Le Kremlin agonisant


Le Kremlin agonisant


LE KREMLIN AGONISANT

Tocsin ! Tocsin ! Le feu est immense et les flammes vont de la terre aux cieux.

Ils chevauchent la nuit et le jour, ils chevauchent sans répit, ces cavaliers aux jambes débiles et à la tête ronde. Fléau de Dieu ! Attila, Timourleng et Gen-Giss-Khan sont les seigneurs de l’Asie et de l’Europe et les Huns les maîtres plus puissants qu’aucun roi ne fut jamais. Le Roi sur son cheval blanc, tient une bannière blanche et on y lit « Fléau de Dieu ». Ils viennent du fond de l’Asie pour détruire l’humanité gangrenée, pour la punir de ses péchés. Ils sont des envoyés de Dieu et telles les sauterelles, ils s’abattent en nuages destructeurs, massacrent tout, hors les ouvriers artisans, car ceux-là n’ont pas de Patrie ; ils sont à l’humanité entière, disent les premiers socialistes. Pendant de longs siècles les Russes furent leurs esclaves. Ce sont ces Tatars incultes, dont les rois ne savaient ni lire ni écrire qui ont civilisé les Russes barbares. Car, poussés par leurs dominateurs, pour la première fois les Slaves firent des mesures, des poids, de la monnaie, des chemins et une poste aux courriers réguliers.


Tzars de la Moscovie, Tzars terribles et sanglants. Toi, Ivan, qui à treize ans jetas en plein festin le prince Kourbski en pâture à une meute de chiens sauvages, tu fus le plus terrible de tous. Toi, déjà Dieu omnipotent sur terre, dont la naissance fut annoncée par une tempête épouvantable, par des coups de foudre et des éclairs menaçants, tu fus plus fou que Néron, plus féroce que Caligula, plus hypocrite que Tibère, plus humanitaire que Robespierre.

Toi, grand Empereur Pierro, ami des sciences et protecteur des arts, ô toi, le plus grand criminel de la Russie ! aux vices de l’Asie tu vins ajouter ceux de l’Europe déjà en pourriture. Illustre menuisier, tu manias fort bien la hache et pourtant ton bras fatigué ne pouvait couper le premier jour que cinq tètes de tes rebelles. Les jours suivants, en quelques heures, tu en abattais vingt-cinq sans fatigue. Tzar tout puissant, animé d’un désir ardent de savoir, tu comprenais que la science exige de sublimes sacrifices et tu faisais éventrer tes adversaires au milieu de tourments épouvantables pour que les savants docteurs étrangers t’expliquassent la structure des intestins et l’anatomie que tu aimais tant à étudier. Impérial bourreau, organisateur du servage, de l’esclavage, à quoi nous ont menés tes fameuses réformes ; hâtives et prématurées ; à quoi ? dis-nous-le, ami éclairé de l’Occident !



Grand est le Volga : pour boire toute l’eau de ses lèvres démesurées, il court de Novgorod-la-Grande à la mer Caspienne : grand est le Volga et bien belle est la vie sur ses bords, la vie libre des cosaques pillards.

Quelquefois, au milieu d’une nuit sombre, un paysan encore dehors entend un cliquetis confus d’armes, des clameurs sauvages et des cris stridents. Il fait craintivement le signe de la croix et fuit.

Sabbat infernal. C’est le fameux Ataman Stienka Razine, chef des flibustiers et écumeurs, qui festoie. Ce sont les cris déchirants de sa bien-aimée adorée, de la belle princesse persane qu’il traîne par les cheveux pour la jeter en offrande au fleuve en fureur. Et puis ce sont des hurlements, d’autres rebelles d’autrefois et d’aujourd’hui, d’autres scélérats, d’autres brigands.

Bacchanales de sang aux rythmes contemporains. Mélopée antique aux cantiques du présent.



Tout dort dans la belle demeure seigneuriale. La nombreuse valetaille s’est couchée. Seule, dans une chambre bien éclairée, une jeune fille lit. Mise élégante et sobre, mains fines : une aristocrate. Elle a tout, cette belle fille choyée : palais, voitures, domestiques. Pourtant elle se sent mal à l’aise. Il paraît qu’il y a dehors des milliers d’hommes qui souffrent. Elle l’a lu. Elle quittera, cette belle jeune fille, sa demeure seigneuriale, son luxe et comme tant d’aristocrates, elle prendra le parti du peuple. Elles furent de terribles terroristes, ces jeunes filles. Nées dans les palais, elles moururent dans les cachots ou comme forçâtes dans les mines de la Sibérie.



C’est l’été, le bel été russe. Qu’elle est vaste la steppe russe, qu’elle est silencieuse à l’heure de midi sous le soleil torride. La jeunesse se répand un peu partout autour de la propriété du Maître. Les rires francs de la joie de vivre, l’oubli momentané des principes. Pourtant les paysans sont pauvres, ici encore. « Il est malade, ton enfant, paysanne. Attends, nous allons l’aider. Mais pourquoi refuses-tu notre aide ?… » Les fraîches figures s’assombrissent. Le Maître de Police vient en visite. Parler hideux, rire hypocrite, mains corrompues. Il faut tout de même le ménager ; il est si dangereux. Et le mal recommence dans les jeunes cœurs. Ils deviennent tristes. Pourtant la steppe est si grande et la Russie si belle.



La nuit tombe. Dehors il fait bien froid. Le clair-obscur mystérieux de Moscou-la-Sainte est encore adouci par la blancheur laiteuse de la neige. Les cloches des « quarante fois quarante » églises sonnent vêpres. Trois étudiants dans une chambre pauvrement meublée. La vie est chère. Ils sont là autour d’une table, chargée de livres. « Il faut aider ses semblables, mettons-nous à leur service ». « Mes jeunes amis, leur eût-on dit, la vie est belle, profilez-en ! Faites-vous un chemin dans l’existence, une carrière. Vous serez aussi utiles. » Ils vous auraient regardé sans vous comprendre. Livres, musique, arts, rêveries et songes infinis, voilà pour eux la vie, la vraie vie ! Ils descendront, ils descendront ces rêveurs dans la rue en pleine émeute et combattront aux premiers rangs.



Comme il fait propre dans ce logement. Tout est en ordre, bien rangé. Maman Schmidt tricote des bas. Elle est déjà vieille, maman Schmidt, mais elle a toujours un sourire juvénile sur sa bonne figure. De bonnes nouvelles de Karl, ce brave et courageux garçon. Il reviendra bientôt en Russie et il aura une bonne place, il sera Directeur. Les Russes ne savent pas travailler. Papa Schmidt a peiné toute sa vie pour donner une bonne instruction à ses enfants ; il les a élevés dans des principes rigides, à l’allemande. Pour Oscar, il se corrigera ; il s’est laissé entraîner par ses camarades russes ; on va avoir des affaires avec la Police. Mais, baste ! on l’enverra dans quelques bonnes maisons non russes où il apprendra le commerce et la vie et on le mariera. Décidément, maman Schmidt ne comprend pas du tout ces Russes rêveurs. Et avec son bon sourire, elle ramasse les bas pour les porter à une Œuvre de Bienfaisance.



Un palais aux mille fenêtres illuminées, perdu au milieu de la campagne hivernale, un de ces merveilleux Palais-Restaurants, hors de la ville, que seule connaît la Russie fastueuse. Un jardin exotique au milieu du restaurant, des chœurs, des tziganes, de belles danseuses venues de tous les pays, en quête d’une fortune facile. Le palais regorge de monde. Le jeune fonctionnaire est en train de faire joyeusement la fête. Jadis son cœur fui sensible aux maux du peuple, il a connu des révoltes. Il fallait gagner sa vie, il devint fonctionnaire. Il aima la vie bruyante des lieux de plaisir, qui contrastait avec la monotonie de ses occupations. Il faut beaucoup, beaucoup d’argent pour y participer. Peu à peu, il fit des concessions à sa conscience, maintenant il est comme presque tous ses collègues. Bientôt il s’enlisera tout-à-fait. Il sera le fonctionnaire russe, vil et corrompu.



Un logement bien modeste de quelque ouvrier ou petit bourgeois. Ils sont plusieurs dans la chambre, hommes et femmes. Ils doivent être bien intelligents ces gens-là ; car ils parlent de philosophie, de « caisse commune » et d’autres choses bien savantes. L’un prend son papier et résume ce qu’ils viennent de dire. L’autre s’approche d’une commode et ouvre les tiroirs. C’est toute une installation de typographie, cette commode ! Maintenant ils composent quelque chose. Anxieusement, ils écoutent l’escalier grincer… Non, c’est un locataire attardé ! Un à un, ils s’éloignent emportant chacun une centaine d’exemplaires de ce qu’ils ont imprimé. Il s’agit de les bien placer afin que le bon grain lève et donne une bonne moisson ; il s’agit de tromper l’œil guetteur des oiseaux de proie ; afin que les fruits puissent mûrir.



Tard dans la nuit le vieux professeur de Kouprin revient à la maison. Ces jeunes blancs becs de collègues n’ont-ils pas osé le contredire ? Lui, le fonctionnaire modèle, le défenseur du Tzar, lui qui est leur supérieur hiérarchique ! En vertu de nouveaux principes, s’il vous plaît !… et il s’est senti battu. Voilà que les portraits des écrivains russes aux murs de son cabinet de travail commencent à le regarder. Est-ce encore là des approbations ? Il prend une feuille et il inscrit leurs noms par ordre alphabétique, tels ceux de ses élèves. Un méchant sourire erre sur ses lèvres ; il va se venger. « Ah ! c’est toi, Génial Pouchkin, voyons, voyons… tu as écrit jadis contre l’empereur ! Tiens, voilà, tu auras une note insuffisante pour ta conduite ». Et tous les grands écrivains passent l’un après l’autre. Tous ont eu des cris de révolte, de sédition. Oh ! le vieux professeur a bien étudié leur vie. Tous ils auront de mauvaises notes. « Toi, écrivailleur surnommé le plus grand satirique, toi dont le rire n’a pu être étouffé par la censure, tu auras la plus grande punition ». Le vieux professeur décroche son portrait, le porte et l’accroche dans les lieux d’aisance. Ah ! ah ! il s’est bien vengé, le vieux professeur !



La foule est anxieuse. Des moujicks déguenillés, des ouvriers se tassent pêle-mêle dans l’inquiétude de la décision, la sombre silhouette d’un prêtre, d’un pope, se dresse tenant dans ses mains une sainte icône. Oui, le pope ira comme jadis, du temps des Tzars de la Moscovie, implorer le petit père et lui dire que ses serviteurs sont méchants et abusent de son fidèle peuple. Ils se mettent en marche confiants, des coups de fusil les reçoivent. La neige immaculée est couverte de taches rouges. L’icône tombe brisée.

Le père avait trahi ses enfants.



Petits tableaux d’une grande époque ! époque pleine d’amertume, de dégoût, de lassitude ; époque où les cordes harmonieuses du tréfonds du cœur humain ont tressailli, touchées par des doigts impurs. Époque grandiose où des milliers d’hommes, s’élevant au-dessus de l’ironie, ont sciemment abandonné leur bonheur personnel pour le bonheur de tout un peuple, pour un mirage fugitif peut-être. Abandonnés par leurs frères, par la vie elle-même, sifflés, hués, martyrisés, ils ont expiré dans des cachots infects et ils sont morts dans le silence d’un hiver éternel. Jamais leur foi n’a fléchi ; c’étaient de grands hommes. La flamme, sacrée, ces martyrs l’ont transmise aux gardiens incertains, fils égarés peut-être. Bien lourd est l’héritage des torts séculaires !

Tocsin ! Tocsin ! La Sainte-Mère la Russie brûle et le feu est immense et les flammes vont à l’infini, de la terre aux cieux. Tintez, tintez, cloches du Kremlin ! Le brasier est sans bornes, la fournaise épouvantable. Les lueurs sont sinistres et partout on entend son crépitement. Accourez preux de Novgorod, leudes de Tver, paladins de Kieff, princes de la Moscovie, accourez, notre Sainte-Mère est à feu et à sang. Rien ne bouge dans la plaine infinie, aucun coursier ne hennit aux quatre coins de la Russie. Les héros dorment en armes sous la terre et aucune plainte n’éveille le silence de leur songe. Ils ne surgiront pas les preux de jadis, grands-ducs, voievodes, boïards et chevaliers !

Le brasier, c’est un immense holocauste expiatoire, un bûcher de purification.

Et la Russie se dresse, sainte et impérissable.

Ilia Mikhaïloff