Le Libre-échange et autres écrits/Tome 7/Texte 41


41.
Paris, 22 janvier 1848[1].


Monsieur Jobard,

Vous me provoquez à exprimer mon opinion sur le grand problème de la propriété intellectuelle. Je n’ai pas à cet égard des idées assez arrêtées pour prétendre à ce qu’elles exercent la moindre influence sur les hommes qui peuvent, par leur position, réaliser vos vues.

Je vous ai dit, il est vrai, que si l’on faisait jamais passer la région intellectuelle dans le domaine de la propriété, cette grande Révolution étendrait le champ de l’économie politique, sans changer aucune de ses lois, aucune de ses notions fondamentales ; je persiste dans cette opinion.

Je crois que si un sauvage Joway faisait de l’économie politique, il arriverait aux mêmes notions que nous sur la nature de la richesse, de la valeur, du capital, de l’échange, etc., etc. Je crois que l’économie politique, comme science, est la même dans le département des Landes où il y a beaucoup de terres communales, et dans celui de la Seine où il n’y en a pas ; dans une ville où il y a une fontaine commune, et dans une autre où chaque maison a son puits ; au Maroc et en France, quoique la propriété foncière y soit constituée sur des bases différentes.

Mais si le sauvage Joway, après avoir été appelé à expliquer les lois économiques, était interrogé sur les effets qui résulteraient de l’appropriation personnelle du sol, il serait forcé de se livrer à des conjectures, ou, si vous voulez, à des déductions, ce phénomène n’étant jamais tombé sous l’épreuve de l’observation directe.

C’est à peu près la position où je me trouve à l’égard de la propriété des inventions.

Je me pose deux questions :

1o Y a-t-il dans l’invention, l’élément constitutif de la propriété ?

2o Dans cette hypothèse, est-il au pouvoir du gouvernement de garantir cette propriété ? En d’autres termes, avez-vous pour vous la vérité du principe, et la possibilité de l’application ?

Je reconnais que l’élément constitutif de la propriété me semble se manifester dans une invention. La propriété, selon moi, n’est que l’attribution de la satisfaction qui suit un effort, à celui qui a fait cet effort. Ici il y a travail, il y a jouissance, et il paraît naturel que la jouissance soit la rémunération de celui qui a fait le travail.

Mais celui qui a inventé et exécuté une charrue, a-t-il un droit exclusif, non seulement sur cette charrue, mais encore sur le modèle même de cette charrue, de sorte que nul n’en puisse construire une semblable ?

Si cela est, l’imitation est exclue de ce monde, et j’avoue que j’attache à l’imitation une très grande et très bienfaisante importance. Je ne puis exposer mes raisons dans une lettre, mais je les ai consignées dans un article du Journal des économistes, intitulé : De la concurrence.

Permettez-moi, Monsieur, de soumettre votre principe à une épreuve, celle de l’exagération. Il y a beaucoup de gens qui n’admettent pas cette méthode ; je la crois excellente. Quand un principe est bon, plus il agit sans obstacles, plus il répand de bienfaits. Sismondi s’élevant contre les machines, se demande que deviendrait l’humanité, si un roi pouvait tout produire en tournant une manivelle ? Je réponds : Que chaque homme ait une semblable manivelle, et nous serons tous infiniment riches, à moins de prétendre que Dieu est le plus misérable des êtres, parce qu’il n’a pas même besoin de manivelle et qu’un fiat lui suffit.

Cela posé, supposons qu’il existe encore un descendant de Triptolème, et que la propriété du droit de faire des charrues se soit conservée de père en fils jusqu’à lui. C’est la circonstance la plus favorable pour votre principe, s’il est bon. J’admets que cette famille ait temporairement délégué ce droit, pour en retirer tout le profit possible. Mais pensez-vous que l’humanité aurait retiré de la charrue tous les avantages que cet instrument a répandus ? D’une autre part, un tel droit n’aurait-il pas introduit dans le monde, le germe d’une inégalité sans limites ?

Et puis ce mot invention me paraît bien élastique. Parce que j’aurais été le premier à mettre des sabots, tous les hommes sur la surface de la terre, sont-ils tenus en droit d’aller pieds nus ?

Voilà mes doutes, Monsieur ; vous me direz que ce n’est pas un doute, mais une solution. Non, car, ainsi que je l’ai dit en commençant, je suis dans la position de l’Ioway. Il aurait pu être, et il aurait été probablement très-frappé des inconvénients de la propriété foncière, et la force de son intelligence n’aurait pas suffi à lui en révéler tous les avantages. Il me semble aussi que, dans l’appropriation du domaine intellectuel, il y a toute une révolution aussi imposante, peut-être aussi bienfaisante que celle qui a fait passer le sol de l’état commun à l’état de propriété privée. Ce que je crains, c’est l’abus. Ce que je n’aperçois pas clairement, c’est la limite entre ce qui constitue réellement l’invention et cette multitude de choses que nous inventons tous journellement. Je redoute l’accaparement des procédés les plus usuels[2]. Peut-être, absorbé par d’autres travaux, n’ai-je pas assez étudié vos ouvrages, au point de vue pratique. Ce que je puis dire, Monsieur, c’est qu’il y a dans votre pensée quelque chose de grand, de séduisant, de logique, qui ne contredit pas, comme les projets socialistes, les notions fondamentales de la science, et j’admire sincèrement le dévouement et la persévérance avec laquelle vous en poursuivez la réalisation.

Je suis, etc.




  1. Lettre publiée par l’Économiste belge, no du 1er septembre 1860.(Note de l’édit.)
  2. L’expropriation pour cause d’utilité publique y remédie.(Note de M. Jobard)