Le Juif errant est arrivé/Les voilà !

Albin Michel (p. 65-74).

VI

LES VOILÀ !


À 36° sous zéro, il faut se raser la moustache. Autrement, elle devient trop lourde à porter, et cela vous fatigue. Vous n’avez plus de poils sous le nez, mais des glaçons. Plus vous soufflez pour les faire fondre, plus les glaçons engraissent. La buée animale ne peut lutter contre le frigorifique de la Bohême.

Ainsi, bonhomme de neige, allais-je dans Prague. On peut se raser, on hésite à se couper le nez, les oreilles et les dix doigts des pieds. M. Osusky, ministre de Tchécoslovaquie, qui m’envoyait au fin fond de son pays sous le prétexte que si je voulais voir des Juifs c’était là qu’il fallait aller, m’avait bien dit : « Couvrez-vous ! » Monsieur le ministre, j’avais trois paires de chaussettes de laine l’une sur l’autre, des guêtres et des souliers d’égoutier. Quant aux oreilles, je voyais parfaitement vos compatriotes cacher les leurs sous une espèce de casque téléphonique.

J’ai été élevé en France, c’est-à-dire dans l’horreur du téléphone. Et, même quand le casque se termine par deux mignons losanges de velours, je le repousse. J’aurais pu, malgré tout, acheter cet appareil, je vous le concède, mais le nez ? J’avais un étui à ciseaux dans mes bagages, c’est vrai. On m’eût arrêté dans la rue et peut-être mis chez les fous. C’eût été dommage : Prague, sous la neige, est une si jolie dame !

J’y venais saluer le cimetière juif et la synagogue. Ils représentent, en Europe, les plus vieux témoins de la vie d’Israël. À l’entrée des pays de ghettos, ils sont les deux grandes bornes de la voie messianique d’Occident.

Ce n’est pas un cimetière, mais une levée en masse de dalles funéraires, une bousculade de pierres et de tombeaux. On y voit les Juifs — je veux dire qu’on les devine — s’écrasant les pieds, s’étouffant, pour se faire, non plus une place au soleil, mais un trou sous terre. À cette époque, quel que fût leur nombre, vivants, ils devaient tous tenir dans le ghetto, et, morts, tous se coucher dans le cimetière. On n’agrandissait pas davantage l’un que l’autre. Il était déjà beau qu’on leur eût concédé une parcelle du sol chrétien.

Chargées de leurs caractères hébraïques, les stèles se livrent bataille, se saisissant à bras-le-corps pour mieux se déraciner. Il en est qui s’épaulent, lasses de l’effort ; vaincues, beaucoup sont tombées et le tas qu’elles forment témoigne de l’âpreté de la lutte. D’autres, pour assurer définitivement leur position, sont entrées carrément en terre. Les plus acharnées foncent en tous sens, piquant de droite, de gauche, se chevauchant farouchement. Et nous ne parlons que du dernier étage, de celui qui a fini par avoir le dessus, sept ou huit couches de morts meublant l’enclos. Ce n’est pas un lieu de repos, mais un tumulte macabre.

Des pigeons, des lions, des ours, des bouquets, une fleur, des raisins, des petits pots, des mains croisées, des coqs, des loups, des petites vaches, tout cela, sculpté sur ces pierres, signale soit la tribu, soit le nom. Avant Marie-Thérèse d’Autriche, les Juifs n’avaient pas de nom officiel. Quand l’impératrice décida de les enregistrer, il fallut bien les baptiser (je parle au civil). Mais, pour eux, l’Allemagne, la Bohême, la Hongrie n’ouvrirent pas le calendrier. Qu’un Juif eût un nom, n’était-ce pas déjà une dangereuse condescendance ? Pour en atténuer la portée, on ne leur donnerait que des noms de choses ou d’animaux. Les pauvres n’avaient droit qu’à un nom de bête vulgaire. Ceux qui possédaient quelques kreutzers étaient autorisés à choisir pour patron un animal noble, voire féroce. Les favorisés de l’or pouvaient s’offrir un nom de fleur. Ainsi le riche devenait Blum et le prolétaire n’était qu’un Schwein, c’est-à-dire un pourceau.

Les plus heureux de tous ces morts étaient ceux de la tribu d’Aaron. Leur noblesse leur interdisant de séjourner en des lieux malpropres, on les avait enterrés sur les bords de ce champ de bataille.

Près du cimetière, à cent mètres, on voit la synagogue. Elle est petite. Mais là n’est pas le fait qui la distingue. Qu’est-ce donc ? Elle a l’air de se présenter sous un masque. En effet, elle est gothique. On leur avait construit, à ces malheureux, une synagogue ressemblant à une église ! L’architecte, un chrétien, en croisant les ogives, leur avait dessiné des croix au plafond ! Ce temple démentait son idole. Plus tard, ils ajoutèrent une cinquième branche, aux motifs, pour brouiller l’implacable signe.

Il ne faut pas grande imagination pour voir rôder près de ces pauvres pierres la détresse du peuple maudit. L’esprit les rassemble aisément tels qu’ils étaient, et tels qu’ils sont encore ailleurs, autour de cette maison de prières. Chassés, battus, moqués, ne pouvant sortir de leur camp de concentration, accusés de magie, de sorcellerie, de maladies, leurs habits marqués d’une rouelle, ils allaient, le dos voûté, pâles et maigres, la barbe désenchantée, dans les petites rues d’alors, à grands pas et tête baissée, vers cette première synagogue. C’était leur unique patrie. Là seulement ils se réchauffaient le cœur. Sous ces voûtes, ils oubliaient les méchants rois du jour dans l’attente exaltée du Messie. C’était pour eux et pour quelques heures seulement comme notre Trêve de Dieu de l’an mille qui suspendait les violences du mercredi au lundi. En sortant, ils levaient de grands yeux interrogateurs et regardaient l’heure à cette horloge juive dont les aiguilles tournent à l’envers. Comment n’eussent-ils pas marché à reculons ?

Il y a le Christ du pont Charles-IV aussi. C’est le troisième témoin de l’ancienne vie juive de Prague. C’était en 1692. Un Juif qui traversait la Voltava cracha sur Jésus en croix. On condamna l’imposteur à mort et le ghetto à réparer l’outrage. Les Juifs dorèrent le christ, et depuis ce jour — suprême réparation — la croix porte en lettres hébraïques : « Saint, trois fois saint, le nom de Jésus-Christ. »



Je vais prendre le train. Je quitte le monde civilisé et je descends au pays des ghettos. Le portier de l’hôtel m’a donné une petite bouteille que j’ai là, dans ma poche. Ce n’est pas bon à boire ; ce n’est pas pour me piquer le nez, mais pour me le frotter : c’est du pétrole. Dès que le bout de mon nez deviendra blanc, cela voudra dire que l’heure de la friction aura sonné. Mais je n’ai pas de glace ; comment surveillerai-je la couleur de mon appendice ? Peut-être de bienveillants voyageurs me préviendront-ils ?

Je me rends d’abord à Mukacevo. Quand l’Europe n’est pas polaire, c’est à vingt-quatre heures de Prague. Autrement on ne sait plus. Avant la guerre, ce pays était hongrois ; aujourd’hui, c’est le bout de la Tchécoslovaquie. Cependant, il s’appelle la Russie sud-carpathique. En fait, c’est la Ruthénie…

Rien à signaler pendant dix-huit heures. Mon nez tient toujours. Mais voici Batu. Adieu ! la belle voie de Bucarest ! Là, un train local me prendra et me jettera dans les Carpathes.

Et les voilà ! Voilà les Juifs ! J’ai tout de suite pensé à des personnages extraordinaires descendus ce matin de la planète la moins explorée ; mais c’était bien les Juifs. Ils étaient tout noirs sur la neige et leur barbe et leur caftan leur donnaient l’allure d’autant de cyprès. Le vent soulevant barbes et cafetans, ces cyprès frémissaient. Eh bien ! — et je me l’avouais, transporté d’étonnement — je n’avais jamais rien imaginé de pareil. Ah ! mon ignorance, toi qui croyais connaître toutes les espèces d’hommes qui tassent la terre à coups de pieds ! Et ceux-là vivaient en Europe, à quarante-cinq heures de Paris ?

Inquiets (inquiets de quoi ?), ils allaient sur ce quai, fouillant tout du regard, rôdeurs, fouineurs et interrogateurs. Ils faisaient penser aux citadins, pendant la guerre, tandis qu’un avion ennemi rôdait au-dessus de leur ville. Ces Juifs semblaient rechercher le plus proche abri, et cependant ils restaient dehors. Ils portaient des baluchons sur l’épaule ou de petites boîtes à la main. On s’attendait à ce qu’ils vous offrissent leur marchandise, comme le font les Arabes chargés de tapis. Et quand un couple entrait en conversation, leurs mains de marionnettes traduisaient si bien leurs paroles que, de loin, on avait l’illusion de prendre part soi-même à ce bavardage gesticulant.

J’armai mon appareil photographique et me mis en batterie. Avez-vous jeté une pierre dans un groupe de moineaux ? Mes Juifs s’envolèrent. Peut-être n’en retrouverais-je plus d’aussi beaux ? Je les poursuivis avec mon instrument. Les uns couraient, les autres masquaient leur visage de leurs mains, les plus hardis me montraient le poing. « Ça ne mange pas les hommes, leur criais-je, c’est sans douleur ! » Comme dans ces pays on parle onze langues, dont les plus connues sont le petit-russe, le tchèque, le magyar et le yiddisch, mon français n’était guère victorieux.

Ils virent bien que je n’étais pas un enfant du Seigneur. J’avais oublié, en effet, la loi du Sinaï : « Vous ne ferez point d’image taillée ni aucune figure de tout ce qui est en haut dans le ciel et en bas sur la terre… » J’enfouis mon appareil dans ma poche. Ils revinrent le long du train. Mais leur regard était rempli d’indignation.

Pendant une demi-heure je fus l’objet d’interminables chuchotements. Ils m’examinaient à la dérobée, passant devant et derrière moi et repassant. Leur curiosité à mon égard était intense et jaillissait de leurs yeux. Ils demeuraient stupéfaits. Quelle sorte de bipède pouvais-je être ? Qu’allait-il encore leur arriver de mal ? Ils s’interrogèrent. Dans les villages de l’intérieur du Japon, je n’avais pas été regardé par des yeux aussi méfiants.

Enfin, ils montèrent dans le tortillard. J’y montai aussi. Ils étaient dix-neuf, regagnant Mukacevo. Ils se tassèrent dans deux compartiments. J’entrai dans un troisième, séparé de l’un des leurs par une plaque de tôle ajourée.

Le train partit.

Il n’y avait plus maintenant dans ce pays que notre train et la neige. Les steppes étaient blanches jusque là-bas, très loin, jusqu’aux montagnes, et les montagnes étaient blanches jusqu’au ciel. Soudain, j’entendis comme une mélopée emplir le compartiment voisin, une phrase grave et chantante. Je collai mon front contre la tôle ajourée. L’un des cyprès pensants était planté dans un coin du réduit. Les yeux clos, les papillotes en folie, le visage visité par l’extase, le corps oscillant avec la régularité d’un pendule, il psalmodiait. Les autres debout également, le dos voûté, la tête penchée, les paupières baissées, frémissant du haut en bas, remuaient les lèvres.

Le chef de la bande s’échauffa. L’excitation pieuse emplit le wagon. Au ton de la confidence succéda la voix impérieuse du croyant. Maintenant il ne conseillait pas, il commandait. Plus il sentait son groupe s’approcher de Dieu, plus il le poussait.

Et tous les autres entrèrent en transes. Il me semblait entendre les appels et les répons de farouches litanies. Sous les paupières, toujours closes, transperçait la brûlante inspiration du regard. Les monts Carpathes se fussent écroulés au milieu d’eux qu’ils eussent continué de tressaillir, non sous le choc, mais pour la gloire du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Le soleil allait se coucher.

Ils faisaient la prière de Min’ ha.