Le Juif et la Sorcière/01
Le Juif et la Sorcière.

CHAPITRE I.

La ville de Salins est l’une des plus anciennes de la Franche-Comté, la plus ancienne, au dire de ses habitans, et la plus importante. Les Romains la comptaient au nombre des principales cités de la Séquanie, à ce que nous apprennent les savans du pays ; et les anciens souverains de la Bourgogne ne dédaignaient point d’ajouter à leurs titres celui de sire ou de dame de Salins. Car c’est une ville, dit un vieil auteur franc-comtois (Gollut), « tant remarquable, tant aimée, et tant prisée par les princes de Bourgougne, que combien qu’elle soit bourgougnone, et de mesme obéissance que les aultres, toutesfois, pour la recommandation du thrésor qu’elle contient, ils s’en sont voulu, jusques à maintenant, tituler particulièrement et s’en appeller particuliers seigneurs. » Marguerite de France, comtesse d’Artois, de Flandres, de Bourgogne, etc., était dame de Salins. C’est pendant son gouvernement qu’est arrivée l’histoire qu’on va lire.
La construction de Salins a toujours été plus pittoresque que régulière : « Quant à la ville, ajoute Gollut qui en a fait une jolie description, elle est couchée entre lesdictes aultes montaignes, haïant son estendue fort longue, mais sa largeur fort estroicte à proportion de son estendue. » Dans les temps féodaux, elle se divisait en trois parties, dont l’une s’appelait le bourg du comte, l’autre, le bourg du sire, et la troisième, le bourg commun. Le bourg du comte et le bourg du sire étaient entièrement ceints de murailles ; mais le bourg commun ne le fut d’abord qu’à moitié : le côté oriental resta long-temps ouvert, et, en attendant que l’on bâtît le mur qui devait le clore et dont on avait marqué la place, cette place était occupée par des maisons particulières dont la plupart devaient disparaître lorsque l’on construirait le mur.
De ce nombre était une cabane placée sur un terrain appartenant à l’abbaye de la Charité, dont elle était voisine, et habitée par une pauvre fille toute seule. Les moines avaient aussi des droits sur la cabane, qu’ils n’avaient permis de bâtir dans ce lieu que sous la condition de l’abattre dès qu’elle les gènerait. En sorte que la propriétaire de cette chétive habitation n’était jamais certaine, en quittant son lit le matin, de le retrouver le soir sous le toit qui l’abritait. Mais elle ne s’en inquiétait guère, la Magui (c’est le nom que l’on donnait à cette femme, en abréviation de celui de Marguerite qui était le sien) ; l’avenir ne l’occupait pas du tout, et l’avenir, pour elle, c’était le lendemain. Insouciante, rieuse, contente de son sort, elle ne faisait cependant envie à personne. Qui jamais envia la pauvreté et l’obscurité ! Le prieur de la riche abbaye disait bien quelquefois, lorsque les choses n’allaient pas à sa fantaisie, qu’il voudrait être à la place de sa voisine, mais il n’aurait certainement pas changé ; et quant aux femmes du bourg, elles souriaient d’un air de pitié dédaigneuse lorsque, en passant devant la porte de Magui, pour aller à l’église, les gais refrains de ses chansons leur arrivaient ; puis les hommes lui criaient d’un ton goguenard :
« Eh bien ! Magui, toujours du souci comme à l’ordinaire ?
— Pourquoi en prendrais-je ? répondait la bonne fille ; la grêle peut tomber, ce ne sera pas sur mes terres ; la comtesse Marguerite peut avoir envie de remplir ses coffres, ce n’est pas à moi qu’elle s’adressera : mes parens (Dieu leur fasse paix) ne m’ont laissé que ce pauvre abri, qui est bien assez solide pour le temps qu’il doit durer. Ma foi, c’est à vous autres riches à en prendre, du souci ! »
Et elle achevait sa chanson.
