Le Juif et la Sorcière/13
CHAPITRE XIII.

On la remarquait, sa tristesse, et non pas pour la plaindre ; elle était haïe, la pauvre malheureuse ! On l’enviait en même temps qu’on la méprisait ! les jeunes filles qui ne l’égalaient pas en beauté (et le nombre en était grand), leurs mères, les jeunes gens dont elle avait rejeté l’amour, tous la voyaient d’un œil jaloux et interprétaient méchamment ses actions. Ce qui l’avait long-temps soutenue contre la malveillance, c’était sa piété, son zèle à remplir les devoirs de la religion ; les plus dévôts en étaient édifiés ; et son confesseur, homme craint et révéré pour sa vertu sévère, louait hautement sa sagesse or, personne n’eût osé aller ouvertement contre un tel témoignage. Mais sa conduite changea ; elle négligea les bonnes œuvres, lorsque les passions coupables troublèrent et maîtrisèrent son ame ; comment, alors, en avouer les misères à un confesseur ?… la honte la retenait. Et le prêtre, qui avait sa confiance, remarqua sa négligence et la lui reprocha. Elle balbutia en tremblant quelques excuses qui, loin de satisfaire le confesseur, lui inspirèrent des soupçons qu’il résolut d’éclaircir, afin de détourner la jeune fille du chemin de la perdition, si elle y était engagée.
Magui avait toujours résisté au désir de consulter quelqu’un sur l’état de sa fille ; mais, interrogée par le confesseur, elle fit connaître non-seulement la vérité, mais ses conjectures ; et le prêtre les adopta avidement. La magie n’était pas plus que les autres crimes étrangère aux Juifs ; et celui dont il s’agissait excitait depuis long-temps la défiance par ses études mystérieuses, même par ses libéralités qui n’étaient sans doute qu’un moyen de séduire les pauvres et les petits. La comtesse Marguerite venait de rendre un édit par lequel il était ordonné à tous les Juifs établis à Salins, d’en partir dans le délai d’un mois, sous peine de perdre corps et biens ; ce délai expiré, ils seraient pris et justiciés de fait, sans procès ni autres délibérations[1]. Mais cette mesure générale ne suffisait point à la punition du fils de Nathan, s’il était coupable de ce dont on l’accusait. Le confesseur annonça à Magui qu’il serait retenu prisonnier, afin d’être jugé et condamné comme le méritaient ses crimes.
En voyant les suites de ses révélations, Magui regretta de les avoir faites : le souvenir des bienfaits d’Élie n’était point effacé de son bon cœur ; et maintenant, qu’il allait être puni, elle n’était plus aussi certaine qu’il fût coupable. Mais ce qui l’effrayait surtout, c’était le chagrin et les reproches de Brigitte ! Comment supporterait-elle la pensée de la mort du jeune homme, lorsque celle de son départ, seulement, la jetait dans le désespoir ! L’arrêt de la comtesse Marguerite avait été publié ; l’exécution en serait rigoureuse : aucun de ceux qu’il atteignait ne pouvait s’y soustraire. Ainsi, le Juif allait partir ! s’éloigner sans retour ! jamais elle ne le reverrait, n’entendrait parler de lui ; sa vie, sa mort, le pays qu’il habiterait, elle ignorerait tout ! Et lui, lui ! se souviendrait-il seulement de l’avoir vue ? Elle n’est rien l’absence, quand on est aimé ! on n’a pas perdu l’objet que l’on regrette, il vit pour nous en quelque lieu qu’il vive ; sa pensée reste avec la nôtre. Mais la séparation qui assure l’oubli, l’entier, l’éternel oubli de l’être dont on voudrait occuper le souvenir, fût-ce au prix de sa vie ! dont l’affection, la pitié, n’importe ! sont nécessaires à l’existence ! Cette séparation, c’est la mort avec le néant. Elle méditait, la pauvre fille ! d’aller trouver le Juif, de lui avouer son amour, de lui demander de le suivre. Il la repousserait avec dédain ! Eh bien ! il penserait à elle pour la mépriser ; et, s’il venait à apprendre sa mort, il la plaindrait peut-être !

- ↑ L’édit est du 18 septembre 1374.