Le Juif errant est arrivé/Le ghetto de Lwow

Albin Michel (p. 157-167).

XIV

LE GHETTO DE LWOW


« Ma colère ne durera pas éternellement. »

Elle dure, Seigneur, à Lwow, contre votre fille Israël.

Une nouvelle face de la vie juive nous regarde. Nous venons de franchir une autre frontière. Nous voici en Pologne, en Petite Pologne. Mala Polska. C’est la Galicie.

Sous les Autrichiens, la ville s’appelait Lemberg. Maintenant, son nom est Lwow. On dit aussi, à la française, Léopol.

Nous allons voir le premier ghetto.

En Tchécoslovaquie, en Roumanie, nous avons eu la vision de centres juifs. Aucune ligne de démarcation entre le Juif et l’Européen. Un mélange où dominait le Juif. À Lwow, le Juif n’a que sa part. Ils sont quatre-vingt mille contre deux cent mille Polonais. Si l’on donne au mot contre son sens de choc, il est plus juste de dire que deux cent mille Polonais sont contre quatre-vingt mille Juifs.

La vie qu’ils y mènent est infernale. Tous désirent fuir. Vingt mille sont partis en 1926, quinze mille en 1927. Mais les États-Unis, le Canada viennent de fermer leurs portes. L’Argentine exige cent cinquante dollars. La France se montre difficile. La Palestine ne tente que les jeunes. Il faut demeurer dans le cauchemar.

Le Lwow polonais est une jolie ville. Mais nous venons pour l’autre Lwow. Il est juste au bout de l’allée des Légions, derrière le grand théâtre, borne-frontière. Le portier de l’hôtel a d’abord souri quand je lui ai demandé le chemin du ghetto, puis il a dit : « C’est tout droit, vous le verrez, allez ! »

« À quelle désolation êtes-vous réduits ? À quelle horrible confusion ! Vos maisons ont été jetées par terre ! »

C’est du ghetto de Lwow, certainement, que Jérémie voulait parler.

Les maisons ont été jetées par terre en 1918, au dernier pogrome sérieux. Les fils d’Israël, vautours à pied, rôdent la nuit et le jour, dans les ruelles, comme cherchant des déchets. Leurs mains emmaillotées dans des morceaux d’étoffe, noirs sur la neige, la tête enfoncée dans leurs épaules par le maillet de la misère, pensifs, inoccupés, s’immobilisant sans raison, seuls, au milieu des places, comme autant de prophètes sans voix et sans auditeurs, ils boisent alors ce ghetto, plutôt qu’ils ne l’animent, de leur seconde silhouette de cyprès tourmentés.

Les portes, les murs de leurs boutiques de fortune sont blindés de panneaux-réclame. Posées comme des pansements sur les plaies de leurs domiciles, ces plaques de fer-blanc ou de carton leur font des maisons d’arlequin. Le quartier nage dans l’odeur d’oignon et de hareng. Un hareng, c’est trop dire, un hareng partagé en six ! Ces morceaux étalés sur un journal tentent l’affamé possesseur de dix grosze. Les preslés, ces croissants dorés à l’œuf, ensemencés de graines de pavots, concurrencent les carrés de harengs. Tout le ghetto mange debout. On ne doit se mettre à table que le vendredi soir. Ils mangent en marchant, comme pressés par d’urgentes affaires. Celui-ci achète son preslé, mord dedans, mais s’aperçoit que d’autres dents longues ont déjà entamé son bien. Il le repose et en prend un neuf. Que restera-t-il de ce croissant au dernier qui passera ?

Le marché est le cœur du ghetto. Un amas de baraques comme celles que l’on construit après un tremblement de terre ou l’incendie d’une ville. Tremblement ou incendie doivent dater de loin ! Ces baraques sont branlantes. La vie est là, pourtant ! S’il tombe de la manne, elle tombera ici.

Handel ! Handel ! Je vends, crient tous ces Juifs. Je vends, je fais du commerce, j’ai de tout ! Je vends du vieux, évidemment, mais le vieux ne vaut-il pas le neuf ? L’âme seulement a besoin d’être belle, pure, intacte pour servir de miroir au Seigneur. Les beaux habits font-ils une belle âme ? L’Éternel regarde-t-il vos souliers, vos caftans ? Voilà des bas, des chaussettes qui n’ont plus de pied. Les bas ont-ils besoin de pied puisque vos pieds ont déjà des souliers ? Handel ! Je vends des caftans graisseux, ainsi pourrez-vous croire les avoir salis vous-mêmes en des banquets mémorables ! Co Pan Kupujé, que m’achetez-vous, monsieur ? On a envie de répondre : pour deux sous de misère ! Elle abonde tellement que pour deux sous on en aurait jusqu’à la fin de sa vie ! Les marchands de preslés, grelottant devant leurs paniers, ne s’arrêtent de lancer Pientch grosze, cinq centimes ! Et ils vous donnent leur parole d’honneur que la marchandise leur coûte davantage.

Toutefois, les femmes sont grosses. Sont-ce leurs loques qui les engoncent ? Le froid fait-il gonfler ? Sucent-elles, en cachette du mari, l’arête du hareng saur ? Grosses, mais pâles. Leur graisse vaut celle du mouton, bonne à faire du suif.

Un marché ? Un champ d’épandage, oui ! Le choix de toutes les boîtes à ordures de la ville polonaise ! Les lapins dont on propose les peaux paraissent avoir été tués à la mitrailleuse. Les fourrures ne sont que de la bouillie de poils.

— On ne vend rien, disent ces gueux.

Pourquoi nous suivent-ils comme s’ils étaient des pigeons attendant le grain ? Peut-être n’avons-nous pas de trou au pantalon ? Ce serait, en effet, grande originalité ici !

— Messieurs, leur dis-je, vous devriez aller en Palestine.

— Vouah ! Il y a suffisamment de ces sales Juifs frisés, pouilleux et déguenillés là-bas !

— Vous croyez-vous autrement ?

— C’est pourquoi. Là ou ailleurs ! Là-bas, pour gagner de l’argent, il faut travailler durement.

— Et ici ?

— Ici, on attend, et l’on n’attrape pas la malaria.

— Qu’attendez-vous ?

— Eh ! d’avoir un pardessus et un faux col, comme vous.

— Et puis après ?

Plusieurs mains répondirent pour tous. Le geste est connu : il signifie que ces hommes sont les enfants du Seigneur et que le Dieu d’Israël est un puissant personnage.



Les rues n’étaient rien. Le ghetto de Lwow est à l’intérieur. Nous avons passé trois jours à le visiter. Si nous voulions vous rendre compte de notre travail, il faudrait prendre les rues une par une et, commençant par le numéro 1, dresser une liste dans ce genre :

Rue de la Synagogue : no 1, neuf familles de cinq à huit enfants, criant de froid et de faim et pourrissant sur le plus fumant des fumiers.

No 2, dix familles, idem.

No 3, no 4, des deux côtés de la rue, jusqu’au bout, idem. Idem pour les rues en pente, les rues plates, les impasses. Avant-hier, de deux à six heures, hier de neuf heures à midi, aujourd’hui, de une heure à sept, idem.

Le premier jour, je dus sortir une fois, précipitamment, de l’un de ces chenils pour calmer les nausées provoquées par l’odeur. Pour la même cause je sortis une fois le second jour et deux fois le troisième jour. Les deux Juifs qui m’accompagnaient pleuraient et les soirs, ils voulaient bien s’asseoir à ma table, mais ne pouvaient manger.

Rue Slonecznej (rue du Soleil), nous descendons dans une cave. Mes compagnons allument leurs bougies et nous rampons. Aucun bruit de voix, trente-deux personnes habitent cependant ces logements souterrains. Nous poussons une première porte. Où pénétrons-nous ? Nous pataugeons dans la boue. Un soupirail bouché par la neige laisse passer une lumière anémique. L’humidité nous enveloppe déjà de son voile et nous sentons peu à peu le voile plaquer au corps. Nous fouillons l’antre de nos bougies. Deux petits enfants de trois et quatre ans, les mains et les pieds enveloppés de chiffons, mais en chemise, et dont les cheveux, depuis qu’ils eurent le malheur de pousser sur ces têtes, n’ont certainement jamais été peignés, sont debout et grelottants contre un grabat. Il nous semble que le grabat remue. Nous abaissons les bougies. Une femme est là. Dans quoi est-elle couchée ? Dans des copeaux mouillés ? Dans de la paille d’étable ? Je touche, c’est froid, gluant. Ce qui recouvre la femme a dû s’appeler édredon, ce n’est plus qu’une bouillie de plumes et d’étoffe suintant comme un mur. Nous apercevons deux autres têtes dans la bouillie, de tout petits enfants, quatre mois, quinze mois. L’aîné sourit à la flamme que nous promenons autour d’eux.

La femme n’a pas dit un mot.

Nous avons réveillé le souterrain. Des habitants nous cernent dans le couloir. Nous devons entrer dans chacune des tanières. S’ils sont chez eux l’après-midi, c’est qu’ils n’ont pas d’habits pour aller dans la rue. Un seul est sorti pour tous, avec les souliers de l’un et le caftan de l’autre. Rapportera-t-il de quoi manger un peu ?

Enveloppé dans un châle, un Juif à grande barbe nous salue dans la pénombre. Il possédait une maison, le pogrome de 1918 la lui a brûlée, et s’il est boiteux, c’est qu’on l’a jeté par la fenêtre du premier étage. Depuis, il n’a pu remonter. Il est dans la cave.

Avec nos dents nous tenons nos mouchoirs sous notre nez. Les Juifs nous montrent la cause de l’épouvantable odeur. Le tout-à-l’égout du quartier passe dans leur demeure, dans la demeure de tous ceux de la rue ; plus de trois mille Juifs sont transformés en vidangeurs, car ce n’était pas dans la boue que nous marchions.

Les femmes s’accrochent à nous, hurlent de misère et se laissent traîner dans l’escalier que nous remontons. Dans la rue, les joues luisantes de larmes, la supplication à la bouche, elles dressent devant nous leurs enfants en chemise, comme une barrière !

Ne donnez rien, me disent les compagnons. Il faudrait des trains de zloty pour abreuver cette détresse. Ils en deviennent idiots, aveugles, bossus. Les enfants pourrissent. Ne donnez rien… rien.



Alors ?

Alors, c’est le ghetto, tout simplement. La résignation tiendra longtemps lieu de solution.

Cette tragique misère, les Juifs l’ont un peu voulue. Elle est leur œuvre. Non spécialement les Juifs d’aujourd’hui, mais les Juifs de toujours. Le Juif veut se garder indépendant. Dans ce but il choisit le rôle de commerçant. Il vend ! Il élèverait des poux pour en vendre la peau si la peau de poux était cotée ! Une ville pourrait-elle vivre qui compterait quatre-vingt-quinze pour cent de vendeurs ?

Certes, la Pologne les hait. Elle les a chassés de tous ses monopoles, elle les a rejetés de sa vie nationale, encore beaucoup plus que ne l’avaient fait les tsars. Mais la Pologne n’a repoussé que ce qui demandait à ne pas être assimilé. La Pologne ne veut pas être plus juive que les Juifs ne sont Polonais. Et comme la Pologne est la plus forte, les Juifs crient sous le poids. On les écrase, on les bâillonne, on les couvre de fumier, croyez-vous qu’ils demandent grâce ? Tendez l’oreille : ils gémissent. Que disent-ils ? Ils disent qu’ils sont Juifs ! Pilsudski ne peut pourtant pas céder sa place à Moïse !

J’étais sur le trottoir, rue Smoczej (rue du Dragon), prenant des notes. Un Polonais passe portant un seau d’eau. Il me balance son coude dans les côtes en criant : « Przecz z drogi psie przeklenty ! »

— Et alors ? dis-je.

— Ce n’est rien, font mes compagnons, ne provoquez pas de scandale, il vous a vu avec nous, il vous a pris pour un Juif.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a dit : « F… le camp de ma route, chien maudit ! »