Le Juif et la Sorcière/05
CHAPITRE V.

Une pareille éducation augmenta les conjectures et les soupçons auxquels donnait lieu déjà l’aisance où vivaient les deux femmes. On ne leur connaissait de ressources que le travail de leurs mains, et jamais Magui n’avait moins travaillé ; quant à la jeune fille, elle passait tout son temps à se promener seule aux environs de la ville, ou bien à lire comme un clerc ou un abbé. Eh ! que lisait-elle donc sans cesse ? Il faut le dire, parce que c’est la vérité : de sages et pieuses légendes, des histoires édifiantes, la vie des saints, dont elle se proposait d’imiter les exemples. Elle avait deviné que sa naissance était un malheur, et pressenti que peu de joies l’attendaient sur la terre. Elle voyait bien, pendant son enfance, les autres enfans s’éloigner et la laisser seule, lorsqu’elle voulait se mêler à leurs jeux ; et, plus tard, elle voyait bien les jeunes filles se la montrer en ricanant, et recevoir avec dédain ses avances d’amitié ! Pour échapper à ces affronts, elle vivait solitaire, et sa pensée sérieuse s’exerçait sur de graves sujets. Qu’était-ce que ce beau ciel, ces étoiles si brillantes ? était-ce là qu’habitaient les saints ? les nuages qu’elle suivait de ses regards voilaient-ils l’éclatante demeure des bienheureux ? Beaucoup d’entre eux avaient été haïs et méprisés sur la terre, et leur gloire, maintenant, était immortelle ; mais ils fuyaient les hommes qui les repoussaient, et se retiraient dans les déserts et les antres sauvages. Une vierge (elle l’avait appris dans ses lectures) avait vécu plus de trente années au milieu d’une vallée déserte, sans autre abri qu’un arbre, dont le Seigneur épaississait le feuillage aux jours nébuleux de l’hiver. Elle voulait être sainte, se retirer comme eux dans la solitude ; et déjà elle avait découvert, aux environs de la ville, une caverne d’un accès difficile, qu’elle se plaisait à décorer comme une cellule, et où elle passait de longues heures.
« Y penses-tu ? disait Magui ; te cacher dans le creux des rochers ! ce serait, ma foi, bien dommage ! et j’ai pour toi d’autres projets, Dieu aidant… !
— Eh ! que ferais-je au milieu du monde ? reprenait la pauvre fille ; ne voyez-vous pas que je suis repoussée de tous, haïe, méprisée ! excepté le vôtre, ma mère, tous les cœurs sont fermés au mien !
— Qui donc te méprise ? de jeunes étourdies jalouses de ta beauté ! elles ne te méprisent pas, elles t’envient au contraire. Je les vois, moi, qui ne baisse pas les yeux comme une nonne, te regarder avec dépit, lorsque nous passons devant elles, et que tu marches gracieusement accoutrée, et si modeste et si recueillie, qu’on dirait en effet une sainte ! je les vois, et je ris de leur colère. Qu’elles en étouffent ! je veux que tu sois toujours la mieux vêtue, la plus savante, comme tu es la plus belle, dussai-je dépenser pour cela tout ce que je possède, et ce qui d’ailleurs t’appartient plus qu’à moi. »
