Le Legs de Caïn/Clair de Lune

Le Legs de CaïnLibrairie Hachette et Cie (p. 127-197).


CLAIR DE LUNE


I

C’était par une claire et tiède nuit d’août : je revenais de la montagne, le fusil sur l’épaule ; mon grand chien noir, de race anglaise, me suivait fatigué, tirant la langue. Nous avions perdu la route. Plus d’une fois, je m’arrêtai pour m’orienter ; le chien alors s’asseyait et me regardait.

Devant nous s’étendait un pays doucement ondulé de collines boisées. Au-dessus des arbres noirs se montrait le disque rouge de feu de la lune dans son plein. D’orient en occident, tranquille et majestueux, coulait le fleuve scintillant des étoiles ; au nord, la Grande Ourse brillait tout près de l’horizon. De légères vapeurs montaient d’un petit marais bordé de saules, où tremblait une lumière verdâtre ; dans les roseaux se faisait entendre la voix plaintive du butor. À mesure que nous avancions, le paysage s’éclairait de plus en plus ; les rideaux d’arbres s’effaçaient des deux côtés, et la plaine s’étalait sous nos yeux comme une mer verte au sein de laquelle flottait, semblable à un navire avec ses voiles dehors, une maison blanche entourée de hauts peupliers. De temps à autre, la brise m’apportait un son chargé d’une pénétrante mélancolie. Je reconnus bientôt des fragments de la sonate du Clair de lune de Beethoven. C’étaient des larmes qui se répandaient en sons : tout à coup une dissonance désespérée, puis l’instrument se tut. Une centaine de pas me séparaient encore de la petite maison solitaire, dont les peupliers bruissaient tristement. Un chien agitait sa chaîne ; au loin, un ruisseau murmurait sa mélancolique chanson.

Je vis paraître une femme sur le perron. Elle vint s’accouder sur la balustrade, et ses regards sondèrent l’obscurité de la nuit. Elle était grande et svelte ; son visage pâle semblait devenir phosphorescent sous les rayons de la lune ; des cheveux noirs ramassés en un nœud magnifique retombaient sur ses épaules blanches. Le bruit de mes pas ayant frappé son oreille, elle se redressa, et comme je m’arrêtai au pied du perron, elle fixa sur moi deux grands yeux noirs humides. J’exposai mon cas ; il me fallait un gîte pour la nuit.

― Tout ce qui est à nous, monsieur, répondit une voix douce et profonde, est à votre disposition. Nous n’avons pas souvent le plaisir de recevoir un hôte chez nous. Montez.

Je gravis les marches de bois vermoulu, je pressai la petite main tremblante qui me fut tendue, et je suivis mon guide dans l’intérieur de la maison.

Elle me conduisit dans une vaste pièce carrée dont les murs étaient blanchis à la chaux, et qui avait pour tout ameublement une vieille table de jeu et cinq chaises de bois. La table était boiteuse ; une des chaises, chargée d’une pile de moellons, soutenait le coin défectueux. Quatre personnes, assises autour de cette table, jouaient aux tarots. Le propriétaire, un bonhomme trapu, aux traits fermes et obtus, avec des yeux bleus, petits et enfoncés, une moustache courte et sèche et des cheveux blonds taillés en brosse, se leva pour me saluer, et, gardant sa pipe entre ses dents, me tendit la main. Pendant que je répétais mon histoire et ma requête, il assembla son jeu en faisant de la tête un signe d’assentiment, puis se rassit et ne fit plus attention à moi.

Sa femme avait été dans la pièce voisine chercher un siège qu’elle plaça près du coin dangereux ; elle nous quitta ensuite pour donner des ordres, et j’eus tout loisir pour examiner la société.

Il y avait là d’abord le pope du village voisin, véritable athlète à cou de taureau, à face idiote, que l’eau-de-vie avait colorée de toutes les nuances possibles de rouge. Un sourire de pitié y était comme incrusté ; de temps en temps il prenait du tabac dans une tabatière ovale en écorce, et en bourrait son large nez retroussé, puis il tirait de sa poche un mouchoir bleu à ramages fantastiques, et s’essuyait la bouche. Il avait à côté de lui un voisin de notre hôte, un fermier bon vivant, en polonaise noire, qui ne cessait de chantonner du nez et fumait des cigares de contrebande très forts.

Le troisième personnage était un officier de hussards, aux cheveux clair-semés, à la moustache noire et roide. Il semblait là en quartier, et s’était mis à son aise : il avait ôté sa cravate et déboutonné son veston d’été aux parements déteints. Il jouait avec un sérieux impassible ; seulement, lorsqu’il perdait, il tirait de formidables bouffées, et sa main droite battait le rappel sur la table. On m’invita à prendre part au jeu ; je m’excusai, prétextant ma fatigue. Bientôt on nous apporta des viandes froides et du vin.

La barina revint, prit place dans un petit fauteuil brun que le Cosaque roula dans la salle, et alluma une cigarette. Elle trempa ses lèvres dans mon verre, et me l’offrit avec un sourire engageant. Nous causâmes ; je lui parlai de la sonate qu’elle venait de jouer avec tant d’expression, du dernier roman de Tourguénef, de la troupe russe qui avait donné quelques représentations à Kolomea, de la récolte, des élections communales, de nos paysans qui commencent à boire du café, de l’augmentation du nombre des charrues dans le village depuis l’abolition de la corvée. Elle se prit à rire et se retourna sur son fauteuil. La lune l’éclairait en plein. Tout à coup elle se tut, ferma les yeux ; au bout de quelques minutes, elle se plaignit d’un accès de migraine, et se retira. Je sifflai mon chien, et pris congé de mon hôte.

Le Cosaque me fit traverser la cour. Après quelques pas, il s’arrêta, et se mit à regarder la lune avec un sourire niais. ― Quelle puissance ça vous a sur les hommes et sur les bêtes ! dit-il. Notre Betyar hurle toute la nuit, et le chat fait du vacarme sur le toit, et quand notre cuisinière a la lune dans la figure, elle parle en rêve et prédit l’avenir, ― aussi vrai que j’aime ma mère.

Ma chambre, située en arrière, donnait sur le jardin, d’où une rampe étroite montait jusque sous ma fenêtre. J’ouvris la croisée, et m’y installai pour contempler le paysage. La lune, du haut d’un ciel noir que ne voilait pas la moindre vapeur, versait des torrents de clarté ; le monde mystérieux de sa surface estompait ses contours sur le disque argenté, comme on voit les dessins d’un globe de cristal illuminé en dedans. Les étoiles ne se montraient que par éclairs, comme de petites étincelles qui s’éteignent aussitôt. La plaine somnolente s’étendait sans bornes du côté du levant. Par-dessus le mur du jardin se penchaient de gros panouils de maïs d’un blanc de lait, et au loin se déroulait un vaste échiquier où le blé doré alternait avec le sarrasin noir et avec des prés d’un vert sombre. Çà et là des gerbes s’entassaient comme les chaumières d’un village. À l’horizon se détachait un feu solitaire dont la fumée montait lentement vers le ciel ; parfois j’y voyais glisser des ombres, puis j’entendais plus près de moi un faible tintement de clochettes, et je distinguais les silhouettes étranges de chevaux qui paissaient et qui avaient les pieds de devant liés par une corde. Sur d’autres points résonnait la faux, et d’énormes meules de foin brillaient dans une moite vapeur ; sur les prairies humides, des puits à levier dessinaient leurs maigres charpentes, et la petite rivière y cheminait avec un cortège de mares qui étincelaient dans la nuit.

Un beau chat blanc traversa le jardin, franchit le mur, et alla se promener avec de petits miaulements sur le bord de l’étang, que des lentilles d’eau couvraient d’une nappe de dentelle verte où flamboyaient des nénufars blancs et jaunes ; puis, le long des roseaux, il s’achemina vers la forêt, qui semblait enveloppée dans une gaze d’argent. Dans les buissons, les rossignols chantaient ; il y en avait un dans le jardin, tout près de moi, dont les sanglots avaient une pénétrante douceur. Malgré le feuillage touffu qui arrêtait les rayons au passage, l’herbe semblait lumineuse, et les fleurs du jardin brillaient comme des feux de couleur ; chaque fois que la brise agitait les feuilles, des traînées d’argent fondu couraient sur le gazon, sur les sentiers, sur la haie de framboisiers sous ma fenêtre. Les coquelicots prenaient feu, les melons luisaient comme des boules d’or dans leurs parterres, le lilas se transformait en buisson ardent, et des noctiluques en jaillissaient comme des étincelles ; un parfum enivrant se mêlait à l’odeur du foin que la brise apportait des prés.

La nature sommeillait sous les chastes rayons de l’astre des nuits et semblait chercher son expression. L’eau murmurait toujours, l’air agitait les feuilles, les rossignols continuaient de sangloter, le cri-cri bruissait dans l’herbe, le ver faisait toc-toc dans le bois, sur ma tête les hirondelles jasaient dans leurs nids.

Tout à coup le clair de lune trouva sa voix, la lumière et la vapeur devenaient mélodie : la barina avait recommencé la sonate de Beethoven. Tout en moi s’apaisa comme par magie ; lorsqu’elle eut fini, les arbres et les rossignols se turent, seul le ver continuait son ouvrage. Pendant quelque temps, le paysage resta silencieux ; puis il s’éleva un vent frais qui m’apporta des lambeaux du chant mélancolique des moissonneurs. Voulant profiter de la fraîcheur d’une belle nuit d’été, ils travaillaient avec ardeur ; je les voyais aller et venir comme des fourmis au milieu de leurs blés.

Tout dort ; l’homme seul dans sa misère veille, et se remue pour cette triste et pitoyable existence qu’il aime autant qu’il la méprise. Depuis l’aube du matin jusqu’à la nuit, toutes ses pensées s’y concentrent avec une aveugle obstination ; son cœur se serre, sa pauvre tête s’échauffe dès que cette existence lui semble menacée, ou qu’il craint d’être privé de ce qui en fait selon lui le charme. Encore pendant le sommeil sa cervelle inquiète continue de travailler pour le lendemain, et les images de la vie viennent troubler ses rêves. Qu’il pioche la terre, qu’il sillonne l’océan, qu’il explore la marche des astres ou qu’avec un zèle puéril il enregistre le passé de sa race, — il n’étudie et n’invente qu’à seule fin d’entretenir sa triste machine, et donne à toute heure ses meilleures pensées pour un morceau de pain. Ne faut-il pas vivre avant tout, vivre, alimenter la misérable lampe qui à tout moment menace de s’éteindre pour toujours ?

Voilà pourquoi il a tant de souci de se continuer par d’autres créatures auxquelles il lègue ses joies, et qui n’héritent que de ses luttes et de sa misère. Comme il les chérit et les soigne, ses héritiers ! Et autant il est ingénieux pour assurer et prolonger son existence à lui, autant il est peu scrupuleux à piller, à mettre en question celle des autres. C’est un combat éternel, tantôt sans bruit, de foyer à foyer, tantôt terrible dans le fracas des batailles, toujours sous quelque drapeau trompeur, toujours sans pitié, et sans fin.

Et pourtant c’est toi, austère renoncement, c’est ta paisible sécurité qui est le seul bonheur donné à l’homme : le calme, le sommeil, la mort ! Pourquoi néanmoins redoutons-nous tant l’instant qui met fin à toutes nos douleurs ? Pourquoi la petite lampe tremble-t-elle follement chaque fois que l’effleure le souffle glacé du néant ? Ne plus vivre, ne plus se souvenir ! horrible cauchemar d’une nuit sans sommeil ! Toutefois cette peur n’est pas sans remède : elle cède quand les clartés froides, mais non pas mornes de la pensée nous éclairent la nuit et l’abîme. La nature ne nous est point hostile ; elle nous montre toujours le même visage froid, sévère, maternel, et tend ses mamelles au fils ingrat qui l’a reniée, à ce fils qui est maintenant suspendu entre la terre et le ciel comme le Faust polonais[1].

Je me déshabillai lentement, et, après avoir examiné mon fusil, que je déposai ensuite dans le coin du mur à portée de ma main, je m’étendis sur la couchette d’une simplicité claustrale. Mon chien se coucha comme d’habitude à mes pieds, puis, m’ayant lancé un dernier regard de ses yeux doux et intelligents et battu le plancher de sa queue, il appuya sa tête sur ses pattes de devant et finit par s’endormir. La fenêtre resta ouverte.

II

Je rêvassai pendant quelques minutes les yeux ouverts, puis le sommeil me gagna aussi. Je ne sais combien de temps j’étais resté ainsi quand mon oreille fut frappée par un bruit assez étrange. Le chien remua, leva sa belle tête aux yeux vigilants, renifla et fit un appel sec et rauque comme devant un fauve. J’étais complétement réveillé, et ma main avait instinctivement saisi le canon de mon fusil. Un silence profond régnait au dehors, la nature semblait respirer lourdement ; puis de nouveau ce bruit mystérieux, un bruit comme d’un long vêtement qui traîne sur le sol. Puis soudain apparut dans la croisée une silhouette blanche ; c’était une femme de taille royale, légèrement drapée dans une étoffe ondoyante.

Je ne pus voir sa figure : baignée par la clarté de la pleine lune, elle semblait transparente ; de sa main droite étendue émanait une lueur rougeâtre. Le chien hérissa son poil, se recula lentement avec un gémissement plaintif. J’eus froid dans le dos ; je soulevai mon fusil et l’armai machinalement, sans savoir pourquoi. Elle tourna la tête ; c’était la femme de mon hôte. Ses cheveux noirs flottaient librement sur ses épaules ; son visage était encore plus pâle et semblait illuminé d’une lueur sidérale. Elle sourit et me fit un signe de la main ; je m’aperçus alors que ses yeux étaient fermés. Je frissonnai. Elle semblait voir à travers ses paupières closes, et elle hésitait. Comme je me dressai sur mon lit, elle me fit signe de rester, posa un doigt sur ses lèvres, regarda encore une fois en arrière sans ouvrir les yeux, puis entra dans la chambre. Elle traversa la pièce d’un pas assuré, et se laissa tomber à genoux au pied du lit. La main droite appuyée, elle s’y affaissa et pressa le front contre le bois grossier. Elle resta ainsi quelques secondes, puis se mit à pleurer silencieusement.

Les larmes d’une femme ne m’ont jamais beaucoup ému ; cependant celle-ci pleurait avec une désolation si amère que je me penchai vers elle tout navré.

― Il est mort, je le sais, commença-t-elle, à voix très basse, mais dont l’accent était déchirant ; ils l’ont enterré hors du cimetière comme un suicidé… et moi, je voudrais le rejoindre. ― Elle appuya la tête sur une main, soupira. ― Mais c’est si loin, si loin, répéta-t-elle d’une voix étouffée. Alors je viens le chercher ici. ― Elle se leva, fit quelques pas le long du mur en se guidant avec la main gauche ; puis tout à coup elle se retourna, eut l’air de me regarder longuement, et secoua la tête. ― Non, dit-elle, il n’est pas ici, il est mort. ― Elle fut saisie d’un tremblement nerveux, grinça des dents, et tomba sur le plancher avec un cri sourd, la face contre terre.

Elle resta ainsi, les mains enfoncées dans ses cheveux, sanglotant. Peu à peu elle se calma, se tut. Je fis un mouvement pour venir à son aide : alors elle se redressa, ses traits s’étaient détendus et semblaient illuminés par un sourire intérieur. Elle se leva sans effort et s’avança jusqu’au milieu de la pièce ; elle planait plutôt qu’elle ne marchait, on eût dit que ses pieds ne touchaient pas le sol ; la lune, qui l’éclairait en plein visage, l’entourait d’un nimbe de rayons bleus. ― Que pensera-t-il de moi ? murmura-t-elle tristement.

J’avais oublié que je tenais toujours un fusil armé. La somnambule s’approcha et étendit la main pour le prendre. Comme je reculai effrayé, elle eut un sourire.

― Il n’y a pas de danger, dit-elle ; Olga y voit très bien. ― Puis, impatientée de mon hésitation et fronçant les sourcils, d’un mouvement brusque elle m’arracha l’arme, mit le chien au repos, et déposa le fusil dans le coin où je l’avais pris. Je respirai.

― Il ne faut pas qu’il pense du mal de la pauvre Olga, reprit-elle en regardant de nouveau l’astre qui la baignait de ses rayons. Je l’en supplie, ajouta-t-elle d’une voix triste, et elle se mit à genoux. Il promettra de n’en parler à personne, pas même à Olga… elle en mourrait de honte.

― À personne ! répondis-je très ému.

Je me penchai pour la relever ; elle secoua la tête, puis, la laissant retomber sur la poitrine : ― Il faut qu’il sache tout maintenant, murmura-t-elle ; mais il me jurera de ne rien révéler. Y consent-il ?

― Oui, répondis-je.

À ce moment, le chien sortit de sa retraite, la flaira et poussa un aboiement sourd en montrant les dents. Elle se pencha et se mit à le caresser ; il se retira sous le lit tout tremblant.

― Il le faut, reprit-elle en soupirant, je ne puis me taire. ― Elle avait croisé les bras sur la poitrine dans l’attitude humble d’une pénitente. ― Il me comprendra, poursuivit-elle d’un ton confidentiel pendant qu’un frisson parcourut mes membres. Il ne sera pas question de crimes : Olga n’a voulu faire de mal à personne ; l’histoire qu’elle va raconter est bien triste, voilà tout…

III

… Je vois à travers les choses, rien ne m’est caché ; je lis au fond des âmes. Olga elle-même m’apparaît comme une personne étrangère, pour laquelle je n’éprouve ni haine ni amour. ― Elle eut un sourire plein de mélancolie. ― La voici toute petite encore. C’est une enfant gracieuse, avec ses bras ronds brunis par le soleil, ses boucles noires, ses grands yeux qui vous interrogent. Ivan, le vieux valet de ferme, ne passe jamais sans la prendre sur son bras pour la caresser.

Un jour, debout sur le perron, elle entend par la fenêtre ouverte sa mère qui cause avec un visiteur, un jeune propriétaire des environs, fort élégant et bien vu des femmes. « Elle est vraiment jolie, la petite, disait le jeune homme ; elle fera tourner toutes les têtes. » Olga comprit qu’il était question d’elle. Rouge de plaisir, elle s’enfuit dans le jardin, cueillit des fleurs qu’elle piqua dans ses cheveux, et alla se mirer dans l’eau d’un petit bassin, se promettant de ne pas faire mentir le prophète.

Les soirs d’hiver, entre chien et loup, on se groupait autour du grand poêle vert, et la bonne nourrice Kaïetanovna faisait des contes, enfoncée dans le vieux fauteuil noir où les enfants avaient vu mourir leur grand-père, et qui leur inspirait depuis lors une vénération mêlée de terreur. À mesure que la nuit se faisait, le visage de la nourrice disparaissait, on ne distinguait plus que ses yeux bleus qui brillaient dans l’obscurité ; les enfants se serraient alors contre son fauteuil, n’osant parler ; Olga posait la tête sur les genoux de la nourrice, fermait les yeux, et les contes se changeaient pour elle en réalité. C’était toujours elle, la belle tsarevna qui traversait la mer Noire sur un cygne, ou qu’un cheval ailé portait dans les nuages, et nul autre que le tsarevitch n’avait le droit d’aspirer à sa main. Un jour qu’elle entendit raconter comment le lourdaud Ivass avait épousé la fille du roi, elle se redressa tout d’un coup pour protester : ― Tu sais, Kaïetanovna, ce n’est pas moi, la fille du roi !

L’été, la marmaille du château s’assemblait le soir sous les peupliers, et quand Olga s’y trouvait, on jouait au mariage. L’un des garçons faisait le curé ; Olga, parée d’une couronne de feuille de chêne, était la fiancée. ― Tu dois être au moins un comte, disait-elle à son petit mari ; sans cela je ne puis t’épouser ; je suis trop belle pour un simple szlachcic[2].

Elle grandit vite et devint une svelte jeune fille, ayant quelque peine à se tenir droite et toussant un peu. Sa mère s’en inquiétait. ― Olga, disait-elle parfois, prends garde de devenir bossue, on ne pourra plus te marier, et il faudra te faire couturière. ― Elle apprit à danser, à monter à cheval, à chanter, on lui enseigna le dessin et le français. Elle passait pour la plus jolie héritière du cercle, et dès son premier bal sa réputation de beauté fut établie sans conteste. Chaque fois qu’on sortait pour une visite, on la pomponnait comme les chevaux que l’on mène au marché. Partout elle entendait sur son passage des murmures d’admiration. C’est ainsi qu’une couche de glace se forma peu à peu sur son jeune cœur.

L’instituteur lui donnait des leçons. Il lui faisait écrire des exemples, supputer des comptes, lire à haute voix. Tout cela était fort nécessaire, car, lorsqu’elle reçut sa première lettre d’amour, elle ne savait pas encore l’orthographe, et elle ne l’a jamais bien sue. L’instituteur était logé dans un pavillon du jardin et il mangeait à la table de famille. Il s’appelait Toubal. C’était un jeune homme timide avec de grands yeux ronds très myopes, des mains longues et minces : il portait un gilet rouge trop large que lui avait cédé le valet de chambre d’un comte ; mais sous le gilet rouge battait un cœur généreux, il eût facilement donné sa vie pour empêcher un petit chat de se noyer.

Quand Olga venait dans son pavillon, elle le trouvait accroupi sur une table, occupé à repriser son linge ou à raccommoder ses souliers ; il rougissait alors, balbutiait, se donnait l’air de chercher quelque chose dans la chambre. D’ordinaire il était d’une pâleur verte avec des taches de rousseur. Une fois assis à côté de son élève, c’était un autre homme : il tenait la règle au poing, appuyée sur la hanche comme un sabre de cavalerie ; sa voix vibrait, et dans ses yeux brillait un feu tranquille dont Olga sentait, sans le savoir, la chaleur. Parfois, à l’heure du crépuscule, Toubal tirait de dessous son oreiller un vieux cahier usé, et lui récitait des vers qu’il avait choisis dans les meilleurs auteurs ; son visage flétri semblait alors transfiguré, et sa voix avait une douceur pénétrante qui allait à l’âme.

Un jour, ― c’était la fête d’Olga, ― ses parents avaient invité quelques voisins à un bal de famille. Vers midi, Olga descendit au jardin afin d’y faire son bouquet pour la table. Tout à coup elle se vit en face de Toubal en pantalon et gilet blancs, cravate blanche et habit noir qui montrait la corde. Il était peigné et parfumé ; après avoir balbutié quelques vers, il tira de son sein un petit paquet qu’il tendit en tremblant à son élève. Olga n’osa le regarder ; elle prit l’offrande, remercia et s’enfuit vers la maison, où elle se jeta au cou de sa mère en riant de plaisir.

― Toubal m’a souhaité ma fête, maman, dit-elle. Il m’a fait un cadeau, le pauvre garçon.

― Qu’a-t-il bien pu te donner ? repartit la mère en fronçant les sourcils ; j’espère que ce sont des dragées ou quelque chose de semblable ?

― Des dragées sans doute, répéta timidement Olga en tenant le petit paquet à distance.

Sa mère le prit, l’ouvrit ; l’innocent papier renfermait deux paires de gants. ― Des gants ! s’écria la mère.

― C’est vrai, des gants ! répéta Olga, qui rougit beaucoup.

― Il faut les lui renvoyer sur l’heure avec une lettre…

― Moi, lui écrire ? dit Olga en relevant orgueilleusement la tête.

― Tu as raison. Renvoie-lui ses gants sans un mot… Où a-t-il pu trouver l’audace ?… Voilà une journée qui commence mal.

Les gants, ficelés et cachetés, furent renvoyés à Toubal, qui ne parut pas à dîner, et fit dire qu’il était malade. Il l’était depuis longtemps, malade de la poitrine. Pendant qu’il toussait sur son lit et que ses larmes coulaient, Olga, toute à la joie, tourbillonnait dans les bras de ses danseurs…

Ici la somnambule, qui était restée immobile jusqu’alors et avait parlé d’une voix basse et monotone, fit un mouvement. ― Je ne puis raconter avec ordre, dit-elle, je vois trop de choses à la fois. Les images passent comme les nues chassées par le vent ; je vois tout, chaque ombre, chaque couleur, j’entends chaque son…

Une troupe de comédiens ambulants qui venait de Moldavie et allait en Pologne était de passage à Kolomea, et y donnait des représentations. La grande nouvelle avait couru de village à village, et le dimanche où ils devaient jouer pour la première fois tout propriétaire qui se respectait fit atteler ses petits chevaux à sa britchka pour y conduire sa femme et ses filles. Le théâtre était établi dans la salle assez vaste, mais un peu basse, de l’auberge, et avec leurs panaches les acteurs touchaient le ciel : leur public n’y regardait pas de si près. On jouait une tragédie, Barbara Radzivilovna. Ayant le lever du rideau, les jeunes gens s’étaient groupés autour d’un propriétaire qui était assis sur l’appui d’une fenêtre où il laissait pendiller ses jambes.

― Eh bien ! disait-il, où est donc cette beauté dont vous parlez tant ? Je ne vois rien de pareil jusqu’à présent. ― Les autres se mettaient sur la pointe des pieds pour épier la porte.

Enfin Olga entra dans la salle. ― C’est elle, dit Mihaël après une pause.

Il alla tout droit aux parents de la jeune fille, et se présenta lui-même. Son nom était fort connu ; il fut bien reçu. La mère eut pour lui un sourire des plus avenants, et Olga l’écoutait parler avec intérêt. Son aplomb, son sang-froid, l’avaient étonnée ; elle ne songeait nullement qu’elle pourrait l’aimer ou devenir sa femme. C’est cependant ce qui arriva cinq semaines après.

Au fond, il ne la charmait pas ; mais il lui imposait, et c’est beaucoup. Mihaël avait fait ses études, puis voyagé, et il revenait à son pays natal avec une résignation enjouée. Il parlait de tout sans façon, des acteurs, de la pièce, et pouvait sourire quand elle avait envie de pleurer. ― C’est encore heureux disait-il, que vous ne soyez pas fardée : voyez comme ces demoiselles pleurent des larmes de sang. ― En effet, sur les joues des dames le rouge coulait avec leurs larmes, c’était triste et comique à la fois.

Il avait obtenu la permission de venir nous voir, et il en profita. Chaque fois qu’il vint, la mère d’Olga trouvait un prétexte pour les laisser seuls. Il parlait alors de ses voyages ; il avait parcouru l’Allemagne et l’Italie, et il savait raconter ce qu’il avait vu. Il était d’ailleurs plein d’attention ; en général, les femmes ne vantaient pas sa politesse, mais, lorsqu’il était avec Olga, il épiait ses moindres désirs. Il était souvent question de lui ; il avait la réputation d’un homme dur, sévère, orgueilleux ; néanmoins son esprit fin et cultivé, ses connaissances variées et plus d’une preuve de courage lui avaient valu dans son cercle une grande considération. On savait que ses propriétés étaient franches de dettes, et qu’il les exploitait d’après le nouveau système ; c’était, à dix lieues à la ronde, le meilleur parti.

Plus elle le voyait redouté des autres, plus Olga éprouvait de plaisir à voir cet homme énergique et actif occupé d’elle et à le faire souffrir. Elle assouvissait sur lui sa cruauté de vierge. Elle n’était satisfaite que lorsqu’elle voyait des larmes dans ses yeux ; alors elle lui tendait la main en disant : — Baisez-la, je vous le permets. ― Dans la cour, il y avait un chien hargneux qui l’agaçait toujours pour jouer avec elle et la tirait par sa robe. Elle le poussait du pied et le battait partout où elle le rencontrait, si bien qu’elle finit par l’aimer. Ainsi de son futur. Elle le maltraita tant qu’un beau jour elle se trouva dans ses bras, et reçut de lui le premier baiser.

Le lendemain, Mihaël arriva en calèche à quatre chevaux ; il avait son habit noir, et il était un peu pâle. En dix minutes, on avait tout arrangé : Olga était sa fiancée. Elle ne comprenait pas qu’il en pût être autrement ; elle faisait un bon parti, on l’enviait, c’était tout ce qu’il fallait.

Un soir, elle était assise avec Mihaël près d’une fenêtre ouverte, occupée à coudre pendant qu’il discourait sur l’avenir de la race slave. Tout d’un coup elle aperçut Toubal, pâle comme un mort, vomissant un flot de sang qui coulait de sa bouche sur ses vêtements. Il étouffait : ― Du sel, du sel ! disait-il ; c’était tout ce qu’il put articuler. Olga s’élança au buffet, et revint avec la salière ; Mihaël avait sauté par la fenêtre, soutenait le pauvre garçon dans ses bras, et se mit à lui introduire le sel dans la bouche par poignées. Toubal l’avalait avec effort, avidement ; on le déposa sur un banc, Olga alla chercher de l’eau ; peu à peu l’hémorrhagie s’arrêta.

― Il faudra le coucher, dit Mihaël. Moi, je vais monter à cheval quérir le docteur.

Il revint dans la nuit avec le médecin. Toubal avait été transporté dans son pavillon, où il mourut peu de jours après. Lorsqu’il sentit sa dernière heure venir, il demanda Olga. Elle vint, mais il n’avait déjà plus la force de parler ; il ne put que remuer les lèvres. Le jardinier, qui l’avait soigné, était assis en dehors sur les marches de bois et examinait avec satisfaction le pantalon blanc dont il allait hériter. Toubal était seul, personne ne pouvait les voir ; elle se pencha sur lui et le baisa au front. Alors les yeux du mourant s’illuminèrent, et un sourire céleste éclaira son visage émacié ; c’est ainsi qu’il expira. Sous son oreiller on trouva le cahier jaune et deux paires de gants de femme enveloppés dans du papier. Olga les prit pour les garder ; elle en a porté une paire le jour de ses noces.

Toubal fut enterré, regretté, oublié. Peu de temps après, Olga quitta la maison paternelle comme femme de Mihaël, qui l’amena ici fièrement dans une voiture à quatre chevaux.

Elle fut d’abord très heureuse : on le disait du moins, et elle le croyait elle-même. Ainsi que toutes les femmes, elle se figurait le monde comme un lieu de plaisir : la table, la toilette, les chevaux, — puis s’étendre sur un canapé pour fumer des cigarettes et lire des romans, que faut-il de plus ? Les hommes ensuite, ils sont là pour payer nos plaisirs, pour nous amuser et nous adorer au besoin. C’est ainsi que sa vie s’écoulait sans nuage. Puis elle eut des enfants ; c’était une occupation. Son cœur n’avait jamais parlé ; parfois seulement, lorsqu’elle lisait des poètes, elle eut comme une intuition d’une autre existence, comme un vague désir qui la troublait et qui faisait courir le sang plus vite dans ses veines. ― Néanmoins sa vie serait toujours restée ce qu’elle était alors, si son mari avait su ne jamais laisser sa vanité sans aliments…

IV

Ce que je dis là est la vérité, reprit-elle en se tournant vers moi et me regardant à travers ses paupières frémissantes. ― Elle souriait avec malice, et sa voix était insinuante comme celle d’un enfant. Elle se leva lentement et s’approcha de la fenêtre, le visage tourné vers la lune. Sa tête était penchée en arrière, ses bras pendaient, elle était baignée de lumière ; les parfums et les voix de la nuit l’enveloppaient, la brise soulevait ses cheveux et jouait avec son vêtement.

― Je voudrais m’envoler, dit-elle enfin d’un ton d’inexprimable langueur. Elle étendit les bras, ses longues manches garnies de dentelles flottaient derrière ses épaules, semblables à des ailes d’ange.

L’impossible à ce moment me partit possible ; je cessai de raisonner. ― Pourquoi ne voles-tu pas ? demandai-je.

― Je le pourrais, répondit-elle tristement ; mais Olga ne le permet pas…

Je frissonnai.

― Un paysan traverse la passerelle de l’autre côté de la forêt, s’écria-t-elle subitement avec vivacité ; il va tendre des lacets à mes merles, le scélérat !

― Veux-tu continuer ? lui dis-je après une pause assez longue.

― Je veux bien. Ici tout s’éclaircit devant mes yeux, et ma langue se délie.

― Mais comment peux-tu raconter avec cette précision, sans oublier le moindre détail, à la fois attentive et indifférente, comme s’il n’était point question de toi ?

Elle hocha la tête et sourit. ― Puisqu’il ne s’agit pas de moi, dit-elle ; c’est d’Olga que je parle. Je la vois comme je vois les autres personnes, et j’assiste aux événements comme s’ils arrivaient sous mes yeux. L’espace, le temps, ont disparu pour moi : passé, avenir, se mêlent au présent. Quand je vois Olga enfoncée dans ses coussins et absorbée par un roman français, je vois en même temps son haleine ébouriffer la martre de sa jaquette, la mouche qui bourdonne sur sa tête et l’araignée qui guette la mouche…

Elle s’appuyait au pied-droit de la fenêtre, les bras croisés derrière la tête. ― Faut-il raconter ? dit-elle.

― Je t’en prie.

― C’est si triste, ce que je vois maintenant. Olga n’est plus heureuse… Son mari l’aime ; il veille sur son trésor avec une défiance sans bornes. Il a chassé tous les amis ; il ne tolère pas de « jupon étranger » chez lui, comme il dit. Il déteste les gens qui viennent vous parler politique et livres, que l’on ne comprend pas et qui ne vous comprendront jamais. Il ne veut vivre que pour sa femme et ses enfants ; mais sa jeune femme commence à se sentir bien seule dans ce vieux château et sous ces mornes peupliers.

Elle passait autrefois pour la meilleure danseuse du bal ; lorsqu’on lui rappelle ces souvenirs, on ne fait que l’attrister. Avec qui danserait-elle maintenant ? Quelquefois elle prend son dernier-né sur le bras et fait un tour de valse en fredonnant, puis les larmes lui montent aux yeux. Elle dessine d’après nature, elle ébauche des compositions dont elle prend le sujet dans un livre qu’on a lu ensemble ; son mari les examine longuement et se contente de dire : ― C’est très bien. Moi, j’aurais fait de telle façon, ― et plus il a rencontré juste, plus elle est piquée. Elle se met au piano, elle joue du Mendelssohn, du Schumann, du Beethoven, ― pour qui ? Elle chante l’admirable sérénade de Schubert ; qui l’écoute ? Peut-être un paysan qui revient des champs s’arrêtera-t-il sous sa croisée ; peut-être son mari est-il rentré de la ferme, et se jette-t-il sur le divan pour fumer.

Elle est toujours belle : ses traits ont même plus d’expression et plus d’harmonie ; ses formes se sont merveilleusement développées. Pour qui ? C’est son miroir qui le lui dit, personne autre : Mihaël n’y songe pas. Il pense sans doute que son amour et son dévouement sont des hommages suffisants.

Elle s’habille avec goût. Pour qui encore ? Pour la paysanne qui lui vend des champignons ? Pour le garde-chasse qui apporte les canards tués par son mari ? Pour la nourrice des enfants ? Pour son mari, qui trouve tout cela tout simple ? Ne l’a-t-il pas payée assez cher par le sacrifice de sa fortune et de sa liberté ? Il lui fallait une belle femme et une maison bien tenue. Être belle, c’est son devoir, et une toilette qui la fasse valoir est de rigueur. Lorsqu’elle monte à cheval comme une amazone, qui l’admire ? Ce n’est pas son mari. Il la mépriserait, si elle avait peur ; bien au contraire, il lui conseille la prudence, car elle a des enfants. C’est la situation d’un comédien forcé de jouer devant les banquettes. Parfois elle passe la nuit à pleurer de rage dans son oreiller.

Mihaël un matin aperçoit sur son front un nuage qui ne veut pas se dissiper. ― J’ai trouvé quelque chose, dit-il enfin, pour te distraire. ― Et il lui montra un joli petit fusil qu’il avait fait venir de la ville. ― Tu apprendras à tirer, et tu m’accompagneras à la chasse. Veux-tu ?

Tout fut oublié aussitôt ; Olga sauta au cou de son mari, radieuse, l’embrassa sur ses rudes joues. ― Je veux apprendre tout de suite, aujourd’hui, s’écria-t-elle ; mais tu n’auras pas le temps ?

― J’ai toujours le temps lorsqu’il s’agit de ma femme, repartit Mihaël en déposant un baiser sur ses cheveux.

Olga prit une épingle pour fermer son peignoir, et descendit le perron au bras de son mari. C’était une tiède matinée de juin : l’air était parfumé par la franche et bonne odeur du foin nouveau ; la terre, qu’inondait une lumière chaude, se couvrait de petits nuages blanchâtres ; sur la grande route qui passait devant le château, une bande joyeuse de moineaux se baignait en piaillant dans la poussière. Mihaël examina le petit fusil, l’épaula, puis le remit à Olga, et lui montra comment il fallait le tenir. Elle visa d’abord une pomme qui brillait entre les feuilles, puis une hirondelle qui passa. Ensuite Mihaël chargea l’arme sous ses yeux ; elle le regardait faire pendant qu’il introduisait la cartouche, plaçait la capsule.

― Maintenant, dit-il, vise la pomme… plus haut !

Le coup partit, des feuilles s’envolèrent.

― À présent, charge toi-même ; la seconde fois cela ira mieux.

Le fusil chargé, Mihaël, qui avait cherché un but, lui désigna les moineaux qui frétillaient sur la route. Elle n’eut pas d’hésitation. Les petits braillards nageaient, à ailes déployées, dans la fine poussière blanche et chaude, plongeaient et reparaissaient tout contents avec des têtes empoudrées, voletaient, se chamaillaient, se culbutaient avec un vacarme effréné. Le coup part ; un cri sort de plus de vingt petits gosiers ; lourdement l’essaim s’élève et va s’abattre sur la haie, dont il fait ployer les branches. Olga pousse une exclamation de joie, et s’élance. Cinq des pauvres diables étaient par terre, lacérés, leur sang rougissait la poussière. L’un se débattait encore, tournait en rond, puis resta étendu, expirant avec les autres. Olga les ramassa et revint en courant, joyeuse. ― Cinq, j’en ai tue cinq, les voilà ! ― cria-t-elle en montant le perron. Elle rangea les victimes sur la balustrade, comme on range les cadavres des soldats après la bataille, avant la sépulture, et les regarda avec satisfaction. ― Cinq d’un seul coup ! répétait-elle ; j’ai eu la main heureuse.

Mihaël rechargeait l’arme ; mais sa femme devint silencieuse ; la tête dans ses deux mains, elle contemplait ses morts ; tout à coup de grosses larmes s’échappèrent de ses yeux.

― Qu’as-tu donc ? demanda son mari, effrayé.

― Ah ! dit-elle en se détournant, que c’est triste à voir, ces plumes tachées de sang et ces yeux éteints ! Et dire qu’ils ont peut-être laissé des petits dans leurs nids, qui les attendent et mourront de faim ! Voilà ce qu’a fait de moi l’existence que je mène. L’ennui nous rend féroces.

Mihaël éclata de rire ; sa femme trouva cette explosion horriblement déplacée. ― Tu ne veux pas comprendre, reprit-elle ; il faut donc que je dise toute ma pensée. Cela ne peut pas durer ainsi, à moins que tu n’aies juré de me sacrifier. Tu chasses tous mes amis, tu m’enfermes : la dernière paysanne a plus de liberté que moi. Je n’en peux plus, je suis à bout. Je deviendrais folle. ― Et elle se remit à sangloter.

Son mari ne répondit pas. Il déchargea le fusil, puis remonta chez lui sans mot dire.

Olga l’avait suivi. Appuyée à la fenêtre, les bras croisés, elle le contemplait.

― Tu ne profères pas une parole, dit-elle enfin ; je n’en vaux pas la peine ?

― Je ne parle jamais avant d’avoir réfléchi, répondit-il. As-tu bien songé à ce que tu viens de me dire ?

― Si j’y ai songé ! J’ai passé des nuits à pleurer, à prier Dieu de me délivrer !

— Alors il faut aviser, dit Mihaël sans s’émouvoir.

― Eh bien ! avise.

― Tu n’es pas heureuse ici ? Cette vie solitaire n’est pas de ton goût ?

― Non !

― Tu ne peux la supporter ?

― Non !

― Eh bien ! désormais tu vivras selon tes désirs. Reçois des visites, invite tes amies, va chez les voisins, danse, monte à cheval, cours à la chasse avec qui tu voudras. Je n’y fais pas d’objection.

― Je te remercie, dit Olga assez embarrassée.

― Ne me remercie pas.

― Tu es fâché ? dit-elle avec inquiétude en séchant ses larmes.

― Je ne suis point fâché. ― Il l’embrassa, puis sortit, fit seller son cheval, et s’en fut dans la forêt surveiller l’abattage du bois.

V

En peu de temps, Olga avait complétement changé son train d’existence. Le cercle de Kolomea ne fut bientôt qu’un vaste salon dont la belle châtelaine était le centre, et dont le plaisir était la loi suprême. Le morne château s’animait, renaissait à la vie ; les solennels peupliers eux-mêmes prenaient un aspect plus gai. Sur le pré, on voyait briller des robes de femmes, des cerceaux et des volants bigarrés traversaient l’air, des ris folâtres éveillaient les échos du jardin.

Lentement les feuilles rougissaient. Le vent balayait les chaumes, des fils de la Vierge s’accrochaient comme de petits drapeaux aux buissons dépouillés, et les grues, formées en bandes triangulaires, partaient pour les pays du midi. À travers champs, Olga passe sur son cheval blanc, produit de l’Ukraine, sa robe flotte au vent, une plume se balance sur sa toque coquettement posée sur l’oreille. Les jeunes propriétaires et leurs femmes en costumes la suivent portés par leurs ardentes montures. Le cor retentit. Dans un champ de navets, un lièvre a dressé ses longues oreilles velues ; il se cabre étonné et s’enfuit vers les bois. Le renard pousse son aboi rauque et disparaît dans le fourré.

Puis de jour en jour le ciel revêt des tons plus gris, plus nébuleux. Déjà les corbeaux tournent autour des vieux peupliers ; la nuit, les yeux verts du loup flamboient derrière la haie. Un beau matin, le soleil trouve une épaisse et molle nappe blanche étendue sur la plaine, les vitres sont aspergées de diamants ; les arbres et les toits dégouttent, les pierrots dévalisent l’aire en se disputant. Encore quelques semaines, et la neige demeure : alors on sort de la remise le traîneau avec sa poudreuse tête de cygne, et les peaux d’ours crient sous la baguette du cosaque. Le feu pétille dans les vastes poêles renaissance. De tous les côtés, comme des oiseaux de proie, les traîneaux fondent sur l’hospitalier château, les clochettes résonnent sur les routes, dans le vestibule s’entassent les fourrures. Les femmes se dégagent de leurs enveloppes et s’assemblent dans le petit salon, où elles fument des cigarettes ; les cavaliers s’efforcent de passer des gants blancs sur leurs doigts roidis par le froid. Voici les premiers accords d’une valse ; déjà les couples s’alignent et les cavaliers tendent la main aux dames.

Voilà la vie qu’on mène depuis un an. Les tables de jeu restent à demeure dans les salons, les longues pipes ne s’éteignent plus, les bouteilles vides sont formées en immenses carrés dans les caves, comme les bataillons de la garde à Waterloo. Et lorsqu’aux premiers rayons de l’aube Olga retourne à la maison, emmitouflée dans sa pelisse de zibeline et enfoncée dans les fourrures de son traîneau, ses cosaques à cheval la précèdent avec des torches dont la poix dégoutte et siffle sur la neige, et les autres traîneaux lui font escorte comme à une reine.

Elle est reine, en effet, elle brille, elle commande, et elle est heureuse. Déjà, parmi ses cavaliers servants, un tel qui a trouvé moyen de se faire remarquer par ses attentions, et qui en retour obtient la faveur de la déchausser de ses bottines fourrées ou de lui donner l’étrier, est désigné par la voix publique comme son amant quand elle n’a pas encore violé la foi jurée à son mari par un seul regard ou un seul désir. Jamais elle n’a eu tant de petits soins pour lui ; elle s’efforce de le dédommager par mille câlineries. Cependant des rumeurs fâcheuses sont venues jusqu’à l’oreille de Mihaël ; il a confiance en sa femme, mais il ne plaisante pas sur le chapitre de l’honneur ; chaque goutte du poison que la calomnie lance sur la réputation d’Olga, il la sent comme une brûlure.

Il se refroidissait visiblement. Lorsqu’il voyait arriver une visite, sans rien dire il sortait par la porte de derrière. Peu à peu il cessa d’accompagner Olga dans ses excursions. Au printemps suivant, avec quelques autres propriétaires du district, il fonda un cercle agricole, introduisit des perfectionnements dans son exploitation, s’abonna à une foule de journaux, se mit à frayer avec les paysans, à hanter leurs cabarets, car il songeait alors à se faire nommer député à la diète. Après la moisson, il alla souvent à la chasse tout seul avec son chien ; parfois il rentrait tard dans la nuit ; Olga était couchée, mais ne pouvait s’endormir, et le cœur lui battait pendant qu’elle guettait son retour. Lui était persuadé qu’elle dormait, et il gagnait sa chambre sans faire de bruit. Jamais encore elle n’avait pris tant d’intérêt à tout ce qu’il faisait ; ses moindres actes avaient à ses yeux une signification. Lorsqu’il était parti, elle parcourait les journaux qu’il avait lus, elle feuilletait ses livres.

Elle commence à soupçonner l’amour, à se dire qu’elle pourrait aimer son mari. Maintenant qu’elle prend si peu de place dans ses pensées qu’il peut passer des heures à s’entretenir avec des paysans qui sentent horriblement le cuir de Russie, tandis qu’il n’a pas une parole pour elle, — maintenant qu’elle peut rester à côté de lui des soirées entières sans qu’il daigne lever les yeux de son livre, — qu’il peut la quitter le soir sans l’embrasser, — maintenant elle a soif de son amour ! Elle imagine des négligés coquets, elle veut à tout prix fixer son attention ; elle se jure qu’il l’aimera ! Rien n’y fait. Il lui reste un dernier moyen : le rendre jaloux. ― Mais où trouver celui qui pourrait exciter la jalousie de cet homme si froid, si sûr de lui ? Elle cherche autour d’elle et ne trouve point.

Un soir, elle aperçut Mihaël debout devant la haie du jardin ; il regardait avec tristesse le soleil qui disparaissait derrière les bois, et dont les derniers rayons doraient les pointes des herbes échappées à la faux et les feuilles mobiles des arbres. Soudain elle lui jeta un bras autour du cou, et s’empara de sa main, qui aussitôt, de chaude qu’elle était, devint toute froide.

― Pourquoi n’es-tu pas avec moi ? dit-elle avec abandon. Tu me fuis. Est-ce que je te déplais comme je suis ? Comment veux-tu que je sois ? M’aimes-tu encore ?

Mihaël lui caressa la joue, et se mit à regarder le paysage. Elle l’étreignit dans un élan de passion, et l’embrassa. Il se dégagea doucement. ― Demain, lui dit-il, tu es invitée chez le seigneur de Zavale pour la chasse à courre. Tu veux que je t’accompagne ?

Olga le regarda interdite. ― Ce n’est pas cela, dit-elle.

― C’est bien cela, répliqua Mihaël, qui sourit. Rentrons, il commence à fraîchir.

Ils revinrent ensemble au salon. Il la fit asseoir sur ses genoux, et l’embrassa comme autrefois ; elle était ravie, la joie l’étouffait. Tout à coup il lui dit d’allumer la lampe, il allait lire son journal. Sa femme serra son petit poing ; elle pleura toute la nuit jusqu’au matin.

Ses yeux n’étaient pas secs quand le lendemain il la mit en selle. Elle le regarda d’un air singulier, fouetta son cheval, et disparut sans l’attendre.

Le temps fut beau toute la journée. La chasse se répandit joyeuse par les champs. Les tireurs étaient distribués dans la forêt, Mihaël avait sa place assignée dans un épais taillis. La belle Olga conduisait la chasse, dévorant ses larmes. Ce fut elle qui découvrit le premier lièvre qui cherchait à sortir du fourré ; elle le désigna de sa petite main tremblante, les lévriers furent découplés, les cors retentirent, la cavalcade s’élança avec des cris sauvages. Se riant du danger, elle sauta les fossés et les haies, un plaisir féroce faisait tressaillir tous ses nerfs. Comme elle vit les chiens soulever en l’air la misérable bête, qui pleurait de frayeur, elle éclata de rire comme un enfant qui voit tourbillonner une balle. Tous les regards se concentrèrent avec admiration sur l’intrépide écuyère ; les cavaliers vinrent baiser le bout de ses gants trempés de sueur en agitant leurs casquettes. Olga, les joues en feu, les yeux brillants, promenait ses regards sur le cercle de ses fidèles. Tout à coup elle aperçut à l’écart, sur la lisière du bois, un jeune homme qui la considérait en silence d’un air singulièrement sévère. ― Eh bien ! monsieur, lui cria-t-elle d’un ton provocant, on ne me rend pas hommage ?

― Pas moi, répondit-il sèchement.

Olga fit caracoler son cheval de manière à se rapprocher de son interlocuteur. ― Et pourquoi pas, sans indiscrétion ? demanda-t-elle avec plus de curiosité que de colère.

― Une femme que réjouit le supplice d’une bête, répondit-il, n’a pas de cœur, ou bien son esprit est absent.

Olga regarda l’audacieux. Celui-là n’était pas un homme nul ; il pouvait lui servir à tourmenter Mihaël. C’était tout ce qu’elle avait besoin de savoir. Et il osait la traiter avec indifférence ! C’était la première fois qu’un homme lui parlait sur ce ton hautain. Sans ajouter un mot, elle tourna bride.

Une rage sourde la dévorait pendant qu’à table et le soir au bal elle le voyait causer avec animation, tandis qu’elle existait à peine pour lui. Évidemment il jouait un certain rôle dans la société. Jamais elle ne s’était sentie si mal à son aise. Elle sut qu’il s’appelait Vladimir Podolef, et que c’était un homme qui faisait beaucoup parler de lui.

― Vladimir a été impertinent avec vous, lui dit la maîtresse de la maison, une belle personne de beaucoup de tête, qui d’une petite paysanne était devenue la femme du seigneur de Zavale. C’est sa manière. Il a ses façons à lui ; mais c’est vraiment un homme à part, d’une profondeur extraordinaire. Vous apprendrez à le mieux connaître. Essayez seulement de causer avec lui.

L’orgueilleuse lionne, qui ne répondait plus que par un froncement de ses altiers sourcils aux protestations de ses adorateurs, alla droit à lui et l’aborda.

― Vous m’avez offensée… commença-t-elle. — Ses lèvres tremblèrent, elle ne put continuer.

― La vérité blesse toujours, repartit Vladimir, mais elle est salutaire ; c’est la panacée des cœurs malades.

― Selon vous, monsieur, je n’ai pas de cœur, reprit-elle à demi-voix. J’ai cherché à comprendre, je n’y ai pas réussi. Expliquez-vous.

― Comment voulez-vous que je m’explique là-dessus ? dit-il d’un ton indifférent.

― Vous trouvez que nous n’avons pas le droit de tuer les animaux ? demanda-t-elle avec une nuance de raillerie.

Vladimir sourit. ― Comme vous êtes logique ! Il ne s’agit que de ne pas leur infliger des supplices inutiles. Et d’ailleurs qui parle de droits ? Ici-bas, il n’y a que des nécessités ; nous sommes obligés de tuer pour vivre ; mais il ne faut pas aller au delà. Voir expirer la bête ou mourir les gladiateurs du cirque, n’est-ce pas le même plaisir féroce ? Vous me rappelez ces vestales qui avaient pouvoir de vie et de mort et qui aimaient tant à tourner le pouce. On en vient à sacrifier les hommes avec la même indifférence, car la petite dose de raison qui nous distingue de la bête ne pèse pas déjà d’un si grand poids dans la balance d’une femme…

― Je vous remercie, dit Olga après une pause, pendant laquelle elle avait regardé le mur. ― Elle lui prit sans façon le bras et se fit reconduire au milieu du bal.

Il ne quitta plus le poste qu’il avait choisi près de la porte, et chaque fois qu’elle passait au bras d’un danseur, Vladimir se sentit effleuré d’un chaud regard de ses yeux noirs. À plusieurs reprises, elle essaya de le ressaisir dans les mailles d’une conversation animée, mais il resta réfractaire, sobre de paroles, et n’eut pas l’air de s’émouvoir beaucoup.

Pendant le retour au château, Olga fut maussade ; elle s’enfonçait dans ses fourrures comme l’araignée dont on a déchiré la toile.

― Qu’est-ce donc que ce Vladimir… Podolef ? demanda-t-elle enfin à son mari d’un ton de suprême dédain.

― C’est un homme. N’est-ce pas tout dire ? répondit Mihaël, qui était au-dessus d’une vulgaire jalousie. Il a des biens du côté de la frontière, dans le cercle de Zloczow, et il vient de prendre ici à ferme une grande exploitation. Vladimir est un homme éclairé qui cherche le progrès ; il a voyagé à l’étranger et a beaucoup appris ; ce n’est ni un paresseux, ni un faiseur de projets,… ni surtout, ajouta-t-il en regardant Olga, un fat, comme la plupart de nos jeunes gens.

― Il n’est pas Polonais ?

― Comment peux-tu croire ? A-t-on jamais vu un Polonais devenir un homme sérieux ? Il est Russe, bien entendu.

Olga ne put dormir cette nuit. Elle cherchait dans sa tête comment elle s’y prendrait pour punir cet insolent.

Quelques jours après leur première rencontre, le Cosaque lui annonça Vladimir. Elle se flattait qu’il venait pour elle, et l’accueillit avec un sourire de triomphe.

― Mon mari est au village, fit-elle ; il ne reviendra que fort tard.

Elle espérait qu’il laisserait percer la satisfaction que devait lui causer cette réponse ; mais il dit simplement : ― Alors je reviendrai demain.

― Pourquoi ne voulez-vous pas rester ? demanda-t-elle, surprise de le trouver si peu empressé.

― Je suis venu pour voir l’exploitation de Mihaël ; je ne suppose pas, madame, que vous puissiez me la montrer.

― Eh bien ! vous me tiendrez compagnie.

― Cela me serait difficile. Vous me trouveriez peu amusant, et moi,… je n’ai pas le temps de lancer des bulles de savon. La vie est si courte !… Je tombe à vos pieds, madame. ― Et il se retira.

Il revint le lendemain dans l’après-midi. Olga, qui lisait un roman nouveau, ne quitta pas son fauteuil à bascule. Elle l’entendit causer avec Mihaël dans la pièce voisine, dont la porte était entrebâillée. Elle ne voulut pas écouter ; malgré elle, elle ne perdit pas un mot. Non sans dépit, elle constata que Vladimir parlait avec une rare lucidité des sujets auxquels il touchait ; dans sa bouche, hommes et choses devenaient pour ainsi dire transparents. ― Avec toi, ami, on apprend toujours, répétait son mari à plusieurs reprises, ― et elle le savait avare d’éloges.

Il faisait nuit lorsqu’elle s’entendit appeler par Mihaël. Avec une sorte de précipitation involontaire, elle poussa la porte ; elle n’aperçut que les bouts de leurs cigares, qui brillaient comme deux points rouges dans l’obscurité ; cependant au mouvement brusque de l’un des deux points lumineux, elle comprit que Vladimir s’était levé pour la saluer.

Mihaël la pria de faire servir le thé. Quand le Cosaque eut mis la nappe et installé à leur place la lampe et le samovar bourdonnant, Olga vint s’asseoir dans l’un des petits fauteuils après avoir répondu par un signe de tête au salut de Vladimir. Le Cosaque offrit des viandes froides, la barina remplit les tasses, alluma sa cigarette à la lampe et s’enfonça dans son fauteuil. Les deux hommes reprirent leur conversation sans s’occuper davantage de sa présence, pendant qu’elle suivait du regard les anneaux de fumée bleue qui se dissipaient lentement, et qu’à travers ses paupières à demi-closes, ombragées de longs cils noirs, elle contemplait Vladimir.

Il n’était ni beau ni laid et paraissait très jeune. C’était un homme de taille moyenne, maigre et d’apparence presque chétive, avec des mains fines et des pieds étroits ; mais son port et ses allures trahissaient une rare énergie. Son visage, naturellement pâle sans la moindre nuance de rouge, avait pris sous l’action du soleil un ton brun bilieux. Le front, un peu bas, montrait au-dessus de l’arcade des yeux et du nez fortement busqué des proéminences qui auraient frappé un phrénologue. Un menton légèrement pointu, une bouche aux lèvres pleines avec deux rangées de dents splendides, complétaient cette physionomie, qui ne manquait pas de caractère. Vladimir ne portait pas de barbe, en revanche il avait d’épais cheveux bruns qu’il ramenait en arrière à la façon des pasteurs protestants. Olga ne le perdait pas de vue, tout en évitant de rencontrer son regard ; elle dut y mettre beaucoup de volonté, car les grands yeux clairs et profonds de cet homme exerçaient une attraction, une fascination magnétique. L’expression de ces yeux était changeante : tantôt, fermés à demi, ils lançaient des éclairs de malice sarcastique, tantôt ils brillaient d’un éclat humide, ou bien il y rayonnait une froide et pénétrante clarté ; mais toujours il y avait dans leur regard une franchise, une sincérité qui commandait la confiance. De toute sa personne, en dépit de ses façons simples et réservées, se dégageait une certaine poésie.

Tel était l’homme qui en ce moment ne voulait pas prêter la moindre attention aux petits manèges de la plus belle femme du district. Il causait avec Mihaël de l’amélioration de la race chevaline, de l’aménagement des forêts, puis des affaires du pays. Olga finit par jeter sa cigarette et par écouter avec intérêt.

― Notre conversation vous ennuie, madame ? fit Mihaël, qui eut un sourire singulier.

― En aucune façon, repartit Olga. J’ai plaisir à vous écouter. Nous oublions trop souvent jusqu’à quel point notre existence est précaire, et combien il faut d’efforts et de peines pour l’assurer. Quand je vous entends parler avec ce sérieux, ma poitrine se dilate comme si en sortant de mon boudoir parfumé je respirais les senteurs de la forêt.

Elle dit cela simplement avec une bonhomie affectueuse. Vladimir, pour la première fois, jeta sur elle un long regard. En partant il lui tendit la main ; mais qu’elle était froide, cette main, et dure, une vraie main de fer !…

La somnambule racontait sans chercher les mots ; cela coulait de source, mélodieusement, comme si elle eût récité une histoire apprise par cœur. Évidemment elle revivait toutes les scènes qu’elle décrivait, elle voyait tout, chaque trait, chaque geste, chaque mouvement, elle entendait les bruits et les voix.

Je fermai les yeux pour mieux écouter, et n’osai respirer.

VI

À partir de ce jour, reprit-elle, Vladimir revint assez souvent. Pour lui, Olga se faisait simple, modeste, bon enfant ; elle le laissait parler, le questionnait quelquefois, ne détachait pas de lui ses regards. Sa toilette était toujours d’une simplicité de bon goût : une robe de soie montante, de couleur sombre, avec un petit collet blanc. Ses beaux cheveux, relevés en torsades, encadraient sa tête comme un large diadème. Tandis que les autres briguaient l’honneur de boire dans son soulier, elle comblait Vladimir de petites attentions ; on eût dit qu’elle lui faisait la cour. Une fois il avait fait une sortie contre l’usage des corsets. Le lendemain, Olga se montra dans une ample kazabaïka en velours bleu, garnie de martre. Comme il lui en fit compliment, elle répondit qu’elle ne porterait plus de corset.

― Et pourquoi cela ?

― Mais n’avez-vous pas dit que cela ne nous vaut rien ?

Vladimir comprit enfin qu’elle en voulait à son repos ; il ne s’en montra que plus réservé, évita de se trouver seul avec elle et se lia davantage avec le mari. Un soir, on causait d’une femme de sa société pour laquelle un jeune officier venait de se faire tuer en duel.

― Chez ces coquettes, dit Mihaël, le sentiment de l’honneur n’existe donc pas ?

― Hélas ! repartit Vladimir, l’honneur d’une coquette se juge comme celui d’un conquérant : il dépend du succès. Mais les hommes qui se respectent sont à l’abri de ces femmes, leur pouvoir ne s’étend que sur les sots et les niais, comme les chats qui n’ont pas de gibier plus noble à leur portée attrapent des souris et des mouches. Malheureusement cette race se multiplie, car nos femmes ne savent plus que lire des romans et toucher du piano…

― Vous méprisez les arts ? interrompit Olga.

― Dieu m’en garde ; mais sans travail il n’y a pas de vrai plaisir. Ces artistes qui ont laissé des chefs-d’œuvre ont trempé leur pinceau, leur plume, dans leur sang et leurs larmes. Pour les comprendre, il faut être capable de créer quelque chose soi-même.

― Vous avez raison, dit Olga avec tristesse. Bien des fois le vide de mon cœur m’épouvante.

― Essayez de vous occuper ; vous êtes jeune, le cas n’est pas désespéré.

Elle n’osa affronter son regard.

Des semaines se passèrent. D’épais brouillards enveloppent le château, la neige couvre la plaine, l’étang s’est revêtu d’une couche étincelante de glace ; mais le traîneau n’a pas quitté la remise, et les peaux d’ours hébergent des bataillons de mites. Olga reste couchée sur son divan, elle se creuse la tête pour trouver un moyen de réduire l’ennemi. Le voir à ses pieds, puis l’écraser de son dédain ― de quel prix ne payerait-elle pas ce suprême bonheur ?

― Tu peux te flatter d’exercer sur ma femme une bonne influence, dit un soir Mihaël à son ami en lui montrant Olga absorbée par sa tapisserie. Elle ne fait que travailler depuis quelque temps.

Vladimir la regarda. ― Vous ai-je dit, demanda-t-il d’un ton assez brusque, de vous fatiguer la vue et de vous enfoncer la poitrine ? Voulez-vous bien laisser là ces aiguilles ? ― Elle se leva docilement. ― Vous avez mieux à faire ici. Les bâtiments et les écuries ne laissent rien à désirer ; mais dans la maison j’ai le regret de ne pas constater cette propreté exquise qui distingue les intérieurs hollandais. Voilà une occupation toute trouvée, qui n’altère pas la santé… ni la beauté.

C’était la première fois que Vladimir daignait faire un compliment même détourné. Olga leva sur lui des yeux étonnés et timides et une vive rougeur colora ses joues.

Le lendemain, quand Vladimir arriva il la trouva occupée à balayer les toiles d’araignées du plafond. Il lui arracha son balai et le déposa dans un coin. ― Ce n’est pas là un ouvrage qui puisse vous convenir, dit-il doucement. Il est inutile de remplir vos poumons de toute cette poussière.

― Mais comment faire alors ? Mes domestiques ne sont malheureusement pas des Hollandais !

― Ils le deviendront. Soyez seulement sévère avec eux et juste en même temps, non pas une fois, mais tous les jours, toute l’année. N’oubliez pas que vous êtes là pour commander : n’imitez pas Napoléon qui monte la garde à la place de son grenadier endormi.

Après cette semonce, il lui offrit le bras, et visita avec elle toute la maison, jusqu’à la cuisine et la cave. ― N’y a-t-il pas là de quoi vous occuper du matin au soir ? Surveillez l’ouvrage, vérifiez les comptes ; votre mari vous en sera reconnaissant. ― Lorsqu’ils furent sur le perron, il lui montra le jardin. ― Quand viendra le printemps, semez, plantez, arrosez, bêchez, arrachez les mauvaises herbes ; vous ne vous en porterez que mieux. Là vous pourrez même vous montrer féroce, puisqu’il faut cela aux femmes de temps en temps : vous ferez une guerre sans pitié aux chenilles et aux vers blancs. En revanche, je recommande à vos soins mes petites amies les abeilles. Et maintenant, dit-il en la ramenant au salon, maintenant je vous prierai de me jouer quelque chose, car vous êtes vraiment musicienne.

La barina tremblait de tous ses membres. Elle se mit au piano sans lever les yeux, et laissa courir ses doigts sur les touches.

― Je comprends votre jeu en voyant vos doigts, dit Vladimir à voix basse, ces doigts fins, transparents qui semblent doués d’une âme.

Olga avait pâli ; tout son sang refluait vers son cœur. Elle dut s’arrêter un moment ; puis elle entama la sonate du Clair de lune.

En entendant vibrer les premiers accords du plaintif adagio, Vladimir cacha ses yeux dans sa main. Tout le charme magique que l’astre des nuits répand sur un paysage d’été semblait descendre sur eux et les envelopper dans ses ombres noires et sa mélancolique lumière. Leurs âmes flottaient entraînées par cette langoureuse, douloureuse mélodie. Quand le dernier son expirait dans l’air, Olga laissa retomber ses mains lentement. Ni l’un ni l’autre n’osait parler.

― Renoncement, résignation, dit enfin Vladimir, voilà ce que nous enseigne cette étrange sonate, voilà ce que tout nous enseigne, la nature, le monde où nous vivons. L’abnégation du cœur ! Que ce soit un amour méconnu qui garde sa foi sans se plaindre, ou un amour qui se condamne au silence éternel, nous devons tous apprendre à nous résigner. ― Ses yeux paraissaient humides, sa voix avait une douceur inaccoutumée.

Il resta quelque temps sans revenir. Olga le comprit.

Puis un jour son mari alla seul à Kolomea pour y faire des emplettes. Elle sentait que Vladimir viendrait ; à tout moment son cœur s’arrêtait dans sa poitrine. Quand les ombres du crépuscule entrèrent dans sa chambre, elle s’enveloppa dans sa kazabaïka et alla se mettre au piano. Elle essaya un prélude, puis, n’y tenant plus, termina sur une dissonance, se leva, défit sa pelisse, qui l’étouffait, et arpenta le salon, les bras croisés, fiévreusement.

La porte s’ouvrit, Vladimir entra. Elle rougit, ferma sa kazabaïka et lui tendit la main.

― Où est M. Mihaël ? demanda-t-il.

― À Kolomea.

― Alors je…

― Vous ne vous en irez pas ainsi ? ― Vladimir hésitait. ― Depuis ce matin, je vous attends, dit-elle d’une voix oppressée. Je vous en prie, restez.

Vladimir déposa sa casquette sur le piano, et prit l’un des petits fauteuils bruns. Olga fit encore quelques pas, puis tout à coup elle s’arrêta devant lui, et à brûle-pourpoint : ― Avez-vous jamais aimé ? demanda-t-elle d’une voix brève, saccadée. Oui, n’est-ce pas ? ― Un sourire ironique plissa ses lèvres.

― Non, répondit-il gravement.

Olga le considéra, surprise. ― Et pourriez-vous aimer ? dit-elle enfin avec hésitation. Je ne le crois pas.

― Vous vous trompez encore. Les hommes comme moi, qui ne se sont point dépensés en petite monnaie, sont peut-être seuls capables d’un amour vrai. Peut-on demander cette chose à ces pommes vertes de dix-huit ans ? Il n’y a qu’un homme qui en soit capable… et une femme peut-être, si elle n’a pas déjà gaspillé son cœur…

― Et comment devrait être la femme que vous pourriez aimer ? ― Vladimir garda le silence. ― Cela m’intéresse au dernier point.

― Il faut que je réponde ?

― Je vous en prie.

― Eh bien ! elle devrait être tout le contraire de vous, dit-il tout bas.

Olga pâlit, puis rougit coup sur coup, et les larmes lui vinrent aux yeux. Elle baissa la tête.

― Cela ne vous fait pas rire ? dit Vladimir tristement.

― Vous n’êtes guère poli, répliqua-t-elle d’une voix étouffée par les larmes.

― Je suis sincère.

― Vous me détestez, reprit-elle en relevant la tête par un mouvement d’orgueil blessé ; il y a longtemps que je m’en aperçois.

Vladimir eut un rire bref, rauque, douloureux. ― Sachez donc la vérité, s’écria-t-il avec amertume ; ce que je sens pour vous, aucune femme ne me l’a fait éprouver. ― Olga le regarda, interdite ; son cœur battait à l’étouffer, le sang bourdonnait dans ses oreilles. ― Je pourrais vous aimer, ajouta-t-il d’un ton presque tendre…

― Alors vous m’aimez.

― Non ; il faudrait vous estimer. ― À un geste d’Olga : ― Je vous en prie, dit-il, ne vous méprenez pas sur ma pensée. Je ne veux pas vous blesser, je veux m’expliquer… À la vérité, c’est toujours une sorte d’aveugle instinct, une affinité inconsciente qui nous rapproche. Ce n’est pas notre bonheur qui est en cause, ce sont les obscurs desseins de la nature ; mais, si l’amour ne peut naître que d’une attraction naturelle, il ne peut durer que par l’estime réciproque… Riez de moi, si je prends les choses de trop haut et de trop loin.

― Je n’ai pas envie de rire, dit-elle d’un air sombre. Ainsi vous n’avez point pour moi cette estime…

― Pas toute l’estime qu’il faudrait pour que je donne à une femme mon cœur et ma vie sans réserve.

― Vous me méprisez donc ? s’écria-t-elle avec colère.

― Non, je vous plains. Je ne cesse de penser à vous, je voudrais vous sauver.

― Pourquoi me méprisez-vous ? De quel droit ? Je ne veux pas être méprisée de vous.

― Qu’est-ce que cela peut vous faire, à vous, à la reine qui voit tous les hommes à ses pieds ?

― Pourquoi me méprisez-vous ? Dites-le, je veux le savoir. ― Emportée par la colère, les yeux étincelants, elle avait posé un pied sur le siège de Vladimir.

― Soit. Écoutez-moi, dit-il d’un ton glacial. Vous êtes une femme d’une beauté rare, d’un grand esprit, douée d’une âme tendre, créée pour régner sur l’homme le meilleur qui puisse être. Cela vous suffit-il ? Non, il vous faut chaque jour de nouveaux lauriers. Votre vanité est insatiable, c’est un vautour qui vous ronge le cœur ; mais ce pauvre cœur ne repousse point comme le foie du Titan, et au bout de tout cela on trouve le dégoût de la vie et le mépris des hommes et de soi-même.

Olga poussa un sanglot de rage, et ses doigts s’enfoncèrent dans ses cheveux noirs. Comme elle soulevait les bras, la pelisse s’ouvrit ; en la voyant ainsi se pencher sur lui, la gorge soulevée par une respiration rapide, les yeux étincelants, les cheveux épars, on eût dit une ménade.

Vladimir se leva. Elle poussa un cri de douleur, et étendit les bras comme pour le retenir ; à un regard de lui, elle baissa le front, et ses bras retombèrent inertes. Il sortit. Elle s’affaissa sur le tapis, sanglotant.

Des jours se passèrent, puis des semaines, un mois entier ; Vladimir ne revint pas. Il évita même de revoir Mihaël.

Olga souffre le martyre. Elle sait maintenant qu’il l’aime et qu’il la méprise ; sa passion s’enflamme également de cet amour et de cette haine. Elle commence des lettres qu’elle déchire ; elle fait seller son cheval pour aller chez lui, et n’y va pas. Elle reste des heures plongée dans une amère contemplation. Toutes ses pensées sont pour lui. Le soir, lorsqu’elle est debout à sa fenêtre, à chaque instant elle croit entendre le pas de son cheval ou sa voix. Que de nuits elle passe à se retourner sur sa couche sans sommeil jusqu’à ce que l’aube lui ferme les paupières ! ― Elle commence enfin à comprendre la musique et les poètes.

Il fait presque nuit. Elle est à son piano, elle joue la sonate, et avec les sons coulent ses larmes. Mihaël s’approche doucement, reste debout derrière son tabouret et l’attire à lui. Il ne la questionne pas ; elle appuie sa tête contre sa poitrine et pleure…

La somnambule avait peu à peu baissé la voix, et elle s’était détournée de moi, par un mouvement d’instinctive pudeur ; un amour chaste, profond, faisait vibrer tout son être. Elle reprit son récit.

VII

La nuit de Noël, Olga revenait en traîneau de Toulava, où son mari avait eu à déposer quelques papiers chez le curé, et la route passait devant la propriété de Vladimir. Un frisson la saisit quand son mari fit arrêter à la porte de la cour.

― Viens, lui dit-il, allons le prendre.

Olga ne bougeait pas.

― Tu ne veux pas ?

Elle secoua la tête.

Mihaël entra seul, puis revint au bout de quelques minutes avec Vladimir, qui salua respectueusement et monta dans le traîneau. Pendant le trajet, personne ne parla. Assise à côté de Vladimir, Olga se tenait immobile ; une seule fois un contact involontaire la fit tressaillir. Lorsqu’on fut arrivé chez Mihaël, Vladimir eut un sourire étrange en se retrouvant en face de ce château dont tous les coins lui étaient familiers.

Dès qu’il eut aidé sa femme à descendre et qu’il l’eut débarrassée de sa lourde pelisse : ― Voilà un réveillon complet, dit Mihaël en se frottant les mains ; il faut que j’aille voir ce que font les enfants. — Il sortit, la laissant avec Vladimir.

Olga se jeta dans un fauteuil et roula une cigarette. Tout à coup elle se mit à rire d’un rire nerveux.

― Votre aversion est si forte, fit-elle, que vous ne pouvez plus vous trouver sous le même toit que moi.

― Vous ne voulez pas me comprendre, dit Vladimir d’un ton froid.

― Ah ! s’écria-t-elle, si vous n’étiez pas incapable d’un sentiment profond, vous me jugeriez avec plus d’indulgence.

Cette fois Vladimir pâlit. ― Vous croyez ? dit-il. Eh bien ! sachez que… je vous aime.

Olga jeta sa cigarette en éclatant de rire.

― Et vous êtes la première femme que j’aime, continua-t-il avec calme. Cet amour me fait souffrir, non parce que je ne puis vous posséder, mais parce que je rougis de vous aimer. Je souffre de voir qu’une si belle nature a pu produire un si détestable caractère.

Olga tressaillit sous ces paroles : ses yeux demandaient grâce.

― Ne me regardez pas ainsi, s’écria-t-il. Il ne m’est pas permis de vous ménager. Je n’aurai point pitié de vous. En avez-vous eu pour le jeune Bogdan, que le seigneur de Zavale a tué en duel dans le bois de Toulava à cause de vous ? ou pour Démétrius Litvine, qui s’est brûlé la cervelle pour vous ? Avez-vous eu pitié de vos enfants, de votre mari, le jour où vous avez permis au comte Zawadski de vous faire la cour, où vous avez autorisé…

― De quoi m’accusez-vous là ? s’écria Olga en bondissant de son fauteuil, épouvantée, se tordant les mains. Qui a pu dire ces choses-là de moi ?

― Tout le monde les dit, repartit Vladimir avec un mépris à peine déguisé.

― Eh bien, le monde en a menti, dit-elle avec force, la tête haute. ― Ses yeux brillaient, ses joues s’étaient colorées. ― Et moi, Vladimir, je dis la vérité. Je suis innocente du sang de ces hommes ; pas une goutte ne retombe sur moi.

― Ne cherchez pas à me convaincre, reprit-il d’un ton pénible, je ne puis pas vous croire.

Olga arrêta sur lui un long regard de douleur et d’amour, puis, les yeux secs, le front baissé, elle alla prendre dans son boudoir un paquet noué d’une faveur rose. ― Croirez-vous ces lettres ? dit-elle à Vladimir, qui l’avait suivie.

― Votre mari peut revenir d’un instant à l’autre, fit celui-ci avec inquiétude.

― Qu’il vienne, répliqua-t-elle ; je ne souffrirai pas qu’on m’insulte. Vous allez m’écouter, ensuite vous jugerez. Voici un billet de Litvine écrit deux jours avant sa mort. Est-ce là le langage d’un homme qui va se tuer pour un chagrin d’amour ?

Elle jeta le pli sur la table avec dédain. Vladimir le prit et le parcourut avec une hâte fiévreuse.

― Voici des lettres de Bogdan ; lisez-les. Est-ce là un amant s’adressant à une femme pour laquelle il va donner sa vie ? Litvine s’est brûlé la cervelle parce qu’il avait plus de dettes que de biens. Bogdan s’est battu avec le seigneur de Zavale à la suite d’une querelle de jeu. Voici encore des lettres de M. de Zawadski, du comte Mnischek, de tous les autres qui me poursuivent de leurs assiduités. Est-ce ainsi que s’expriment des amants ? Je suis une coquette, soit, ma vanité est sensible aux hommages ; je ne suis pas une femme perdue. Je n’ai jamais failli, je le jure… Elle se tourna vers le crucifix accroché au-dessus de son lit, parut hésiter, puis d’un ton ferme : ― Non, dit-elle, je le jure sur la tête de mes enfants. Maintenant vous savez tout ; vous pouvez m’accabler.

Vladimir regardait toujours les lettres avec une stupéfaction mêlée de regret. ― J’ai été injuste pour vous, dit-il enfin très ému. Pardonnez-moi, si vous le pouvez. ― Il comprenait qu’il était allé trop loin, et il se sentait désarmé, navré, humilié.

― Ne me raillez pas, reprit la pauvre femme, les yeux noyés de tendresse. Je suis coupable ; je sens que je suis en train de me perdre. Je ne savais pas ce que c’est que l’amour d’un homme, et je sais maintenant que, dans la vie d’une femme, c’est tout. Je périrai, car celui qui seul pourrait me sauver me repousse…

Vladimir s’efforçait en vain de maîtriser son trouble ; il se cachait le front dans la main. Tout à coup, avec un sanglot, elle se suspendit à son cou, l’entourant de ses bras dans une étreinte désespérée. Vladimir était vaincu : cet homme de fer pleura ; leurs lèvres se rencontrèrent, ils oublièrent tout pendant une minute de mortelle félicité.

Soudain des pas retentirent dans le salon ; Vladimir se dégagea et se rapprocha de la fenêtre. Olga, plus morte que vive, s’appuyait contre le bureau. Son mari entra, les considéra l’un et l’autre d’un œil pénétrant, et annonça que la table de Noël était prête. Il ne fit aucune allusion à cet incident, mais tout le reste de la soirée il se montra taciturne, tandis qu’Olga vidait coup sur coup plusieurs verres de tokai et folâtrait avec les enfants. Enfin elle alluma la sainte crèche et appela les serviteurs. Avec eux entrèrent deux chanteurs de kolendy, un vieillard à longue barbe blanche et un jeune gars aux yeux pétillants de malice, qui entonnèrent avec entrain nos admirables vieux noëls, tristement résignés, tantôt rêveurs et pensifs, ou bien débordant d’une folle gaîté, comme est le tempérament de notre race. Tout le monde fit chorus, et comme on chantait les louanges de celui qui était dans la crèche et que les pâtres adoraient parce qu’il était venu pour les affranchir de la mort et des ténèbres, les larmes étouffèrent la voix d’Olga, et elle joignit les mains avec humilité en regardant l’ami à qui elle venait de donner son âme.

Lorsqu’elle se réveilla le lendemain, le monde lui parut changé. Le petit carré de soleil sur le plancher lui causa une joie enfantine ; le tapis de neige du jardin avait un air de fête, les corbeaux qui sautillaient sur les mottes blanches semblaient cirés et brossés, et dans son cœur à elle était un trouble délicieux.

Le second jour de Noël, Mihaël dînait chez un propriétaire voisin, Petit-Russien comme lui, qui avait invité une nombreuse compagnie. Vladimir le savait. Dans l’après-midi, à la tombée du jour, les clochettes de ses chevaux tintèrent dans la cour. Olga s’élança au-devant de lui, puis s’arrêta un peu honteuse, et lui tendit la main, les yeux baissés. Vladimir serra cette main, qui tremblait, et suivit Olga dans sa chambre. Ils s’assirent ensemble sur le petit canapé brun où elle avait si longtemps rêvé à lui. Comme elle appuyait la tête sur son épaule avec une timide tendresse, il y avait dans sa manière et son maintien quelque chose de candide, de virginal ; elle ne pensait plus à rien en ce moment, ni à elle, ni même à lui ; elle était tout entière à son bonheur.

― M’attendiez-vous ? fit Vladimir tout bas.

Elle inclina la tête sans changer de position. Tout à coup elle lui prit le bras et s’en entoura par un geste de gracieux abandon.

― Vous devinez pourquoi je suis venu ? reprit Vladimir.

― Qu’ai-je besoin de deviner ? Je vous aime. Tout est là.

― Votre conscience ne vous dit-elle pas que nous ne devons pas nous laisser aller ainsi au courant qui nous entraîne ?

― Vous savez bien que je n’ai pas de conscience, repartit-elle, et un sourire d’une adorable mutinerie, parti des coins de la bouche, éclaira tout son visage.

― J’ai la tête plus froide aujourd’hui, reprit Vladimir ; j’ai loyalement examiné notre situation. Tout est maintenant entre vos mains. Je suis venu pour décider avec vous de notre avenir.

― Quoi encore ? Je vous aime plus que je ne saurais dire. Je ne vois rien au delà.

― Olga ?

― Eh bien ! dit-elle en se redressant, voulez-vous dire que vous avez cédé à l’entraînement d’une heure d’oubli, que vous ne m’aimez point ?

― Ah ! reprit-il avec une gravité émue, vous ne devinez pas à quel point je vous aime ; mais c’est parce que je vous aime que je veux vous voir heureuse. Est-ce ainsi que vous pourriez l’être ? Et cet amour qui nous élève au-dessus de nous-mêmes doit-il vous faire glisser dans l’abîme d’où j’aurais voulu à tout prix vous tirer ? Vous n’étiez pas heureuse jusqu’à ce jour, mais du moins vous n’avez pas failli à vos devoirs, ― et ce serait moi qui vous apprendrais à tromper, à mentir ? Espérez-vous donc vivre en paix, forcée d’avoir deux visages, l’un pour le mari, l’autre pour l’amant, et ne sachant plus à la fin lequel des deux est le vrai et lequel celui qui ment ? Non, ce n’est pas là ce que je souhaite pour vous. Je ne veux pas vous perdre, je veux vous sauver. Ah ! Olga, tu ne sais pas combien je t’aime… Et puis, vois-tu, je ne gagnerais pas sur moi de faire ce qui paraît si simple à tout le monde. Hélas ! que ne puis-je t’appeler ma femme ! Le mariage chez nous est un sacrement : à mes yeux, c’est chose vile de voler sa femme au mari, ― et il s’agit de Mihaël, de mon meilleur ami… Enfin je ne comprends pas le partage. J’aurais la force de renoncer à la femme que j’aime ; mais me dire qu’elle est à moi, et la laisser dans les bras d’un autre, je ne pourrais pas y consentir.

Olga l’avait écouté en ouvrant des yeux étonnés. ― Alors que veux-tu donc ? demanda-t-elle. Je ne te comprends pas. Il est pourtant mon mari ; il a sur moi des droits sacrés…

― Si ces droits sont sacrés, répondit Vladimir d’une voix sévère, nous ne les violerons pas…, moi du moins.

― Vladimir ! s’écria-t-elle avec désespoir en lui jetant ses bras autour du cou, que faut-il faire ? Parle ; tout ce que tu veux, je le veux aussi.

― Je veux agir avec loyauté et bonne foi, voilà tout. M’aimes-tu vraiment ?

Olga colla ses lèvres à sa bouche dans un long baiser. ― Je sais enfin ce que c’est lorsqu’on aime, dit-elle tout bas. Je ne pourrais plus vivre en dehors de toi, sans tes yeux, sans ta voix. Embrasse-moi donc.

Vladimir se dégagea doucement. ― Il faut d’abord nous expliquer en toute sincérité.

Il se leva et fit quelques pas dans la chambre. ― Si ta vie est liée à ma vie, il faut quitter ton mari ouvertement, la tête haute, en face du monde.

Olga tressaillit. ― Je ne pourrais jamais, murmura-t-elle. Que deviendraient mes enfants ? Et Mihaël qui m’aime tant ! Que dirait-on de moi ?

Vladimir s’approcha d’elle et l’attira sur son cœur. ― Je ne veux t’imposer aucune contrainte, dit-il. Je n’exige pas que tu me suives ; mais alors nous devons renoncer à nous voir.

― Ah ! s’écria-t-elle en pâlissant, tu veux donc m’abandonner ? ― Et s’affaissant, les yeux noyés de larmes, elle pressa le front contre ses genoux. ― Ne m’abandonne pas, je n’ai que toi pour me soutenir, je ne veux pas que tu me quittes…

Il voulut la relever, elle se cramponna à lui avec désespoir, baignant ses pieds de ses larmes.

― Je ne cesserai de t’aimer, dit-il tristement. Je viendrai tous les jours. Je trouverai moyen de te distraire… Je te ferai connaître ce qui peut enchanter l’esprit, les fleurs, les animaux, les étoiles. J’aimerai tes enfants et ton mari. ― Il l’embrassa sur les cheveux.

― Si tu peux me céder à lui, tu ne m’aimes pas, murmura-t-elle.

― Et n’est-ce pas te céder, si tu restes sa femme ? répliqua-t-il avec amertume.

Elle ne répondit pas.

― Il faut nous résigner.

― Je ne le puis pas.

― Tu dois pouvoir, dit-il d’une voix basse, mais ferme. Ton choix est fait…

― Je ne sais qu’une chose, c’est que je te veux tout entier, s’écria-t-elle avec une passion qui débordait.

― Calme-toi, répondit-il gravement. Il faut que je parte. Je te laisse le temps de réfléchir. Quand tu auras pris un parti, tu m’écriras. Je reviendrai comme par le passé, ― en ami, sans rancune… et sans espoir. ― Il lui tendit la main.

― Tu pars sans m’embrasser ? ― Elle lui saisit la tête, et sa bouche mordit ses lèvres à les faire saigner. ― Maintenant va, dit-elle, et elle releva ses bandeaux, qui s’étaient détachés. Va. Oh ! voilà que tu ne peux plus t’en aller. Que tu es faible !

― C’est vrai, balbutia-t-il. ― Il l’étreignit avec force, ses yeux se mouillèrent. ― C’est pourquoi il est temps que je parte.

Deux minutes après, il était assis dans son traîneau. Olga, debout sur le perron, agitait son mouchoir en voyant le leste véhicule s’enfoncer dans les brumes de la nuit.

VIII

Elle l’attendit vainement le lendemain et les jours suivants. Arrive la Saint-Sylvestre ; cette fois il ne peut manquer de venir ; pourtant il ne vient pas. Le jour de l’an, il envoie sa carte par un serviteur.

La barina s’enferme chez elle, cherchant une issue et ne trouvant rien. Toute la vanité de la vie, toute la misère du doute, elle en mesure l’abîme. À la fin, elle ne raisonne plus, elle s’abandonne à la vague qui l’emporte vers une félicité sans bornes entrevue au loin.

Le lendemain matin, elle glisse ses pieds nus dans ses pantoufles et court à son bureau ; elle ne sait trop ce qu’elle lui écrit, mais il faut qu’il vienne ; la fièvre la dévore. ― Le Cosaque monte à cheval et part avec son billet ; il ne rapporte pas de réponse, et Vladimir ne vient pas.

Celui-ci est assis dans son vieux fauteuil délabré, à la fenêtre de son cabinet de travail, contemplant le paysage d’hiver et lisant le Faust, ce livre merveilleux qui l’a si souvent consolé et retrempé.

Dans ma poitrine, hélas ! deux âmes sont logées…

Ce vers, il le comprend aujourd’hui pour la première fois. Les ombres du crépuscule tombent déjà : il dépose le livre à côté de lui, ferme les yeux, et redit à voix basse les strophes qu’il vient de lire. Un bruit léger frappe son oreille : c’est quelque chose qui marche sur des pattes de velours ; ce sera le chat, ce n’est pas la peine qu’il se dérange. Voilà qu’un rire à demi-étouffé se fait entendre au-dessus de lui ; comme il se retourne, il reconnaît Olga, qui ôte sa lourde pelisse et la jette sur lui. Avant qu’il n’ait pu se dégager, elle est à ses genoux, l’entourant de ses bras, le couvrant de baisers.

― Que faites-vous, au nom du ciel ! s’écrie-t-il avec effroi. À quel danger vous exposez-vous de gaieté de cœur ? Levez-vous, Olga, vous ne pouvez rester ici.

― Je ne bougerai pas, murmura-t-elle. Je ne crains rien, je suis avec toi. ― Elle l’étreignit avec plus de force et posa la tête sur ses genoux comme un enfant rétif.

― Olga, ma chère Olga, je tremble pour toi, dit Vladimir d’un ton suppliant. Je t’en conjure, va-t’en d’ici.

― Tu m’as abandonnée, répliqua-t elle ; mais moi, je ne t’abandonne pas. Je resterai jusqu’à la tombée de la nuit,… et je reviendrai tous les jours.

― Dieu t’en garde !

― Je viendrai, pour sûr, dit-elle avec résolution.

Il la regarda longuement comme pour pénétrer sa pensée. Il ne la comprenait plus. Était-ce là cette femme timide, craintive, irrésolue, qu’il avait connue ? Une pensée soudaine fit refluer son sang vers son cœur.

― As-tu décidé de mon sort ? demanda-t-il. Parle alors.

Olga ne bougeait pas.

― Parle, je t’en supplie !

Elle sentit que ses genoux tremblaient.

― Je n’ai pas la force de choisir entre mes enfants et toi, répondit-elle sans lever les yeux. Ne me fais pas souffrir. Rends-moi amour pour amour, et cesse de me questionner.

― Il le faut pourtant, Olga, ma bien-aimée ; réponds-moi, reprit-il avec angoisse.

― Je ne veux pas répondre.

― Il s’agit de ton bonheur, de ta paix, de ta vie peut-être.

― C’est de toi qu’il s’agit, de ton égoïsme, de tes implacables principes ! Tu ne peux donc rien sacrifier alors que moi je te donne tout ?

Vladimir se leva ; la pelisse d’Olga glissa par terre. Celle-ci, debout, appuyée sur le dossier du fauteuil, le suivait des yeux pendant qu’il se promenait par la chambre dans une poignante émotion.

― Je suis venue ici, reprit-elle, pour te montrer que je me sens capable de te sacrifier tout, mon honneur, ma famille, moi-même. Maintenant chasse-moi si tu l’oses.

― Je ne te chasse pas, balbutia-t-il.

― Alors, que demandes-tu donc ? dit-elle en se rapprochant de lui. Puisque je t’appartiens…

― N’es-tu pas la femme d’un autre ? repartit durement Vladimir, et dans ses yeux brilla un éclair de cette raillerie froide qui l’avait toujours remuée jusqu’au fond de son âme. ― Cette fois, fermant à demi les paupières, elle soutint son regard avec un sourire dédaigneux.

― Donne-moi ma pelisse, dit-elle enfin, je veux m’en aller.

Vladimir, sans dire un mot, lui mit sa pelisse de zibeline sur les épaules. Elle fit quelques pas vers la porte, et s’arrêta. Une rage subite la mordit au cœur en le voyant si maître de lui-même, si fier de sa vertu. Elle sentit que pour le dominer entièrement, pour avoir sur lui pouvoir de joie et de larmes, il fallait le forcer dans ses derniers retranchements. Frappant la terre du pied, elle dit d’une voix brève et nette : ― Je reste. ― Et, avec un mauvais sourire, elle s’assit dans le fauteuil.

― Pardonne-moi, dit Vladimir au bout de quelques instants, je t’ai offensée, j’en suis désolé. Écoute-moi, Olga, ma bien-aimée. Tu connais maintenant mes fermes convictions. Tu m’aimes, je le vois bien, tu ne peux plus te détacher de moi, et moi-même je ne vois pas comment je ferai pour vivre sans toi. Je t’en prie, ma chérie, prends une résolution : quitte ton mari, quitte cette maison dont la paix est détruite, appartiens-moi toute entière : ces mains te porteront à travers les rudes sentiers de la vie ; je veux te servir, te protéger, ne vivre que pour toi seule.

― Mais ne suis-je pas tienne ? dit-elle lentement en levant sur lui ses grands yeux calmes.

Vladimir s’assit tristement sur le vieux divan fané, et baissa la tête sans répondre.

― Tu doutes encore ?

Elle vint se mettre à côté de lui.

― Comme tu trembles, dit-elle. As-tu peur de moi ?

— Oui, j’ai peur. Aie pitié de moi, va-t-en !

— J’ai pitié de toi, et je reste, répliqua-t-elle en riant. Tu es un homme perdu. ― Ses pupilles s’étaient dilatées, ses narines frémissaient ; elle était gracieuse et terrible comme une panthère de la forêt. ― Quand tu n’auras plus ta raison, lui dit elle, nous serons égaux.

IX

Peu de temps après son mariage, Olga avait gratifié sa nourrice d’une petite métairie cachée dans les bois. C’est là que les deux amants se rencontraient. Vladimir appartenait maintenant sans réserve à sa belle maîtresse. Tous deux se sentaient vivre d’une vie nouvelle. Pour Olga, le souvenir du passé était noyé dans le rayonnement qui du fond de son âme s’épandait sur le monde et en dorait tous les aspects. Et, dans ce bonheur infini, elle avait retrouvé une réserve chaste, une timidité de sensitive qui touchait Vladimir jusqu’au plus profond de son être.

Ce fut alors que pour la première fois commença de parler en elle cette seconde voix. Les yeux surhumains de Vladimir avaient éveillé, suscité cette âme nouvelle. Un jour, pendant un orage, les bougies s’étaient éteintes, des éclairs illuminaient de temps en temps les murs de lueurs blafardes. Olga s’était endormie dans les bras de son amant. Tout d’un coup les visions lui vinrent, et elle se mit à parler en songe. Vladimir ne comprit pas d’abord, la secoua par le bras, l’appela par son nom : il ne put la réveiller. Une indicible terreur le saisit, et il l’écouta en silence jusqu’à ce que l’orage fût dissipé, et qu’il la vît endormie éclairée en plein par la tranquille lumière de la lune. Alors il prit courage, et voulut la questionner sur la vie future ; mais elle répondit qu’elle ne pouvait rien voir au delà des brouillards terrestres. Elle avait seulement peur de se voir ensevelie dans une fosse où les vers la mangeraient, et lui fit promettre qu’elle serait déposée dans un caveau. Il s’accoutuma peu à peu à cette seconde âme, et finit par vivre avec elle en bonne intelligence.

Olga en vint à renoncer presque complètement au monde, et n’y fit plus que de rares apparitions. Vladimir venait assez souvent au château, et alors il couchait ici dans cette chambre…

Quand le printemps eut fait reverdir la terre, ils cultivèrent ensemble le jardin ; il n’y eut pas une fleur qu’ils n’eussent planté de concert. Les abeilles se posaient sur les mains d’Olga comme des serins privés et se promenaient dans ses cheveux ; elle connaissait les nids des fauvettes et des pinsons et celui du rossignol. L’été, ils parcouraient les champs, et le soir, assis sur la lisière du bois, sous un ciel noir semé d’étoiles, Vladimir récitait des morceaux de ses poètes favoris. Puis, après la moisson, on entreprit une excursion dans les Karpathes. Mihaël formait l’avant-garde avec l’Houçoule[3] qui leur servait de guide, Vladimir menait le cheval d’Olga par la bride. Ils firent l’ascension de la Montagne-Noire, virent le lac sans fond qui en décore le sommet, et des plus hautes cimes contemplèrent l’immense plaine étalée à leurs pieds.

Quand l’hiver vient ensuite les confiner de nouveau à la maison, l’amour leur tapisse de roses et de myrtes les vieux murs, et les muses remplissent de lumière et de mélodie le petit salon où l’on se réunit le soir. Mihaël s’installe sur le sofa avec les enfants ; Olga se met au piano, et Vladimir prend l’un des petits fauteuils. Elle joue les compositions des grands maîtres allemands, ou bien elle chante avec Vladimir un des chants mélancoliques du peuple petit-russien. ― Une fois que l’étang a gelé, ils passent plus d’une heure agréable à patiner au soleil, et Vladimir lui apprend à tailler des arabesques dans la glace.

Cependant elle a aussi ses heures de peine et de tristesse, où le remords l’assaille, où elle voudrait tout dire à son mari, expier son coupable bonheur. Elle se tourmente, s’accuse, se désespère ; mais tous les nuages se dissipent dès qu’elle se retrouve dans les bras de Vladimir, et alors elle est heureuse complétement…

Pas complétement. Vladimir se tait ; mais sur son front assombri elle lit souvent l’amer regret de la faute qui l’a fait traître à son ami. Ce n’est pas tout. On s’est aperçu que la bonne harmonie est troublée entre elle et son mari, on la plaint ; cette pitié l’impatiente. Elle est si fière de son bonheur qu’elle voudrait le crier sur les toits ; elle voudrait qu’on l’enviât, et surtout qu’on enviât Vladimir, dont elle a fait un dieu. Aussi ne manque-t-elle aucune occasion de le distinguer ostensiblement. C’est lui qui lui tient l’étrier, qui l’enlève du traîneau, qui la débarrasse de ses fourrures ; c’est lui qu’elle choisit pour danseur, qu’elle charge de lui verser à boire et de lui découper sa volaille. Elle boit dans son verre, ou lui offre le sien. Ses yeux ne le quittent pas quand il est là ; lorsqu’il arrive, on la voit pâlir et rougir. Elle fait son éloge hautement, à tout propos ; les plus aveugles finissent par constater que Vladimir Podolef est l’heureux amant de la belle Olga.

Des mots à double entente arrivent jusqu’à l’oreille de Mihaël. Il ne veut pas douter de sa femme ; cependant le soupçon prend racine, et il les observe.

C’est ainsi qu’une année a passé. Le printemps jette ses premières fleurs par la porte ouverte du petit salon où ils sont assis tous trois à la table de thé. L’air est chargé d’arômes pénétrants, les étoiles brillent au ciel, la caille crie dans les sillons verts, et une douce langueur remplit les âmes. De petites mouches d’un vert doré bourdonnent autour de la lampe qui les éclaire, et des papillons blancs viennent heurter contre le globe de cristal. Vladimir a ouvert un volume de Shakespeare, et Olga lit par-dessus son épaule.

« Juliette. ― Oh ! penses-tu que nous nous revoyions jamais ?

» Roméo. ― Je n’en doute pas, et tous ces malheurs serviront de thèmes à de douces conversations dans des jours à venir.

» Juliette. ― Ô Dieu ! mon âme est pleine de pressentiments de malheur ! Il me semble, maintenant que tu es si bas, que je te vois comme un mort dans le fond d’une tombe : ou mes yeux me trompent, ou tu parais pâle. »

Les mots qu’elle vient de prononcer la frappent comme un sinistre présage ; elle regarde Vladimir, qui en effet est affreusement pâle.

― Je ne puis continuer, murmure-t-elle ; je ne sais ce que j’ai.

― C’est l’air du printemps, dit Mihaël ; fermons la porte.

Olga sort un moment sur le perron, puis revient et remplit les tasses. Elle est assise en face de Vladimir. Son mari ne les perd pas des yeux ; pendant qu’il semble absorbé par la lecture de son journal, il remarque qu’ils échangent un regard de folle tendresse. Au même moment, il sent que le pied de sa femme touche le sien.

― C’est mon pied, dit-il simplement, ― puis il se lève, les traits horriblement contractés, et sort lentement.

― Tu nous as trahis, dit Vladimir à voix basse.

― Je le crains moi-même. Tant pis, il saura tout. Désormais je suis tienne, toute, toute à toi ! Vladimir lui prend la main, qu’il embrasse tendrement. ― Ah ! que je t’aime ! Il faut que tu restes ; j’ai tant de choses à te dire.

― Pas cette nuit, je t’en conjure ; j’ai un mauvais pressentiment.

Mihaël avait toussé avant de rentrer. Il vint prendre son thé, puis se plaignit d’avoir la migraine. ― Allons nous coucher, dit-il d’une voix sourde.

Vladimir prit congé de ses hôtes et se retira dans sa chambre, où il se jeta tout habillé sur son lit. Un peu après minuit, il entendit sur la terrasse le frôlement d’une robe. Il ouvrit la fenêtre et ne vit rien. Tout à coup Olga sortit de l’ombre qui la cachait, et lui saisit les deux mains.

― Voilà ton mauvais pressentiment, dit-elle en riant.

Vladimir ne répondit pas, la fit entrer, regarda le jardin avec défiance et referma la fenêtre.

Olga s’était assise.

― On dirait que je te fais peur, ce soir ? Et elle lui jeta ses deux bras comme un lacet autour du cou.

― J’étouffe ici, dit-elle au bout de quelques minutes, rouvrons la fenêtre.

Vladimir hocha la tête.

― Qu’as-tu donc ? On dirait que tu crains mon mari ? ― Elle se mit à rire, et courut elle-même ouvrir la croisée.

― Je t’en prie, Olga, va-t’en, répétait Vladimir. ― Si tu m’aimes un peu, obéis-moi.

Elle secouait la tête et jouait avec ses cheveux. Soudain, à un mouvement qu’il fit, elle se retourna ; son mari était debout devant eux. Elle recula épouvantée, Vladimir bondit pour s’interposer.

― Tu peux te dispenser de la protéger, dit Mihaël d’un ton glacial. Elle n’a rien à craindre. Rentrez chez vous, madame ; nous avons deux mots à nous dire sans témoins.

Olga sortit, après avoir arrêté un long regard douloureux sur Vladimir, dont les yeux rayonnaient d’un feu sombre. Elle s’enferma et se jeta sur son lit, en proie au plus horrible désespoir. Elle entendit son mari gagner sa chambre, puis le galop d’un cheval ; ensuite un silence assez long. Enfin le pas ferme de Mihaël résonna de nouveau dans le corridor ; elle entendit son cheval noir hennir dans la cour, et quelques secondes après il était sur la grande route.

Le jour parut. Une lumière grise, blafarde, pénétra dans la chambre. Olga ouvrit sa porte. ― Personne ici ? ― Pas de réponse. Elle sortit sur le perron, et appela de nouveau. Alors le cosaque monta de la cour, bâillant et se frottant les yeux.

― Où est Vladimir ? demanda-t-elle. Et où est le maître ?

― Le maître a laissé des lettres, répondit le Cosaque d’un ton indifférent en mordillant un brin de paille ; ensuite il est monté à cheval. M. Vladimir était parti avant lui.

Elle regagne sa chambre ; ses genoux plient sous elle, le sang se glace dans ses veines ; elle ne trouve pas de larmes. Prosternée devant le Christ qui est au-dessus de son lit, elle prie en se frappant le front de ses poings crispés. Enfin le galop d’un cheval résonne sur la route, puis dans la cour. Elle écoute, la tête penchée ; ses artères battent, elle n’ose bouger. Des pas montent, ― elle est prête à défaillir. C’est son mari.

― Il est mort, dit Mihaël. Voici une lettre pour vous. À présent, vous êtes libre de partir…

Elle n’entendit plus rien ; les oreilles lui tintèrent, et elle tomba sur le plancher.

Lorsqu’elle revint à elle, elle était encore à la même place. Son premier regard tomba sur le crucifix suspendu au mur. Elle ne se rappela rien de ce qui était arrivé, elle ne sentit qu’un vide dans sa tête et comme une plaie au cœur. Puis elle vit la lettre, et à mesure qu’elle la regardait, les idées lui revenaient ; mais elle était comme pétrifiée par la douleur, elle l’ouvrit presque avec indolence. Voici ce qu’elle lut :

« Ma bien-aimée, tu as été tout pour moi, ma vie, mon bonheur, mon honneur. Pour toi, j’ai failli, menti à mes convictions ; ce que j’ai fait méritait un châtiment. Quand tu liras ces lignes, mon destin sera accompli. Ne me pleure pas : l’année que tu m’as donnée vaut une longue vie ; je t’en remercie. — Sois heureuse, et si tu ne peux pas l’être, tâche de faire ton devoir. ― Laisse-moi vivre dans tes souvenirs. Adieu. »

« Vladimir. »

Olga plia la lettre en silence, s’habilla, se mit à faire ses malles. Elle voulait partir sur-le-champ. Tout à coup elle entendit ses enfants dans le corridor ; elle ouvrit la porte, les bambins lui sautèrent au cou, et elle éclata en sanglots. Les malles restèrent ouvertes.

Vladimir fut trouvé dans le bois de Toulava ; c’est le lieu le plus calme à dix lieues à la ronde. Ce fut le garde champêtre de la commune, le capitulant Balaban, qui le découvrit en faisant sa tournée. Il était couché sur le dos, avec une balle dans le cœur et un pistolet à la main. Une lettre qui était dans sa poche prouvait qu’il s’était suicidé, et il fut enterré en dehors du cimetière.

Olga ne quitta pas son mari. Elle faillit perdre la raison ; plusieurs fois elle avait déjà chargé l’arme qui avait tué Vladimir, avec l’intention de le venger ; mais elle ne voulut pas renoncer à cette infernale jouissance de voir souffrir Mihaël, qui l’aimait toujours, qui la savait à lui, et perdue pour lui. ― Sa vie depuis ce temps a été une vie sans soleil. Son visage a pâli, son cœur est malade, et les nuits où la lune est dans son plein, il faut qu’elle se lève et marche sans repos…

La barina se tut pendant quelques instants. ― À présent, dit-elle enfin avec une touchante résignation, on me jugera,… et l’on ne me trahira pas. Oh ! je sais, dit-elle à un geste que je fis, je sais qu’on saura garder mon secret. Adieu, le coq a chanté deux fois, voici l’aube qui borde le ciel d’orient d’une bande laiteuse. Il faut partir.

Elle sortit lentement, étirant ses beaux membres, et relevant ses cheveux, qui donnaient des étincelles au contact de ses doigts. Sur la terrasse, elle se retourna encore, et mit un doigt sur ses lèvres, puis elle disparut. Au bout de quelques minutes, je me levai et m’approchai de la fenêtre ouverte. Je ne vis plus rien que le paysage endormi sous la lumière argentée de l’astre des nuits…

Quand je parus le lendemain dans la salle à manger, le maître de la maison m’invita à partager son déjeuner. ― Je vous mettrai ensuite moi-même dans votre chemin, ajouta-t-il d’un ton obligeant.

― Et comment va madame ?

― Ma femme est indisposée, répondit-il assez négligemment ; elle a souvent des migraines, surtout au moment de la pleine lune. Ne connaissez-vous pas un remède pour ces choses ? Une vieille femme lui a conseillé les concombres au vinaigre ; qu’en pensez-vous ?

Il ne prit congé de moi que de l’autre côté de la forêt.

Je n’ai pas profité de son invitation fort cordiale de lui rendre visite. Chaque fois que je passe de nuit devant la porte du château solitaire entouré de sombres peupliers, un frisson me saisit. Je n’ai jamais revu la barina ; mais j’ai plus d’une fois revu en rêve ses formes gracieuses, sa tête pleine de noblesse, son visage pâle aux paupières closes, et sa merveilleuse chevelure flottante.


  1. Twardofki. Enlevé par Satan, au moment où il passa au-dessus de Cracovie, il entendit sonner l’Angelus, et entonna une hymne en l’honneur de la sainte Vierge que lui avait autrefois enseignée sa mère. Alors le diable le lâcha, et il resta suspendu entre le ciel et la terre ; il y est encore. De temps en temps, une araignée monte jusqu’à lui, et lui apporte des nouvelles de la terre.
  2. Hobereau de petite noblesse.
  3. Montagnard des Karpathes galiciennes.