Le Livre de Job (Renan)/Préface

Calmann-Lévy (p. i-xiv).



PRÉFACE


Le livre de Job peut être considéré comme l’idéal d’un poëme sémitique. La traduction que j’offre au public se rattache de la sorte à l’ensemble de travaux que j’ai entrepris sur les langues et le génie des peuples auxquels on s’est habitué à donner le nom de Sémites. Plusieurs des traits par lesquels j’ai cherché, dans un autre ouvrage[1], à exprimer le caractère de ces peuples ont pu sembler obscurs ou exciter quelque étonnement. Je ne pouvais mieux répondre aux justes exigences des personnes qui demandaient sur ce sujet de plus amples explications, qu’en leur montrant comment le génie sémitique s’est peint lui-même dans sa création la plus originale et, s’il est permis de le dire, en son plus parfait miroir.

J’ai voulu montrer aussi comment j’imagine que l’on pourrait traduire les œuvres de l’antique génie des Hébreux. Il me semble que les traducteurs entendent, en général, leurs devoirs d’une manière fort incomplète. On croit conserver la couleur de l’original en conservant des tours opposés au génie de la langue dans laquelle on traduit ; on ne songe pas qu’une langue ne doit jamais être parlée ni écrite à demi. Il n’y a pas de raison pour s’arrêter dans une telle voie, et si l’on se permet, sous prétexte de fidélité, tel idiotisme qui ne se comprend qu’à l’aide d’un commentaire, pourquoi n’en pas venir franchement à ce système de calque, où le traducteur, se bornant à superposer le mot sur le mot, s’inquiète peu que sa version soit aussi obscure que l’original, et laisse au lecteur le soin d’y trouver un sens ? De telles licences sont permises en allemand, je le sais ; mais c’est là une des facilités que j’envie le moins à nos amis d’outre-Rhin. La langue française est puritaine : on ne fait pas de conditions avec elle. On est libre de ne point l’écrire ; mais dès qu’on entreprend cette tâche difficile, il faut passer les mains liées sous les fourches caudines du dictionnaire autorisé et de la grammaire que l’usage a consacrée.

Ai-je besoin d’ajouter que la traduction ainsi entendue, surtout quand il s’agit d’œuvres fort anciennes ou créées par un génie profondément différent du nôtre, est un idéal qu’on ne saurait atteindre ? Toute traduction est essentiellement imparfaite, puisqu’elle est le résultat d’un compromis entre deux obligations contraires, d’une part, l’obligation d’être aussi littéral qu’il se peut, de l’autre, l’obligation d’être français. Mais de ces deux obligations il en est une qui n’admet pas de moyen terme, c’est la seconde. Le devoir du traducteur n’est rempli que quand il a ramené la pensée de son original à une phrase française parfaitement correcte. Si l’œuvre qu’il traduit est très-éloignée de nos habitudes d’esprit, il est inévitable que sa traduction offre, malgré tous ses efforts, des traits singuliers, des tours peu conformes à notre goût, des particularités qui demandent explication ; mais ce qui lui est absolument interdit, c’est une faute contre les règles obligatoires de la langue. Certes, je ne me flatte point d’avoir atteint ce degré de perfection ; j’énonce seulement ici le programme que je me suis imposé et dont on doit tenir compte pour apprécier les difficultés contre lesquelles j’ai eu à lutter. Il m’eût été bien plus facile d’être littéral ; mais aurais-je été réellement fidèle si, en traduisant une œuvre admirable, j’avais donné lieu à cette question qu’on s’adresse si souvent en lisant les anciennes versions des livres hébreux : Comment se fait-il que l’auteur de ce beau livre n’eût pas le sens commun ?

Mon but n’ayant pas été, en ce volume, d’ajouter un commentaire de plus aux écrits si nombreux dont le livre de Job a été l’objet, je me suis borné, en fait de notes, à celles qui étaient absolument indispensables pour l’intelligence de l’ouvrage. Toutes les fois que j’ai pu supposer qu’un homme instruit ne se rendrait pas suffisamment compte, à la simple lecture de ma traduction, de la pensée de l’auteur, j’ai cherché à l’expliquer aussi brièvement que possible. Je me suis refusé tout autre développement et en particulier les longues discussions où il aurait fallu entrer pour motiver chacun des sens que j’ai adoptés. La raison de ce système est bien simple. Le livre de Job a produit, depuis un siècle, une bibliothèque entière de dissertations. Depuis le jour où l’illustre Albert Schultens ouvrit une ère nouvelle pour l’interprétation de ce livre en recourant à la comparaison des autres idiomes sémitiques, trop négligés jusque-là en exégèse, il n’est pas un verset du livre de Job qui n’ait donné lieu à de longs commentaires. On peut le dire sans crainte, la plupart des passages qui, dans ce texte précieux, sont encore obscurs, le seront éternellement. Les sens nouveaux, sauf les cas où ils s’appuient sur quelque fait auparavant inconnu, ont, en une matière aussi savamment élaborée, bien peu de chances de vérité. J’ai la satisfaction de dire au lecteur que, mettant à part quelques nuances légères[2] sur lesquelles je crois avoir serré de plus près la pensée de l’auteur, je ne me rappelle pas un seul passage où j’aie admis un sens entièrement nouveau et qui n’ait déjà été proposé par plus d’un philologue. On me dira peut-être qu’entre tant d’opinions diverses j’ai été obligé de choisir, et que j’aurais dû, par conséquent, donner les raisons de mon choix. Cela serait très-vrai, s’il s’agissait d’opinions sur lesquelles n’eût point passé une longue polémique ; mais, dans le cas présent, cette obligation m’eût entraîné à répéter sans cesse ce qui a déjà été dit. Qu’on lise les travaux de Schultens, de Reiske, de Rosenmüller, de Schärer, d’Umbreit, de Lee, de Stickel, d’Ewald, d’Arnheim, de Hirzel, de Hahn, de Schlottmann, de Cahen[3] ; on y trouvera la raison de ce que je n’ai pu exposer ici que sous forme de résultat. Je conseille en particulier aux personnes qui voudront se rendre compte des sens que j’ai adoptés, d’avoir toujours sous les yeux le commentaire de Hirzel[4]. Cet ouvrage est loin d’être celui qui a le plus contribué aux progrès de l’interprétation du livre de Job ; mais les opinions diverses y sont discutées avec beaucoup de jugement, et souvent j’ai été amené à adopter celles qui y sont données comme les plus probables.

Il faudrait un cours entier de langue et de littérature hébraïque pour faire comprendre au lecteur non hébraïsant les proportions dans lesquelles se mêlent en ces délicates études le certain, le probable et ce qu’il faut renoncer à savoir. Deux causes sèmeront éternellement de difficultés insolubles l’interprétation de ces vieux textes : d’une part, le petit nombre de monuments hébreux qui nous sont parvenus, ces monuments tenant tous dans un volume de médiocre étendue ; de l’autre, l’impossibilité où nous sommes de comparer des manuscrits antérieurs à la fixation définitive du texte reçu. Que faire quand un mot ne se présente qu’une fois dans toute la littérature hébraïque, ou quand les deux ou trois emplois qu’on en peut citer ne suffisent pas pour en bien déterminer la nuance ? Le témoignage des anciens traducteurs, qui n’avaient pas plus de ressources que nous n’en avons nous-mêmes pour lutter contre ces difficultés, et qui même en avaient moins, puisque le secours de la philologie comparée leur manquait, est alors bien insuffisant. Que faire, surtout quand on se trouve en présence d’un passage où l’on sent clairement qu’il y a quelque faute, sans qu’on ait aucun moyen d’y remédier ? Je crois le nombre de ces passages plus considérable qu’on ne pense ; mais je reconnais qu’il faut se garder de partir de là pour proposer des corrections téméraires. Peut-être quand la paléographie sémitique sera plus avancée (et il est permis d’espérer pour elle des progrès considérables en voyant ce qu’elle a gagné en ces dernières années grâce aux travaux de M. le duc de Luynes et de plusieurs autres habiles antiquaires), sera-t-il permis de marcher, bien entendu avec une grande réserve, dans cette voie périlleuse. Mais à l’heure qu’il est, le texte massorétique doit faire loi. C’est à ce texte que ma traduction se rapporte, sauf un ou deux endroits où tout le monde à peu près est d’accord pour le corriger.

La division en chapitres ayant été introduite à une époque postérieure à la composition du poëme, et n’étant pas toujours fort naturelle, a été supprimée ici : je l’ai remplacée, à l’exemple de la plupart des traducteurs, par des coupes accommodées à nos habitudes typographiques. On sait que le poème de Job est composé de discours en vers encadrés dans un texte en prose : cette distinction a été marquée par l’emploi d’un caractère différent. La séparation des versets et des vers, qui est bien du fait de l’auteur, a été également maintenue. Le rhythme de la poésie hébraïque consistant uniquement dans la coupe symétrique des membres de la phrase, il m’a toujours semblé que la vraie manière de traduire les œuvres poétiques des Hébreux était de conserver ce parallélisme, que nos procédés de versification, fondés sur la rime, la quantité, le compte rigoureux des syllabes, défigurent entièrement. J’ai donc fait tous mes efforts pour qu’on sentît dans ma traduction quelque chose de la cadence sonore qui donne tant de charme au texte hébreu. Il est certain que la métrique de ces vieilles poésies consistant uniquement en une sorte de rime de pensées, toute traduction soignée devrait rendre cette rime aussi bien que l’original. Mais les impérieuses nécessités de notre langue un peu prolixe m’ont quelquefois forcé sur ce point à des concessions ; je dois dire aussi, pour mon excuse, que toutes les parties du poëme sont loin d’offrir, sous le rapport du parallélisme, la même rigueur, ou, si l’on veut, la même perfection.

Je n’aurais point accompli ma tâche si je n’examinais ici les questions d’histoire et de critique soulevées par le poëme de Job, et sur lesquelles il faut être fixé, si l’on veut bien comprendre ce monument, l’un des plus curieux que l’antiquité nous ait légués. Mais je dois auparavant faire part au lecteur d’une espérance que j’avais formée et qui s’est changée en un amer regret. En causant l’hiver dernier du poëme que je traduisais, avec M. Ary Scheffer, j’obtins de lui une promesse qui, si elle avait pu être exécutée, eût valu, pour l’intelligence philosophique et morale du livre de Job, le meilleur des commentaires. Les principaux moments de ce livre admirable s’étaient tracés dans sa pensée en fortes images : il voulait les fixer dans des dessins, qui, gravés à l’eau forte, eussent été joints au présent essai. Ceux qui connaissent le style élevé que M. Scheffer, dans ses dernières années, avait commencé d’appliquer aux scènes de l’Ancien Testament, se figureront facilement quelle sublimité eussent pris sous son crayon des scènes comme celles-ci : — Satan critiquant les côtés faibles de la création ; — Satan épiant l’homme de bien pour le surprendre ; — le juste, fort de sa conscience, soutenant son innocence contre Dieu même, — et d’autres sujets encore que sa belle imagination créait sur cette antique et grandiose légende. La mort ne lui a permis d’achever qu’une seule de ces compositions. Rarement le grand sentiment qu’il avait des choses religieuses l’a mieux inspiré. Satan s’avance devant Dieu, et veut pénétrer effrontément dans les obscurités divines du plan de ce monde, tandis que les fils de Dieu sont rangés en silence à l’entour, les uns adorant les yeux fermés les secrets de la Providence, les autres pénétrant par l’intuition des âmes pures les mystères qui ne se révèlent pas à la raison. Le respect dû aux œuvres des morts illustres et le souvenir des perpétuels remaniements qu’il apportait à ses compositions les plus achevées m’ont seuls empêché de donner au public ce beau dessin. Hélas ! quelles leçons d’élévation morale, quelle source d’émotions profondes et de hautes pensées ont disparu pour notre siècle, si pauvre en grandes âmes, avec le dernier soupir de cet homme de cœur et de génie !

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  1. Histoire générale des langues sémitiques, liv. I, chap. i.
  2. Ainsi le mot שֶׂפֶקִ (xxxvi, 18) m’a paru devoir être entendu dans le sens de satisfaction pécuniaire, amende, sens conseillé par le parallélisme. En supposant à la racine שָׂפַק ou סָפַק le sens de sufficere, satisfacere, satis habere, abundare, on explique mieux que ne le font les lexicographes les sens divers de שֶׂפֶק et פֵפֶק. Comparer, pour s’en convaincre, la dérivation des sens divers de דַּי. J’ai aussi un peu modifié parfois le sens du mot תָּכְלִית qu’on rend trop uniformément par perfection, et qu’on doit entendre souvent dans le sens de sommet, extrémité, confins. Les hébraïsants verront sans peine les innovations très-peu importantes que je me suis permises, xxviii, 4 ; xxxiv, 33, et dans quelques autres endroits.
  3. Il est un travail que je voudrais pouvoir ajouter à ceux qui viennent d’être nommés, mais qui, malheureusement, est encore inédit : c’est celui de M. l’abbé Lehir, directeur au séminaire Saint-Sulpice, dont le solide enseignement grammatical m’a été autrefois si utile. M. Lehir est arrivé à plusieurs sens nouveaux, dont quelques-uns sont fort ingénieux. La délicatesse m’interdisait de profiter de l’avantage que j’ai eu de les connaître ; pour cela, je n’ai eu, du reste, qu’à suivre le système que je m’étais imposé, de m’attacher en général aux interprétations anciennes et adoptées par des classes entières d’exégètes.
  4. Il en a paru une seconde édition à Leipzig, avec des notes de M. Olshausen (1852), dans la collection intitulée ; Kurzgefasstes exegetisches Handbuch zum Alten Testament. Il serait injuste d’oublier qu’après Schultens, c’est M. Ewald qui a le plus contribué aux progrès de l’exégèse du livre de Job (Diepoetischen Bücher des Alten Bundes, Gœttingen, 1835-39). Je signalerai aussi le travail excellent, quoique parfois un peu conjectural, de M. Schlottmann (Berlin, 1850).