Le Juif et la sorcière


LE JUIF

Et la Sorcière

Je diray, toutes fois, au préalable, que l’on doultoit s’il y avoit matière suffisante pour saisir et réduire en prison ceste femme

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

néantmoins, le contraire fut résolu et arresté, pour plusieurs raisons : la première, qu’il apparoissoit du maléfice.

Le Président Boguet. — Discours des sorciers.

Le Juif et la Sorcière.

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CHAPITRE I.

La ville de Salins est l’une des plus anciennes de la Franche-Comté, la plus ancienne, au dire de ses habitans, et la plus importante. Les Romains la comptaient au nombre des principales cités de la Séquanie, à ce que nous apprennent les savans du pays ; et les anciens souverains de la Bourgogne ne dédaignaient point d’ajouter à leurs titres celui de sire ou de dame de Salins. Car c’est une ville, dit un vieil auteur franc-comtois (Gollut), « tant remarquable, tant aimée, et tant prisée par les princes de Bourgougne, que combien qu’elle soit bourgougnone, et de mesme obéissance que les aultres, toutesfois, pour la recommandation du thrésor qu’elle contient, ils s’en sont voulu, jusques à maintenant, tituler particulièrement et s’en appeller particuliers seigneurs. » Marguerite de France, comtesse d’Artois, de Flandres, de Bourgogne, etc., était dame de Salins. C’est pendant son gouvernement qu’est arrivée l’histoire qu’on va lire.

La construction de Salins a toujours été plus pittoresque que régulière : « Quant à la ville, ajoute Gollut qui en a fait une jolie description, elle est couchée entre lesdictes aultes montaignes, haïant son estendue fort longue, mais sa largeur fort estroicte à proportion de son estendue. » Dans les temps féodaux, elle se divisait en trois parties, dont l’une s’appelait le bourg du comte, l’autre, le bourg du sire, et la troisième, le bourg commun. Le bourg du comte et le bourg du sire étaient entièrement ceints de murailles ; mais le bourg commun ne le fut d’abord qu’à moitié : le côté oriental resta long-temps ouvert, et, en attendant que l’on bâtît le mur qui devait le clore et dont on avait marqué la place, cette place était occupée par des maisons particulières dont la plupart devaient disparaître lorsque l’on construirait le mur.

De ce nombre était une cabane placée sur un terrain appartenant à l’abbaye de la Charité, dont elle était voisine, et habitée par une pauvre fille toute seule. Les moines avaient aussi des droits sur la cabane, qu’ils n’avaient permis de bâtir dans ce lieu que sous la condition de l’abattre dès qu’elle les gènerait. En sorte que la propriétaire de cette chétive habitation n’était jamais certaine, en quittant son lit le matin, de le retrouver le soir sous le toit qui l’abritait. Mais elle ne s’en inquiétait guère, la Magui (c’est le nom que l’on donnait à cette femme, en abréviation de celui de Marguerite qui était le sien) ; l’avenir ne l’occupait pas du tout, et l’avenir, pour elle, c’était le lendemain. Insouciante, rieuse, contente de son sort, elle ne faisait cependant envie à personne. Qui jamais envia la pauvreté et l’obscurité ! Le prieur de la riche abbaye disait bien quelquefois, lorsque les choses n’allaient pas à sa fantaisie, qu’il voudrait être à la place de sa voisine, mais il n’aurait certainement pas changé ; et quant aux femmes du bourg, elles souriaient d’un air de pitié dédaigneuse lorsque, en passant devant la porte de Magui, pour aller à l’église, les gais refrains de ses chansons leur arrivaient ; puis les hommes lui criaient d’un ton goguenard :

« Eh bien ! Magui, toujours du souci comme à l’ordinaire ?

— Pourquoi en prendrais-je ? répondait la bonne fille ; la grêle peut tomber, ce ne sera pas sur mes terres ; la comtesse Marguerite peut avoir envie de remplir ses coffres, ce n’est pas à moi qu’elle s’adressera : mes parens (Dieu leur fasse paix) ne m’ont laissé que ce pauvre abri, qui est bien assez solide pour le temps qu’il doit durer. Ma foi, c’est à vous autres riches à en prendre, du souci ! »

Et elle achevait sa chanson.

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CHAPITRE II.

Il ne faut pas croire, toutefois, que la misère, l’affligeante et hideuse misère fût le partage de Magui ; non, elle travaillait, et, laborieuse et intelligente comme elle l’était, son travail aurait pu la faire vivre dans l’aisance ; mais elle n’avait rien à elle, la bonne fille ! ses amis, ses amans, ses voisins, les pauvres qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas travailler, tous avaient part à ses libéralités ; et lorsque les gens prudens et sages, comme il y en a tant, lui reprochaient son peu de prévoyance pour l’avenir, elle répondait encore que l’on n’emportait rien de ce monde, et que l’essentiel était d’y vivre gaîment, en aidant son prochain autant qu’on le pouvait.

Avec cette humeur et une figure avenante, une taille bien prise, on pense que la Magui avait pu donner matière à la médisance, dans son temps. On avait en effet un peu glosé sur son compte, autrefois ; mais depuis que sa fraîcheur se fanait, que sa démarche devenait moins leste, on devenait plus indulgent à son égard : peut-être aussi sa conduite était-elle plus prudente. Ce qui est certain, c’est qu’on avait à peu près oublié ses aventures, lorsqu’un événement assez étrange en réveilla le souvenir, et donna lieu à de nouveaux propos sur son compte. Un enfant nouveau-né, une petite fille, fut trouvée à la porte de l’église de Saint-Anatolle, au sortir de la première messe. Tous les soupçons se portèrent d’abord sur Magui ; et les magistrats de la ville, ainsi que les ecclésiastiques, l’interrogèrent sévèrement. Mais elle répondit si naïvement à leurs questions, sa réputation de franchise était si bien établie, elle avait d’ailleurs si peu caché ses démarches depuis quelque temps, que son innocence resta généralement démontrée ; et, à l’exception de quelques femmes qui conservèrent des préventions parce que, d’après leur opinion, Magui était la seule dans le pays capable d’une telle faiblesse, il fut à peu près reconnu qu’elle n’était pas la mère de l’enfant, dont la naissance demeura un mystère. En attendant qu’il s’éclaircit, personne ne se souciait beaucoup de se charger de la malheureuse petite créature.

« Je la prendrai si l’on veut, moi, dit Magui. Bah ! la charge d’un enfant n’est pas encore si lourde, et celui-là me sera peut-être un appui pour ma vieillesse ! Viens, pauvre petite ! tu ne seras pas vêtue de riches habits, nourrie de mets délicats, mais tu ne seras pas maltraitée non plus : la Magui n’a jamais tourmenté personne, et elle ne commencera pas par toi.

La petite fut baptisée, pour le cas où elle ne l’aurait pas été, et nommée Brigitte ; puis, Magui l’emporta dans sa maison.

Elle la coucha d’abord dans son lit. Ensuite, une bonne femme qui espérait ne plus avoir d’enfans lui donna le berceau où elle en avait élevé sept ; une seconde, qui était nourrice, allaita Brigitte en attendant que sa mère adoptive se fût procuré une chèvre : car les pauvres s’aident entre eux plus que les riches ne les aident ; et bien leur en prend ! La layette se composa de même des dons de quelques amies de Magui et de pièces de ses propres vêtemens qu’elle façonna pour cet usage. Bref, la petite Brigitte se trouva passablement pourvue des choses nécessaires à un enfant, et fut chérie et soignée comme peu d’enfans le sont, même par leurs mères. Magui se découvrait une puissance d’affection qu’elle ne s’était pas soupçonnée jusqu’alors : bonne et obligeante envers tout le monde, ses attachemens particuliers (soit que ce fût peut-être la faute de ceux qui les inspiraient), n’avaient été ni bien vifs, ni bien durables ; celui qu’elle ressentit pour sa fille d’adoption, devait durer autant que la vie de toutes deux.

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CHAPITRE III.

Tout n’était pas cependant facile dans la tâche que s’imposait Magui. Les soins qu’exige un enfant au berceau sont continuels et pénibles ! il faut n’avoir plus de nuits paisibles, plus de jours assidus au travail : c’était cela particulièrement qui contrariait Magui ; son travail était sa seule ressource, et les profits en diminuaient à mesure qu’augmentaient ses dépenses. Elle eût voulu donner à sa petite fille les délicatesses réservées aux enfans des riches ; et ne pouvant non plus se résoudre à la laisser un jour entier sous la garde d’une personne étrangère, elle n’était plus employée comme journalière dans les maisons aisées du pays, et le peu d’ouvrage qu’elle faisait chez elle en surveillant Brigitte, ne lui valait qu’un bien modique salaire. La gêne, le besoin se firent sentir : il fallut supprimer peu à peu à Brigitte les douceurs auxquelles on l’avait accoutumée, et chacune de ces privations était une douleur pour sa mère adoptive. Elle s’attristait, la Magui, ne prenait plus courage et patience comme lorsqu’elle était seule à souffrir. Sa petite était malade, et elle n’osait consulter un médecin, faute d’argent pour payer ses remèdes. Comme elle veillait tristement, un soir, à côté du berceau de Brigitte, sa porte s’ouvrit avec mystère, et il entra chez elle un homme qu’à son habillement elle reconnut pour un Juif.

« Femme, dit-il, tu te montres la mère de cette enfant par la tendresse que tu lui portes ! sois bénie pour ta charité ! voilà de quoi l’aider ». Et il posa sur les genoux de Magui une boîte qui contenait une bourse remplie de pièces d’argent, un papier écrit dans une langue étrangère, et un riche bracelet d’or. « Ce secours te vient d’une personne qui ne t’abandonnera pas tant qu’elle sera sur la terre, continua l’inconnu ; mais la vie de l’homme est incertaine ! ainsi, ménage tes ressources en attendant d’autres nouvelles. Le joyau que voilà a de la valeur, et tu pourrais t’en servir pour te procurer de l’argent, s’il venait à te manquer ; mais ne t’en défais pas absolument, si tu le peux, et ne t’adresse, pour obtenir la somme qui te sera nécessaire, qu’à des hommes de notre religion : les chrétiens pourraient témoigner à ce sujet une curiosité qu’il serait dangereux de satisfaire. Garde le silence avec eux sur ce qui t’arrive aujourd’hui ; ne leur confie point ce papier, et n’avoue tes secrets qu’aux Juifs qui te demanderont à les connaître : il y va de ton intérêt et de celui de ton enfant. Elle est malade, l’enfant ? ajouta-t-il.

— Oui ! dit Magui. »

C’était le premier mot qu’elle eût prononcé depuis l’apparition de l’étranger. Il examina Brigitte, toucha son bras, son front, entr’ouvrit sa petite bouche, et donna à Magui une drogue, en lui en prescrivant l’usage pour la guérison de la petite malade ; ensuite il fit plusieurs signes sur le berceau, prononça plusieurs paroles dans une langue inconnue, et se retira.

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CHAPITRE IV.

C’était un rêve que cette visite ! Magui restait immobile, les yeux fixés sur ces richesses. Quelle étonnante aventure ! et que la Providence l’assistait miraculeusement et à propos ! Mais la Providence remettrait-elle ses dons en de pareilles mains ?… Cette réflexion en amena d’autres qui inquiétèrent la bonne femme ; elle craignit quelque piége du démon, et fut près de rejeter loin d’elle ces présens dangereux, qui peut-être engageaient le salut de son ame… Cependant, pouvait-on se trouver engagé envers les mauvais esprits, sans les avoir appelés, sans avoir fait de pacte avec eux ?… Les cris de Brigitte interrompirent ses méditations. Elle essaya d’abord de l’apaiser par ses soins et ses caresses accoutumés ; mais les souffrances de l’enfant devinrent telles, que Magui, au désespoir, et ne sachant à qui recourir, hasarda le remède du Juif. Ô prodige ! la malade fut soulagée en un instant. Hélas ! hélas ! fallait-il s’en réjouir ? quelle puissance donnait tant de vertu à ce remède ?… Elle demeura long-temps soucieuse et troublée ; puis, peu à peu, son caractère reprit le dessus. Il en fut de l’argent du Juif, comme il en avait été de ses remèdes elle en usa d’abord en tremblant, et dans un moment de détresse ; ensuite elle trouva la ressource commode, et ne la ménagea plus, surtout lorsqu’il s’agissait de Brigitte. La petite venait à charme ! c’était le plus bel enfant du pays ; et ce fut bientôt la plus belle de ses jeunes filles. Il était impossible de voir des yeux plus beaux, un teint plus délicat, lorsque l’hiver avait effacé le hâle qui en altérait l’éclat pendant l’été ; son intelligence égalait sa beauté : tout lui était facile à concevoir ; et Magui imagina de lui faire apprendre à lire. Un pauvre clerc, moyennant quelques-unes des pièces d’argent qu’elle possédait, instruisit sa fille dans cette science.

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CHAPITRE V.

Une pareille éducation augmenta les conjectures et les soupçons auxquels donnait lieu déjà l’aisance où vivaient les deux femmes. On ne leur connaissait de ressources que le travail de leurs mains, et jamais Magui n’avait moins travaillé ; quant à la jeune fille, elle passait tout son temps à se promener seule aux environs de la ville, ou bien à lire comme un clerc ou un abbé. Eh ! que lisait-elle donc sans cesse ? Il faut le dire, parce que c’est la vérité : de sages et pieuses légendes, des histoires édifiantes, la vie des saints, dont elle se proposait d’imiter les exemples. Elle avait deviné que sa naissance était un malheur, et pressenti que peu de joies l’attendaient sur la terre. Elle voyait bien, pendant son enfance, les autres enfans s’éloigner et la laisser seule, lorsqu’elle voulait se mêler à leurs jeux ; et, plus tard, elle voyait bien les jeunes filles se la montrer en ricanant, et recevoir avec dédain ses avances d’amitié ! Pour échapper à ces affronts, elle vivait solitaire, et sa pensée sérieuse s’exerçait sur de graves sujets. Qu’était-ce que ce beau ciel, ces étoiles si brillantes ? était-ce là qu’habitaient les saints ? les nuages qu’elle suivait de ses regards voilaient-ils l’éclatante demeure des bienheureux ? Beaucoup d’entre eux avaient été haïs et méprisés sur la terre, et leur gloire, maintenant, était immortelle ; mais ils fuyaient les hommes qui les repoussaient, et se retiraient dans les déserts et les antres sauvages. Une vierge (elle l’avait appris dans ses lectures) avait vécu plus de trente années au milieu d’une vallée déserte, sans autre abri qu’un arbre, dont le Seigneur épaississait le feuillage aux jours nébuleux de l’hiver. Elle voulait être sainte, se retirer comme eux dans la solitude ; et déjà elle avait découvert, aux environs de la ville, une caverne d’un accès difficile, qu’elle se plaisait à décorer comme une cellule, et où elle passait de longues heures.

« Y penses-tu ? disait Magui ; te cacher dans le creux des rochers ! ce serait, ma foi, bien dommage ! et j’ai pour toi d’autres projets, Dieu aidant… !

— Eh ! que ferais-je au milieu du monde ? reprenait la pauvre fille ; ne voyez-vous pas que je suis repoussée de tous, haïe, méprisée ! excepté le vôtre, ma mère, tous les cœurs sont fermés au mien !

— Qui donc te méprise ? de jeunes étourdies jalouses de ta beauté ! elles ne te méprisent pas, elles t’envient au contraire. Je les vois, moi, qui ne baisse pas les yeux comme une nonne, te regarder avec dépit, lorsque nous passons devant elles, et que tu marches gracieusement accoutrée, et si modeste et si recueillie, qu’on dirait en effet une sainte ! je les vois, et je ris de leur colère. Qu’elles en étouffent ! je veux que tu sois toujours la mieux vêtue, la plus savante, comme tu es la plus belle, dussai-je dépenser pour cela tout ce que je possède, et ce qui d’ailleurs t’appartient plus qu’à moi. »

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CHAPITRE VI.

C’est ainsi que l’imprudente femme amassait autour d’elle l’inimitié, en même temps qu’elle se mettait à la merci d’autrui, en dépensant à la légère la petite fortune qui assurait son indépendance. Brigitte blâmait cette conduite ; et tout en remerciant sa mère de sa générosité, elle lui représentait doucement qu’il serait mieux peut-être de dépenser autrement le peu qu’elle possédait, ou de le ménager davantage. Mais Magui ne tenait compte de ses observations. Cependant le trésor s’épuisait ; Magui ne le comptait plus qu’en tremblant… Le bracelet était une ressource qu’elle hésitait à employer, dans la crainte de perdre sans retour ce joyau qu’il lui était recommandé de conserver !… Mais il était impossible que ceux qui l’avaient si généreusement secourue l’abandonnassent ! le messager porteur du bracelet reparaîtrait et lui fournirait les moyens de le racheter. Quant à la recommandation de s’adresser à un Juif pour ce marché, elle était facile à suivre : ils étaient en grand nombre au comté de Bourgogne, et particulièrement à Salins, que ces opiniastrés, dit encore notre vieil auteur, hauoient prins pour leur siège principal, entre les places de Bourgougne, la plus part desquelles ils appaourissoient par leurs vsures, impietés et malices. Celui auquel s’adressa Magui était l’un des plus riches de tous, ce qu’on n’eût pas deviné à sa manière de vivre : il habitait seul une maison de chétive apparence, se refusant le nécessaire, en même temps qu’il entassait des monceaux d’or et hasardait sur la mer de fortes sommes, qui se trouvaient promptement doublées. Il n’accorda que peu de temps à Magui pour rendre la somme qu’il lui avançait ; et comme elle insistait afin d’obtenir un plus long délai, le Juif lui dit avec impatience : « Le terme que je te fixe est déjà trop éloigné, peut-être, puisqu’il n’est pas sûr que je sois encore ici lorsqu’il arrivera ! et dans ce cas, il me faudrait emporter, au lieu de mon argent qui me serait si nécessaire, cet inutile joyau qui ne le vaut pas. Nous devons nous attendre chaque jour à quitter ce pays, dont on veut nous chasser ; et nous accordera-t-on le temps nécessaire pour recouvrer ce qui nous sera dû ? obtiendrons-nous des délais, nous ? Ne m’importune pas, femme ! les chrétiens ne doivent pas attendre de nous tant de condescendance et de pitié ! »

Il était en effet question de bannir les Juifs du comté de Bourgogne ; et les souverains du pays avaient déjà rendu pour cela bien des ordonnances, que les richesses et l’adresse des Juifs les mettaient toujours à même d’éluder. Mais la comtesse Marguerite paraissait disposée à une grande sévérité à leur égard ; et ils faisaient valoir leurs inquiétudes pour se montrer plus durs envers leurs débiteurs.

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CHAPITRE VII.

Le temps accordé à Magui pour acquitter sa dette s’écoula sans apporter de changement à sa situation. Comptant toujours, toutefois, sur des secours incertains, elle tenta d’obtenir de Nathan (c’est le nom de son créancier) un nouveau délai ; et elle engagea Brigitte à l’accompagner lorsqu’elle alla chez lui pour l’implorer. Le Juif ne se laissa point toucher. Magui pleura, supplia ; Brigitte hasarda quelques timides prières. Tout fut inutile. Un jeune homme était présent à cette discussion, et n’y prenait aucune part ; mais il en paraissait fatigué : sa figure, naturellement sévère, devenait plus sombre à mesure qu’elle se prolongeait. Enfin, les deux femmes se retirèrent, et, rentrée chez elle, Magui donna l’essor à son indignation contre Nathan :

« Le mécréant ! le réprouvé ! disait-elle ; s’approprier ainsi le bien d’autrui, quand on ne l’a pas payé le demi-quart de sa valeur ! enlever à de pauvres femmes leur dernière ressource ! Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’allons nous devenir ?

— Ma mère, interrompit Brigitte, qui ne prêtait que peu d’attention aux lamentations de sa compagne… ce jeune homme, que nous avons vu chez Nathan, c’est son fils, n’est-ce pas ?

— Peut-être bien ! répondit Magui brusquement.

— Vous savez bien qu’on dit qu’il a un fils qui voyage sans cesse pour acquérir de la science ?

— Sans doute ; et qui dépense l’argent que son père vole aux pauvres gens !…

— C’est vrai ! On dit encore que le vieux Nathan, si avare pour tout le monde, ne refuse rien à son fils, et que le jeune homme est libéral comme un prince. »

On frappa à la porte en cet instant. C’était le jeune homme qu’elles avaient vu chez Nathan.

« Quelle somme dois-tu à mon père ? demanda-t-il à Magui.

— Dix livres en argent.

— Prends dans cette bourse ce qu’il te faut pour acquitter ta dette, et garde le reste pour ton usage.

— Seigneur ! s’écria Magui, au comble de la joie, vous pouvez être assuré que le joyau que j’avais confié à votre père vous sera remis dès que je l’aurai recouvré !

— C’est inutile : reprit le jeune homme ; si tu peux t’acquitter un jour envers moi, tu n’y manqueras pas ; et si cela ne t’est pas possible, Dieu me tiendra compte de ma charité… ! »

Il sortit après ces mots, sans attendre les remercimens de Magui, et en lui recommandant seulement de garder le secret avec son père sur ce qu’il faisait pour elle.

« C’est un brave jeune homme ! s’écria Magui, et l’on n’aurait guère attendu cela d’un Juif, du fils de Nathan, surtout… ! »

Brigitte demeura le reste du jour plus rêveuse et plus silencieuse encore qu’à l’ordinaire ; et le soir, au moment de se mettre au lit, elle demanda à sa mère s’il y avait péché à prier pour un Juif.

« Qui peut savoir cela, sinon les prêtres ? répondit Magui ; mais je te comprends bien… ; et, dans le vrai, on ne saurait vouloir mal à qui nous a fait du bien ! Ma foi, Dieu aide ceux qui nous ont aidé ! »

Amen ! dit doucement Brigitte.

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CHAPITRE VIII.

Le lendemain, Magui alla dès le matin s’acquitter avec Nathan, et fut minutieusement interrogée par Brigitte, à son retour, sur toutes les circonstances de sa visite ; mais la pauvre fille n’osa pas prononcer le nom du jeune homme, ni faire une question directe à son sujet ; et Magui, qui ne l’avait pas vu, répondait sans faire mention de lui et sans s’appercevoir de l’impatience qu’elle causait à sa fille. À quoi tiennent donc ces attachemens subits et funestes qui saisissent le cœur à la vue d’un être dont on ignorait jusqu’alors l’existence, et le rendent en un instant l’arbitre de la destinée entière ? Dans les temps que je cite, on les attribuait aux prestiges du Démon ; et en effet, comment comprendre qu’une jeune fille sage, pieuse, modeste, accorde en un instant toutes ses affections à un étranger, ennemi de son Dieu, que sa foi lui faisait un devoir de mépriser, et sans qu’il ait (au moins en apparence) cherché à les obtenir ! C’était cela peut-être ? c’était le froid dédain du Juif qui subjuguait son cœur en l’étonnant ? Le fils de Nathan rendait aux chrétiens haine pour haine, mépris pour mépris ; et s’il leur faisait du bien chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, c’est que son ame généreuse l’y portait sans doute, mais aussi parce qu’il était satisfait d’avoir sur eux cet avantage. La jeune fille lui avait paru belle et modeste ; mais il se serait reproché, comme un crime, le moindre penchant pour une fille de la religion du Christ, et la force de son esprit lui donnait les moyens d’en triompher. Tandis qu’elle, la faible femme ! elle ne pouvait échapper un seul instant au pouvoir de cet amour qui maîtrisait toutes ses pensées ! elle souhaitait le Juif à ses côtés pour gravir les sentiers de la montagne, pour admirer le ciel azuré, le vaste horizon ; et maintenant ce n’était plus le bonheur des saints qu’elle enviait, mais le bonheur criminel d’être aimée du mécréant ! lui seul méritait à son gré la tendresse et la soumission qu’une femme doit à son époux ; elle avait sans cesse présent à l’esprit la noble figure du jeune homme, sa haute taille, ses paroles graves ; on parlait en sa présence de la charité du fils de Nathan envers les pauvres, de sa pieuse tendresse pour son vieux père, de sa fierté à repousser l’insulte si elle osait l’atteindre ! elle l’appercevait quelquefois, rarement ; la vie du Juif était mystérieuse et cachée. Tout se réunissait pour attiser le feu qui dévorait son cœur !

CHAPITRE IX.

Magui, en remarquant sa tristesse et l’altération de sa beauté, pensa que peut-être elle se lassait de sa vie solitaire ; et, dans la vue de la distraire, elle lui parla des jeunes gens qui avaient cherché à lui plaire, en ajoutant que plus d’un parmi eux ne dédaigneraient pas de la prendre pour femme.

« Il n’y a pour moi qu’un homme, répondit Brigitte, tous les autres ne me sont rien : c’est Élie, le fils de Nathan.

— Miséricorde ! s’écria Magui, un Juif !

— Pour reposer un instant ma tête sur mon cœur, pour l’entendre me dire : Je t’aime ! je donnerais ma vie, ma jeunesse ; tout, ma mère !

— Grande sainte ma patronne, protégez nous ! continua Magui ; il t’a jeté un sort !

— Pourquoi m’aurait-il jeté un sort ? que lui importe que je l’aime ?

— Il serait bien dégoûté ! murmura la bonne femme ; mais ces réprouvés, cela fait le mal pour le plaisir de le faire !

— Ma mère ! ma mère ! êtes-vous juste ? a-t-il fait le mal quand il vous a rapporté votre argent ? quand il a guéri l’enfant du pauvre Himbert ? il est bon. Ah ! je suis bien malheureuse !

— Bien malheureuse, en vérité ! reprit Magui ; mais, mon enfant, il y a du remède ; la sainte Vierge est toute-puissante : nous lui ferons une neuvaine afin d’obtenir ta guérison.

Non, ma mère, non… ! dit vivement Brigitte, ne faites point de neuvaine ce serait inutile : elle est impossible ma guérison !

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CHAPITRE X.

Qui fut tourmenté après cette confidence ? ce fut Magui. Que faire ? à qui recourir ? les conseils de quelque sage personnage, d’un saint prêtre, lui eussent été bien nécessaires ; mais faire connaître à quelqu’un que sa fille souffrait d’un mal honteux, était au pouvoir du malin esprit, peut-être… ! elle ne pouvait s’y résoudre ; et les prières qu’elle faisait en secret, quoique ferventes, étaient peu efficaces, à ce qu’il paraissait, car l’abattement et la tristesse de Brigitte ne faisaient qu’augmenter. Elle ignorait, toutefois, la pire des douleurs que peut causer son mal, la jalousie. Le fils de Nathan montrait la même indifférence pour toutes les jeunes filles ; bien que parmi celles de sa nation il y en eût de belles, et que les autres, tout en le méprisant comme Juif, fussent frappées de sa bonne mine et intéressées par ce qu’on racontait de ses actions. Toutes prenaient plaisir à s’entretenir de lui, à le regarder lorsqu’il passait ; et elles venaient en grand nombre, le soir, se promener aux environs de sa maison, pour l’entendre accompagner d’un luth sa voix grave et harmonieuse. Mais il ne semblait pas remarquer l’attention qu’il excitait, ou, s’il la remarquait, il en paraissait peu touché. Rien n’avait donc jusqu’alors aigri les souffrances de Brigitte au point d’égarer entièrement sa raison. Mais Magui vint lui annoncer, sur un bruit assez vague, le mariage du fils de Nathan avec une belle Juive de Vesoul, aussi riche que lui. La bonne femme s’empressait de conter sa nouvelle, dans la pensée qu’elle contribuerait à la guérison de Brigitte en ôtant tout espoir à son fol amour : elle-même n’avait-elle pas oublié le riche Mathieu lorsqu’il avait pris femme ? et, cependant, elle l’aimait bien follement aussi !

« Que dites-vous ? dit Brigitte qu’il se marie avec une belle fille de Vesoul ? qu’il l’aime ? non, ma mère ! non, cela ne sera pas, je ne le souffrirai pas !

— Eh ! quels moyens as-tu de l’empêcher ? pauvre folle !…

— Oh ! tous les moyens, je les emploierai. Vous sentez bien, ma mère, que je ne puis pas le voir en aimer une autre ! être le mari d’une autre qui sera tout pour lui ! que je rencontrerai marchant à ses côtés, appuyée sur son bras, et qu’il regardera avec amour ! Oh ! tous les supplices, je les endurerai plutôt que celui-là… ! »

Elle marchait à pas précipités, rêvant d’un air farouche comme font les malfaiteurs. Hélas ! c’était bien un crime qu’elle méditait.

CHAPITRE XI.

Il y avait dans le bourg du comte une vieille de mauvais renom, qui passait pour composer des philtres et des talismans avec lesquels on obtenait l’amour de ceux qu’on aimait. Brigitte l’alla trouver : cachée sous d’amples vêtemens, saisie d’effroi, car le mal qu’elle commettait n’échappait pas à sa conscience, elle se rendit chez la vieille, et réclama son secours. La magicienne exigea, comme c’est l’usage, des engagemens criminels… Dieu pardonne à ceux qui l’oublient, ne fût-ce qu’un instant !

Brigitte revint dans sa maison plus malheureuse qu’elle n’en n’était partie. Les remords, la crainte, la honte étouffaient le coupable espoir qui cherchait quelquefois à enivrer son cœur : était-ce par de semblables moyens qu’il fallait être aimée ! et s’il venait un jour à découvrir lui-même ce mystère, quel ne serait pas son mépris pour elle ! L’agitation continuelle de son esprit alluma dans son sein une ardente fièvre ; et loin de vouloir surmonter son mal, elle s’en laissait accabler, ne trouvant pas qu’il fit d’assez rapides progrès. Magui, en la voyant garder son lit, refuser toute nourriture, crut ses jours en danger, et ne pensa plus qu’à la sauver, n’importe à quel prix. Le Juif Élie était savant médecin : elle résolut de le consulter. S’il avait fait le mal, il lui serait facile de le guérir, comme aussi de l’augmenter… Le projet ne fut pas exécuté sans hésitation, et Magui se mit plus d’une fois en chemin pour se rendre chez Élie, avant d’arriver jusqu’à lui ; elle était même encore près de retourner sur ses pas, lorsque le Juif la rencontra à peu de distance de sa maison, pleurant et sanglottant.

« Quel est ton chagrin, femme ? demanda-t-il. Mon enfant, mon pauvre enfant qui se meurt !

— Qui, ton enfant ! cette jeune fille que j’ai vue ?

— Elle souffre d’un mal cruel, comme vous le savez sans doute ? Comment le saurais-je, femme ? Mais j’ai des remèdes pour un grand nombre de maladies, et si tu veux me conduire auprès d’elle je pourrai peut-être la guérir ?

— Je vous en conjure, Seigneur ! ayez pitié de ses souffrances : rendez-lui la santé et la joie !

— Je le ferai si je le puis, femme : quels singuliers me tiens-tu ? »

Ils entrèrent à petit bruit dans la cabane. Brigitte dormait ; l’un de ses bras reposait sur la couverture de son lit. Le Juif le pressa légèrement de ses doigts, et dit à Magui :

« Cette jeune fille n’est point en danger. »

Son action éveilla Brigitte, elle se souleva brusquement en regardant autour d’elle avec égarement.

« Je disais à ta mère, continua Élie, que tu n’étais pas aussi malade qu’elle le craint, que tu le crains peut-être toi-même ?

— Je ne demande pas mieux que de mourir, » répondit tristement Brigitte. Le jeune homme la regarda, étonné, et dit :

« Serais-tu déjà tourmentée par les peines de l’ame ? enfant ! ce serait bientôt que ta vie serait flétrie ! »

Il ajouta d’un ton de compassion :

« Tu es pauvre ?

— Je suis pauvre, reprit Brigitte, mais pour moi seule je n’aurais jamais recouru à la pitié d’autrui.

— Je n’ai pas eu dessein de t’offenser, la belle fille, répartit Élie, je voulais seulement connaître la cause de tes souffrances pour les soulager si je puis » ; et sa figure calme et indifférente n’exprimait qu’une froide bienveillance.

« Mes souffrances ne peuvent pas, ne doivent pas être confiés à un étranger inconnu ! s’écria Brigitte. Qui donc vous a amené ici, a réclamé votre pitié ? je n’en veux pas, de votre pitié ! qu’on me laisse ! qu’on me laisse ! continua-t-elle avec violence, je supporterai mon mal, ou la mort m’en délivrera. »

Élie la regarda de nouveau avec étonnement et fit signe à Magui de le suivre hors de la maison. Brigitte en les voyant sortir poussa un cri de désespoir.

« C’est un singulier mal que celui de ta fille ! » dit Élie à la bonne femme ; et il commençait à lui indiquer des remèdes.

« Seigneur ! interrompit Magui, si j’osais vous avouer tout ?

— Parle sans crainte :

— Elle vous aime, Seigneur ! elle vous aime d’un fol amour ! voilà son mal. »

Le jeune homme lui jeta un regard sévère.

« Il faut que l’esprit malin s’en soit mêlé, continua Magui. Une fille si sage ! si modeste ! et maintenant elle n’a pas honte de dire, en parlant de vous : Pour reposer ma tête sur son cœur, pour l’entendre me dire : Je t’aime ! je donnerais ma vie, ma jeunesse, tout ! Ce sont ces propres paroles.

— Tes discours sont dignes de mépris ! » dit le Juif ; et il s’éloigna, emportant d’injurieuses préventions contre les deux femmes. Les filles madianites avaient ainsi, autrefois, essayé leurs séductions sur les enfans d’Israël, qui avaient làchement succombé ! mais il n’imiterait pas la faiblesse que le Seigneur avait punie, et la chrétienne (qu’il se rappelait, toutefois, belle, triste, attachant sur les siens ses yeux pleins de douceur, ou les baissant avec modestie), la chrétienne ne serait que l’objet de son dédain.

CHAPITRE XII.

Brigitte ignora l’imprudence de sa mère : celle-ci, heureusement, n’osa l’avouer ; elle en fût morte, l’infortunée ! elle en fût morte de douleur et de honte ! l’indifférence du jeune homme était déjà si cruelle à supporter ! qu’eussent été ses dédains ? Elle avait en vain risqué son salut pour obtenir cet amour, seule joie de son cœur désolé ! elle ne l’obtiendrait jamais ! les conjurations et les promesses de la sorcière étaient sans effet… : elle le regrettait maintenant ; et l’espoir d’être délivrée de ses odieux engagemens, puisque le pacte infernal n’était point exécuté, cet espoir ne la consolait pas !

« Que je n’en sois jamais aimée ! disait-elle, que jamais mon souvenir ne l’occupe un instant, ne fût-ce que pour dire : Pauvre fille ! que je ne sois rien pour lui ! jamais ! oh ! c’est une douleur cruelle ! et qui doit mener à la tombe ! Je voudrais que la mienne fût creusée tout près du chemin, dans le cimetière, et qu’il crût de belles fleurs à l’entour : il en faudra planter, ma mère ! de celles qui s’apperçoivent de si loin dans le jardin des moines. Il plaindra ma jeunesse : on plaint les jeunes gens qui meurent !

— Hélas ! dit Magui, en essuyant ses yeux avec son tablier, que veux-tu que je devienne, si tu as de semblables idées ? et que me servira de t’avoir chérie, soignée comme mon enfant ? » Elle pleura dans le sein de sa vielle amie, mais sans être consolée ; le mal qui dévorait sa jeunesse et sa vie ne pouvait être adouci : c’était un terrible mal !

La seule pensée qu’elle pourrait rencontrer Élie, faisait bondir son cœur d’une sorte de joie douloureuse, qu’elle avait peine à supporter ; et si elle l’appercevait, son premier mouvement était de hâter le pas pour le fuir ; mais un tremblement subit la forçait de s’arrêter. Et le Juif passait sans la regarder ; et lorsqu’il avait disparu à sa vue, elle cachait son visage de ses mains et pleurait, désespérée.

« Que n’ai-je été exposée sur le plus haut de ces rochers, à l’heure où l’aigle y vient chercher de la pâture pour ses petits, ou le vautour ne trouve plus de proie dans la plaine ! ou bien, lorsque l’ardent soleil lance des feux capables de tuer un faible enfant tel que j’étais ! »

C’est ainsi que le Démon lui apprenait à maudire son existence, et substituait à la tristesse pieuse qui lui avait fait mépriser la terre pour aspirer au ciel, l’affreuse tristesse des réprouvés !


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CHAPITRE XIII.

On la remarquait, sa tristesse, et non pas pour la plaindre ; elle était haïe, la pauvre malheureuse ! On l’enviait en même temps qu’on la méprisait ! les jeunes filles qui ne l’égalaient pas en beauté (et le nombre en était grand), leurs mères, les jeunes gens dont elle avait rejeté l’amour, tous la voyaient d’un œil jaloux et interprétaient méchamment ses actions. Ce qui l’avait long-temps soutenue contre la malveillance, c’était sa piété, son zèle à remplir les devoirs de la religion ; les plus dévôts en étaient édifiés ; et son confesseur, homme craint et révéré pour sa vertu sévère, louait hautement sa sagesse or, personne n’eût osé aller ouvertement contre un tel témoignage. Mais sa conduite changea ; elle négligea les bonnes œuvres, lorsque les passions coupables troublèrent et maîtrisèrent son ame ; comment, alors, en avouer les misères à un confesseur ?… la honte la retenait. Et le prêtre, qui avait sa confiance, remarqua sa négligence et la lui reprocha. Elle balbutia en tremblant quelques excuses qui, loin de satisfaire le confesseur, lui inspirèrent des soupçons qu’il résolut d’éclaircir, afin de détourner la jeune fille du chemin de la perdition, si elle y était engagée.

Magui avait toujours résisté au désir de consulter quelqu’un sur l’état de sa fille ; mais, interrogée par le confesseur, elle fit connaître non-seulement la vérité, mais ses conjectures ; et le prêtre les adopta avidement. La magie n’était pas plus que les autres crimes étrangère aux Juifs ; et celui dont il s’agissait excitait depuis long-temps la défiance par ses études mystérieuses, même par ses libéralités qui n’étaient sans doute qu’un moyen de séduire les pauvres et les petits. La comtesse Marguerite venait de rendre un édit par lequel il était ordonné à tous les Juifs établis à Salins, d’en partir dans le délai d’un mois, sous peine de perdre corps et biens ; ce délai expiré, ils seraient pris et justiciés de fait, sans procès ni autres délibérations[1]. Mais cette mesure générale ne suffisait point à la punition du fils de Nathan, s’il était coupable de ce dont on l’accusait. Le confesseur annonça à Magui qu’il serait retenu prisonnier, afin d’être jugé et condamné comme le méritaient ses crimes.

En voyant les suites de ses révélations, Magui regretta de les avoir faites : le souvenir des bienfaits d’Élie n’était point effacé de son bon cœur ; et maintenant, qu’il allait être puni, elle n’était plus aussi certaine qu’il fût coupable. Mais ce qui l’effrayait surtout, c’était le chagrin et les reproches de Brigitte ! Comment supporterait-elle la pensée de la mort du jeune homme, lorsque celle de son départ, seulement, la jetait dans le désespoir ! L’arrêt de la comtesse Marguerite avait été publié ; l’exécution en serait rigoureuse : aucun de ceux qu’il atteignait ne pouvait s’y soustraire. Ainsi, le Juif allait partir ! s’éloigner sans retour ! jamais elle ne le reverrait, n’entendrait parler de lui ; sa vie, sa mort, le pays qu’il habiterait, elle ignorerait tout ! Et lui, lui ! se souviendrait-il seulement de l’avoir vue ? Elle n’est rien l’absence, quand on est aimé ! on n’a pas perdu l’objet que l’on regrette, il vit pour nous en quelque lieu qu’il vive ; sa pensée reste avec la nôtre. Mais la séparation qui assure l’oubli, l’entier, l’éternel oubli de l’être dont on voudrait occuper le souvenir, fût-ce au prix de sa vie ! dont l’affection, la pitié, n’importe ! sont nécessaires à l’existence ! Cette séparation, c’est la mort avec le néant. Elle méditait, la pauvre fille ! d’aller trouver le Juif, de lui avouer son amour, de lui demander de le suivre. Il la repousserait avec dédain ! Eh bien ! il penserait à elle pour la mépriser ; et, s’il venait à apprendre sa mort, il la plaindrait peut-être !


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CHAPITRE XIV.

C’est au milieu de ces anxiétés, que son confesseur la manda auprès de lui. Il l’interrogea sur ce qu’il avait appris de Magui, en l’engageant, au nom de son salut, à ne rien taire de la vérité. Elle répondit que loin d’avoir des plaintes à porter contre Élie, elle et sa mère devaient lui rendre grâce ; et elle conta sa générosité à leur égard. Mais le confesseur ne vit dans cette conduite du Juif qu’une preuve à l’appui de ses soupçons, et il reprocha sévèrement à Brigitte sa prévention en faveur du mécréant, la menaçant de la colère du ciel, si elle y persistait. Mais le supplice d’Élie, qu’il lui faisait entrevoir, l’épouvantait bien plus que ses menaces ! elle tremblait d’émotion et de terreur en arrivant chez lui pour l’avertir. « Fuyez, Élie ! s’écria-t-elle, on veut vous retenir prisonnier, vous faire mourir ! » Le Juif comprit, lorsqu’elle se fut expliquée, qu’un danger imminent le menaçait ; mais, comment s’y soustraire ? où fuir ? les terres voisines de celles de la dame de Salins n’offraient point un asile sûr : le proscrit qu’elle eût réclamé lui eût été livré certainement ; et pour les traverser rapidement, et se trouver en peu de temps à une grande distance, il fallait endurer une fatigue au-dessus des forces du vieux Nathan. Son fils ne voulait point l’abandonner, persuadé qu’on le rendrait responsable de sa fuite, ne fût-ce, comme il le disait amèrement, que pour s’approprier ses richesses.

Brigitte conseilla aux fugitifs de se cacher près de la ville, tandis qu’on chercherait au loin leurs traces, et elle indiqua la caverne qui lui servait de retraite, et dont personne ne connaissait les chemins, pas même sa mère. L’offre fut acceptée ; et l’on convint que la jeune fille conduirait les Juifs à la caverne, dès que l’obscurité pourrait les dérober aux regards. Magui ne fut point mise dans la confidence de ce projet ; sa fille redoutait son imprudence ; et la nuit venue, Brigitte sortit secrètement de sa cabane, se rendit au lieu désigné, fit le signal convenu… Les voyageurs étaient prêts ; ils la suivirent. Elle marchait en avant, légère comme une biche, et s’arrêtait de temps en temps pour attendre ses compagnons : car le vieux Nathan avait peine à gravir les rudes sentiers qui conduisaient à la grotte ; son fils le soutenait, le portait quelquefois dans ses bras ; Brigitte offrait aussi son appui au vieillard, qui la remerciait avec des termes caressans. Elle était heureuse !

La caverne offrait un asile plus commode que les Juifs ne l’avaient espéré : Brigitte en avait fait une sorte de demeure, où se trouvaient quelques-unes des délicatesses que la grâcieuse imagination d’une jeune fille sait toujours rassembler autour d’elle, en quelque lieu qu’elle se trouve. Élie souriait en les remarquant ; elle souriait aussi. Son retour à la ville fut ensuite le sujet d’une discussion sérieuse : il semblait plus prudent qu’elle s’y rendît sur-le-champ que d’attendre le jour pour y arriver, et le jeune homme se disposa à l’accompagner. Elle refusait son offre dans la crainte de l’exposer à quelque danger.

« Je ne crois en courir aucun, dit Elie ; mais quand il en serait autrement, penses-tu que je consentirais à te laisser errer seule, à cette heure, à travers les chemins que nous venons de parcourir ? En aurais-tu toi-même le courage ? »

Elle baissa les yeux en soupirant.

« Tu es une aimable et douce créature ! reprit Elie, et je voudrais te protéger toujours. »

Elle soupira encore. Le jeune homme, au moment de se mettre en route, s’agenouilla devant son père, qui étendit sur lui ses mains tremblantes pour le bénir ; Brigitte s’inclina avec respect. Ils partirent.


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CHAPITRE XV.

À peine s’était-elle aperçu jusques alors de la fatigue qu’elle éprouvait ; elle la ressenti en recommençant à marcher : ses pas étaient chancelans, ses jambes tremblantes fléchissaient sous le poids de son corps ; et le jeune homme ne semblait pas remarquer sa souffrance, et n’offrait point de la soutenir. « Élie ! » dit-elle timidement. Il s’arrêta, la fatigue m’accable ! » Elle baissa les yeux, honteuse de sa hardiesse. Il la regardait. Elle releva ses yeux et le regarda à son tour d’un air doux et supliant !…

« Qu’est ce ? dit Elie avec emportement, me tends-tu des pièges, fille de Madian ? Mais je ne crains rien, le Dieu fort est avec moi ! viens, viens, je soutiendrai ta faiblesse. »

L’ame de Brigitte s’émut d’indignation ; elle comprenait qu’il l’accusait d’artifice :

« Laissez-moi ! cria-t-elle en le repoussant, je ne veux pas de votre appui ! »

Changeant alors de langage, le Juif lui dit :

« Pardonne-moi ! je suis injuste ; était-ce là ce que tu devais attendre ? Je suis injuste ! pardonne-moi ! »

Les sanglots qui gonflaient son cœur auraient éclaté, si elle eût prononcé une parole ; elle lui fit signe de marcher en avant, et qu’elle le suivrait. Ils firent ainsi quelques pas ; puis le Juif, s’arrêtant tout-à-coup, répéta d’une voix qui la fit tressaillir :

« Pardonne-moi ! pardonne-moi, enfant ! je ne te hais pas ! »

Elle s’éloigna de lui un peu effrayée, en disant :

« Pourquoi me haïriez-vous ? »

Il reprit son chemin, sombre et soucieux. Elle le suivait avec peine. Il passa son bras autour de son corps, et la soutint : elle tremblait. Arrivés au lieu où ils devaient se séparer, le Juif la pressa fortement contre sa poitrine, et, la repoussant bientôt :

« Vis heureuse ! dit-il, que la paix et la joie t’accompagnent ! je ne te reverrai jamais.

— Mon Dieu ! cria l’infortunée ; et elle ajouta dans son cœur : Ma vie ! pour te revoir encore. »


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CHAPITRE XVI.

Il y avait bien des nouvelles, dans la cabane ! On était venu chercher Brigitte de la part du juge ; et son absence de la maison à une pareille heure, concourant avec la disparution du Juif, avait paru fort suspecte. Magui, conduite chez le magistrat à la place de sa fille, ne put expliquer un mystère qu’elle ignorait ; mais ses réponses peu adroites compromirent Brigitte qu’elle avait cependant dessein de justifier.

La jeune fille accusée, les bruits et les rapports ne manquaient pas pour la montrer criminelle à ceux dont son sort dépendait ; on l’avait rencontrée déjà suivant, seule, pendant la nuit, des chemins détournés (c’était lors de sa malheureuse visite à la vieille du bourg) ; mille circonstances mensongères ajoutées à des récits exagérés sur ses goûts et ses habitudes, inspirèrent au juge de graves soupçons… Il la fit paraître en sa présence, et lui déclara que le seul moyen qu’elle eût d’obtenir de l’indulgence pour ses crimes, était d’en faire le sincère aveu. Brigitte, épouvantée, demanda quels crimes elle avait commis !

« Nous le saurons ; reprit l’homme de justice, il y a des moyens pour cela. »

Il l’interrogea ensuite sur ses relations avec le Juif, en lui ordonnant de faire connaître le lieu où il s’était caché, ne doutant pas qu’elle n’en fût instruite. Elle retrouva du courage, alors ! les tortures ne lui auraient pas arraché ce secret : et mourir pour sauver Élie ! qui l’aurait su, peut-être !… Elle répondit hardiment que si le Juif était magicien, comme on l’en accusait, il n’avait eu besoin du secours de personne pour se dérober à ses ennemis. Son assurance déplut au magistrat, et il murmura quelques paroles de menaces en la renvoyant dans sa maison. Ce ne fut pas pour long-temps.


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CHAPITRE XVII.

La clameur allait croissant : tout lui était imputé à crime, et son penchant à la solitude et à la méditation, et son savoir, et ses amusemens. Elle essayait quelquefois de retracer sur la pierre unie et blanche du rocher les objets qui frappaient sa vue : les arbres, les fleurs, les animaux ; et ces images imparfaites furent réputées des caractères magiques connus seulement de Satan et de ses suppôts. On la signalait aux gens en pouvoir comme une créature malfaisante, qu’il était dangereux de laisser librement exercer son horrible pouvoir. Il fut ordonné de la renfermer dans les prisons du bourg. Les passans se la montraient en ricanant, tandis qu’elle se rendait à l’infàme demeure ; on la suivait, on insultait à sa misère ; on l’agravait, ainsi que son danger, par des propos inconsidérés et méchans. Oh ! la foule est si barbare !

Elle s’assit en entrant dans le cachot, et chercha à rappeler ses souvenirs, comme on cherche à retrouver un rêve. C’était plus de souffrances qu’elle n’en pouvait supporter, et elle ne les ressentait plus : la nature épuisée se reposait. Elle avait besoin, en effet, l’infortunée ! de retrouver des forces.

Le jour même elle parut en criminelle devant des juges. On la menaça des tortures, de la mort. Maintenant, elle n’était plus la victime du mécréant, mais sa complice ; elle avait participé aux abominations qu’on lui reprochait, suivi, à son exemple, des pratiques impies, étudié une science damnable, réclamé l’appui du Démon… Elle-même se troubla à cette accusation ; son entrevue avec la sorcière du bourg revint à sa mémoire… : était-ce donc en punition de cette faute que tant de maux s’amassaient sur sa tête ?… Grand Dieu ! que votre justice est sévère ! Elle répondit oui lorsqu’on lui demanda si elle avait recouru aux mauvais esprits pour parvenir à ses fins, elle répondit oui ; et, pressée de questions, elle ne sut rien taire de la vérité.

Ses aveux amenèrent devant les juges une autre coupable, une furie déchaînée contre la malheureuse qui l’accusait, hélas ! si involontairement ! Elle l’accusa à son tour avec une malice infernale ; et Brigitte protesta vainement que sa confession avait été sincère et entière : on décida d’agir en toute rigueur à son égard.

Oh ! qui pourrait dire les terreurs d’une pauvre femme, jeune, timide, qui voit l’appareil des tortures, et des hommes sans pitié prêts à épuiser leurs forces pour tourmenter son faible corps ! Un tremblement convulsif agita Brigitte, et ses dents fortement serrées ne lui laissèrent pas articuler une parole. Un prêtre fut appelé pour conjurer le Démon qui liait sa langue ; mais elle continua de ne faire entendre que des gémissemens étouffés. Et la terrible épreuve fut remise à un autre instant.

Avant qu’elle commençât, son confesseur vint la visiter dans sa prison ; mais elle ne reçut aucune consolation de cette démarche. C’était un homme sévère en qui le zèle étouffait la pitié ; persuadé qu’elle était coupable, il nommait obstination et perversité sa constance à nier quelques-uns des crimes dont on l’accusait ; et ces crimes semblaient si énormes au confesseur, qu’ils l’endurcissaient pour les souffrances de la pauvre fille. Elle restait donc sans appui, sans défenseur ! Magui avait inutilement crié merci pour elle, demandé à partager sa captivité, on l’avait repoussée ; et c’était à l’indulgence qu’inspirait son caractère, à la simplicité de ses réponses, qu’elle devait d’être traitée moins rigoureusement que sa compagne. Elle ne s’en applaudissait pas ; la prison de Brigitte lui eût paru moins triste que sa cabane, maintenant si solitaire ! Elle y passait les jours et les nuits dans les larmes : son enfant, sa belle-fille ! enfermée dans une prison, déshonorée, perdue ! exposée chaque jour à d’horribles tourmens, à la mort ! Mon Dieu ! mon Dieu ! n’y a-t-il donc point de grâce à espérer, ni pour ce monde, ni pour l’autre ?… La bonne femme ne savait elle-même que penser sur les accusations portées contre Brigitte… Mais, coupable ou non, son cœur lui était ouvert, elle la chérissait, et sa perte était le désespoir de sa vieillesse !


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CHAPITRE XVIII.

Elle veillait un soir, triste et solitaire ; c’est ainsi qu’elle veillait, seize années auparavant, lorsque l’étranger qu’elle n’avait pas revu depuis était entré dans sa cabane. Déjà, alors, les jours de Brigitte étaient menacés… Hélas ! que Dieu ne l’avait-il appelée dans ces instans ! elle eût été un ange dans le ciel ; et maintenant !… On frappa doucement à sa porte. Elle ne sut d’abord que penser… ; mais que pouvait-elle craindre ? L’homme qui se présenta pressa fortement son bras, en lui recommandant le silence à voix basse, ferma soigneusement la porte, après être entré ; et Magui, un peu inquiète, se rassura en reconnaissant Élie.

Dès leur arrivée à la grotte, les Juifs avaient découvert un chemin caché qui les pouvait éloigner de Salins, et conduire à un pays sûr. Ils gagnèrent, avec de grandes peines, des cabanes de bergers placées au revers de la montagne qu’ils gravirent ; et Élie obtint de ces hommes, par l’appât d’une forte récompense, de conduire son père dans le lieu qu’il désigna. Quant à lui, il ne voulait pas s’éloigner sans connaître le sort de Brigitte ; quelques propos tenus par les bergers, et d’autres indices encore, lui inspiraient de vives inquiétudes, et il revenait à Salins pour les éclaircir.

« Est-il vrai, demanda-t-il à Magui, que ta fille soit en danger de la vie ?

— Trop vrai ! répondit la bonne femme, et Dieu pardonne à ceux qui en sont cause !

— Comment cela est-il arrivé ? »

Magui conta tous les détails de la malheureuse aventure. De plus en plus intéressé, le jeune homme prolongea ses questions sur le compte de Brigitte, et il découvrit ce qu’il avait ignoré jusqu’alors, c’est que Magui n’était pas sa mère. Les circonstances qui la lui avaient fait adopter furent confiées au Juif, ainsi que toutes celles qui se rapportaient à cet événement : il apprit la visite du messager inconnu, lut le papier qu’il avait laissé ; ce papier contenait le secret de la naissance de Brigitte, et le nom de ses parens : elle était née d’une mère chrétienne et d’un père juif. Cette découverte ajoutait à l’intérêt que lui portait Élie ; il la voyait maintenant digne de sa tendresse : et de misérables insensés allaient la faire périr dans les tourmens ! Comment la sauver ? le généreux Élie aurait sacrifié sa vie pour y parvenir ; mais en se livrant, il n’eût pas arraché la patiente à ses boureaux ; on les eût fait périr tous deux.

Le terme fixé aux Juifs pour quitter Salins n’étant pas expiré, il en restait encore un grand nombre ; et cela donnait à Élie de la facilité pour s’y cacher, mais ne lui fournissait pas les moyens de délivrer la prisonnière. Il le tenta avec courage : il hasarda sa propre sûreté, il prodigua l’or ; et tandis que le temps se passait en démarches infructueuses, le destin de la pauvre fille s’accomplissait. Elle était condamnée à mourir ; le feu devait la consumer vivante. Fatiguée de souffrances, épouvantée des tortures qu’elle avait un instant essayé d’endurer, elle avait fait tous les aveux qu’on exigeait. Que lui importait de vivre ? qu’avait elle à attendre ? l’affaissement du désespoir l’emportait sur l’instinct qui fait aimer la vie, et elle ne repoussait pas le coup fatal ; elle s’en effrayait, toutefois. L’avenir lui était inconnu, et aucune voix consolante ne lui montrait la miséricorde divine telle qu’elle est, tendre, immense et comptant nos tribulations et nos larmes en même temps que nos péchés ! Elle tremblait, bien que résignée ; sa dernière nuit s’écoulait lente et rapide à la fois, les heures lui semblaient longues, et elle les regrettait. Si le sommeil ferma un instant ses yeux fatigués, elle tressaillit en s’éveillant, craignant d’avoir passé dans cet oubli tout le temps qui lui restait à vivre… ! elle prêtait l’oreille avec anxiété, regardait autour d’elle… La porte de son cachot ne devait s’ouvrir que pour lui annoncer sa dernière heure ; elle y portait de temps en temps ses regards, et le moindre bruit qui s’y faisait entendre repoussait vers son cœur tout son sang glacé…


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CHAPITRE XIX.

Ayant perdu tout espoir de la sauver, le Juif conçut un projet étrange et difficile à exécuter ; c’était une preuve d’amour qu’il donnait à celle qui mourait pour lui…, la première…, la seule… Le gardien de la prison était un homme dur, mais avide ; Élie espéra le gagner à force d’or. Il risquait beaucoup en se présentant devant cet homme, qui pouvait le reconnaître et le livrer ; il ne balança pas, toutefois, et en effet, il obtint de pénétrer jusqu’à la prisonnière, de l’entretenir quelques instans ; et c’était lui qui s’offrit à ses regards lorsque la porte du cachot s’ouvrit.

« Élie… ! » cria-t-elle. Le Juif la regardait, et ses yeux, habituellement si sévères, étaient pleins de larmes.

« Malheureuse enfant… ! dit-il, que de tourmens pour ta faiblesse… !

— Oui, reprit Brigitte, j’ai bien souffert… ! »

La pitié du jeune homme lui était si douce !

« Que ne puis-je t’arracher d’ici ! prendre ta place ! oh ! je le voudrais ! »

Il tenait ses mains dans les siennes, et les pressait contres ses lèvres. Le bonheur de la pauvre fille était si grand, qu’elle doutait qu’il fût réel.

« Élie ! répéta-t-elle, est-ce vous ?…

— Moi ! moi ! » dit le Juif.

Elle avait offert sa vie pour cet instant, il lui était envoyé.

« N’as-tu pas souhaité, reprit Élie avec tendresse, de reposer ta tête sur mon cœur, de m’entendre te dire : Je t’aime ?

— Je l’ai dit ! je l’ai souhaité ! s’écria la malheureuse fille ; mon Dieu ! pitié pour mon âme ! »

Cet instant, cet unique instant de bonheur, réservé à sa triste vie, le remords l’empoisonnait ; mais il le fallait pour son bonheur éternel.

« Repose ta tête sur mon cœur ! continua Élie, je t’aime ! »

Un odieux souvenir vint encore la troubler le pacte infernal s’exécutait-il ?

« Quel jour, en quel temps as-tu commencé à m’aimer ? demanda-t-elle avec effroi.

— Qui sait ? dit le Juif, le jour, peut-être, où j’appris que tu étais ma sœur.

— Ta sœur !

— Ton père était de ma religion. Mon père était Juif !

— T’en affliges-tu ?

— Et ma mère ?

— Une chrétienne de haut rang.

— Une pauvre pécheresse comme moi ! elle fut donc l’épouse du Juif ?

— Non, elle était celle d’un autre. »

Brigitte baissa les yeux avec confusion.

« Elle mourut au fond d’un cloître, l’année même de ta naissance, continua le Juif, et ton père peu après, pendant un voyage ; et voilà pourquoi tu as été abandonnée.

— Je n’ai pas été abandonnée ; la mère qui m’adopta me chérissait. Vous en prendrez soin, de ma mère… ? vous ne délaisserez pas sa vieillesse, puisque je dois mourir. »

Le jeune homme fit un signe affirmatif. Elle s’était attendue à une autre réponse, peut-être elle ; pâlit.

« Mourir ! s’écria-t-elle, si tôt, dans les tourmens ! Élie ! »

Et elle se rapprochait de lui, comme s’il eût pu la défendre. Le Juif sentait des mouvemens de douleur et de rage qu’il avait peine à maîtriser ; il se contint, cependant, et lui dit d’un ton grave :

« Cette fiole contient un élixir qui pourra t’épargner les tourmens qu’on te prépare. Il tremblait… Elle porta la fiole à ses lèvres. Pas encore ! dit le Juif, en l’arrêtant ; quand tu seras seule. »

Elle cacha la fiole dans son sein, sans faire de questions, craignant peut-être de voir détruire le vague et fol espoir qui lui venait sourire.


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CHAPITRE XX.

Cette entrevue consolait cependant son agonie ; et lorsque le jeune homme l’eut quittée, désespéré et pleurant comme une femme, ce souvenir éloignait de sa pensée le supplice qu’on lui réservait. Elle ne le subit pas ; on la trouva morte dans sa prison, et l’on pensa que le Démon l’y avait étouffée. Son cadavre fut porté sur le bûcher, et dévoré par les flammes. Elle n’eut point de tombeau sur la terre, et n’y fut pas long-temps pleurée. Magui vécut peu dans le pays étranger où le Juif l’appela après qu’on l’eut bannie du sien. Elle avait vu le corps de sa fille brûlé sur un bûcher, et sa cendre jetée au vent ; elle avait vu sa cabane démolie, et la place qu’elle occupait maudite. Sa raison s’était affaiblie, et elle semblait quelquefois ne garder aucun souvenir de ses malheurs ; cependant, elle interrompait de temps en temps son silence habituel par quelques tristes monosyllabes : « Hélas ! hélas ! répétait-elle, hélas ! mon Dieu ! » et puis elle pleurait.

Le Juif était dans l’âge où les affections se remplacent, où l’amour peut renaître dans le cœur ; et, l’amour, l’avait-il ressenti pour la pauvre fille ? Il épousa, par la suite, la belle Juive de Vesoul qui lui avait été proposée !


FIN.
  1. L’édit est du 18 septembre 1374.