Le Legs de Caïn/Frinko Balaban

Le Legs de CaïnLibrairie Hachette et Cie (p. 61-125).


FRINKO BALABAN


I

Celui qui, porté par un frêle esquif, glisse sur la mer calme et sereine, laissant l’élément liquide jouer avec lui, pendant que les contours diffus des côtes s’évanouissent peu à peu dans un voile de brume et que son regard rêveur sonde l’océan aérien au dessus de lui, celui-là me comprendra peut-être quand je parle de la plaine galicienne, de cet océan de neige à travers lequel vous emporte en hiver le traîneau fugitif. Comme l’onde, la plaine attire l’âme et la pénètre d’une mélancolique langueur. Pourtant l’allure du traîneau est vive et leste comme le vol de l’aigle, tandis que la barque roule dans l’eau comme le canard qui s’enlève pesamment. La couleur aussi de la plaine sans bornes est plus sombre, et son langage plus morne, plus menaçant ; c’est la nature implacable qui s’y montre sans voiles, et la mort y semble plus près de vous, elle vous effleure du bout de son aile, on entend frémir dans l’air ses mille voix.

La clarté transparente d’une après-midi d’hiver m’avait séduit ; ma résolution était prise d’en profiter. Tous les chevaux ne sont pas bons pour trotter dans la neige ; mon alezan était malade, je fis donc venir Mosche Leb-Kattoun, un grand cocher devant le Seigneur, dont les deux noirs sont connus pour avoir le pied sûr. Le temps était magnifique, l’air semblait immobile et la lumière aussi, les ondes dorées du soleil ne tremblaient point dans la légère vapeur terrestre ; air et lumière ne formaient ensemble qu’un seul élément. Le village était silencieux, aucun bruit ne trahissait les habitants des chaumières, les moineaux seuls voletaient le long des haies en piaillant. À quelque distance était arrêté un petit traîneau attelé d’un petit cheval boiteux, pas plus haut qu’un poulain ; c’était un paysan qui avait été chercher du bois dans la forêt ; sa fillette l’interpellait, et elle courait pieds nus dans la neige profonde pour ramasser une bûche qu’il avait perdue.

Comme nous descendions la pente de la montagne dénudée en faisant joyeusement tinter nos clochettes, la plaine s’étendait devant nous sans limites, majestueuse sous le manteau d’hermine dont la couvrait l’hiver ; les troncs des saules rabougris, dépouillés de leurs feuilles, dans le lointain quelques cabanes enfumées, étaient les seules taches noires sur cette fourrure blanche. Mosche Leb-Kattoun se secoua en poussant un cri. La première vue de ce désert de neige avait agi sur lui comme un poison rapide ; son imagination orientale commençait à parler en phrases bibliques, un coup d’aile l’avait transportée de la région des ours dans celle des palmiers et des cèdres. Il s’agitait sur son siège comme un fiévreux ; il creusait sa cervelle, cherchant des images pour exprimer cette chose inexprimable qui l’obsédait, il crachait les similitudes par douzaines jusqu’au moment où je lui dis de se taire. Alors il ne fit plus que marmotter dans sa barbe. Continuait-il son monologue ? priait-il ? avait-il enfin trouvé sa comparaison ? C’était comme un papier blanc sans fin où il alignait ses chiffres interminables, comptant, comptant toujours.

Nous glissions sur le chemin durci. Voici une ferme, et plus loin un village. La neige argente tous les objets ; elle a couvert d’argent les misérables toits de chaume, brodé des fleurs d’argent sur les vitres exiguës, accroché des houppes argentées à chaque gouttière, à chaque puits, à chaque arbre dans les jardins. Des remparts de neige entourent les habitations ; l’homme y a pratiqué des galeries comme le blaireau ou le renard. La légère fumée qui monte du toit semble se figer dans l’air. Autour de la ferme sont rangés des peupliers en argent massif. De ci, de là, des poussières de givre se soulèvent et voltigent, semblables à des essaims de moucherons diamantés, et passent lentement en lançant mille éclairs comme des orages en miniature. Sur la place devant le village, des gamins aux joues vermeilles, à la toison blanche, se pourchassent dans la neige, à peine vêtus. Ils en forment un bonhomme, et lui mettent dans la bouche béante une longue pipe comme celle où fume le seigneur. Un jeune paysan fait une course échevelée dans un léger traîneau tiré par deux jolies filles aux longues tresses brunes, au corsage rebondi sous la chemise bouffante. Les ris partent et montent vers le ciel comme des alouettes en allégresse. Elles pouffent de rire, lui rit plus fort, et il perd son bonnet de fourrure.

Nous côtoyons la forêt. Qu’est devenu son langage mélodieux ? Abois rauques du renard, croassements des choucas ! Le feuillage mort laisse entrevoir ses tons rouges sous une couche uniforme de neige. Une vapeur rose, humide, enveloppe la forêt et le ciel. Devant nous, plus rien que des collines neigeuses, semblables aux vagues figées d’une mer blanche. Là où cette nappe éblouissante se soude au ciel blanchâtre, l’éclat est tel qu’il faut, pour le supporter, des yeux qui peuvent impunément regarder le soleil. Derrière nous disparaissent et le village et la rouge forêt ; les cimes lointaines des montagnes dégarnies s’éclairent une dernière fois, puis s’évanouissent ainsi que les collines et les arbres isolés. Nous sommes entrés dans la plaine indéfinie. De la neige devant nous et derrière nous, un ciel blanc sur nos têtes, — et autour de nous la solitude absolue, la mort, le silence.

Nous sommes emportés comme dans un rêve. Les chevaux nagent pour ainsi dire dans la neige, le traîneau les suit sans bruit. Une petite souris grise court sur la neige durcie ; pourtant l’œil ne découvre nulle part ni cheminée, ni arbre creux, ni taupinière, et elle trotte là d’un petit air affairé et déterminé. Où donc va-t-elle ? Déjà ce n’est plus qu’un petit point noir, puis nous sommes seuls de nouveau. On dirait que nous n’avançons plus ; rien ne change autour de nous, pas même le ciel, qui demeure complètement fixe, sans nuages, d’une teinte uniforme comme s’il était blanchi à la chaux, immobile et sans éclat. On s’aperçoit seulement que le froid devient plus aigu, plus pénétrant ; c’est un froid qui cingle. Mosche Leb-Kattoun a senti une douleur ; il ramasse, effrayé, une poignée de neige pour s’en frictionner l’oreille, puis rabat avec soin les oreillettes de son bonnet fourré. Est-ce donc que notre traîneau serait arrêté comme un navire au milieu d’un calme plat, qui s’agite sans changer de place ? Peut-être croyons-nous seulement avancer, — de même que nous croyons vivre ; car au fond vivons-nous réellement ? Vivre, n’est-ce pas être ? Or cesser d’être, c’est n’avoir jamais été.

Voici un corbeau qui arrive ; il fend l’air de ses ailes sinistres, le bec ouvert et silencieux. Il s’approche, il voltige autour d’une butte de neige. Est-ce un monceau de gravois, est-ce une meule de foin oubliée, perdue, où il devine des souris ? Il en fait le tour en sautillant et en voletant, puis, l’inspection terminée, se perche dessus et joue du bec. C’est une charogne. Il ne reste pas seul longtemps : c’est maître loup qui montre déjà sa nuque velue ; il lève le museau, prend le vent et accourt au trot. Arrivé au but, il flaire, il regarde l’oiseau, gémit et frétille de la queue comme un chien qui retrouve son maître. Le corbeau est debout, sa voix rauque est joyeuse, il bat de l’aile. « Viens, frère, il y en a pour nous deux ! » Comme ils se comprennent, les deux filous !

À mesure qu’il descend, le soleil devient visible à l’horizon sous la forme d’une boule vaporeuse et brillante. Il ne se couche pas, il se dissout dans la neige ; il fond comme de l’or liquide, des ondes dorées coulent jusqu’à nous, des traînées de lumière irisée se jouent sur la nappe blanche, qui semble aspergée d’argent fondu. Enfin tout disparaît ; les jets de lumière rentrent, pâlissent ; un moment, une légère vapeur rose plane encore dans l’atmosphère, puis elle s’évanouit à son tour, et tout retombe dans une morne et froide immobilité.

Cela ne dura qu’un instant. Soudain du côté de l’est une bise glacée nous fouetta le visage. Un traîneau passait au loin, le vent nous apportait le tintement plaintif de ses clochettes ; mais bientôt tout fut englouti dans un brouillard cendré qui surgit à l’horizon, s’aggloméra et se mit à onduler. L’obscurité augmentait rapidement. Des nuées grises, informes, envahissaient le ciel, redoutable armada aux mille voiles. Déjà le vent les saisit, les gonfle ; elles viennent au-devant de nous, et nous y entrons en plein. Le Juif arrête ses chevaux. — C’est une tempête qui se lève, dit-il d’un air soucieux. Nous pourrions nous perdre dans la tourmente. Toulava n’est pas bien loin d’ici ; ce serait moins long que de retourner chez nous. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

— Allons à Toulava.

Il fit claquer son fouet sur les têtes de ses deux noirs, et la course reprit. Des traînées de brouillard flottaient dans l’air comme des oiseaux monstrueux. Voici la sainte image sur son piédestal de pierre ; c’est là que le chemin de Toulava tourne à droite. Déjà je commence à sentir dans la nuque les coups de poing de l’ouragan, j’entends ses mille voix furieuses et ses plaintes lamentables ; de ses hauteurs, il plonge dans la neige, la fouille et la disperse, il brise les nuages, les jette à terre par lambeaux floconneux, et menace de nous y ensevelir. Les chevaux baissent la tête et s’ébrouent. La neige remonte vers le ciel en immenses tourbillons ; l’ouragan balaie la plaine avec des balais blancs, et sous ses balayures il enterre les hommes, les animaux, des villages entiers. L’air semble brûlant au contact : on dirait qu’il s’est vitrifié ; le vent le pulvérise, et les fragments pénètrent dans nos poumons comme des éclats de verre.

Les chevaux n’avancent plus qu’à grand’peine, en coupant l’air et la neige. Cette neige est devenue un élément dans lequel nous nageons avec effort pour ne pas nous noyer, que nous respirons, et qui menace de nous brûler. Au milieu de la plus formidable agitation, la nature se glace et s’engourdit ; on fait soi-même partie de cet engourdissement universel. On conçoit que la glace puisse devenir le tombeau d’un monde, que l’on puisse cesser de vivre sans mourir, sans tomber en pourriture. Des mammouths monstrueux y gisent intacts depuis des millions d’années, et attendent le jour où ils alimenteront le pot-au-feu d’un paléontologue. Cela fait songer à certain dîner antédiluvien, et on ne peut s’empêcher de rire. Malgré tout, on a envie de rire ; le froid vous chatouille avec une persistance cruelle.

Tout se gèle. Les pensées se suspendent en glaçons sous le crâne, l’âme se fige, le sang tombe comme la colonne de mercure. On ne raisonne plus, on n’a plus de sentiments humains, la morale n’est plus qu’un frimas dans vos cheveux, les forces élémentaires se réveillent en vous. Comme on s’emporte lorsqu’un clou indocile ne veut pas entrer dans un mur, comme on lui écrase la tête d’un grand coup de marteau en l’accablant d’injures ! Ici la lutte est muette, sérieuse, patiente, presque résignée. Cette vie que nous aimons et qu’il s’agit de disputer à l’ennemi est engourdie, on est devenu pierre, glaçon, quelque chose qui résiste par sa force d’inertie.

Un rideau blanc nous cache nos chevaux. Le traîneau nous emporte comme une barque sans rames et sans voiles ; il semble par moments immobile. L’ouragan hurle toujours, la tourmente nous enveloppe ; le temps et l’espace ont cessé d’exister pour nous. Avançons-nous ? restons-nous en place ? fait-il nuit ? fait-il jour ?

Lentement les nuages glissent du côté du couchant. Les chevaux ronflent, ils redeviennent visibles, on aperçoit leurs dos chargés de neige. Cela tombe à flocons pressés et s’amoncelle devant nous en couche épaisse, mais au moins on y voit de nouveau, et l’on peut avancer. L’ouragan ne fait plus que râler et se roule sur le sol en gémissant, les brouillards sont tombés à terre comme des tas de gravois. Où sommes-nous ?

Autour de nous, tout a été enseveli ; nul vestige de la route, nulle croix de bois pour nous l’indiquer. Les chevaux enfoncent jusqu’au poitrail ; la voix de la tempête expire au loin. Nous arrêtons, avançons de nouveau ; le Juif balaie le dos de ses bêtes avec le manche de son fouet. Deux corbeaux passent, silencieux, remuant à peine leurs ailes noires ; ils disparaissent dans la chute de neige. Les chevaux se secouent, et ils vont plus vite. Il ne tombe plus que des flocons légers, fondants ; mais au loin tout est encore ténèbres. Nous arrêtons de nouveau pour tenir conseil.

La nuit approche ; nous sommes enveloppés dans un crépuscule sombre et brumeux qui s’étend sur le pays. Le Juif fouette ses chevaux, qui jouent des jambes. Enfin voici une bande d’un rouge ardent qui se montre à l’horizon ; nous y courons tout droit. On dirait que la lune est tombée dans la neige et qu’elle s’y éteint ; une grande flamme monte tout à coup, éclairant vivement des ombres noires.

— C’est le bivac de la garde rurale, près du petit bois de bouleaux, dit le Juif ; derrière le bois est Toulava.

À mesure que nous nous rapprochions, les arbres se dressaient en face de nous comme un mur sombre où se projetaient les lueurs fugitives de l’immense brasier que la garde avait disposé en demi-cercle sur la lisière du bois et qu’elle entretenait avec soin. La fumée montait lentement vers les bouleaux, et s’y suspendait en voiles grisâtres qui se dissolvaient peu à peu ; une vapeur chaude et lumineuse flottait autour de la fournaise. Les paysans qui étaient couchés auprès du feu se dressèrent tout à coup comme des démons noirs. Le Juif les interpella : aussitôt ils se replongèrent dans l’ombre ; un seul se détacha et vint à nous.

— C’est Balaban, me dit Leb-Kattoun. Ne le connaissez-vous pas ? C’est le capitulant[1].

C’était un ancien troupier, le garde champêtre de la commune de Toulava ; il jouissait d’une grande considération, car on le savait esclave de la consigne. J’avais entendu parler de lui plus d’une fois déjà, mais je n’avais pas encore eu l’occasion de faire sa connaissance. Je l’examinai avec intérêt. Sa taille élevée, son port droit, sa tête, ses allures à la fois aisées et réservées, indiquaient très nettement un caractère ferme, déterminé. Son salut fut poli, mais rien de plus.

— Est-ce que la tempête vous a causé beaucoup d’ennui ? demanda-t-il en regardant les chevaux. J’espère que le cocher a fait son devoir ? — Il parlait comme un gentilhomme qui reçoit son hôte, il y avait de la grâce et de la dignité dans ses façons. D’un signe de la main, il m’invita à venir près du feu. — Les chevaux sont fatigués et en sueur, reprit-il, et il est nuit noire ; il vous faudra faire une halte.

— C’est bien là notre intention, répondis-je.

La société de ces paysans, surtout celle du capitulant, n’était pas sans attrait pour moi. Comme il me précédait pour me conduire, un petit gars accourut au-devant de lui. Il lui passa doucement la main sur ses cheveux d’un blond de filasse ; ce n’était déjà plus le même homme. Je vis bien que celui-là n’était pas de ceux que l’on connaît tout de suite dès le premier mot.

Les paysans se levèrent. — Que faites-vous donc là ? leur demandai-je.

Tous les yeux se tournèrent vers le capitulant.

— Les propriétaires du voisinage, répondit-il d’un ton grave, et peut-être encore d’autres Polonais se rendent aujourd’hui chez le seigneur de Toulava. Ils y trouveront probablement des émissaires et des correspondances, et se concerteront entre eux. Beaucoup viennent sans passeport ; c’est à nous d’ouvrir les yeux. Peut-être qu’il se découvrira quelque chose. Voilà tout.

— Oui, nous faisons bonne garde, dit le petit.

— Par un temps pareil !

— Dame ! on fait ce qu’on peut, repartit le capitulant. S’ils nous échappent dans la tourmente, au moins on aura été à son poste. — Il n’avait pas compris que le mauvais temps aurait pu l’empêcher d’être là.

Il saisit les chevaux par la crinière du front, amena le traîneau tout près du feu, en tira une couverture et l’étala pour moi sur le sol. — La terre est sèche, dit-il. Nous sommes là depuis le matin, et nous avons allumé un bûcher qui suffirait à rôtir un bœuf entier. — La cendre chaude était en effet répandue autour du feu jusqu’à une distance de deux ou trois pas. Les flammes s’élançaient droites, ou bien se penchaient hors du cercle qui nous enfermait, chassées par les rafales que nous renvoyait le bois. Les flocons arrivaient semblables à des papillons d’argent, et disparaissaient dans la flamme, qui les dévorait.

— Ceux de Zavale en sont, fit observer le petit gars.

— Nécessairement, dis-je, les jolies femmes aiment à tremper dans les complots.

— Doit-elle venir aussi, la dame ? demanda le Juif en tambourinant avec ses doigts sur l’épaule de Balaban.

— Est-ce que je sais ? répliqua celui-ci, et il secoua la tête comme un cheval qui veut chasser une mouche importune. — Je surpris dans ses yeux un éclair, tandis que ses traits restaient immobiles et impassibles. Il se prit à considérer la fumée qui montait vers les bouleaux.

II

Le silence était profond ; on n’entendait que le souffle léger du vent qui attisait le feu. Je m’étendis de mon long, et me mis à examiner mes compagnons. Je connaissais le paysan qui était en faction au coin du bois avec sa faux, et qui venait montrer son nez de temps en temps, moins pour se chauffer que pour écouter la conversation. Il s’appelait Mrak, et il avait cet air sérieux, déterminé, qui est habituel à nos paysans. Près de moi était accroupi un bonhomme maussade, vêtu d’un sierak[2] gris de souris à long poil, dont la tête ressemblait à un parachute, pointue par le haut, large par le bas, et coiffée d’un petit bonnet en peau de mouton d’un blanc sale. Vu de profil, on eût dit qu’il avait été découpé grossièrement dans un vieux morceau de mauvais carton : un nez long, mince, pointu, feutré ; la bouche avait été oubliée, le menton se perdait dans le cou. Même les plis de son visage incolore étaient gauches : tout dans sa pauvre personne semblait raté, manqué ; sa silhouette, que le feu dessinait, avait quelque chose d’irrésistiblement grotesque.

À côté de lui était couché à plat ventre un gaillard que le petit Your aux cheveux de filasse appelait le compère Mongol. Tout près de là est un ancien champ de bataille où une horde tartare a éprouvé une sanglante défaite, il y a plus de deux siècles : les prisonniers furent employés à repeupler des villages dévastés ; je parierais que notre Mongol est un de leurs descendants. Il est de moitié moins long que l’homme de carton complètement développé, mais ce nabot est solide sur ses jambes comme un pot de fer. Il montre un cou de taureau, couché comme il est dans son pantalon de toile et sa vieille blouse, la poitrine nue dans la cendre chaude, les jambes nues dans la neige. — Toi aussi, mon camarade, tu es de l’ouvrage bousillé. Comment a-t-on fait pour tasser ainsi tes reins puissants ? Et ton visage, ou ce qui t’en tient lieu ! Deux trous percés à la vrille pour tes yeux noirs, tandis que la peau trop ample fait de vilains plis autour de ta bouche ; les coins des yeux descendent, et le nez trop petit se retrousse, avec deux trous dont un seul suffirait pour tes deux yeux. Aussi tu es jaune comme l’envie, et tu enfonces ta tchapka de tricot par-dessus tes crins noirs jusqu’à tes oreilles longues et pointues.

Le personnage principal était sans conteste Frinko Balaban. Son âge, qui eût pu le dire ? mais c’était un homme. En quel lieu qu’on le rencontrât, dans les rangs, dans sa commune, ici dans ce bivac, on ne pouvait ne pas le voir. Sa taille svelte était serrée dans une redingote de couleur chamois par une ceinture de cuir noir verni. Il était boutonné jusqu’en haut, et lui seul avait un vieux foulard autour du cou et son pantalon militaire, en drap bleu déjà usé, retombant sur la botte selon la mode de la ville. À la ceinture étaient accrochés un long couteau et une blague à tabac qui lui servait à bourrer sa pipe courte. Les autres étaient tous armés de faux ou de fléaux ; Frinko tenait sur ses genoux un fusil à un seul coup. Outre deux médailles de service, il en avait une troisième sur la poitrine. Un bonnet pointu en peau d’agneau donnait à sa tête fine la dignité d’un rabbin et l’air féroce d’un janissaire ; ce bonnet concourait avec les cheveux bruns taillés en brosse à encadrer un visage remarquable, aux lignes douces, au nez droit, à la bouche fine, que la vie militaire avait couvert de cette belle teinte de bronze qui, avec les deux plis mélancoliques de la bouche et les moustaches pendantes, donne à nos soldats un cachet si particulier. Sous l’arc rigide des sourcils, ses yeux honnêtes et profonds semblaient mouillés de larmes ; leur regard calme, expressif, allait au cœur. C’était cela, — puis sa voix. À le voir d’abord, cet homme paraissait si solide, si entier ; puis, à l’écouter, on devinait une fêlure. Sa parole était grave, monotone, il y vibrait comme une sourde douleur.

Les paysans avaient avec eux un chien ; c’était un chien de berger ordinaire, de couleur indéterminée, avec un collier de poils noirs et une jolie tête de renard. Il dormait dans la cendre, le museau pointu appuyé sur les pattes de devant, et il remuait la queue chaque fois que la voix triste du capitulant frappait son oreille.

Tout le monde parlait bas et sur un ton sérieux, le Juif seul plaisantait tout haut. — J’ai trouvé une femme pour vous, Balaban, — une veuve, très jolie, je sais que vous y tenez, et qui a du bien au soleil, ce qui ne gâte rien. Qu’en pensez-vous ? Elle m’a déjà parlé de vous. — Il regarda successivement tous les assistants, mais personne ne fit attention à lui. Leb-Kattoun se préparait évidemment à devenir tout à fait communicatif. — Juste Dieu ! dit-il à Balaban en lui passant la main sur le dos, j’oublie que vous avez renoncé aux femmes. — Il cligna de l’œil gauche en s’adressant aux paysans d’un air d’intelligence. — Il l’a juré, cet homme, il l’a juré : il ne se mariera point !

Le capitulant lui lança un regard par-dessus l’épaule, à la suite duquel le Juif se retira en toussant et alla se jucher sur son siège, où il tournait le dos à la société. Pendant quelque temps, on le vit brandiller les jambes en comptant à haute voix, puis il fit sa prière et finit par s’endormir. Le bruit de ses talons, qui frappaient contre le bois, avait éveillé le chien, qui vint me sentir en étirant paresseusement ses jambes de derrière ; il alla ensuite examiner le traîneau, flaira les chevaux, et, comme ils penchèrent leurs têtes vers lui, il se mit à lécher le givre de leurs bouches en remuant la queue avec un petit gémissement amical. Ensuite il leva le nez, s’approcha du Juif, le sentit, se retourna immédiatement et leva la jambe, puis il revint, éternua en reniflant l’air froid, et se recoucha près du feu, le nez dans la cendre.

— Attention ! cria tout à coup le paysan qui montait la garde au coin du bois, voici quelqu’un qui court dans la neige.

Tout le monde regarda dans la direction qu’il nous indiquait, le capitulant seul ne bougea point.

— Ce n’est pas la peine de vous déranger, dit-il avec un sourire ; c’est une vieille connaissance.

— Ah ! c’est Kolanko ; dit l’homme de carton d’un ton larmoyant et en se grattant l’oreille.

— Celui-là nous manquait encore ! s’écria ce petit effronté de Your, les bras croisés sur la poitrine.

Le capitulant fit un geste d’impatience. — Il faut vous dire, monsieur, reprit-il gravement, que c’est un vieillard de plus de cent ans, un homme bien étrange, bien expérimenté, d’un bien grand esprit, seulement un peu bavard maintenant, comme on l’est quand on vit trop vieux ; il rit sans motif, il lui arrive même de pleurer sans motif ; il est tombé en enfance.

Là-dessus, le centenaire était déjà au milieu de nous : un petit homme agile avec des jambes branlantes, une poitrine étriquée, un cou jaune desséché, qui n’avait de vivant dans sa figure racornie que ses petits yeux gris, enfoncés dans leurs orbites, d’où ils semblaient tout guetter et tout aspirer avec avidité. Il avait de bonnes bottes, un pantalon bien épais, une ample fourrure de mouton assez sale et un bonnet en peau de chat de trois couleurs ; il serrait dans ses bras un traversin rayé de rouge, et parlait si vite avec sa bouche édentée qu’on ne le comprenait pas toujours. — Ah ! je vous tiens, mes petites anguilles ! s’écria-t-il avec un petit rire ; — puis je l’entendis se plaindre de quelque chose que je ne pus saisir ; enfin il vint s’asseoir à côté du capitulant. Ses yeux firent le tour de la société, s’arrêtant successivement sur chacun de nous ; lorsqu’il fut arrivé à moi, il avança son cou ridé, haussa les sourcils, se leva, s’inclina trois fois, et se rassit.

— Monsieur se demande peut-être qui est ce bonhomme, murmura-t-il d’une voix à peine intelligible. Je suis un homme très vieux, qui a perdu tous les siens. Tel que vous me voyez, je suis seul sur la terre. L’année dernière, il me restait encore un corbeau : celui-ci, me disais-je, ira jusqu’au bout avec moi ; mais un jour ça l’a pris au collet, lui aussi. Maintenant il n’y a plus personne dans ma cabane que moi. Qui voudrait rester avec un vieillard ?… Et puis je ne dors pas. Quand on est vieux, hélas ! il vous vient tant de choses à l’esprit ; j’ai peur d’être seul la nuit, oui, oui, — il eut un accès de rire, — le brouillard a tout à coup des pieds, et la neige a des mains, et ils viennent frapper aux fenêtres, à la porte, et la lune ouvre de grands yeux et me fait la grimace et me pose des questions auxquelles je ne puis pas répondre. — Il cracha énergiquement. — Alors je me sauve de chez moi, mon bon monsieur, et je cours où il y a du monde.

Le bonhomme m’amusait. — Ainsi, lui demandai-je, vous vous sentez à l’aise dans la société des hommes ?

— Au fond, répondit-il, je m’y ennuie souvent. L’homme de carton le regarda indigné.

— Ne vous fâchez pas, reprit Kolanko ; il n’y a rien que je n’aie déjà entendu. Je connais tout, tout. Et s’il y a du nouveau une fois par hasard,… qu’est-ce que cela me fait par exemple que Basile s’y soit pris un peu plus bêtement qu’Ivan lorsqu’il a tenté de séduire la femme de son ami ? Belles nouveautés, cela ! Le capitulant est encore le seul qui vaille la peine d’être écouté ; c’est pour cela que je suis venu m’asseoir à votre feu.

— La vie vous ennuie donc ?

— Sans doute.

— Et vous souhaitez la mort ?

— La vraie mort ? Oui.

— Qu’est-ce que vous appelez la vraie mort ?

— Une mort, monsieur, qui serait la fin des fins, par laquelle un homme vivant mourrait pour toujours, et non pour rester quelque temps en terre, après quoi il peut ramasser ses quatre membres et recommencer sur nouveaux frais !

— Il a peur de la vie éternelle, dit l’homme de carton en se penchant vers moi.

Tous les yeux s’étaient portés sur le vieillard. J’étais curieux de l’entendre, car nos paysans, qui n’ouvrent jamais un livre, sont des politiques et des philosophes-nés ; il y a de la sagesse orientale en eux, comme dans les pauvres pêcheurs, pâtres et mendiants des Mille et une Nuits auxquels Haroun al Raschid demande l’hospitalité.

— Au fond que vaut donc cette vie ? reprit le centenaire d’une voix basse, mais distincte. Vous autres, béjaunes, vous ne demandez pas mieux que de continuer. Celui qui a tout vu, tout vécu, tout souffert, celui-là… Il s’abandonna quelque temps à ses réflexions. — La vie éternelle, dit-il enfin, serait peut-être terriblement ennuyeuse ; mais je sais quelque chose qui m’inspirerait encore plus d’effroi.

— Et ce serait ?

— Ce serait de naître une seconde fois. — Il se mit à rire.

— Cette idée ne m’était jamais venue, dit l’homme de carton en pesant sur les mots ; le vieux a raison.

Le capitulant regardait dans la flamme avec des yeux vitreux. Kolanko le poussa du coude. — Eh bien ! ton avis là-dessus ?

— Que Dieu m’en préserve, repartit gravement Frinko Balaban, je ne voudrais pas naître une seconde fois !

— Voici ce que je me dis, mon bon monsieur, poursuivit le vieillard. Je me dis : Tu t’ennuies assez de traîner le fardeau de tes cent ans ; cependant ceci aura une fin, mais, si tu commences à t’ennuyer dans la vie éternelle, tu es un homme perdu. Supposons, mes amis, que tout ce qu’on nous dit par rapport au ciel soit vrai. Bien. D’abord ça ne manque pas de charme, on a des conversations agréables qui vous amusent. Saint Sébastien me raconte comment les Turcs ont tiré sur lui avec des flèches et l’ont cloué comme un hibou, mais sans le tuer tout à fait, comment il a été sauvé par une veuve qui l’a pris dans sa maison, puis comment il est retourné chez l’empereur des païens pour l’appeler vile engeance et se faire tuer cette fois pour de bon. Ou le saint évêque Polycarpe me raconte la fameuse réponse qu’il a faite à un maréchal romain et pour laquelle il fut rôti sur un bûcher, ou saint Vincent me décrit comment il fut couché sur des tessons aigus ; mais saint Sébastien vous reparle de ses flèches pour la millième fois, et saint Vincent pour la millième fois de ses tessons, — et puis ne pouvoir pas dormir !

— Vous êtes encore assez vert, lui dis-je ; croyez-vous que vous dépasserez de beaucoup la centaine ?

— Malheureusement oui, répondit-il. Mon bon monsieur, quand on a vu pendant cent ans ce qui se passe sur cette terre, on en a assez, et l’on ne désire plus qu’une chose, c’est de pouvoir s’endormir d’un long sommeil ! — Il s’absorba dans ses rêveries. — La vie céleste, monsieur, je pense que c’est une plaisanterie. Ici-bas tout ce qui respire doit faire les cent coups pour sustenter sa pauvre existence, et on me fera croire que là-haut seront nourris tant de fainéants ! S’il y a une vie au-delà du tombeau, c’est que nous recommencerons de peiner et de souffrir.

— Est-ce que vous ne croyez pas à une autre vie ? demanda doucement le capitulant, et sa voix tremblait.

— Moi, je n’affirme rien, répliqua Kolanko en se grattant le nez. Le diak[3] doit savoir ce qui en est, il a étudié les saintes Écritures. Et il est écrit : « C’est pourquoi les hommes meurent comme les bêtes, et leur sort est égal. Et tout tend en un même lieu. Ils ont tous été tirés de la terre, et ils retournent tous dans la terre. Qui connaît si l’âme des enfants des hommes monte en haut, et si l’âme des bêtes descend en bas ? Et j’ai reconnu qu’il n’y a rien de meilleur à l’homme que de se réjouir dans ses œuvres, et que c’est là son partage. Car, qui le pourra mettre en état de connaître ce qui doit arriver après lui ? » C’est mot pour mot dans la Bible.

— Le meilleur pour l’homme, c’est de se réjouir dans ses œuvres ! s’écria le capitulant. Faire son devoir, il n’y a que cela.

— Ainsi, repris-je en m’adressant au vieillard, vous voudriez mourir pour toujours, et la mort ne vous effraye point ?

— Si, si, mon bon monsieur, — il hocha la tête en ricanant, — j’ai une peur atroce de la mort.

— Comment cela ?

— Eh bien ! tant que je vis, je puis espérer qu’il y aura une fin à tout ceci, n’est-il pas vrai ? — ses petits yeux gris semblaient pénétrer jusqu’au fond de mon âme ; — mais, si la mort vient, la mort que j’attends depuis plus de cent ans, et si alors je n’ai pas cessé d’exister,… tout est perdu ! — Les assistants éclatèrent de rire. — Je vous en prie, monsieur, continua-t-il avec volubilité, regardez-moi : je ne suis pas un malheureux à bout de ressources, un paysan ruiné ou un scribe sans ouvrage ; je suis fatigué de vivre, oh ! bien fatigué ! Et les gens s’étonnent lorsqu’ils trouvent un homme qui s’est pendu !

Il se tut pendant quelques instants. Le feu pétillait, la fumée montait lentement vers les bouleaux, le vent était tombé tout à fait. Le centenaire regarda Balaban en dessous. — En voilà encore un qui en a, dit-il tout bas. Pas vrai ?

Le menton de l’ancien troupier touchait sa poitrine, et il se taisait. — Raconte-nous quelque chose, Balaban !

— Vous devriez en effet nous faire un récit, dis-je à mon tour. On prétend que vous racontez bien.

— Voulez-vous un conte de fées ? répondit-il avec un empressement poli.

— Non, des choses qui vous sont arrivées à vous-même.

Le centenaire approuvait de la tête. — Il en sait plus long que bien des gens, dit-il de sa voix éraillée.

Le capitulant se passa la main sur le front. — Que pourrais-je vous raconter ?…

— Mais qu’est-ce donc que le Juif voulait dire tout à l’heure ? demanda l’homme de carton en avançant le cou et en clignant ses yeux moroses.

— Ah ! mon Dieu ! c’est toute une histoire, repartit le capitulant d’un ton bas ; ses regards se fixèrent sur le feu, une expression de tristesse navrante se répandit sur ses traits.

— Une histoire ? dit avidement Kolanko.

— Une histoire comme il y en a beaucoup ; tout cela est bien vieux déjà, et nullement intéressant.

— C’est une histoire d’amour, ajouta l’homme de carton à mi-voix, d’un air pudique, avec un regard de côté sur l’ancien soldat en dessous.

— Ça doit être curieux, s’écria Kolanko.

— Point curieux du tout, répondit le capitulant ; des choses qui arrivent tous les jours. J’aime autant vous parler de la guerre de Hongrie… Mon régiment s’était donc mis en marche…

— J’espère que tu ne vas pas nous faire marcher encore une fois de Doukla à Kaschau[4] ? interrompit le vieillard avec humeur. Ce serait la septième fois, si j’ai bonne mémoire. J’aimerais mieux autre chose.

— Dis-nous plutôt ton histoire, insista l’homme de carton.

— Quelle histoire ?

— Eh bien ! celle de la Catherine qui demeure là-bas, de la comtesse enfin, reprit l’homme de carton à voix basse, mais avec une nuance d’amertume méprisante, et dans ses yeux brilla un éclair où se lisait la haine invétérée de nos paysans pour les nobles.

— L’avez-vous connue ? demanda Frinko Balaban sans lever les yeux. — Personne n’osa prendre la parole. — Eh bien ! moi, je l’ai connue.

Sa voix vibrait, douce et triste comme la dernière note de nos chants populaires. Lentement il levait la tête, il était pâle, ses yeux s’ouvraient grands et fixes comme ceux d’un visionnaire.

— À présent il va raconter, chuchota le Mongol en poussant du coude l’homme de carton.

Tous se mirent à leur aise pour écouter. Mrak, qui montait la garde comme une vraie sentinelle, interrompit sa promenade et s’arrêta derrière nous, appuyé sur sa faux.

III

— Où donc l’ai-je vue pour la première fois ? commença le capitulant. Ah ! oui, j’y suis, c’était dans les aulnaies de Toulava ; elle cueillait des noiet il lui était entré une épine dans le pied, une longue épine ; elle était assise sur la lisière du bois et pleurait. Comme je vis cette jolie fille tout en larmes, je fus pris de pitié ; je m’arrêtai et lui demandai ce qu’elle avait. Elle ne me répondit pas ; elle n’était occupée qu’à tirer cette épine qu’elle avait dans le pied, et sanglotait de plus belle. Alors je vis ce que c’était ; je m’assis à côté d’elle et lui dis : « Attends, laisse-moi faire ! » Elle cessa de pleurer, m’abandonna son pied de bonne grâce, me regarda seulement en dessous. Ça ne fut pas long, j’eus tout de suite cette épine, et comme je la retirai, elle siffla un petit entre ses dents, puis elle rabattit son foulard sur sa figure, bondit et s’en fut sans me dire merci.

À partir de ce jour, quand elle m’apercevait de loin, elle se sauvait comme devant un monstre ou un haïdamak[5]. Et moi, j’étais content de la rencontrer. Un jour, je reviens de la ville avec ma voiture chargée lourdement, et marchant à côté de mes chevaux ; elle est debout derrière une clôture. Comme je l’aperçois, elle fait le plongeon, et je vois ses yeux noirs briller à travers la claie d’osier comme ceux d’un petit chat.

— Pourquoi te cacher, Kassya[6] ? lui criai-je ; je ne te ferai pas de mal. — En même temps j’arrêtai les chevaux. La fille ne soufflait mot. — Quelle idée as-tu donc, lui dis-je encore, de te sauver ainsi chaque fois ? Je ne cours pas après toi.

Elle reparut, se couvrant la figure avec son bras et riant de bon cœur, la friponne. Ah ! ce bec mignon, et ces dents, du corail blanc !

— Vous venez de la foire, Balaban ? me dit-elle d’un petit air timide.

— C’est la vérité, Catherine.

— Ah ! si je pouvais courir le monde comme vous ?

— Et où iriez-vous bien, Catherine ?

— Mais à la foire donc ! Et je verrais toutes les villes, et la mer Noire, et tout d’abord Kolomea, dit-elle.

— Vous n’avez pas encore été à Kolomea ?

— Jamais.

— Jamais ?

— Je n’ai encore vu aucune ville, continua-t-elle, et elle me regardait maintenant en face. Est-il vrai qu’on y voit des deux et trois maisons posées les unes sur les autres, que les nobles s’y font voiturer dans des boîtes à quatre roues, qu’il y a une maison toute remplie de soldats ?

Je lui expliquai tout cela, et elle me fit une foule de questions bien plaisantes, Dieu sait ! La pauvre fille ne connaissait rien alors. Je ne pus m’empêcher de rire de ses drôleries : ça l’effraya ; elle cacha de nouveau sa tête sous son bras comme une poulette. Le soleil se couchait à ce moment ; je revois tout cela comme si c’était d’aujourd’hui, la route, la clôture et la jolie fille. Le ciel était tendu derrière elle comme un immense drap couleur de feu dont l’éclat me faisait baisser les yeux, et je restais là, une main appuyée sur ma voiture, et de l’autre frôlant le sable avec le manche de mon fouet.

Le dimanche suivant, je rencontre ma Catherine,… pardonnez-moi si je dis ma Catherine, c’est une bête d’habitude,… je la rencontre donc à l’église ; je fais ma prière en conscience, la regarde seulement en dessous de temps en temps. Après la messe, au moment où la foule va sortir, il y a une presse extraordinaire autour du bénitier ; j’y arrive en jouant des coudes, et j’apporte à la jolie Catherine l’eau bénite dans le creux de ma main. Elle sourit, trempe ses doigts, se signe, m’asperge ensuite, la petite coquine, et se sauve en courant.

Depuis lors, je ne pus la chasser de ma pensée ; voilà mon malheur. Je m’étudiais à trouver des occasions de la rencontrer sans avoir l’air de le faire exprès. Mon Dieu, une histoire d’amour comme tant d’autres ! Un jour, j’avais été appelé au château pour la robot[7] ; je la vis qui sortait de la grande porte. Le seigneur était à sa fenêtre, en robe de chambre, et il fumait son tchibouk. Catherine vint se faire une occupation à côté de moi ; je n’y fis pas attention. Au bout de quelques minutes : — Je m’en vais maintenant, Balaban, me dit-elle.

— Tant mieux, répondis-je à mi-voix. Que venez-vous chercher au château ? Ce n’est pas la place d’une jolie fille comme vous.

Elle rougit, je ne sais si ce fut de dépit ou de honte. — Qu’est-ce que cela peut vous faire ? reprit-elle d’un ton dégagé.

Je me troublai. — Ce que cela peut me faire ? lui dis-je sévèrement. Le diable est toujours à la porte, et je regrette toute âme que perd le bon Dieu.

— Je suis une fille pauvre, dit-elle. Qui s’intéresse à moi ? qui voudra m’épouser ? Il faut pourtant que je vive, et ce qui plaît aux autres femmes me plaît aussi. Au château je puis gagner de belles nippes, un foulard neuf, un collier de corail, voire une pelisse…

— Qu’as-tu besoin de collier, m’écriai-je, ou d’autres parures ?

— Telle que je suis, je ne plais à personne ! répondit-elle.

— Celui-là ment, qui ose dire cela ! — Et le feu me monta au visage. J’étais déjà épris d’amour ; je savais maintenant ce qui me restait à faire. Je me rappelai les vieilles légendes et les chansons, où le tsar aborde la tsarevna et le pauvre pêcheur la pêcheuse, les mains pleines de beaux présents, et je mis sou sur sou en attendant le jour des Rois.

Ce soir-là, je fus le premier à me barbouiller de noir. Le diak m’avait prêté une nappe d’autel rouge qui me fit un beau manteau, et je me coiffai d’une immense couronne de papier doré à pointes ; je représentais le roi more, et j’avais avec moi deux bons camarades, Ivan Stepnouk et Pazorek, qui étaient les deux rois blancs, très bien attifés aussi, puis mon cousin Yousef, celui qui est mort de la petite vérole, et qui faisait notre valet, un vrai moricaud. C’est lui qui portait les présents des rois mages.

Nous nous mîmes donc en route, entonnant à tue-tête notre chanson, et Pazorek nous précédant avec l’étoile au bout d’une longue perche. Comme nous entrâmes chez la Catherine, ce furent des cris ! Les filles se dispersèrent comme une bande de perdrix ; mais le père, le vieux, riait, et il prit sur la planche la bouteille d’eau-de-vie pour nous régaler. Pendant que les autres trinquaient avec lui comme il convient, je pris Catherine poliment par la main, lui fis ma révérence, et débitai mon discours. « Je te bénis, fleur d’Occident. Nous, les rois d’Orient, suivant l’étoile qui nous conduit vers notre Sauveur, nous sommes venus dans ce pays, où nous avons entendu parler de ta beauté et de ta vertu, et nous sommes entrés dans ta chaumière pour te saluer et t’offrir nos dons. » À ces mots, je fis signe à notre moricaud d’approcher, et je tirai de sa torba[8] un large et beau foulard rouge que je présentai à Catherine, puis j’en tirai encore trois magnifiques fils de corail rouge, que je lui présentai également. J’avais acheté tout cela de mes deniers comptans à Kolomea.

Ma Catherine baissait la tête en rougissant jusqu’à la racine des cheveux, et d’un air embarrassé serrait les deux mains entre ses genoux ; mais elle dévorait le foulard et le collier des yeux. Je l’attirai près de moi sur la banquette du poêle, je déposai gentiment mes présents sur son tablier, et nous échangeâmes de beaux discours. « Belle tsarevna, lui disais-je, l’année prochaine je vous apporte une pelisse de zibeline ou d’hermine blanche, comme vous l’ordonnerez. » Et elle répondait : « Grand roi des Mores, je ne suis pas une fille de tsar, je ne suis qu’une pauvre paysanne, et je me contenterai d’une fourrure de mouton. » Puis moi : « Tu es belle comme une fille de roi, voilà la vérité vraie. Chez nous là-bas, c’est un autre monde, un autre peuple : chaque homme a cent femmes et tout roi en a mille ; mais moi, je ne connais qu’une seule femme dont je voudrais pour toute ma vie ! »

Les autres s’étaient mis en gaieté, ils sautaient et criaient. Pazorek vint bravement arracher Catherine de son banc, et la fit tourner en rond ; mais moi, je les regardais faire sans dire un mot, et ce fut comme une souffrance étrange qui alors pour la première fois me serra le cœur. Le monde revêtit pour moi un autre aspect, tout bizarre. De même qu’il y a des gens qui perdent la vue pendant la nuit, moi je devins pour ainsi dire aveugle en plein jour. Le monde que je voyais n’était pas celui qui nous entoure ; je regardais en quelque sorte en dedans de moi-même, et la nuit je retrouvais mes yeux et voyais des visions étranges dans les champs et les bois. Dans l’air et dans l’eau, au clair de lune, je voyais des choses que personne autre ne voyait, j’entendais ce que personne n’entendait, et ce que j’éprouvais,… bien des années se sont écoulées depuis, et je n’ai pu encore trouver les mots qu’il faudrait pour vous expliquer ce que j’éprouvais alors. Mon cœur se dilatait si étrangement, se serrait tout à coup, palpitait à éclater, puis s’arrêtait… Sottises que tout cela ! — Un sourire mélancolique vint sur ses lèvres, et il balança lentement la tête pendant quelques instants.

Le surlendemain, je rencontrai Catherine sur la route. — Ah ! cria-t-elle du plus loin qu’elle m’aperçut, le More a été mis à la lessive ! — Je courus pour l’attraper, mais elle m’échappa cette fois.

Nous avions toujours maintenant de longues conversations ensemble quand le hasard nous mit en présence, et j’allais aussi la voir chez elle. Les voisins commençaient à jaser. — Sais-tu ce que disent les gens ? demandai-je un jour à Catherine.

— Comment le saurais-je ?

— Ils disent que tu es ma maîtresse.

— Eh bien ! ne le suis-je point ? dit la pauvre petite en ouvrant de grands yeux étonnés. Ne m’as-tu pas donné un foulard et un collier de corail ?

Je ne répondis pas. Les voisins étaient en effet convaincus que nous en étions là, et on acceptait la situation… Ce fut d’ailleurs bientôt la vérité, ajouta le capitulant tout bas, en baissant les yeux et en regardant la braise à ses pieds ; son visage était comme illuminé, ses prunelles semblaient transparentes, on eût dit qu’elles étaient éclatées en dedans.

IV

Les paysans avaient écouté en silence. Kolanko, les sourcils froncés et les lèvres serrées, ne perdait pas un mot ; l’homme de carton et le petit Your, qui étaient assis derrière son dos, s’appuyaient l’un contre l’autre comme deux gerbes de blé ; le Mongol était couché dans la cendre comme un poisson sur la plage, tellement absorbé qu’il oubliait de respirer et ne faisait que pousser de temps à autre un grand soupir.

— C’était une jolie fille, et très bonne, cette Catherine, dit l’homme de carton en se tournant vers moi, et quelle grands dame maintenant ! Des façons de tsarine, monsieur, et la beauté du diable !

— Encore à présent ?

— Mais sans doute.

— Je lui ai une fois baisé la main, s’écria le petit gars, dont les yeux brillèrent ; elle ôta son gant pour me présenter la main nue,… oh ! une main de princesse, si blanche, si douce, une petite main comme on n’en voit pas !

— C’était une fille jolie et très bonne, reprit à son tour le capitulant, travailleuse, gaie ; elle chantait pendant qu’elle faisait son ouvrage, et elle dansait, vous auriez dit une maïka[9]. Toujours prête à la riposte, elle avait parfois des idées bizarres comme une devineresse[10] !… Elle était plutôt grande que petite, — des cheveux bruns avec des yeux bleus, des yeux si doux, un peu endormis, et en même temps étonnés, timides, comme ceux d’un chevreuil. Lorsqu’elle me regardait, son regard me pénétrait jusqu’à la plante des pieds. Sa tête avait quelque chose de… comment dirai-je ? de si noble ! Dans le parc du château, il y avait une femme de marbre, une déesse des anciens temps : c’était la même tête, c’étaient les mêmes traits sévères,… ah ! une femme belle et gaie comme les eaux de la Czernahora[11] pendant l’été. Il était difficile de ne pas l’aimer. Elle était vraiment l’être que j’aimais le plus au monde. Je pouvais lui parler comme j’eusse parlé à ma mère, lui dire tout, lui confier tout ; avec elle, je n’avais ni crainte, ni honte, ni orgueil. Parfois, la voyant à l’église, immobile comme une sainte, calme et recueillie, une ferveur inconnue s’emparait de moi, j’aurais voulu prier, je me confessais à elle de tout ce que j’avais sur le cœur. Elle connaissait chaque repli de mon âme : à Catherine et à Dieu, aucune de mes pensées n’était cachée. Et elle, elle était pour moi comme mon enfant, comme un oisillon que j’aurais pris dans son nid pour l’élever. Je n’avais qu’à la regarder, elle lisait dans mes yeux ma pensée, ma volonté… Catherine m’embrassait comme si ma mère m’eût eu baigné dans le miel, et plus d’une fois elle me mordit, le petit serpent… J’étais heureux alors. — Il se mit à sourire. — Je veux dire que, si j’y pense maintenant, j’étais alors un homme heureux ; mais je n’en avais point conscience. Il m’était impossible de me figurer que jamais il pût en être autrement.

L’hiver se passa ainsi, et le printemps approchait. Depuis quelque temps déjà je sentais que Catherine n’était plus la même ; elle le prenait sur un ton un peu haut. Un soir, je conduis mes chevaux à l’abreuvoir, là-bas, vous savez, près du puits, derrière les saules. Elle se fit attendre ; c’était la première fois que cela lui arrivait. Puis tout à coup je la vois traverser la prairie, gentille comme une bergeronnette, balançant les cruches sur ses épaules, et fredonnant une chanson frivole[12] :

Ce n’est point pour prier que je vais à l’église,
Je n’y vais, s’il vous plaît, que pour voir mon amant ;
Aux pieds du saint patron modestement assise,
Je regarde le pope une fois seulement,
Et trois fois mon amant.

Elle chantait d’une voix franche, faisait des trilles comme une alouette, et moi, j’eus le cœur gros. Je l’embrasse, je lui parle sans amertume ; elle ne trouve pas une bonne parole à me donner. Elle se dépêche de remplir ses cruches, je les lui présente, et elle les accroche à sa perche, puis les dépose de nouveau à terre.

— Bah ! dit-elle enfin en jouant avec le bout du pied dans l’eau, autant que tu le saches tout de suite ! Le seigneur me fait la cour.

— Le seigneur du village ? — Je me sentis pâlir.

Elle inclina légèrement la tête. — Il m’appelle sa petite Kassya, il me prend la taille… et une fois il m’a déjà embrassée…

La colère me saisit ; je frappai du pied.

— Ne me battez pas ! s’écria-t-elle. Il me promet de belles robes, des pierres fines ; à cette heure au contraire, bien souvent je n’ai pas de quoi m’acheter un ruban. Je pourrais rouler carrosse, si je voulais, à quatre chevaux comme une princesse ; mais je ne veux pas… — Elle n’osait pas encore lever les yeux.

— Regarde-moi ! lui dis-je.

Elle m’obéit, mais son regard était froid, craintif, incertain. — Je ne l’écoute pas lorsqu’il me parle, reprit-elle avec volubilité ; je l’ai aussi menacé de le frapper, s’il m’embrasse.

— Il ne t’en a pas moins embrassée, répondis-je, et tu ne l’as point frappé.

— Je ne veux pas de lui, s’écria-t-elle ; il le sait, et il s’en venge. Maintenant mon père ne peut plus le contenter en rien ; il finira par lui retirer son bail, et par nous chasser du village comme des mendiants, comme des voleurs.

— Il n’en a point le droit. — Je lui expliquai ce qui en était. — Ne perds pas courage, lui dis-je. Si le bon Dieu nous donne la bénédiction, peu importe que le diable serve la messe. N’aie pas peur, ma mignonne, ma chère âme, ma petite caille ! M’aimes-tu toujours ? Tiens bon, reste ferme !

Alors elle fondit en larmes, et se mit à sangloter si éperdument que le cœur me fendait de pitié. — Je ne pourrai pas, s’écria-t-elle. — Une alouette s’éleva du champ voisin. — Vois-tu l’alouette ? me dit-elle tristement : elle monte au ciel ; hélas ! si je pouvais la suivre !

— Je t’en prie, ma petite Kassya, répondis-je, ne me dis pas ces choses-là ; reste avec moi.

— Ce n’est guère possible, dit-elle avec un soupir et en s’essuyant les yeux, je ne pourrai jamais résister !

Mon cheval me tirait par le pan de mon habit comme s’il eût quelque chose à me dire ; je le caressai, pauvre bête ! et les larmes me vinrent aux yeux. — Au fait, pourquoi te forcer ? lui dis-je. Personne ne peut rien contre sa nature.

Catherine, pendant ce temps, avait contemplé son image dans l’eau. Ah ! qu’elle était belle en ce moment ! C’était une roussalka[13] qui me guettait dans ce miroir mouvant. — Me resteras-tu fidèle ? — lui demandai-je tout bas. Une peur terrible de la perdre s’emparait de moi ; j’aurais voulu la supplier à genoux de ne pas me quitter… Que Dieu lui pardonne !

— Je ne t’abandonnerai pas ! s’écria-t-elle en se jetant à mon cou. Ah ! si j’étais belle comme l’aurore, je me lèverais sur ces champs pour éblouir tous les yeux ; mais, telle que je suis, je ne sais ce qui peut lui plaire en moi. Nous nous convenons mieux, nous deux, n’est-ce pas, Balaban ?

J’inclinai la tête en signe d’approbation, et j’emmenai mes chevaux sans répondre un mot.

Balaban s’arrêta. Pendant qu’il parlait, sa pipe s’était éteinte ; il souleva le couvercle, déblaya les cendres avec son couteau, ajouta une pincée de tabac frais ; ensuite il plaça un fragment d’amadou sur la pierre qu’il portait à la ceinture, et se mit à battre le briquet avec le dos du couteau. Les étincelles jaillirent sur l’amadou, qui prit feu en dégageant une agréable odeur âcre ; il l’introduisit dans la pipe, et en tira deux ou trois bouffées légères. — Je revis Catherine quelques jours après chez elle. Le vieux père était absent pour la robot, nous étions seuls. Pendant que je la serrais dans mes bras, elle tremblait, et elle m’embrassait à me faire saigner les lèvres. Tout à coup elle sourit.

— Songe un peu, dit-elle ; si je tenais là devant moi un haut et puissant seigneur comme je te tiens en ce moment, et s’il soupirait en roulant les yeux comme tu fais !

Lorsqu’elle parlait ainsi, elle joignait ses deux mains sur sa nuque, se penchait en arrière et regardait le plafond, comme en rêve. — Il y a de quoi être fière, murmurait-elle,… un tel seigneur ! Pour les autres, le fouet,… mais moi, il me baise les mains. Tu ne me crois pas, peut-être ?

Oh ! je la crus sans peine. Elle vit que les larmes m’étouffaient, et elle fut touchée sans doute ; elle m’écarta doucement les cheveux du front, et essaya de sourire. Voyant que je me taisais toujours, elle se leva enfin, et se mit à peigner sa longue chevelure. — Qu’as-tu donc ? s’écria-t-elle. Prends garde de me lâcher… — Ses yeux étincelaient de colère.

— Catherine, lui dis-je, pense à l’éternité.

À ces mots, le vieux Kolanko s’agita sur son siège improvisé, et jeta sur le capitulant un regard de pitié.

— J’y pense justement, répondit-elle. Ici-bas, la vie est courte, là-haut nous aurons du temps devant nous.

— Et tu crois à ces choses ? interrompit le centenaire.

Elle vint s’asseoir près de moi, continua le capitulant. — Que dirais-tu, Balaban, commença-t-elle, si j’étais au seigneur ici-bas, et là-haut à toi, rien qu’à toi ? Là-haut nous serons tous des esprits purs, mais ici-bas je ne suis qu’une femme. — Ses yeux s’étaient contractés, et sur ses lèvres rouges errait un sourire méchant qui me donna le frisson. — Si tu avais un château, si tu pouvais me donner des servantes et des valets, une voiture avec quatre chevaux, me rapporter de la ville des pierreries et de la zibeline, comme en portent les femmes des nobles, ou même si tu étais seulement un paysan aisé, eh bien ! je ne voudrais être qu’à toi seul… Tu es l’homme que j’aime le plus au monde. — Elle se pendit à mon cou, m’embrassa en pleurant.

J’étais anéanti par la douleur : je songeais comme un malheureux qui est dans les fers, qui va être exécuté, et qui ne voit de salut nulle part. — Sais-tu ce que je vais faire ? lui dis-je à la fin, j’irai parmi les haïdamaks, je me ferai brigand, et tu auras des pierreries, de l’or, de l’argent, des fourrures de zibeline et d’hermine, tout ce que tu voudras…

— À quoi bon ? reprit-elle en hochant la tête. Tu finiras par être pris et pendu. Le seigneur au contraire peut tout me donner sans courir aucun risque. Est-ce que cela ne vaut pas mieux, dis ?

— Tu es bonne, Catherine ! lui répondis-je.

— Certes je suis bonne ; je ne veux pas que tu meures à cause de moi. — Elle me saisit par le cou et m’embrassa doucement sur les yeux, qui étaient gonflés de larmes.

À ce moment, son père rentra ; il nous regarda, déposa son fléau dans un coin. J’échangeai avec lui quelques paroles de politesse, et je sortis. La soirée était belle, les étoiles brillaient au ciel ; Catherine marchait à mes côtés silencieuse. À la fin, je doublai le pas : elle resta en arrière ; je me mis à siffler, mais ce n’était pas de bon cœur.

Tout ceci se passa longtemps avant 1848 ; les servitudes et la corvée existaient encore, et le paysan souffrait beaucoup des caprices du seigneur. Il arriva une fois que je fus chargé de conduire une voiture de sel, et le voyage me prit plusieurs jours. C’était contraire à la patente impériale[14], contraire à tout droit : je ne l’ignorais pas ; cependant je me soumis, et j’eus tort. Ce fut mon malheur, l’origine de mes maux. On ne doit rien faire par faiblesse ; celui qui cède malgré sa raison, en dépit de sa volonté, de ses sentimens, devient insouciant de son devoir, n’est plus bon à rien. Dieu soit loué ! je me suis corrigé à temps. Il faut faire son devoir : tout est là.

— Mais qu’est-ce donc que tu aurais voulu faire ? dit d’un ton maussade l’homme de carton en haussant les épaules.

— Ah ! que ces temps étaient durs ! gémit le vieux Kolanko. Lorsqu’on parlait de ses droits, le seigneur répondait en levant le bâton. Des temps terribles ! Vous autres jeunes gens, vous n’en savez pas grand’chose.

— Eh bien ! dis-je à mon tour, qu’advint-il pendant que vous étiez dehors avec la voiture de sel ? — Je crus nécessaire d’intervenir, car je savais que nos paysans, une fois qu’on les a mis sur ce chapitre de la robot, ne s’arrêtent plus.

V

— Je fis donc une absence assez longue, continua Balaban. Quand je fus de retour, le mandataire[15] m’accabla de besogne, et Catherine évita de me rencontrer. Je me doutai de quoi il retournait. À la fin, le hasard nous mit un jour en face l’un de l’autre à l’église. Elle avait un foulard de soie sur la tête, à son cou un triple collier de corail, et une fourrure de mouton toute neuve, que l’on sentait à vingt pas. Elle n’osait lever les yeux sur moi, et elle était blanche comme un fourniment qu’on vient d’astiquer.

— En voilà de belles ! lui dis-je. Où donc est mon foulard ?

— Cherche-le ! répliqua-t-elle, moitié en colère, moitié effrayée.

Je la regardai dans le blanc des yeux.

— Est-ce que tu oserais me toucher ? s’écria-t-elle en éclatant.

— Oh non ! répondis-je ; va-t-en au diable !

Parfois aussi je fus envoyé à la forêt pour abattre du bois. Là j’étais à mon aise. Quand le souffle du vent secouait les cimes et faisait ployer les herbes, que les pics frappaient sur l’écorce en mesure, qu’un milan planait sur ma tête, remuant à peine l’aile de loin en loin et poussant un cri rauque, alors je restais couché sur le dos, regardant le ciel, et n’avais plus de chagrin. Il y eut pourtant des jours où je broyais du noir ; j’avais creusé un trou sous les racines d’un chêne, j’y enterrais mes économies, sou par sou, afin d’acheter un fusil. Il m’aurait fallu attendre longtemps !

Une fois dans la forêt, je fis la rencontre d’une vieille baba[16], la Brigitte de Toulava, qui venait cueillir du thym. Lorsqu’elle m’aperçut, elle joignit les mains. — Comment ? vous êtes là, Balaban, à couper les arbres, pendant que le seigneur fait de votre Catherine sa mentresse ?

— Ah çà ! répondis-je, est-ce qu’il l’aurait prise chez lui par hasard ?

— Sans doute, reprit-elle. Mon doux Jésus, quelle histoire ! La femme de charge a dû quitter la maison dès le premier jour, le seigneur l’a chassée. C’est cette Catherine qui commande à présent. La semaine dernière, j’apporte des champignons à la cuisine, quand je la vois entrer avec des papillotes plein la tête comme une belle dame, et une robe à traîne, et une cigarette à la bouche. Je la regarde, et ne lui baise point la main. — Est-ce qu’elle t’écorche les lèvres ? crie-t-elle aussitôt, et elle me frappe du revers sur la bouche, par deux fois. — Voilà ce que me raconta la vieille, et bien d’autres choses encore : que la Catherine était logée comme une princesse, qu’elle portait des robes splendides, mangeait dans de la vaisselle d’argent, montait à cheval, et faisait fouetter les gens à cœur-joie. — Tout cela ne l’empêche pas d’être une mentresse, dis-je.

À cette époque, quand je me trouvais tout seul dans la forêt, je songeais plus d’une fois à me faire brigand, Dieu me pardonne le péché ! à devenir un haïdamak qui met le feu aux châteaux et cloue les nobles par les pieds et les mains aux portes de leurs granges, comme des oiseaux de proie. Ma conscience ne voulut pas se soumettre ; une voix intérieure me répétait nuit et jour : — À quoi prétends-tu, toi, paysan, fils de paysan ? Qu’as-tu besoin d’un fusil ? Voudrais-tu seul déclarer la guerre aux hommes ?… — Je finis par m’apaiser, et je restai au village ; mais je pris une résolution, celle de faire mon devoir strictement, et de ne rien souffrir de contraire à mon droit.

Bien, voilà qu’un jour je rencontre Kolanko, qui se traîne dans la neige comme un chien blessé. Ma Catherine l’avait fait fouetter, parce qu’il ne l’avait pas saluée avec le respect qu’elle exigeait. Je m’arrêtai, et il m’apprit…

— Figurez-vous, interrompit le centenaire, impatient de placer son mot, figurez-vous qu’elle régnait déjà en maîtresse absolue. Le seigneur avait fait venir pour elle deux professeurs ; l’un était un Français. Elle apprenait tout ce que peut apprendre un scribe ou même un curé. Chaque semaine, la poste apportait un paquet de livres, et elle lisait tout, jusqu’aux gazettes, et il y en avait ! Dans sa chambre était une grande boîte en bois fin, là-dessus elle apprenait à jouer de la musique ; le soir, les gens s’arrêtaient sous ses fenêtres pour écouter.

Le Mongol se mit à ricaner en tisonnant avec une bûche qu’il tenait à la main. — Et dire que ces gens oublient qu’il y a une justice divine ! murmura-t-il entre ses dents.

Kolanko eut un accès de toux, et on l’entendit grogner en dedans comme un chat furieux. Le capitulant regardait devant lui, son visage demeurait toujours impassible, morne, désolé. Le petit Your aux cheveux de filasse dévisageait le Mongol d’un air insolemment étonné.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc à me regarder ainsi ? dit celui-ci d’un ton de défiance, en plissant sa face jaune et levant son nez fendu.

— Je me demande comment tu peux faire, compère Mongol, qu’il ne te pleuve pas dans le nez ? répliqua le gars.

Toute la bande éclata de rire. Le Mongol attrapa le petit Your par l’oreille, l’attira lentement à lui, puis le lâcha de même.

— L’avez-vous regrettée, votre Catherine ? demandai-je à Balaban. Avez-vous beaucoup souffert ?

— Pas trop, répondit-il en tirant quelques bouffées de sa pipe. Je ne songeais guère non plus à me venger ; seulement, chaque fois que j’eus affaire aux gens du château, ma tête s’échauffait… Je voulus m’élever au-dessus de ma condition ; j’appris à lire, à écrire, à compter. Me trouvant trop vieux pour aller à l’école, je me fis donner des leçons par le diak ; en retour, je lui apportais soit un poulet, soit une oie grasse, ou encore du tabac de contrebande de Szigeth[17]. J’avais toujours le nez dans les livres, je lisais l’Écriture, la légende des saints, la vie du tsar Ivan le Terrible, les patentes de l’impératrice Marie-Thérèse et celles de l’empereur Joseph et de l’empereur Frantsichek[18] ; je lisais aussi une foule de lois, et je rédigeais pour les paysans les plaintes qu’ils allaient déposer au bailliage. Oh ! personne ne savait alors comme moi exciter le peuple contre les nobles, contre ces Polonais ! Dans la Galicie entière, il n’y eut pas autant de procès que dans notre seul village, et tout cela me passait par les mains. — Quand M. le starosta[19] faisait sa tournée, les gens étaient déjà postés sur la route avec leurs requêtes. Je ne perdais pas une occasion de nuire aux seigneurs ; c’était ma joie. À la fin, il est vrai, on m’appelait gratte-papier ; mais l’on me craignait, personne n’osait s’attaquer à moi.

— Il rossait les cosaques[20] du château ! s’écria le Mongol en riant aux éclats. Il les rossait sans aucun motif, à tout propos, au cabaret, sur la grande route. — C’est parce que vous êtes de la misérable valetaille ! leur disait-il. — Voyons, Balaban,… — Êtes-vous du château, oui ou non ? — Cependant… — Le niez-vous ? — Non. — Eh bien ! alors vous méritez des coups. — Permettez, criaient les cosaques, s’il fallait donner des coups à tous ceux qui les méritent, avant la fin du mois il ne resterait plus un coudrier dans l’empire.

Le capitulant ne put s’empêcher de sourire. — À la fin pourtant, le mandataire me fit venir ; il me reprocha d’exciter les paysans, m’appela gribouilleur, rebelle, haïdamak. — Qu’on l’étende sur le banc ! hurla-t-il, le visage gonflé de sang, et en se retirant derrière ses gens. — Nous serons bien avancés, répondirent les cosaques, quand il aura assommé un de nous ! — Et personne n’osait me toucher. Alors le mandataire se précipite, soufflant de rage, les cheveux hérissés, les yeux tout blancs, et lève lui-même le bâton sur moi. Je l’attrape encore à temps, et lui tords le bras, qui craque comme une tête de pipe que l’on retire pour faire écouler le jus ; je lui enlève le bâton, le dépose dans un coin, tout cela poliment, bien entendu, car enfin c’était mon supérieur.

On me laissa maintenant tranquille pendant quelque temps, jusqu’à ce que le diable me fît rencontrer sur la route sa grâce madame la mentresse. Sa voiture était embourbée, le cocher, du haut de son siège, fouettait inutilement ses chevaux. Lorsqu’elle m’aperçut, elle se blottit dans un coin comme une chatte, et je vis qu’elle tremblait. Je regardais sans rien dire.

— Viens donner un coup de main ! me cria le cocher.

Je m’approchai, soulevai le train de derrière, poussai à la roue, puis je saisis le fouet du cocher et lui administrai une raclée pour avoir si mal conduit la dame. — À partir de ce jour, elle n’eut de repos, je l’ai su plus tard, qu’elle ne m’eût fait enrôler.

— Elle rougissait de l’avoir toujours devant les yeux, ajouta Kolanko ; alors elle le fit partir pour l’armée.

— En ce temps, c’étaient les propriétaires qui fournissaient les recrues, continua le capitulant. Je fus donc empoigné par les cosaques et traîné dans la cour, où il y avait un piquet de bois ; on me fit mettre nu comme un ver, on me toisa ; le médecin me tapota sur la poitrine, me regarda dans la bouche, puis je fus inscrit ; c’en était fait de moi ! Ma mère se tordait aux pieds du mandataire, mon père dévorait ses larmes, et elle, elle était là-haut à sa fenêtre, et d’un œil sec me voyait debout dans sa cour, en ma misère, tel que Dieu m’a fait. Je pleurais de rage : cela ne servait de rien ; il aurait fallu de l’argent, et je n’en avais pas. On m’assermenta séance tenante, et on me mit sur la tête un bonnet de police. J’étais soldat. Au départ, tout le monde pleurait après nous, et les recrues pleuraient aussi. Chacun avait une croix suspendue sur la poitrine et un sachet rempli de terre qu’il avait prise sous le seuil de sa maison. Le tambour battit aux champs, le caporal dit : « En avant, marche ! » et nous partîmes comme des chiens couplés. Ils chantaient tous en chœur une chanson bien triste. Moi, je me taisais. Quand nous fûmes déjà loin, que le village, la forêt, le clocher, eurent disparu à l’horizon, mon parti était pris ; je me disais : — Eh bien ! tu serviras l’empereur ; c’est un métier comme un autre.

— Et la vie de soldat, vous convenait-elle ? lui demandai-je.

— Je n’ai pas eu à me plaindre, monsieur, me répondit-il avec un regard d’une douceur infinie. On ne me demandait que de faire mon devoir, rien de plus : c’était tout ce qu’il me fallait. Je fus d’abord envoyé à Kolomea, où j’appris l’exercice. Quand je sus manier le fusil, je n’avais plus qu’un désir, c’était qu’on se battît quelque part. Enfin je compris maintenant que l’ordre n’est pas absent des affaires de ce monde ; nous étions traités avec sévérité, mais avec justice. Et quand je montais la garde devant le bailliage, et que j’entendais causer entre eux les paysans qui trouvaient là aide et protection contre les Polonais, je levais les yeux sur l’aigle qui était au-dessus de la porte, et je pensais : tu n’es qu’un chétif oiseau, et tes ailes ne sont pas bien grandes ; elles suffisent cependant pour abriter tout un peuple ! Puis, les jours de parade, quand je voyais flotter sur nos têtes le drapeau jaune avec l’aigle noire au milieu, je n’avais qu’à le regarder pour me sentir tout fier.

Au régiment, comme chez nous au village, nous tenons ferme ensemble : tous pour chacun, et chacun pour tous ! On aide les braves gens, et les gredins sont punis, mais cela se passe en famille. La nuit, quand les officiers sont couchés dans leurs quartiers et messieurs les sergents auprès de leurs femmes, on s’assemble en catimini pour juger les voleurs, les filous, les grecs, les ivrognes, qui déshonorent la compagnie, et je vous jure que cette justice est plus efficace que les fers du prévôt.

Une année se passa ainsi ; alors il fallut un beau jour faire nos havre-sacs et nous rendre en Hongrie, puis de Hongrie en Bohême, et de Bohême en Styrie. Sous les drapeaux, on finit par voir de la sorte une foule de pays, qui tous sont à notre empereur, et des hommes très divers ; on devient modeste en découvrant que tout n’est pas parfait à la maison. Je trouvai là plus de bien-être, plus de justice et d’humanité, plus de civilisation[21] que chez nous. J’appris à connaître l’Allemand et le Tchèque, dont le langage ressemble au nôtre. Je vis saint Népomucène couché dans son cercueil d’argent, et le rocher où le roi l’avait tenu enfermé, et le pont de pierre d’où il fut précipité dans l’eau : on dit qu’au-dessus de sa tête on vit nager cinq étoiles flamboyantes. En Styrie, j’ai rencontré des hommes qui ont deux cous…

Je ne pus m’empêcher de rire à ce détail : Balaban s’en aperçut, et devint silencieux.

— Je me rappelle encore le jour où vous êtes revenu pour la première fois au village en congé, dit Kolanko. La veste blanche à parements bleus vous allait diablement bien ; les femmes vous suivaient des yeux et chuchotaient… Mais ce Balaban ne se souciait pas des femmes !

— Vous savez, monsieur, dit le capitulant en s’adressant à moi, qu’en ce temps-là nos soldats pleuraient lorsqu’ils partaient en congé. Au régiment, on les avait habitués à l’ordre, à la justice, au point d’honneur ; à la maison, ils retrouvaient la servitude, la robot, l’arbitraire. Le jour de la distribution des congés, personne ne répondit à l’appel ; moi seul, je ne sais ce qui me prit, je sortis des rangs : tout le monde me regarda. Enfin je partis donc pour mon village.

Lorsque j’entrai chez mon père avec mon manteau gris et mon bonnet de police, il leva les yeux et approcha sa main tremblante de ses cheveux de neige. Je lui baisai la main.

— Je suis content que tu sois venu, me dit-il.

Puis vint la mère, qui poussa un cri, riant et pleurant tout à la fois. Je leur parlai du régiment et des pays où j’avais été en garnison ; ils me donnèrent des nouvelles du village. Les voisins arrivèrent ; on but beaucoup d’eau-de-vie ce jour-là.

Tout m’était indifférent ; je me promenais comme un homme malade. Personne ne me dit rien ; de mon côté je n’osais pas questionner. Ce silence me disait que le comte devait avoir chassé Catherine ; en tout cas, il ne tarderait pas à le faire. Je le souhaitais presque. J’aurais voulu la voir dans la détresse, accablée de misère et de honte, et alors, malgré tout, je lui aurais tendu la main.

Le dimanche, pendant la grand’messe, je lève par hasard les yeux vers le chœur, — j’y aperçois Catherine en toilette. Elle était toujours belle, plus belle même qu’autrefois, mais pâle, maladive, fatiguée, avec des cercles noirs autour des yeux comme une mourante. — La figure du capitulant s’était étrangement illuminée d’un éclat tranquille. — Le sang s’arrêta dans mes veines, continua-t-il. « Qui est cette belle dame ? » demandai-je à un jeune homme qui ne me connaissait pas. Il me regarda d’un air hébété. « C’est la dame du château, la femme de notre seigneur », me répondit-il. C’était la vérité : le comte l’avait épousée en bonne forme, à l’église ; il avait raison, ma foi ! — Il eut un sourire. — Je pouvais la rencontrer à chaque instant ; à quoi bon ? J’allai donc travailler dans un autre village. Tout n’était-il pas fini entre nous ?

VI

Il se tut. Ses bras pendaient inertes, sa tête s’était penchée en avant, et il regardait fixement le brasier ; ses traits de bronze avaient repris leur expression de sévérité impassible, dans ses yeux brûlait un feu contenu. Le silence était profond autour de nous ; la nuit couvrait le paysage de son voile mystérieux. — Est-ce que votre histoire se termine là ? demandai-je après une pause.

— Oui, répondit timidement le capitulant.

— Et vous n’avez jamais cherché à vous venger ?

— Pourquoi ? dit-il à demi-voix. Cela devait arriver. À qui voulez-vous que je m’en prenne, si je suis un homme et si elle est femme ?

— Alors vous n’avez jamais eu votre revanche ?

— Si, dit-il, après avoir réfléchi un peu. Ce fut en 46, au mois de février, l’année où notre pays a tant souffert par suite de la révolution polonaise. Je me trouvais encore en congé. L’hiver était rude ; dans la nuit, il était tombé beaucoup de neige, et il n’y avait plus de route… Attendez ! cela vient plus tard. Il faut d’abord remonter un peu plus haut. Depuis longtemps, le pays était en émoi ; les propriétaires allaient et venaient dans leurs voitures, on parlait d’armes cachées. Un jour, il y avait pas mal de paysans réunis au cabaret de Toulava, parmi eux le juge, lorsqu’on voit entrer le seigneur, qui leur dit : « Voulez-vous prendre parti pour nous autres, ou de quel bord êtes-vous ? Si vous êtes pour nous, réunissez-vous tous cette nuit derrière l’église ; je vous amènerai des tireurs avec des carabines, et je marcherai à votre tête. » — Le juge répondit : « Nous ne sommes pas pour vous ; nous sommes avec Dieu et avec notre empereur ! » Là-dessus, le seigneur s’en va, et le juge dit aux paysans : « Mes enfants, que personne de vous n’aille soutenir ces bourreaux, ces nobles ! »

Notre seigneur, — le même qui avait épousé ma Catherine, — avait aussi laissé un papier sur la table du cabaret. Tous l’examinèrent, mais personne ne savait lire. Alors le juge leur dit : « Allez chercher Balaban ; c’est un vieux troupier, il n’ignore pas sans doute de quoi il retourne là dedans. » J’arrivai donc, et je leur en fis la lecture. En tête, il y avait : À tous les Polonais qui savent lire[22]. Cela me fit rire aux éclats, car d’abord il n’y avait pas un Polonais parmi nous, et ensuite pas un qui sût lire, moi excepté. Vous vous rappelez sans doute ces comédies. « La servitude et la robot, nous disait-on, avaient eu pour origine la violence et l’injustice, car autrefois tous les hommes avaient été égaux, et les nobles avaient été des cultivateurs comme nous ; ils nous avaient assujettis et avaient fini par vendre la terre au Moscovite, au Prussien et à l’empereur, dont les fonctionnaires allemands, de concert avec les nobles, écorchaient et pressuraient le paysan. L’empereur ne connaissait point le paysan polonais, et lui vendait fort cher le sel et le tabac, afin de vivre grassement à Vienne. Il n’y avait plus d’espoir qu’en Dieu, mais il fallait que tout le monde prît les armes. Les nobles reconnaissaient leurs torts, ils étaient prêts à marcher avec les campagnes contre l’empereur pour chasser tous ses fonctionnaires. »

Il y avait du vrai dans ces raisonnements, et cela nous plut ; cependant, nous disions-nous, qui est-ce qui nous opprime, sinon les nobles, et qui nous protège tant bien que mal, si ce n’est les fonctionnaires et notre empereur ? Et personne ne voulut avoir affaire aux Polonais. — Si vous écoutez les nobles, leur disais-je, viendront-ils labourer avec vous comme vous labourez maintenant avec vos bœufs ? À tout hasard, prenons rendez-vous pour ce soir au cabaret.

La nuit arriva. J’ai déjà dit que l’hiver était rude, à peu près comme cette année, et qu’il était tombé beaucoup de neige depuis quelques jours. Plus de routes, plus de chemins, les forêts seules se détachaient comme des murailles noires dans la nuit blanche et claire. Nous étions réunis à l’auberge, et chacun avait apporté son fléau ou sa faux redressée. Sur le minuit, je pris avec moi une troupe de paysans pour faire la patrouille. « Tenons ferme, leur disais-je pour les rassurer, et nous n’aurons rien à craindre de ces rebelles. » Là-dessus arrivaient déjà plusieurs traîneaux avec des nobles et des fermiers et d’autres gredins qui se rendaient tous au château. En nous apercevant, ils arrêtent, et l’un d’eux nous crie de faire cause commune avec eux, que la révolution a éclaté, que le paysan est libre et la robot abolie, enfin qu’on nous livre les caisses impériales et les Juifs. « Il n’y a point de traître ici, répliquai-je d’une voix éclatante ; nous restons fidèles à Dieu et à l’empereur. » Je n’avais pas fini que déjà les Polonais tirèrent sur nous ; je reçus plusieurs grains de plomb dans le corps, un paysan eut une balle dans le pied. « Hardi ! criai-je, hardi, camarades ! en avant ! » Nous courons sus aux Polonais, nous les arrachons de leurs traîneaux et les faisons tous prisonniers ; un seul d’entre eux, qui voulut résister, reçut de moi un coup sur la tête, il n’y eut pas d’autres blessés. On entendait aussi une fusillade du côté de l’auberge. J’y courus en toute hâte, mais, lorsque j’arrivai, tout était déjà terminé. Un noble, du nom de Bobroski, gisait dans la neige ensanglanté ; notre seigneur était debout au milieu des paysans, qui tapaient sur lui à bras raccourcis : sans moi, ils l’auraient assommé, le sang lui coulait déjà par la figure. Je le sauvai.

— Vous ?

— Moi, monsieur. J’avoue que je regrettais que les paysans ne l’eussent pas tué ; mais, une fois là, je ne pouvais pas le permettre. Les Polonais auraient dit que c’était une vengeance ; c’eût été une vilaine tache pour notre cause. On se contenta de lui lier les pieds et les mains comme aux autres, puis on les jeta dans leurs traîneaux, et on transporta toute la noble racaille au bailliage de Kolomea, où je délivrai une vingtaine de prisonniers, ainsi que leur argent, leurs montres et leurs bijoux… Ah ! monsieur, quels souvenirs ! La guerre du pauvre contre ses oppresseurs, mais partout l’ordre et la discipline ; nous gardions tous les carrefours ; au bailliage, on voyait entrer des paysans en sarrau troué, qui tiraient de leur poche des billets de mille et les déposaient fidèlement. On essuyait les coups de feu et on se bornait à désarmer les seigneurs. Chacun de nous eût volontiers donné son sang, chacun croyait qu’à l’avenir il n’y aurait plus de distinctions, que tous les hommes allaient être égaux !… Puis, dans l’ouest, les paysans polonais commencèrent à assassiner, et il vint beaucoup de troupes dans le pays ; tout tourna autrement que nous ne l’avions pensé. Deux ans plus tard cependant la servitude a été abolie, et à cette heure le paysan est un homme libre.

— Et votre seigneur, qu’est-il devenu ? demandai-je.

— Il fut enfermé dans une forteresse, répondit Kolanko ; sa femme se consola pendant son absence avec un voisin, puis en 1848 il fut relâché avec les autres rebelles polonais.

— C’est vers ce temps que je pris ma seconde capitulation[23], dit Balaban. Je fis la guerre de Hongrie ; au cœur de l’hiver, nous passâmes les monts Krapacks ; on se battit à Kaschau, à Tarczal ; puis nous gagnâmes la grande bataille de Kapolna et celle d’Iszeszeg. Ensuite il fallut nous replier ; l’hiver fut terrible, beaucoup de nos hommes restèrent sur le bord des chemins, engourdis par le froid, et s’y endormirent, le sourire aux lèvres. Enfin nous donnâmes encore une fois la chasse aux Magyars, jusqu’à ce que Kossuth s’échappât de la Hongrie comme un écureuil s’échappe de la forêt… Des temps mémorables, monsieur ! Les camarades tombèrent les uns après les autres, celui-ci par la balle, celui-là sous un coup de sabre ; tel autre s’est noyé ou est mort sur la route après avoir embrassé son sachet de terre natale. Les survivants se félicitaient, moi seul je ne tenais point à la vie, et je me pris à douter de tout. Où donc y avait-il une justice ?… Puis je revins au village avec mon congé quand mon père était mort.

— Ce n’est pas pour elle que vous êtes revenu ?

— Comment ? dit-il en haussant les épaules. Moi, un soldat licencié, et elle, une grande dame !… J’avais donc perdu mon père, et ma mère aussi ; j’étais seul. La terre était libre ; mais tout était vendu, il me restait la chaumière et quelques arbres fruitiers. Bel héritage, hein ? Qu’y faire pourtant ?

J’avais toujours eu un faible pour l’éducation des bêtes. Je me mis à étudier les abeilles, et j’eus un beau rucher derrière ma maison, — vous le connaissez ; puis j’élevai deux superbes chiens, de vrais loups, — le père d’ailleurs est un loup véritable, je l’ai connu, — deux beaux crocottes gris avec des yeux d’où sortent des flammes la nuit, et j’acceptai le poste de garde-champêtre de ma commune. J’ai aussi un beau chat, — il se mit à sourire, comme fait tout paysan galicien lorsqu’il parle des chats, — je l’ai sauvé de l’eau ; vous le connaissez bien, mon Matchek.

— C’est ses chiens qu’il faut voir, monsieur ! dit l’homme de carton d’un air d’admiration où perçait l’envie.

— Il les mérite bien, le capitulant ! s’écria Kolanko. Jamais la commune n’avait encore eu un garde comme lui !

— Je vous en prie, interrompit Balaban, n’importunez pas monsieur avec ces choses-là.

— Mais non, m’écriai-je, tout ce qui vous concerne m’intéresse beaucoup.

— C’est trop d’honneur.

— En voilà un qui sait faire son devoir, dit gravement l’homme de carton ; je ne flatte personne, mais ce qui est vrai est vrai. Les voleurs le craignent comme le feu, les ivrognes sont dégrisés s’ils le rencontrent la nuit. Lorsqu’il se présente pour faire rentrer l’impôt, il obtient plus que ne ferait un exécuteur avec vingt hommes.

— Aux élections pour la diète, c’est lui qu’on écoute plutôt que le juge ou le commissaire, appuya le Mongol. Si vous voulez être député du cercle, monsieur, adressez-vous au capitulant ; il fait des paysans ce qu’il veut.

— Je vous en prie, mes amis, interrompit encore Balaban avec humilité ; faire notre devoir, n’est-ce pas la seule chose qui nous reste finalement ?

— Moi, je ne dis rien, glapit Kolanko ; mais il faut voir les femmes ! Oh ! io ! io ! Par malheur, Balaban est un mouraliste. Nous avons au village une rousse, belle comme l’étoile du matin, qui pourrait facilement passer pour une comtesse, mais un peu légère. Un soir donc, il la rencontre qui s’échappe du village au clair de lune. « Tu cours encore après quelqu’un, lui dit-il en l’abordant ; où cela te mènera-t-il ? S’il arrive un malheur, il te lâchera. Tu ferais bien mieux de te marier. » Elle de rire : elle ne prendra pas le premier venu ; mais si lui, Balaban, veut l’avoir pour femme, il n’a qu’à dire un mot.

— Et lui ?

— Il hoche la tête et continue son sermon.

— Puisqu’il ne veut pas se marier, dit Mrak, qui avait jusque-là écouté en silence, et qui reprit maintenant sa faction.

— Aïe ! aïe ! il aime encore l’autre, — s’écria tout à coup le Juif, qui avait fini par s’éveiller et s’était approché en sourdine. Sa face bêtement astucieuse grimaçait un vilain sourire.

— Mon cher, répliqua le capitulant, ta tête est un bain de vapeur où ta langue sue des sottises.

Tout le monde riait ; mon Juif me jeta un regard de reproche, tira ses manches, passa la main sur ses genoux, puis, contre son habitude, alla tarabuster ses chevaux, qui n’en pouvaient mais.

— Est-ce vrai ? dit gravement Kolanko à Balaban en le touchant du coude.

— Est-ce vrai que tu ne peux pas l’oublier ? répéta l’homme de carton d’une voix hésitante.

Le capitulant ne répondit pas. Un voile de tristesse était sur sa douce et honnête figure ; ses yeux avaient de nouveau ce regard humide, profond, qui vous remuait étrangement. Il y eut une pause, pendant laquelle on n’entendait que le pétillement de la flamme.

— Bêtises que tout cela ! s’écria enfin le Mongol.

— Tu devrais lui cracher au visage, à cette jolie comtesse de Zavale, éclata l’homme de carton.

— Qu’est-ce qui vous prend donc ? dit froidement le capitulant.

— Il était très pâle, et l’émotion avait contracté ses sourcils. — Tout cela n’a rien que de naturel… La pauvre fille avait trop de mal ; elle vit qu’elle pouvait tout à coup passer grande dame,… et puis notre seigneur était un bel homme. Je n’étais qu’un pis-aller. Il ne faut pas prendre ces choses du côté du cœur : entre l’homme et la femme, le cœur ne vient qu’en seconde ligne. Raisonnons un peu. Lorsqu’une femme vous plaît, que préférez-vous ? Qu’elle soit à vous, même en résistant un peu ? ou posséder son cœur pendant qu’elle se donne à un autre ? Allez ! j’ai eu le temps de méditer sur toutes ces questions. Ce n’est pas le cœur qui parle le plus haut. Ensuite, dites-moi, entre l’homme et la femme, comme partout, de quoi s’agit-il au fond ? Tout uniment de la vie ! comprenez-vous ?

— Non.

— Eh bien ! voyez-vous, la seule chose que m’ait apprise ma carrière de soldat, c’est de mépriser la mort ; mieux vaudrait encore apprendre à l’aimer, à la souhaiter. C’est l’amour de la vie qui est la source de tous nos malheurs ; si misérable que soit cette vie, pour vivre, on fait tout. Fusillez-moi, si un mot de ce que je dis n’est pas vrai. Or la femme ne vit que de l’amour de l’homme.

Kolanko approuvait de la tête. — Laissez-moi dire un mot à mon tour, s’écria-t-il en brandissant son traversin rayé ; vous parlez toujours, vous autres. Laissez-moi aussi placer mon mot.

— Eh bien ! parle.

— Ah çà ! qu’est-ce que je voulais déjà ?…

— À présent, il ne sait plus ce qu’il veut dire.

— Je disais donc… — Le bonhomme resta court encore une fois. On riait. — Oui, oui, riez toujours ! J’y suis maintenant, reprit-il avec une visible satisfaction. C’est cela. Il faut que la femme vive, elle aussi ; comment faire ? La nature ne l’a pas douée pour le travail ; alors elle cherche à vivre à nos dépens. Que ne faut-il pas qu’un homme fasse pour arriver ! Une jeune fille n’a qu’à montrer son minois et le reste, et petite paysanne devient grande dame. Est-ce la vérité ?

— Oui, oui, c’est la vérité !

— La femme est notre perdition, reprit le capitulant. Ce n’est pas elle qui cherche l’homme, c’est l’homme qui cherche la femme ; voilà l’avantage qu’elle a sur lui, car ce sera elle qui dressera le compte. Si quelqu’un est dans l’eau jusqu’au cou, en train de se noyer, et vous pouvez le sauver, il a sur lui une bourse garnie d’or, il vous la jettera bien volontiers. Une femme avisée ne se contente pas de la bourse, elle traîne l’homme devant l’autel. Y êtes-vous ? Voilà aussi pourquoi deux femmes ne s’entendent pas mieux que deux tailleurs ou deux vanniers ; chacune voudrait placer sa petite marchandise le plus avantageusement possible, — et elle n’a pas tort. Est-ce que la femme n’est pas estimée selon le mari qu’elle a ? Une paysanne qui épouse un comte ne devient-elle pas comtesse ? Comprenez-vous maintenant ?

— Tout cela ne m’explique pas, dit Mrak d’un air maussade, comment tu peux toujours aimer la dame de Zavale, cette Catherine qui t’a si lâchement trahi.

— Tu ne le comprendras jamais, répondit le capitulant d’un ton sec.

— Pourtant, dis-je à mi-voix, aucune femme ne vaut ce qu’un homme souffre pour elle !

— Sans doute, monsieur ; aucune femme ne mérite le sentiment qu’elle inspire, — excepté une mère ; mais, pour revenir à l’autre, — quel est donc son crime ? Je ne suis pas né sous une heureuse étoile, voilà tout. Et puis d’ailleurs tant d’autres, qui ont aimé et ont pu se marier, où en sont-ils à présent ? Si elle était devenue ma femme, j’aurais peut-être fini par la battre… L’un vaut l’autre…

Je hochai la tête.

— Qu’est-ce qui vous étonne, monsieur ?

— Que vous ne parlez que de cet amour matériel, tandis que vous donnez vous-même l’exemple d’un sentiment bien différent.

— Je n’ai rien dit contre l’amour désintéressé ; ce n’est pas moi qui le blâmerai. Un homme peut bien donner son cœur, si cela lui fait plaisir ; pourquoi pas ? Une femme ne le peut pas. Mon cheval aussi me regarde avec des yeux presque humains, comme s’il voulait me parler, mais il ne peut que me caresser ; il en semble tout attristé, et pourtant demain il portera tout aussi gaîment un autre cavalier. Faut-il leur en faire un crime ? Celui qui a un pareil amour au cœur doit se résigner à temps, ou bien s’attendre à être dupé de la belle façon, car la femme traite l’amour comme le Juif son commerce.

— Qu’est-ce vous dites là des Juifs ? chevrota mon cocher.

Balaban le regarda et cracha. — Toute notre sagesse, dit-il enfin, se résume dans ces mots : renoncer, souffrir, se taire. Et ne vous étonnez pas si je n’ai pu oublier cette Catherine. L’amour ne se raisonne pas : il supporte tout et il résiste à tout, à la raillerie, aux coups, à la cruauté et à l’indifférence ; le temps, qui détruit tout, ne peut pas le détruire.

— Vous auriez fait un excellent mari, dit le centenaire après une pause. Pourquoi ne vous décidez-vous pas à prendre femme ? Chacun serait heureux de vous donner sa fille avec du bien au soleil et des deniers comptants.

— Comment pourrais-je me marier ? repartit Balaban. Pour la première fois, je viens de vous parler à cœur ouvert ; vous me connaissez à présent : puis-je aimer une autre femme ? et, si je ne l’aime pas, à quoi bon une femme ?

— À y regarder de plus près, tu as raison, ajouta Kolanko ; d’autant que tout passe avec le temps !

— Tout ne passe pas ! dit le capitulant avec un beau regard lumineux… Et pourtant, ajouta-t-il un moment après en soupirant, vous avez dit vrai. Même nos sentiments s’affaiblissent ; ce qui d’abord nous a fait de la peine nous réjouit presque plus tard. C’est une triste découverte lorsqu’on se dit enfin : Ce que tu éprouves ne doit pas durer. Ai-je assez pleuré quand j’ai enterré mes parents ! Et maintenant il m’arrive de rêver que je bois de l’eau-de-vie avec mon père, et qu’il est gris… Qu’en pensez-vous ?… Ou bien savoir d’avance que ce qui est aujourd’hui ne sera peut-être plus l’année prochaine ! Tout passe, comme ces nuages qui disparaissent au couchant,… et nos maux aussi. La volonté peut tout, mais elle ne peut rien contre la maladie et la mort. Quand le samedi, après le rapport, le sergent-major effaçait une semaine du calendrier, cela m’attristait toujours, et pourtant plus triste que la vanité de la vie et la fuite du temps est le changement qui se fait en nous-mêmes ; n’est-ce pas mourir en détail ? Tout change autour de nous : les yeux de l’enfant voient un autre monde que celui que verra l’homme fait ; comment pourrions-nous rester toujours les mêmes ? et de quel droit reprocher aux autres de changer ?

Il se tut. Un moment, le silence fut complet ; puis on entendit tout au loin le tintement faible et plaintif d’une clochette. — C’est quelqu’un qui se meurt, dit le vieillard, et il se signa.

— Où avez-vous l’esprit ? s’écria Mrak ; c’est la szlachta[24] qui revient de Toulava, où ils ont encore conspiré. Attention !

Le capitulant se leva, éteignit sa pipe et la cacha dans sa botte, ensuite il s’éloigna de quelques pas, s’arrêta, ôta son bonnet, aspira l’air frais, étendit la main. La clochette se rapprochait de plus en plus. Il remit son bonnet. — Le temps s’adoucit, dit-il, le vent a tourné.

Il revint vers le feu, saisit son fusil. — Eh bien ! mes amis, faisons notre devoir !

Tous furent debout en un clin d’œil et se groupèrent autour du capitulant avec leurs fléaux et leurs faux.

— Un traîneau ! Garde à vous ! cria Mrak, qui était à son poste.

Le tintement désolé résonnait tout près de nous, on entendait claquer le fouet du cocher et hennir les chevaux. — Halte-là ! cria la sentinelle.

— Halte-là ! répétèrent les autres, et ils arrivèrent en courant.

Le traîneau s’était arrêté. Écartant les peaux d’ours qui la couvraient, une femme vêtue d’une riche pelisse se dressa sur ses pieds. Lorsqu’elle eut soulevé la voilette de son capuchon, je pus voir qu’elle était très belle, mais horriblement pâle. Ses yeux bleus étincelaient de colère. — Que me voulez-vous ? s’écria-t-elle d’une voix étouffée.

— Passeport !

— Je n’en ai pas.

— Légitimation !

— Je n’en ai pas.

— Alors je vous arrête, dit Mrak, et il saisit les chevaux par la bride.

À ce moment, le capitulant s’avança, le fusil sur l’épaule, et tira Mrak à l’écart. On l’entoura, les têtes se rapprochèrent. — Laissons-la partir ! dit à mi-voix Balaban.

— La laisser… sans passeport… pourquoi ?

— Je la connais, reprit-il ; laissez-la partir.

— Je crois sans peine que tu la connais ! dit alors le vieux Kolanko avec un regard singulier. Vous pouvez la laisser partir, mes enfants.

Le capitulant était retourné près du feu, et tisonnait dans la braise. Les autres le suivirent un à un.

— Allez ! dit d’un ton railleur la sentinelle.

La dame retomba dans ses fourrures, le cocher fit claquer son fouet, le traîneau s’envola sur la nappe de neige. Mon Juif riait dans sa barbe.

— Qui était-ce ? demandai-je à voix basse à mes voisins.

— Elle.

— Elle ?

L’homme de carton répondit oui par un signe de tête en tourmentant une bûche.

— C’était la femme du seigneur de Zavale, murmura Kolanko, celle qu’il a aimée et qu’il aime encore.

Il y eut un long silence ; puis, l’homme de carton dit : — On prétend qu’elle n’est pas heureuse avec lui ; elle est toujours entourée de courtisans. Avez-vous vu comme elle était pâle ?

— Regardez-moi son traîneau, et l’attelage ! dit le capitulant. N’a-t-elle pas ses krakouses[25] et ses cosaques ? Les grands seigneurs lui baisent la main. Pourquoi ne serait-elle pas heureuse ?


  1. Vétéran de l’armée autrichienne qui a fait deux congés ou même trois ; reprendre service s’appelle en Autriche capituler.
  2. Vêtement de bure à capuchon.
  3. Chantre d’église, sacristain et maître d’école à la fois, le diak joue un rôle important dans la paroisse.
  4. La première marche du corps du général Schlick dans la campagne d’hiver.
  5. Brigand ou plutôt rebelle.
  6. Diminutif de Catherine.
  7. Corvée ; abolie depuis 1848.
  8. Besace.
  9. La sylphide des Karpathes.
  10. Une vulma, celle qui sait, la sorcière des Petits-Russiens.
  11. Montagne-Noire, le plus haut sommet des Karpathes, situé dans le pays des Houçoules.
  12. Chanson populaire du pays des Houçoules.
  13. Ondine des Slavons.
  14. Patente de Joseph II sur la robot, qui restreignit beaucoup les droits seigneuriaux.
  15. Le mandataire ou régisseur remplace le seigneur dans l’administration de ses propriétés et dans les affaires qui ressortissent à sa juridiction.
  16. Vieille sorcière, — gâteau de Pâques.
  17. À cette époque, la douane existait encore à la frontière de Hongrie, et la contrebande allait son train.
  18. François.
  19. Bailli de cercle.
  20. Les anciens seigneurs polonais avaient leur garde armée, généralement des cosaques ; encore aujourd’hui l’uniforme des cosaques est porté par quelques-uns des serviteurs de la maison.
  21. Ce mot est familier aux paysans de la Galicie ; à la diète de 1861, il se rencontrait souvent dans la bouche de leurs députés.
  22. Titre d’un manifeste du comité national de 1846.
  23. Que je repris du service après avoir fait deux congés.
  24. Noblesse.
  25. Chez les propriétaires polonais, le cocher et le palefrenier portent généralement le coquet costume des paysans de Cracovie.