentence et la peine.
 

N’espère pas détourner la colère de Dieu par une amende,
Que la confiance d’échapper par une grosse rançon ne t’égare pas !

Crois-tu qu’il fera entrer tes richesses en compte ?
L’or et tous les trésors du monde ne sont rien pour lui.

N’appelle donc pas la nuit de tes vœux,
Cette nuit où les peuples sont anéantis sur place[133].

Garde-toi de revenir à ces pensers coupables,
Où tu as osé préférer la mort au malheur.



    Dieu est sublime dans sa puissance ;
Qui sait comme lui donner des leçons ?

Qui lui trace la voie qu’il doit suivre ?
Qui peut lui dire : « Tu as mal fait ? »
 

Songe plutôt à glorifier ses œuvres,
Que célèbrent les chants des humains.

Tous les hommes les admirent,
Le mortel les contemple de loin.



    Dieu est trop grand pour que nous puissions le connaître ;
Le nombre de ses années est incalculable.

Il attire à lui les émanations des eaux,
Qui se fondent en pluie et forment ses vapeurs ;

Les nuages les répandent ensuite ;
Elles tombent en gouttelettes sur la foule des hommes.

Comment surtout comprendre le déchirement des nuées.
Les craquements de son pavillon[134] ?
 

Tantôt il se couvre de ses éclairs comme d’un rideau,
Tantôt il semble se cacher au fond de la mer[135].

Les orages lui servent à la fois pour punir les hommes
Et pour leur fournir une nourriture abondante.

Il revêt sa main de carreaux lumineux,
Et il les lance contre ses ennemis.

Le fracas de sa marche l’annonce,
L’effroi des troupeaux révèle son approche[136].

Pour moi, dans ces moments-là, mon cœur tremble
Et bondit hors de sa place.

Écoutez, écoutez le fracas de voix
Et le grondement qui sort de sa bouche.
 

Il en remplit toute la voûte du ciel,
Ses éclairs atteignent jusqu’aux bords de la terre[137].

Après l’éclair vient le rugissement de sa voix ;
Il tonne de sa voix superbe ;
Quand on entend sa voix, le trait n’est déjà plus dans sa main.

Dieu tonne de sa voix merveilleuse,
Il fait de grandes choses que nous ne saurions connaître.

Il dit à la neige : « Tombe à terre. »
Il commande aux ondées et aux pluies violentes.

Il met ainsi les scellés sur la main des hommes[138],
Afin que tous apprennent à connaître leur créateur.
 

L’animal entre alors dans son gîte
Et se repose dans sa tanière.

L’ouragan sort de ses retraites cachées[139],
Les brises boréales amènent le froid.

Au souffle de Dieu, se forme la glace,
L’eau se contracte et se serre.

Il charge la nue de vapeurs humides ;
Il pousse devant lui les nuages qui portent sa foudre :

Ceux-ci se portent de côté et d’autre, sous sa direction,
Pour exécuter tout ce qu’il leur ordonne
Sur la face de la terre habitée,

Soit qu’il veuille punir ses créatures.
Soit qu’il en fasse un instrument de miséricorde.
 


    Job, prête l’oreille à tout ceci ;
Lève-toi, et considère les merveilles de Dieu.

Sais-tu quels desseins président à ses miracles,
Et pourquoi il fait éclater le feu de ses nuées ?

Connais-tu la loi d’équilibre des nuages,
Les secrets de celui dont le savoir est parfait ?

Pourquoi tes habits sont-ils chauds,
Quand la terre se repose aux bouffées du midi ?

Saurais-tu comme lui battre les nues au marteau
Pour les rendre solides ainsi qu’un miroir de métal ?

Fais-nous connaître ce qu’on peut lui répondre !…
Mais plutôt, taisons-nous, ignorants que nous sommes !

De grâce, que mes discours ne lui soient point rapportés !
Jamais homme a-t-il désiré sa perte[140] ?
 

Au moment où on ne voit pas le soleil,
Où sa lumière est cachée derrière les nuages,
Qu’un coup de vent passe, le ciel est pur[141].

Un rayon d’or vient tout à coup du septentrion,
admirable splendeur de Dieu !

Nous n’atteindrons jamais le Tout-Puissant : grand par la force,
Grand par le droit et la justice, il ne répond à personne.

Que les hommes donc le craignent !
Il n’honore pas d’un regard tous les sages de la terre.
 



Alors Jéhovah répondit à Job[142] du sein de la tempête[143], et dit :


    Quel est celui qui obscurcit ainsi la Providence
Par des discours dénués de savoir ?

Ceins tes reins, comme un homme[144] ;
Je vais t’interroger, et tu me répondras.



    Où étais-tu, quand je posais les fondements du monde ?
Indique-le-moi, si tu possèdes la sagesse.
 

Qui a réglé les mesures de la terre (tu le sais sans doute) ;
Ou qui a tendu sur elle le cordeau ?

Sur quoi ses bases reposent-elles,
Ou qui jeta sa pierre angulaire,

Quand les étoiles du matin chantaient en chœur,
Et que les fils de Dieu poussaient des cris d’allégresse[145] ?

Qui a fermé la mer avec des portes,
Quand elle jaillit et s’élança de la vulve[146],

Quand je lui donnai la nue pour vêtement,
Le nuage ténébreux pour langes,

Quand je lui traçai des limites,
Que je lui posai des battants et des verrous,
 

Et que je lui dis : « Tu viendras jusqu’ici, non au delà ;
Ici expirera l’orgueil de tes flots ? »



    As-tu, depuis que tu existes, donné des ordres au matin ?
As-tu enseigné sa place à l’aurore,

Pour qu’elle saisisse les bords de la terre,
Et qu’elle en secoue les méchants[147] ?

A son apparition, le monde change comme la terre sigillée[148];
L’univers se montre sous un riche vêtement ;
 

Les malfaiteurs voient s’éteindre leur lumière[149].
Le bras déjà levé pour le crime est brisé.



    Es-tu descendu jusqu’aux sources de la mer[150] ?
T’es-tu promené au fond de l’abîme ?

Les portes de la mort se sont-elles montrées à toi ?
As-tu vu le seuil des ténèbres ?

As-tu embrassé la longueur du monde ?
Parle, puisque tu sais tout.



    Sais-tu quel chemin conduit au séjour de la lumière,
Et en quel lieu résident les ténèbres,
 

De manière à leur assigner leurs bornes respectives,
Et à connaître les sentiers qui mènent à leur maison ?

Tu le sais sans doute I car tu étais né avant elles ;
Le nombre de tes jours est si grand !



    Es-tu entré dans les trésors de la neige ?
As-tu vu les arsenaux de la grêle,

Que je ménage pour le temps de la détresse,
Pour le jour de la guerre et du combat ?

Par quelle route la lumière se divise-t-elle.
Et le vent d’est se répand-il sur la terre ?

Qui a ouvert des rigoles aux ondées[151] ?
Qui a tracé leur voie aux flèches de la foudre.
 

Pour que la pluie tombe sur la terre inhabitée,
Sur le désert où il n’y a point d’hommes[152] ;

Pour que la plaine vaste et vide soit arrosée,
Et que les gazons des prairies reverdissent ?



    La pluie a-t-elle un père ?
Qui engendre les gouttes de la rosée ?

Du sein de qui sort la glace ?
Et le frimas du ciel, qui l’enfante ?

Les eaux se condensent comme la pierre.
Et la surface de l’abîme se durcit.



    Est-ce toi qui serres les liens des Pléiades[153],
Ou pourrais-tu relâcher les chaînes du Géant[154] ?
 

£st-ce toi qui n mènes les constellations en leur temps.
Qui fais lever la Grande-Ourse avec ses petits[155] ?

Connais-tu les lois du ciel ?
Est-ce toi qui règles ses influences sur la terre ?

Pourrais-tu, en commandant aux nuages,
Attirer sur toi des torrents de pluie ?

Les éclairs marchent-ils à ton ordre ?
Te disent-ils : « Nous voici ? »

Qui a mis la sagesse dans les entrailles de l’homme ?
Ou qui a donné l’intelligence à son cœur ?

Qui pourrait compter les nuées avec exactitude ?
Qui incline les urnes du ciel[156],
 

De manière à couler la poussière en une masse solide
Et à donner de la cohésion aux glèbes des champs ?



    Est-ce toi qui chasses pour le lion sa proie,
Qui rassasies l’appétit des lionceaux,

Quand ils sont couchés dans leurs tanières,
Et qu’ils se tiennent en embuscade dans les taillis ?

Qui prépare au corbeau sa pâture,
Quand ses petits crient vers Dieu
Et errent çà et là, chassés par la faim ?
 
Connais-tu le temps où enfantent les chamois du rocher ?
As-tu observé les biches quand elles mettent bas ?

As-tu compté les mois de leur grossesse ?
Connais-tu le temps où elles enfantent ?
 

Elles se mettent à genoux, déposent leur fardeau,
Et sont quittes de leurs douleurs.

Leurs petits se fortifient et grandissent en plein air.
Ils s’en vont et ne reviennent pas vers elles.



    Qui a lâché l’onagre en liberté ?
Qui a brisé les liens de l’âne sauvage,

A qui j’ai donné le désert pour maison,
Pour demeure la terre salée[157] ?

Il dédaigne le tumulte des villes,
Il n’entend pas la voix du conducteur.

Il parcourt les montagnes pour y trouver ses pâturages.
Il y poursuit le moindre brin de verdure.
 


    Le buffle voudra-t-il te servir ?
Passera-t-il la nuit dans ton étable ?

L’attacheras-tu au sillon avec une corde ?
Consentira-t-il à herser les vallées derrière toi ?

Te fieras-tu à lui parce que sa force est grande ?
Lui laisseras-tu le soin de tes travaux ?

Compteras-tu sur lui pour rentrer ton grain,
Et pour recueillir le blé sur ton aire ?



    L’aile de l’autruche bat sans cesse[158],
Et pourtant est-ce une aile pieuse[159], ou même une aile ?
 

Elle abandonne ses œufs à la terre.
Elle les fait chauffer sur le sable.

Elle ne songe pas qu’un pied pourrait les écraser,
Et que les bêtes des champs pourraient les fouler.

Elle est dure pour ses petits comme s’ils n’étaient pas siens ;
Elle se soucie peu que ses douleurs aient été vaines.

C’est que Dieu l’a privée de sagesse
Et ne lui a pas donné de part dans l’intelligence.

Mais la voilà qui se bat les flancs pour s’élever[160] ;
Elle se rit du cheval et de son cavalier.



    Est-ce toi qui donnes au cheval la force,
Qui revêts son cou d’une crinière flottante ?
 

Est-ce toi qui le fais bondir comme une sauterelle ?
Son frémissement superbe répand la terreur.

Il creuse du pied la terre, il est fier de sa force ;
Il va au-devant des armes ennemies.

Il se rit de la crainte ; il ne tremble
Ni ne recule devant l’épée.

Sur son dos retentit le carquois,
La lance étincelante et le javelot.

Il frémit, il hennit, il dévore la terre[161] ;
Il ne se possède plus quand le clairon sonne.

Au premier bruit de la trompette, il dit : « Allons ! »
De loin il flaire la bataille,
La voix tonnante des chefs et les cris de l’armée.
 


    Est-ce grâce à ta sagesse que l’épervier prend son essor,
Et déploie ses ailes pour émigrer vers le sud ?

Est-ce par ton ordre que l’aigle s’élève
Et place son nid dans les hauteurs ?

Il habite les rochers, il fixe sa demeure
Dans les dents de la pierre et les créneaux des forteresses.

De là, il épie sa pâture ;
Ses yeux percent dans le lointain.

Ses petits se gorgent de sang ;
Partout où il y a des morts on le trouve.
 



Et Jéhovah, s’adressant à Job, dit :


    Le censeur du Tout-Puissant peut-il lui tenir tête ?
L’accusateur de Dieu peut-il répondre à tout cela ?



Et Job répondit et dit :


    Je suis un néant : que te répondrai-je ?
Je n’ai qu’à mettre ma main sur ma bouche.

J’ai parlé une fois,… je ne répliquerai pas !
Deux fois !… je n’ajouterai plus un mot.
 



Et Jéhovah parla encore à Job du sein de la tempête, et dit :


    Ceins tes reins, comme un homme ;
Je vais l’interroger ; réponds-moi.



    Veux-tu donc anéantir ma justice,
Me condamner pour te justifier ?

As-tu un bras comme celui de Dieu ?
Tonnes-tu d’une voix comme la sienne ?

Orne-toi de majesté et de gloire,
Revêts-toi de splendeur et de magnificence ;
 

Donne un libre cours aux accès de ta colère,
Humilie le superbe d’un regard ;

D’un regard écrase le superbe,
Broie les méchants sur place ;

Abîme-les tous ensemble dans la poussière,
Couvre leur face d’une ombre éternelle ;

Alors, moi aussi je te louerai,
Et je reconnaîtrai que ta main sait te servir.



    Regarde Béhémoth[162], que j’ai fait aussi bien que toi
Il mange l’herbe comme un bœuf.

Sa force réside dans ses reins,
Sa vigueur dans les muscles de son ventre.
 

Il fléchit sa queue comme un cèdre,
Les nerfs de ses cuisses sont entrelacés.

Ses os sont des tubes d’airain,
Ses membres sont des barres de fer.

C’est la première des œuvres de Dieu :
Son Créateur lui a fait don de son glaive[163].

Les montagnes lui portent sa pâture ;
Là jouent autour de lui toutes les bêtes des champs.

Il se couche sous les lotus,
Dans le secret des roseaux et des marécages.

Les lotus le couvrent de leur ombre,
Les saules du torrent l’environnent.
 

Que le fleuve déborde, il ne prend pas la fuite ;
Il serait sans crainte, si le Jourdain montait à sa gueule.

Essaie-t-on de l’attaquer en face,
De le prendre dans des filets, de lui percer le nez[164] ?



    Tireras-tu Léviathan[165] avec un hameçon ?
Lui serreras-tu la langue avec une corde[166] ?

Lui passeras-tu un jonc dans les narines[167] ?
Lui perceras-tu la joue avec un crochet[168] ?
 

T’adressera-t-il force prières ?
Te dira-t-il de douces paroles ?

Fera-t-il un pacte avec toi ?
S’engagera-t-il pour toujours à te servir ?

Joueras-tu avec lui comme avec un passereau ?
L’attacheras-tu avec un fil pour amuser tes enfants ?

Les associés[169] en font-ils un objet de commerce ?
Le partagent-ils entre les Chananéens[170] ?

Cribleras-tu sa peau de dards ?
Perceras-tu sa tête avec le harpon des pêcheurs ?

Pose seulement la main sur lui,
Et tu ne songeras pas à recommencer le combat.
 


    Ah ! ah ! voilà ton audace confondue !
Quoi ! ton aspect n’a pas suffi pour le terrasser !

Et s’il n’est pas d’homme assez hardi pour le provoquer,
Qui donc oserait me résister en face ?

De qui suis-je l’obligé pour que je m’acquitte envers lui ?
Tout ce qui est sous le ciel est à moi.



    Je parlerai encore de ses membres[171],
De sa force, et de la beauté de son armure.

Qui a soulevé le bord de son vêtement[172] ?
Qui a visité la double ligne de son râtelier ?

Qui a ouvert les battants de sa face[173] ?
Autour de ses dents habite la terreur.
 

Superbes sont les lignes que forment ses écailles,
Semblables à des sceaux étroitement fermés.

Chacune d’elles touche sa voisine.
Un souffle ne passerait point entre elles.

Elles sont adhérentes l’une à l’autre.
Elles se tiennent, et ne sauraient se séparer.

Ses éternuements font briller la lumière.
Ses yeux sont comme les paupières de l’aurore.

De sa bouche sortent des brandons,
Et s’échappent des étincelles de feu.

De ses narines s’élance la fumée.
Comme d’une chaudière bouillante et d’un bassin.

Son haleine enflamme les charbons,
De sa gueule sort la flamme.
 

Dans son cou réside la force,
Devant lui bondit la terreur.

Les fanons de sa chair sont adhérents.
Ils sont figés sur lui et immobiles.

Son cœur est solide comme la pierre,
Et dur comme la meule inférieure[174].

Quand il se lève, les plus braves tremblent
£t s'enfuient tout éperdus.

Quand on l'attaque avec l'épée, il n'y a ni épée,
Ni javelot, ni flèche, ni cuirasse qui tiennent.

Il regarde le fer comme de la paille,
L'airain comme du bois pourri.
 

La fille de l’arc[175] ne le fait pas fuir,
Les pierres de la fronde sont pour lui un fétu.

la massue lui paraît un brin de chaume.
Il se rit du fracas de la lance.

Son ventre est armé de tessons aigus,
Et semble une herse étendue sur la boue.

Il fait bouillir le gouffre comme une chaudière,
Il rend la mer semblable à une marmite de parfums[176].

Il laisse après lui un sillage de lumière ;
On dirait que l’abîme a des cheveux blancs.

Il n’a pas son maître sur la terre,
Créé qu’il est pour ne rien craindre.

Il regarde en face tout ce qui est élevé ;
C’est le roi de tous les animaux sauvages.
 



Et Job répondit à Jéhovah et dit :


    Je sais que tu peux tout,
Et qu’aucun dessein n’est au-dessus de tes forces.

« Qui ose critiquer ainsi la Providence sans savoir[177]… ? »
Oui, j’ai parlé de ce que je ne comprenais pas,
De merveilles qui me dépassent et que j’ignore.

« Écoute-moi, je vais parler,
Je vais t’interroger : réponds-moi[178]. »
 

Jusqu’ici j’avais entendu parler de toi ;
Mais maintenant mon œil t’a contemplé.

C’est pourquoi je me rétracte et fais pénitence
Sur la poussière et sur la cendre.
 



Et après que Jéhovah eut adressé ces paroles à Job, il dit à Eliphaz de Théman : « Je suis irrité contre toi et contre tes deux amis, parce que vous n’avez point parlé de moi selon la vérité, comme l’a fait mon serviteur Job. Or maintenant, allez prendre sept génisses et sept béliers, puis venez trouver mon serviteur Job, et offrez-les en holocauste. Job mon serviteur priera pour vous, et par égard pour lui, je ne vous punirai point de votre folie ; car vous n’avez point parlé de moi selon la vérité, comme l’a fait mon serviteur Job. » Eliphaz de Théman, et Bildad de Suah, et Sophar de Naama s’en allèrent donc, et firent comme leur avait ordonné Jéhovah, et Jéhovah eut égard aux prières de Job. Et pour récompenser Job d’avoir prié pour ses amis, Jéhovah le rétablit dans son ancien état, et lui rendit en double tout ce qui lui avait appartenu. En effet, tous ses frères, toutes ses sœurs, tous ceux qui l’avaient connu autrefois, vinrent le trouver, mangèrent avec lui le pain dans sa maison, lui offrirent leurs condoléances, et le consolèrent de tous les malheurs que Jéhovah avait fait peser sur lui ; et chacun d’eux lui donna une késita[179] et un anneau d’or.

Et Jéhovah bénit les derniers temps de Job plus encore que ses premiers temps, et il posséda quatorze mille brebis, six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses.

Et il eut sept fils et trois filles, et il nomma la première Colombe, la seconde Cinname, la troisième Boîte de fard[180]. Et dans toute la terre, il n’y avait point de femmes aussi belles que les filles de Job, et leur père leur donna un héritage parmi leurs frères.

Et Job vécut après cela cent quarante ans, et il vit ses fils et les fils de ses fils jusqu'à la quatrième génération.

Et Job mourut vieux et rassasié de jours.



FIN.



Texte incomplet, en cours.

  1. Pays de l’Arabie déserte, voisin de l’Idumée.
  2. Beni-Kédem, fils de l’Orient. C’est le nom que donnaient les Hébreux aux tribus arabes qui habitaient à l’orient de la Palestine.
  3. Êtres célestes formant la cour de Dieu.
  4. C’est-à-dire le calomniateur, le détracteur ; être malin, dont la fonction, dans la cour céleste, était d’accuser les hommes et de présenter les choses par le mauvais côté.
  5. Dans le second membre, l’auteur passe à l’idée du sein de la terre, mère de tous les hommes.
  6. Proverbe, dont le sens est que l’homme n’est que médiocrement sensible aux pertes extérieures, qui n’atteignent pas sa personne.
  7. Pays de l’Idumée, célèbre par ses sages. Les deux localités qui suivent sont incertaines ; elles étaient probablement situées dans la même région.
  8. C’est-à-dire que personne n’y naisse plus.
  9. Enchanteurs auxquels on supposait le pouvoir de rendre néfastes certains jours, en prononçant contre eux des malédictions analogues à celles que Job prononce en ce moment.
  10. Dragon céleste, que presque toutes les astronomies mythologiques de l’Orient nous représentent comme prêt à s’élancer pour dévorer le soleil et la lune. On supposait que les magiciens avaient le pouvoir de le faire lever ou de produire ainsi des éclipses.
  11. Dans le monde des morts, séjour souterrain, conçu d’après l’analogie des caves sépulcrales, et où les morts étaient censés conserver les mêmes relations qu’ils avaient eues durant leur vie.
  12. Pour donner plus d’autorité à sa doctrine, Eliphaz feint de l’avoir reçue d’une révélation céleste.
  13. C’est-à-dire aux êtres saints qui forment sa cour, les mêmes qui ont été nommés dans le prologue fils de Dieu.
  14. Image familière aux Sémites pour signifier la mort. Le corps est comparé à une tente, l’âme à la corde qui soutient la tente,
  15. Des anges.
  16. La porte est le forum des villes d’Orient ; là se rend la justice et se font tous les actes importants de la vie civile.
  17. L’oiseau de proie.
  18. Il semble qu’il y a ici une intention malicieuse contre Job.
  19. C’est-à-dire de la calomnie.
  20. De Dieu.
  21. Canton de l’Arabie déserte.
  22. Il semble qu’il faut supposer ici un jeu muet des amis de Job. La vigueur de ses apostrophes les étonne, et ils font mine de détourner la face ou de se retirer.
  23. En hébreu scheol, monde souterrain des morts. Voir ci-dessus, p. 13, note.
  24. Comme Eliphaz, pour appuyer son discours, avait eu recours à une vision, Bildad met ici ses pensées sur le compte des anciens sages.
  25. Constellation qui parait identique à celle d’Orion, et où l’Orient sémitique croyait voir un géant révolté contre Dieu, probablement Nemrod.
  26. Constellation à laquelle s’attachait une légende analogue à celle du Géant : un monstre luttant contre Dieu, et enchaîné au ciel avec tous ses compagnons. Peut-être s’agit-il de la constellation de la Baleine.
  27. Job, par une hyperbole hardie, soutient que, s’il plaidait contre Dieu, sa bouche même le trahirait et dirait le contraire de ce qu’il veut dire.
  28. Job désespérant de faire triompher son droit contre Dieu, se laisse aller à un violent mouvement de colère, et proclame hautement son innocence, au risque de recevoir la mort pour prix de son audace.
  29. Cendres délayées avec de l’huile, dont on se servait en guise de lessive ou de savon.
  30. La conscience de Job est tranquille ; la cause de son trouble est hors de lui. C’est Dieu qui, par une manœuvre déloyale, a dressé contre lui ses épouvantes, afin de lui enlever la liberté d’esprit nécessaire à sa défense.
  31. Job continue à croire que la hardiesse de ses discours sera punie par la mort.
  32. Job affecte de croire à un plan perfide de Dieu, qui aurait voulu d’abord le combler de biens, et ensuite le traiter avec une intolérable rigueur.
  33. Expression proverbiale. L’onagre est pris d’ordinaire pour type de la stupidité.
  34. ’est-à-dire, qui ne reconnaissent d’autre dieu que leur violence. Dextra mihi deus (Énéide, X, 773).
  35. Job reprend ici la pensée qu’il avait exprimée dès les premiers mots de son discours, et va prouver que la doctrine de Sophar n’a rien de rare, ni de merveilleux.
  36. C’est-à-dire en Dieu, sujet habituel du discours. Job veut prouver par cette longue tirade sur la grandeur de Dieu qu’il n’est pas moins éloquent que Sophar.
  37. C’est-à-dire l’espèce humaine tout entière, jouet de l’erreur.
  38. C’est-à-dire, il les réduit à l’impuissance dans le combat, en coupant la ceinture qui retient leurs larges vêtements.
  39. Locutions proverbiales, dont le sens est : J’en ai pris mon parti, je suis résolu à mourir, je n'ai plus de ménagements à garder.
  40. Il flotte entre deux contradictions : d'une part il croit, selon une opinion fort répandue dans l'Orient sémitique, qu'on ne peut voir Dieu sans mourir ; d'une autre côté, il se rassure en songeant que Dieu ne peut se révéler à l'impie.
  41. Ce qui suit est comme le plaidoyer que Job, réduit au désespoir et résolu à jouer sa vie, adresse à Dieu.
  42. Il suppose que Dieu est confondu et n'a rien à répondre à la question hardie qu'il lui adresse.
  43. Job ne se sentant coupable d'aucun crime, suppose que Dieu fait revivre contre lui des fautes qu'il aurait commises sans le savoir, à un âge où il n'avait pas conscience de lui-même.
  44. Job flotte entre le désespoir et la confiance. Tantôt il est frappé de ce fait que jamais homme n’est ressuscité ; tantôt il pense que Dieu pourrait bien le rappeler à la vie, et il se compare dans l’enfer à un soldat en faction qui attend qu’on le relève.
  45. Job, dans les moments où il conserve l’espoir que Dieu se souviendra de lui dans l’enfer, croit déjà entendre sa voix qui le rappelle.
  46. Le souvenir de la sévérité de Dieu fait retomber Job dans le désespoir.
  47. Les lettres, les pièces officielles sont, en Orient, renfermées dans une bourse scellée.
  48. Job conclut par un découragement résigné, et se console de la caducité de l'homme par le spectacle des destructions lentes de la nature.
  49. Allusion aux maladies affreuses dont Job est accablé.
  50. Allusion à la Sagesse divine, née, selon les idées des Hébreux, avant toutes les créatures. Les mêmes expressions se retrouvent dans les Proverbes, VIII, 25.
  51. Il faut supposer ici un jeu muet de Job, irrité de l’hypocrisie du discours
    d’Eliphaz.
  52. C’est-à-dire, à ses anges.
  53. C’est-à-dire, les êtres qui composent la cour céleste.
  54. C’est-à-dire, en faisant la tortue, comme cela avait lieu dans la poliorcétique des anciens.
  55. Le mouvement de la tête est pris ici comme un signe d’apparente compassion, qui cache en réalité le sarcasme.
  56. L’esprit troublé de Job confond ici dans une série d’images terribles Dieu et ses ennemis, passant brusquement d’une idée à l’autre.
  57. C’est-à-dire, mon culte.
  58. Job, irrité de l’iniquité de ses amis, contre lesquels il n’a nul recours, se retourne, par une contradiction touchante, vers Dieu, qu’il prend pour son arbitre, quoiqu’il soit en même temps son adversaire.
  59. C’était le signe par lequel on se constituait caution d’une autre personne.
  60. Les amis de Job, irrités de ses paroles véhémentes, menaçaient de se retirer.
  61. Job trouve une preuve de la folie de ses amis en ce fait qu’ils ont voulu lui inspirer quelque espoir dans un état où il n’y a plus évidemment de place pour l’espérance.
  62. Job s’envisage déjà comme domicilié dans le scheol.
  63. Les maladies sont conçues par les poëtes sémitiques comme des filles de la mort : le premier né de la mort désigne une maladie qui surpasse toutes les autres en horreur.
  64. La mort, ou une sorte de Pluton, roi des régions infernales, conçu non comme un personnage réel, mais comme un être d’imagination.
  65. Expression proverbiale qui équivaut à : J’ai tout perdu ; Je n’ai rien gardé sain et sauf.
  66. On coulait du plomb dans les creux laissés par le burin sur les matières dures, pour rendre les traces plus visibles.
  67. Job s’abandonne à l’espérance de voir Dieu descendre un jour sur la terre quand il sera réduit à l’état de squelette, pour le venger de ses adversaires.
  68. Les Hébreux concevaient l’intelligence comme impersonnelle et y voyaient une sorte de révélation de l’esprit de Dieu, Voir ci-dessous, p. 138.
  69. Comme on bonbon qu’on laisse fondre dans la bouche.
  70. Une mort subite était envisagée comme un bonheur.
  71. Job reprend presque textuellement, pour les repousser, les images que ses amis avaient employées pour montrer que les méchants sont toujours punis.
  72. Les voyageurs étaient censés avoir une expérience plus complète du gouvernement du monde, ayant vu comment les choses se passaient dans les différents pays.
  73. C’est-à-dire il repose dans un mausolée, surmonté de sa statue, selon la coutume égyptienne. Peut-être aussi y a-t-il là, quelque allusion à des inscriptions comminatoires contre les profanateurs, analogues à celles qu’on lit sur le sarcophage du roi de Sidon, Eschmunazar.
  74. Les lieux habituels de sépulture étaient dans les vallées voisines des villes.
  75. L’exemple de l’impie mourant dans la prospérité engage la foule à le suivre dans la voie où il n’a déjà eu que trop de devanciers.
  76. Ces malheurs, dans la pensée d’Eliphaz, arrivaient par la faute de Job. Job, en effet, étant juge, avait pour devoir de les empêcher.
  77. C’est-à-dire : Il ne songe pas à ce qui se passe sur la terre.
  78. Allusion au déluge ou à quelque légende du même genre.
  79. C’est-à-dire : Dieu t’exaucera toujours. Damnabit te quoque votis. Virg., Egl. v, 80.
  80. C’est-à-dire : Grâce à tes mérites et par égard pour toi. Voir ci-dessous, p. 190.
  81. Job feint que Dieu, résolu à le perdre, se cache pour ne pas entendre les preuves de son innocence, preuves tellement convaincantes que, s’il voulait les écouter, il serait obligé de s’y rendre.
  82. Un des crimes que commettaient les hommes puissants était de déplacer les pierres qui servaient de bornes au détriment de leurs voisins faibles, qui n’osaient réclamer.
  83. Afin de couvrir au moins quelque partie de leur corps.
  84. Après avoir décrit la vie des brigands qui commettent leurs crimes en plein jour, Job passe à une autre catégorie de scélérats, ceux qui n’aiment que la nuit pour commettre leurs méfaits.
  85. Parce que le matin les fait découvrir.
  86. C’est-à-dire, ils ne mènent jamais la vie heureuse des populations qui ont passé de l’état du bédouin pillard à l’état des tribus agricoles et sédentaires.
  87. Job concède à ses amis que les méchants périssent à leur tour. Mais il ne peut voir en cela un châtiment de Dieu ; car c’est le sort commun des hommes, et loin que la fin des méchants soit triste et prématurée, il semble au contraire que Dieu prolonge leurs jours et rende leur mort aussi douce qu’il est possible.
  88. La femme stérile, n’ayant pas de fils pour la défendre, est prise pour type de la faiblesse.
  89. Bildad, désespérant de vaincre l’impiété obstinée de Job, et pour montrer combien sa prétention d’arriver jusqu’au trône de Dieu est insensée, cesse de le prendre à partie et se borne à exalter d’une manière générale la puissance divine.
  90. C’est-à-dire dans le ciel, entre les puissances célestes.
  91. Après ce début ironique, Job, pour démontrer à Bildad que ses leçons étaient déplacées, entame à son tour une brillante exposition des splendeurs divines. Ces sortes de développements sur Dieu étaient en quelque sorte le lieu commun habituel de l’éloquence parabolique. Chacun à son tour cherchait à s’y exercer.
  92. Allusion à quelque légende analogue à celle du lac Asphaltite, d’après laquelle des géants révoltés contre Dieu auraient été ensevelis sous les eaux.
  93. On se représentait l’horizon de la terre comme entouré d’eau.
  94. <Voir ci-dessus, p. 38
  95. *La constellation du Dragon. Voir ci-dessus, p. 12.
  96. Ce mot désigne ici les discours sententieux et rhythmiques en général. Job, après avoir répondu aux attaques de chacun de ses amis et les avoir réduits au silence, leur adresse à tous un discours collectif
  97. Souffle divin, universellement répandu, qui fait la vie de tous les êtres.
  98. Job tourne contre ses adversaires les principes qu’ils ont invoqués contre lui-même. Il admet que Dieu est sévère pour le méchant ; mais le méchant, ce n’est pas lui, ce sont ses faux amis. Lui, il espère (voir ci-dessus, p. 82) ; mais ses amis n’ont rien à espérer.
  99. L’auteur décrit ici les travaux des mines tels qu’ils se pratiquaient de son temps.
  100. On suspendait les mineurs à une corde pour travailler aux parois de la mine.
  101. Il s’agit ici de la sagesse personnifiée et considérée comme une sorte d’assesseur de la Divinité. Comparez Proverbes, chap. VIII.
  102. Job oublie ses amis et achève, comme il avait commencé, par une lamentation sur ses malheurs.
  103. C’est-à-dire, de mon âge mûr.
  104. Job est toujours représenté comme un riche bédouin, habitant la campagne, et se rendant de temps en temps à la ville, où il jouissait d’une grande considération. Rappelons encore que la porte représentait, dans les villes d’Orient, l’agora et le forum des villes grecques et romaines. Là était une large place qui servait à la fois de marché, de lieu d’assemblée populaire, de tribunal. Il s’y trouvait des bancs sur lesquels les anciens s’asseyaient pour juger.
  105. C’est-à-dire, dans ma maison prospère et au sein de ma famille.
  106. L’arc est pris ici pour le symbole de la force.
  107. Job, dans tout ce qui suit, affecte de rattacher les pères de ses contradicteurs à ces races inférieures et sauvages, sortes de Ziganes, dont les derniers survivants mouraient de faim aux environs de la Palestine ; gens misérables, dénués de vigueur corporelle, et dont on dédaignait de se servir, même pour les offices les plus humbles.
  108. C’est-à-dire, réduits à ce degré de misère qu’ils font leur nourriture de jeunes pousses des arbres et les mangent en guise de salade
  109. C’est-à-dire, se lèvent pour m’accuser. Dans les procès, l’accusateur se tenait à la droite de l’accusé.
  110. Il se compare à une place assiégée.
  111. C’est-à-dire, semblable aux animaux qui poussent un cri plaintif.
  112. C’est-à-dire : Si, au lieu de suivre la loi de Dieu, je n’ai suivi que le jugement charnel des yeux de l’homme.
  113. C’est-à-dire : Si j’ai épié sa sortie pour commettre un adultère.
  114. C’est-à-dire, auprès des juges. Voir ci-dessus, p. 20, note.
  115. Allusion à l’adoration des astres, très-répandue parmi les Arabes.
  116. Job s’interrompt pour déclarer qu’il est prêt à signer toutes les protestations qu’il vient de faire ; il voudrait que Dieu en fît autant. L’usage des plaidoiries écrites existait en Égypte. Diod. Sic., I, 75.
  117. C’est-à-dire : Loin de la cacher par crainte des révélations honteuses pour moi qui pourraient s’y trouver je la montrerai hautement comme un titre de gloire.
  118. Ce personnage n’a point figuré dans le prologue ; il n’est pas davantage question de lui dans l’épilogue, et c’est une des raisons qui font croire que tout le discours qui suit est d’une autre main.
  119. Tribu de l’Arabie déserte, parente de celle d’Us.
  120. Nom inconnu d’ailleurs.
  121. Les Hébreux concevaient toutes les forces physiques et morales de l’homme comme un effet du souffle de Dieu.
  122. Allusion à une des pensées que Job allègue le plus fréquemment, savoir que sa défense n’est pas libre, et que la partie n’est pas égale entre lui et Dieu, celui-ci l’écrasant par des terreurs et par des visions qui lui ôtent sa présence d’esprit.
  123. C’est-à-dire aux anges qui exécutent les vengeances divines.
  124. C’est-à-dire à l’heure où ils s’y attendent le moins.
  125. Dieu cache son visage sur une nation, quand il entre à son égard dans des desseins impénétrables et lui prépare des révolutions inattendues.
  126. C’est-à-dire : Cet impie n’avait pas voulu se soumettre aux premiers châtiments de Dieu ni reconnaître qu’il pouvait bien les avoir mérités par des fautes qu’il ignorait. Il est probable que, sous les traits de cet impie, Elihou veut indirectement désigner Job.
  127. Ces reprises pourraient faire croire, au premier coup d’œil, que les diverses parties du discours d’Elihou ont été composées successivement. Mais il est assez dans l’habitude des Orientaux d’insérer plusieurs fois dans le courant d’un discours la formule : « Il dit, » équivalente à des guillemets.
  128. L’usage de désigner Dieu par le pronom de la 3* personne était assez ordinaire chez les anciens Hébreux. Le nom d’Elihou (Il est mon Dieu) en est lui-même un exemple.
  129. C’est-à-dire, qui change l’infortune en allégresse.
  130. Elihou s’annonce comme devant révéler une doctrine profonde et inattendue. Voilà pourquoi il demande le temps de se recueillir.
  131. *Tout ce qui suit se rapporte indirectement à Job.
  132. Hiérodules des temples de Syrie, voués à d’infâmes prostitutions et à une mort précoce.
  133. Allusion aux passages où Job a appelé de ses vœux la mort on un prompt jugement de Dieu. Le jugement de Dieu est toujours censé s’exercer de nuit par de grands coups qu’il frappe sur les rois et les peuples. Voir ci-dessus, p. 148-149.
  134. Les nuages qui portent la foudre sont représentas comme des tentes où Dieu se cache pour lancer ses traits.
  135. Il s’agit ici des alternatives de lumière et de ténèbres qui ont lieu dans les orages. Les nuages sont comparés à une mer sombre et profonde.
  136. "
  137. La terre est conçue comme un tapis étendu ; les extrémités de la terre sont en quelque sorte la bordure du tapis. Voir ci-dessous, p. 167.
  138. C’est-à-dire, il les condamne à l’inaction par le froid et par l’impossibilité de travailler aux champs.
  139. Sortes d’antres d’Éole, où reposent les vents Comparez ci-dessous, p. 169 et Psaume cxxxv (Vulg. cxxxiv), 7,
  140. Allusion aux passages où Job, au risque d’encourir la mort, a demandé que ses discours fussent portés au trône de Dieu.
  141. Elihou semble vouloir dire par là que nous n’entrevoyons la divinité que par échappées et au milieu de beaucoup de nuages.
  142. Il n’est pas tenu compte d’Elihou, sans doute parce que le discours de ce dernier a été interpolé après l’achèvement du poëme.
  143. Dieu, dans la pensée des Hébreux, ne se révélait à l’homme que caché dans des nuages et annoncé par le tonnerre.
  144. C’est-à-dire, prépare-toi à répondre. Jéhovah se rend au vœu si souvent exprimé par Job, savoir que Dieu veuille bien se mesurer avec lui.
  145. Sur les fils de Dieu, voir ci-dessus, p. 4.
  146. La mer est censée s’être élancée du sein de la terre et avoir, dans ce premier bond, envahi tous les continents.
  147. La terre est conçue comme un tapis étendu. L’aurore, en l’éclairant instantanément d’un bout à l’autre, effraie par son apparition subite les malfaiteurs, et les fait fuir, de même que l’on prend les quatre coins d’un tapis et qu’on le secoue pour en chasser la poussière.
  148. L’aurore fait sur le monde l’effet d’un sceau sur la terre sigillée, en donnant de la forme et du relief à la surface de l’univers, qui pendant la nuit est comme un chaos indistinct. Les orientaux scellaient avec une argile grasse en guise de cire.
  149. La nuit est le jour des malfaiteurs, puisque c’est elle qui leur fournit le moyen d’exécuter leurs méfaits,
  150. Les Hébreux croyaient qu’au fond de la mer, comme au fond d’un puits ou d’une fontaine, étaient des sources qui l’alimentaient.
  151. Les pluies tombant par filets continus sont censées couler de petites gouttières que Dieu leur a ménagées dans le firmament.
  152. Dieu insiste sur cette circonstance pour humilier l’homme et lui montrer que la terre n’a été faite ni par lui, ni pour lui.
  153. C’est-à-dire : Qui les retiens entassées l’une près de l’autre.
  154. Voir ci-dessus, p. 37.
  155. Les petits de la Grande-Ourse sont les trois étoiles qui forment sa queue.
  156. Les Hébreux et les Arabes se représentaient les nuages qui portent la pluie comme des outres ou des cruches pleines d’eau.
  157. Le trait caractéristique de la plupart des déserts, en Orient, est une couche de sel qui tend à se former sans cesse à la surface du sol.
  158. L’autruche marche les ailes entr’ouvertes et semble battre ainsi des ailes à chaque pas.
  159. Il y a ici un jeu de mots, tiré de ce que la cigogne s’appelle en hébreu hasida ou pieuse. L’auteur oppose la cigogne à l’autruche, et voit une merveille dans ce fait, que de deux animaux si semblables, l’un soit un exemple de piété, l’autre un prodige de dureté.
  160. Quand elle prend son élan en battant des ailes, l’autruche ne réussit pas à voler ; mais elle surpasse à la course le cheval le plus rapide.
  161. Expression fréquente chez les poètes arabes pour peindre la course rapide d’un cheval qui, en galopant la bouche entr’ouverte, a l’air de dévorer l’espace et le sol devant lui.
  162. Forme hébraïsée du nom égyptien de l’hippopotame (Péhémout). La plupart des traits qui suivent conviennent en effet à cet animal ; mais, dans la description, l’auteur laisse aller son imagination et semble faire le portrait d’un monstre fantastique, comme le Martichore, la Cocatrice du moyen âge, etc.
  163. Allusion aux défenses qui arment la gueule de l’hippopotame.
  164. L’usage est, en Orient, de passer un anneau au nez des animaux captifs.
  165. Ce nom désigne le crocodile. Mais, comme nous l’avons fait observer ci-dessus (p. 180, note), il faut voir ici moins le portrait d’un animal déterminé que celui d’une bête fantastique, d’une sorte de dragon.
  166. La ligne du pêcheur est ici comparée au frein qu’on passe à la bouche des bêtes de somme.
  167. Les pêcheurs, après avoir pris un poisson, le portaient en lui passant un jonc dans les narines.
  168. Les pêcheurs d’Égypte ont encore l’habitude, quand ils ont pris un gros poisson, qu’ils veulent vendre vivant, de lui passer un anneau dans les branchies et de le fixer à l’aide d’une corde au rivage.
  169. Corporation ou corps de métier, sans doute de pêcheurs.
  170. Les Chananéens ou Phéniciens ayant été longtemps en possession du commerce, le mot chananéen resta synonyme de marchand, comme plus tard chaldéen, d’astrologue, etc.
  171. Dieu reprend la description de Léviathan.
  172. C’est-à-dire, sa carapace.
  173. C’est-à-dire, ses mâchoires.
  174. La meule se composait de deux pierres superposées et emboîtées une dans l'autre, dont la plus dure était placée dessous.
  175. C’est-à-dire, la flèche.
  176. Allusion à l’odeur de musc que répand le crocodile.
  177. Job interdit, et l’esprit frappé des terribles apostrophes de Dieu, répète les paroles mêmes de Dieu, qu’il a encore dans l’oreille et qui, par la préoccupation qu’elles lui causent, lui enlèvent toute pensée suivie.
  178. Même remarque.
  179. Monnaie de l’époque patriarcale.
  180. Il s’agit ici du fard noir, composé surtout d’antimoine, dont les femmes d’Orient se peignent les paupières et les sourcils.