Le Lalita-Vistara, ou Développement des jeux/Chapitre XI

Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
Texte établi par Musée Guimet, Paris (Annales du Musée Guimet, tome 6p. 118-123).

CHAPITRE XI

Ainsi donc, Religieux, comme le jeune prince avait grandi, il alla, une autre fois, avec d'autres jeunes gens, fils de conseillers, examiner un village de laboureurs. Et après avoir examiné le travail du labourage, il entra sur un autre terrain planté d'arbres. Là, le Bodhisattva tout seul, sans second, après avoir erré de côté et d'autre en se promenant, vit un arbre Djambou, beau et agréable à voir. Là, le Bodhisattva s'assit à l'ombre, les jambes croisées. Et après s'être assis, le Bodhisattva fixa son esprit sur un seul point. Et l'avant fixé, il atteignit la première contemplation détachée des désirs, détachée des lois du péché et du vice, accompagnée de raisonnement et de jugement, née du discernement, douée de joie et de bien-être, et l'ayant atteinte, il y demeura.

Par suite du raisonnement et du jugement, par l'apaisement du for intérieur, par la soumission de l'esprit à l'unité, ayant atteint la seconde contemplation, sans raisonnement et sans jugement, douée de joie et de bien être, il y demeura.

Par suite du détachement de la joie, il demeura indifférent, ayant la mémoire et la connaissance, et éprouva du plaisir avec son corps. « Indifférent, » ainsi que le définissent les Âryas, ayant la mémoire et demeurant dans le bien-être, il atteignit la troisième contemplation dégagée de satisfaction, et il y demeura.

Par l'abandon du plaisir, par l'abandon de la douleur, par la disparition des impressions antérieures de joie et de tristesse, il atteignit la quatrième contemplation où il n’y a ni douleur ni plaisir, laquelle est l’épurement complet de l’indifférence et de la mémoire, et il y demeura.

En ce temps-là, cinq Rïchis étrangers, possédant les cinq sciences supérieures et un pouvoir surnaturel, voyageant à travers le ciel, allaient de la région du midi vers la région du nord. En s’avançant au-dessus de ce bois épais, ils furent comme repoussés et ne purent avancer. Irrités et frémissant d’impatience, ils prononcèrent cette Gàthù :


1. Nous qui sommes venus directement en traversant le sommet de pierres précieuses et de diamants du mont Mérou extrêmement élevé et étendu, comme un éléphant, après qu’il a enfoncé des massifs d’arbres aux branches nombreuses entrelacées ;

2. Nous qui, ici, sur la cité même des dieux, avons pu avancer au-dessus des demeures des Yakchas et des Gandharbas, en nous élevant dans le ciel, voilà qu’en atteignant ce bois épais nous défaillons ! Quel est donc le pouvoir supérieur qui détruit la force de la puissance surnaturelle ?


Alors celle qui était la divinité du bois épais adressa aux Rïchis cette Gâthà :

3. Descendant de la famille d’un roi des rois, fils du roi des Çàkyas, resplendissant de l’éclat du soleil levant, Seigneur du monde, savant, au visage de lune^ ayant l’éclat de la couleur du calice d’un lotus épanoui,

4. Il est entré ici dans ce bois, livré tout entier à la contemplation, honoré par les dieux, les Gandharbas, les maîtres des Nâgas et parles Yakchas. Ayant, dans des centaines de Kôṭis d’existences, augmenté ses mérites, c’est sa puissance qui détruit la force du pouvoir surnaturel.


Alors regardant au-dessous d’eux, ils virent le jeune prince brillant de majesté et d’un vif éclat ; et il leur vint à la pensée : Quel est donc celui qui est là assis ? Serait-ce Vâiçravaṇa, le maître des richesses ? ou bien Mâra, le dieu de l’amour ? ou le maitre des Mahôragas ? ou Indra qui porte la foudre ? ou Roudra, le seigneur des Koumbhandas ? ou Krîchna à la grande énergie ? ou Tchandra, fils d’un dieu ? ou Soûrya (le soleil) aux mille rayons ? ou ce sera un roi Tchakravartin. Et, en ce moment, ils prononcèrent cette Gâthà :

5. Son corps étant extrêmement semblable à celui de Vâiçravana, évidemment, c’est Kouvéra. Ou bien encore : c’est la ressemblance de celui qui porte la foudre. Ou bien c’est Tchandra ou Soûrya ; ou le seigneur des plus vifs désirs (l’Amour) ; c’est aussi l’image de Roudra ou de Krïchna, à moins qu’il ne soit un Bouddha sans tache, puisqu’il est majestueux avec un corps marqué de signes.

Alors la divinité du bois adressa encore cette Gâthâ aux Richis :

6. Quelque majesté qu’il y ait en Vâigravana ou en Sahasràkcha ; quelque majesté qu’il y ait dans les quatre Gardiens du monde et dans le maître des Asouras ; en Brahmà le maître des Sahas, ou dans les planètes, cette majesté, en rencontrant le fils de Çàkya, n’approche pas de son éclat, en vérité !


Cependant ces Rïchis, après avoir entendu les paroles de la Divinité, étant descendus à terre, virent le Bôdhisattva qui était en contemplation, avec un corps purifié, étincelant comme uu faisceau de rayons.

En pensant au Bôdhisattva, ils le louèrent par des Gâthâs.

L’un d’eux dit alors :

7. Dans le monde brûlé par le feu de la corruption naturelle, ce lac est apparu ; celui-ci obtiendra la loi qui rafl’raichira le monde. Un autre dit :

8. Dans le monde obscurci par l’ignorance un flambeau est apparu : celui-ci obtiendra la loi qui éclairera le monde.


Un autre dit :

9. Dans le passage difficile de l’Océan de la douleur, le meilleur véhicule se présente ; celui-ci obtiendra la loi qui transportera le monde sur l’autre rivage.


Un autre dit :

10. De ceux qui sont enchaînés par les liens de la corruption naturelle le libérateur est apparu ; celui-ci obtiendra la loi qui délivrera le monde.


Un autre dit :

11. De ceux qui sont tourmentés par la vieillesse et la maladie le meilleur des médecins est apparu ; celui ci obtiendra la loi qui délivrera de la naissance et de la mort.

Alors ces Richis, après avoir loué ainsi le Bôdhisattva et avoir tourné trois fois autour de lui en présentant le côté droit, s’en allèrent à travers les cieux.

Cependant le roi Çouddhôdana ne voyant pas le Bodhisattva n’était pas content de son absence. Il dit : Où est allé le jeune prince ? Je ne le vois pas.

Alors une grande foule de gens, se dispersant de tous côtés, alla à la recherche du jeune prince.

Alors un conseiller, qui n’était pas de ceux-là, aperçut le Bodhisattva à l’ombre duDjambou, assis les jambes croisées, livré à la contemplation.

En ce moment, l’ombre de tous les arbres avait tourné, mais l’ombre du Djambou ne quittait pas le corps du Bodhisattva. En le voyant, le conseiller fut rempli d’étonnement, et, content, joyeux, ravi, le cœur transporté de joie, vite, vite, en grande hâte, étant allé trouver le roi Çouddhodana, lui adressa ces Gâthâs :

12. Voyez, û roi ! voici le jeune prince, à l’ombre d’un Djambou, livré à la contemplation. Comme Çakra, comme Brahma, il brille par la splendeur et la majesté !

13. L’ombre de l’arbre sous lequel est assis celui qui a les meilleurs signes ne quitte pas et continue d’abriter le plus grand des hommes livré à la contemplation !

Alors le roi Çouddhôdana s’étant approché de l’endroit où était cet arbre Djambou, il vit le Bodhisattva brillant de splendeur et de majesté ; et, à cette vue, il prononça cette Gâthâ.

14. Comme un feu sur la tête de la montagne, il est là, comme la lune entourée de la foule des étoiles. Tous mes membres tremblent en le voyant livré à la contemplation, pareil à une lampe par son éclat.

Puis, après avoir salué les pieds du Bodhisattva, il récita cette Gâthâ :

15. Mouni ! de même qu’au temps où tu es né, maintenant que, resplendissant, tu te livres à la contemplation, une fois, deux fois même, û Guide, je salue tes pieds, conducteur excellent !

En ce moment, des enfants qui traînaient uu petit siège faisaient du bruit. Les conseillers leur parlèrent ainsi : Il ne faut pas faire de bruit. Les enfants dirent : pourquoi cela ? Les conseillers dirent :

16. Quoique le disque de l’astre qui dissipe les ténèbres ait tourné, l’ombre de l’arbre n’abandonne pas celui qui a l’éclat du ciel et porte les plus beaux signes, Siddhârtha, le fils du roi, immobile comme une montagne, livré à la contemplation.

Et là il est dit :

17. Le printemps étant passé, quand est venu le premier mois de l'été, rempli de fleurs, de boutons et de jeunes branches, tout retentissant du chant des cigognes, des paons, des perroquets et des geais, les fils de Çâkya, en grand nombre, s'en vont au dehors.

18. Tchhanda, entouré déjeunes gens, dit : Allons ! sortons pour aller voir le jeune prince. Pourquoi resteriez-vous à la maison, comme un Brahmane ? Allons ! courons inviter l'assemblée des femmes !

19. À l'heure de midi, l'être parfaitement pur entouré de cinq cents serviteurs qui vont avec lui, sans avoir averti ni son père ni sa mère, le Bouddha s'en va au village des laboureurs.

20. Et dans ce village des laboureurs du meilleur des rois, il y avait un arbre Djambou aux nombreux rameaux étendus. Après avoir vu (le travail), éclairé et affecté par la douleur (il dit :) Maudit soit ce qui est composé, qui produit de nombreuses douleurs !


21. Puis, étant allé à l'ombre du Djambou, l'esprit bien discipliné ; après avoir pris des herbes et les avoir lui-même étendues en tapis, s'étant assis les jambes croisées et ayant redressé son corps, le Bôdhisattva se livra aux quatre contemplations qui sont celles de la vertu.

22. Cinq Rïchis, pendant qu'ils allaient par la route du ciel, arrivés au-dessus du Djambou, ne peuvent plus avancer. (Ainsi) arrêtés, ayant mis de côté l'impatience et l'orgueil, tous, d'un commun accord, ils examinent.

23. « Nous qui, après avoir traversé le Mêrou, le mont par excellence, ainsi que les Tchakravâlas, allions avec rapidité, nous ne pouvons dépasser l'arbre Djambou. Quelle peut donc, ici, être aujourd'hui la cause de ceci ? »

24. Etant descendus sur le sol do la terre et s'y étant arrêtés, ils aperçoivent le fils de Çàkya au pied du Djambou, ayant un éclat pareil à celui (de l'or) des fleuves du (pays de) Djambou et doué d'une grande splendeur, le Bôdhisattva qui, assis, les jambes croisées, était livré à la contemplation.

25. Étonnés et ayant porté à leurs têtes leurs dix doigts ; inclinés, les mains jointes, ils tombèrent à ses pieds. « Excellent et bien né, qui fais le plus grand bonheur du monde, promptement étant devenu Bouddha, discipline les êtres avec l'Amrïta ?

26. Le soleil ayant tourné, l'ombre n'abandonne pas le corps de Sougata ; elle enveloppe le meilleur des arbres comme une feuille de lotus. Plusieurs milliers de dieux debout, avec leurs mains jointes, saluent les pieds de celui dont la résolution est arrêtée.

27. Et Çouddhôdana, cherchant partout dans sa maison, demande : Où donc est allé mon fils. La tante dit : Je l'ai cherché sans le trouver. Il faut, ô roi, s'informer où le jeune prince est allé.

28. Çouddhôdana interroge à la hâte un eunuque ainsi que le garde de la porte et les gens de l'intérieur, de tous côtés. A-t-il été vu par quelqu'un, mon fils, quand il est sorti ? — Apprenez, sire, que votre beau jeune homme est allé au village des laboureurs.

29. Promptement, à la hâte, étant sorti avec les Çâkyas, il aperçut le village des laboureurs revêtu de majesté, comme si des Niyoutas de Kôtis de soleils s’étaient levés. C’est ainsi qu’il voit, éblouissant de majesté, celui qui vient en aide (aux créatures.

30. Ayant déposé son diadème, son épée et ses pantoufles et joint ses dix doigt sur sa tête, il loue le Bôdhisattva. Oui, Rïchis magnanimes, aux paroles très véridiques, évidemment, le jeune prince sortira delà maison en vue de l’intelligence suprême.

31. Des dieux, au nombre complet de douze cents, remplis de bienveillance, et cinq cents Çâkyas aussi s’étant approchés et ayant vu la puissance surnaturelle de Sougata qui est un océan de qualités, produisirent la pensée de l’Intelligence parfaite avec une ferme résolution.

32. Celui-ci ayant fait trembler la terre des trois mille mondes sans exception, ayant le souvenir et la science, sortant alors de la contemplation, avec la voix de Brahmâ, plein de dignité, il s’adresse à son père : Laissant de côté le labourage, ô mon père, cherchez plus haut !

33. Si vous avez besoin d’or, je ferai pleuvoir de l’or ; si vous avez besoin de vêtements, je vous donnerai des vêtements, ou bien si vous avez besoin d’autre chose, j’en ferai, de même tomber une pluie. Soyez complètement occupé de tout le monde, seigneur des hommes !

34. Après avoir ainsi parlé avec autorité à son père et aux gens de la suite, il rentra en ce moment dans la meilleure des villes. Et, se conformant aux usages du monde, il demeura dans cette ville, ayant l’esprit occupé de son départ de la maison, lui, l’être parfaitement pur.

Chapitre nommé : Le village des laboureurs, le onzième.