Le Juif errant est arrivé/Le cœur d’Israël bat toujours

Albin Michel (p. 27-38).

III

LE CŒUR D’ISRAËL BAT TOUJOURS


Un rabbin de Galicie à Londres, c’est bien, mais c’est peu. Sans passer inaperçu dans Whitechapel, les autres Juifs le submergeaient. Il semblait une bouée pittoresque sur une mer indifférente.

On ne sait pas exactement combien ils sont dans l’East End. Est-ce plus de cent mille ? En tout cas, ils sont un tas ! Et l’ancre qu’ils ont jetée ici paraît bien enfoncée.

— Savez-vous comment mon grand-père est arrivé à Londres ?

— D’où venait-il ?

— De Lithuanie. Avec deux petites cuillers pour toute fortune. Encore raconte-t-on dans la famille qu’il les avait emportées à l’insu des siens. Je ne le crois pas, il est trop honnête.

La dame qui me parlait ainsi me conduisait à sa maison natale. Nous allions côte à côte, dans Commercial Road. Maintenant, elle habitait l’Ouest, le quartier des gens bien nés. On sait que plus le loyer est cher, plus le locataire est respectable ! Elle m’avait été présentée la veille, toujours dans l’Ouest, chez un avocat en renom, Juif, sujet anglais comme il disait lui-même. Il assurait aussi que les Anglais, sachant la position où il se tenait, avaient pour lui plus de considération que s’il s’était dit anglais de religion israélite.

Le grand-père vivait encore. Maintenant, seul de la famille, il habitait Whitechapel. Ses enfants avaient gagné un meilleur arrondissement. Quant aux enfants de ses enfants, ils s’étaient installés plus haut encore !

— Voilà, fit ma compagne en m’arrêtant devant une vitrine de bijoutier, voilà ce que sont devenues les deux petites cuillers de Lithuanie.

Le grand-père s’appelait Murgraff. Quand on entra dans le magasin, on vit un homme assis, la tête penchée sur un livre de comptes.

— Il y a une erreur d’un shilling, cria sa petite-fille, un shilling, c’est considérable !

Le vieux Murgraff sourit. Quarante années d’Angleterre avaient fait du tort à l’orthodoxie de sa barbe, mais la race était sauve.

La conversation entamée on arriva bientôt à la chose intéressante.

— Il existe aussi un quartier juif à Paris, dit-il, la rue des Roses ?…

— Des Rosiers ! Oui. Ce n’est qu’une miniature à côté de Whitechapel !

— Eh bien ! je pourrais être dans votre rue des Rosiers aussi bien que me voilà à Whitechapel. Quand à vingt-cinq ans je débarquai ici, je n’étais pas certain d’y trouver à manger. Je serais descendu jusqu’à Paris.

— Alors, maintenant, je serais Française au lieu d’être Anglaise, fit la plus belle fleur de la branche Murgraff.

— Ce serait aussi honorable ! répondit le bijoutier, et tu habiterais l’Étoile !

Pourquoi Murgraff avait-il quitté la Lithuanie ? Mais son histoire est celle de chacun, de ceux de Commercial Road comme de ceux de la rue des Rosiers. Elle est la même aujourd’hui qu’elle fut il y a quarante ans. Et voilà quarante ans, elle était la même que quarante années auparavant.

La Pologne, la Roumanie ont succédé à la Russie. Mais la Pologne et la Roumanie ont acheté à la Russie, ses stocks antisémites. Le Juif, là-bas, est toujours un Juif. Peut-être est-il un homme, en tout cas, ce n’est ni un Roumain ni un Polonais. Et s’il est un homme, c’est un homme qu’il faut empêcher de grandir. De toute l’histoire des Juifs, l’Europe orientale n’a retenu que celle de Job. « Périssent le jour où je suis né et la nuit où il a été dit : un homme a été conçu ! » Bien parlé ! répondent nos frères slaves et latins. Aussi trouvent-ils indispensable que les descendants d’Abraham restent assis où l’autre, je veux dire Job, aimait à s’asseoir. Le problème juif est compliqué, mais je crois qu’il se résume en une question d’air. Respirer ou ne pas respirer. Ni plus ni moins.

Murgraff le vieux partageait mon avis. La petite-fille, qui n’avait connu d’autre atmosphère que celle de Londres, comprenait moins bien. Elle n’avait pas sous les yeux l’ensemble du monde juif. Certes, elle ne niait point qu’elle fût juive, mais elle semblait assez près de croire qu’elle était juive en Angleterre comme d’autres sont Galloises ou Écossaises. Temple, église, synagogue, cela était affaire de l’âme. Et quand on ne va pas davantage à la synagogue que ses amies à l’église ou au temple, le chemin que l’on prendrait pour s’y rendre paraît bien indifférent. Aujourd’hui, une femme élégante fréquente moins chez Dieu que chez le couturier. On va plus souvent au cinéma et dans les thés qu’aux offices. Le même toit vous réunit autour du même plaisir…

Voilà ce que « l’assimilée » essayait d’expliquer.

— Enfant, reprit Murgraff le vieux, tu penses comme une femme heureuse qui ne voit pas plus loin que son bonheur !

— Mais vous, lui dis-je, quarante années d’Angleterre ?…

— Dans notre cas à nous Juifs d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Occident, il y a deux stades. Je représente l’un de ceux-là, ma petite-fille, l’autre. Moi je suis un arbre transplanté. Ma Sarah est née acclimatée. J’ai pour l’Angleterre la reconnaissance la plus profonde. Ces pays à l’intelligence majeure n’ont voulu voir en nous que des hommes et non je ne sais quels fantômes redoutables. Ils nous ont placés sur le plan de l’égalité. À nous de leur montrer qu’ils ne se sont pas trompés. C’est mon honneur et non ma naissance qui me commande d’aimer l’Angleterre. Elle m’est deux fois chère : une fois pour la lucidité de son esprit qui lui a fait comprendre qu’un Juif n’est pas un diable avec une queue au derrière, une autre fois pour ses bienfaits. Je suis un fidèle sujet anglais. J’ai tressailli de fierté quand mes deux fils sont partis pour la guerre. Le sentiment qui m’a transporté n’était pas la vulgaire satisfaction de payer une dette pour m’en débarrasser, mais de faire ce que l’on doit. La loyauté à l’égard du pays qui m’avait recueilli me sembla légère.

Mais, cher monsieur, je suis un vieux Juif. J’ai tété l’hébreu. Un de mes frères, là-bas, porte encore le caftan et les bottes. Je sens en moi tous les dépôts de ma race. Il ne serait pas plus digne de ma part de renier Israël que d’être ingrat envers l’Angleterre.

Murgraff le vieux, levant la main, me montra, contre son mur, le portrait de Théodore Herzl :

— Vous êtes sioniste ?

— Je suis pour tout ce qui pourra soulager la détresse que j’ai connue dans mon enfance. Quand on a pu remonter de la fosse, il ne faut pas couper les cordes qui en sauveront d’autres.

— En est-il parti beaucoup de Whitechapel pour la Palestine ?

— Deux ou trois familles… Mais elles sont revenues.

Il existe, dans l’ordre intellectuel, deux espèces de sionistes : les purs et les moins purs.

Les purs sont les apôtres qui, emportés par l’idée, ont brûlé leurs vaisseaux. Ils en ont pris immédiatement d’autres qui les ont menés en Palestine.

Les moins purs sont du genre Murgraff. Ce sont des personnes de plus de raison que d’enthousiasme.

Ils aideront ceux qui veulent franchir la Méditerranée. Eux resteront sur le rivage.

Ainsi les candidats à la traversée de l’Atlantique trouvent parfois des commanditaires…

Les purs sont partis de Russie, de Pologne, de Roumanie.

On a pu en compter quelques-uns venant de Belgique, de Hollande, d’Angleterre.

Il n’y a pas eu de « purs » en France.

— Alors, dis-je à mon Juif, le cœur d’Israël ne bat plus à Whitechapel ?

— Comment ?

— Si deux ou trois familles seulement…

— Ah ! le cœur d’Israël ne bat plus à Whitechapel ?

Murgraff décrocha son chapeau, se coiffa, donna des ordres à ses employés :

— C’est moi qui vais vous conduire, dit-il. Et l’on sortit.

On se retrouva dans Commercial Road et puis je ne sais plus où. La nuit était venue. Nous passions entre deux haies de noms juifs. Plus nous allions, plus il y en avait. Ils défilaient devant mes yeux avec la rapidité de ces images qui dansaient sous le pouce au temps des cinématographes de poche. La course s’acheva Redmans street.

Il était près de six heures du soir. La rue était économiquement éclairée. Des enfants, par centaines, y arrivaient par les deux bouts. Les enfants, ici, allaient donc à l’école à l’heure où, partout, les autres la quittaient ? Nous marchions au milieu d’un grouillement de mômes. Ils sautaient, ils couraient et disparaissaient tous dans un même gouffre. C’étaient les petits Juifs qui, sortant de l’école anglaise, se hâtaient vers la Talmul-Thora[1].

— Israël ! fit le vieux bijoutier avec orgueil.

Ainsi ayant passé la journée à apprendre ce que les petits Anglais apprennent, ils se précipitaient, chaque soir, dans ce couloir, afin de bien se mettre dans la tête qu’ils étaient de petits Juifs.

L’aspect de l’établissement me saisit. Des rabbins en calotte et à barbe, les pans du caftan volant, circulaient au milieu de cette marmaille, elle, en casquette de jockey. Dès le seuil on foulait la terre sainte. Alors, au diable les manières anglaises, plus de têtes découvertes. Bonsoir George V et vive Dieu, roi d’Israël !

Ils étaient six cents dans l’immeuble. Des garçons, bien entendu, les filles du peuple élu n’ayant aucun droit aux connaissances.

Les classes commençaient. Dans le fond de chaque pièce, derrière le pupitre du maître, l’armoire à Thora.

La Thora est la loi des Juifs. Cette loi est faite des cinq livres de Moïse. Elle raconte ce qui s’est passé depuis la création du monde jusqu’à l’an 2552 et demi avant Jésus-Christ. La fidélité des Juifs à cette loi ne s’est jamais démentie. C’est leur drapeau national, leur hymne patriotique, leur soldat inconnu. Ils n’ont pas que du respect pour la sainte Thora, mais un perpétuel élan du cœur. Et parmi tous les beaux noms qu’ils lui donnent, l’un respire le Bel Amour : la Fiancée couronnée.

Comme objet, une Thora est un long parchemin terminé à chaque bout par une baguette. On l’enroule autour de ces baguettes, aussi se tient-elle toute droite dans son armoire. Quant aux écrivains de Thora, aux calligraphes de la Loi, aux merveilleux séphorim, l’instant n’est pas venu de vous les présenter.

L’armoire à Thora était au fond de chaque classe, cachée derrière son rideau de velours vert, rideau marqué tantôt d’un lion, tantôt d’un cerf, tantôt d’une panthère, tantôt d’un aigle. Ceci pour rappeler aux enfants d’Israël qu’ils doivent être forts comme le lion, agiles comme le cerf, audacieux comme la panthère, rapides comme l’aigle. Ne voyez dans l’emploi de ces images symboliques aucun encouragement à la lutte pour la vie, ces qualités ne leur étant recommandées que pour faire la volonté de Dieu.

Le rabbin, debout devant l’armoire, maniait un gros livre. Tous les enfants avaient sur leur pupitre un même gros livre : la Thora ; non celle de l’armoire mais la parole de Moïse imprimée en hébreu sur du papier de librairie. Et tous lisaient à la fois et tout haut, le rabbin donnant le ton, relevant les défaillances. Ils étaient plus de cent par classe, serrés, aplatis, tels des dattes dans une boîte. Les Juifs n’ont jamais eu beaucoup de place. Les nations leur mesurent le terrain. Ces enfants de Whitechapel étaient les uns sur les autres comme les morts de leurs cimetières de là-bas dont les pierres tombales se bousculent si effroyablement.

Qu’apprend-on dans ces écoles ? À lire la Thora. Ils ont d’abord épelé les vingt-deux lettres hébraïques descendues jadis de la couronne de l’Éternel. L’essentiel, d’ailleurs, est-il qu’ils comprennent la sainte langue ? Non ! mais qu’ils soient troublés par l’ivresse de sa musique. C’est la musique qui donne des ailes à l’imagination, c’est elle qui transporte l’esprit aux pays dont on rêve. Et ces enfants nés en Angleterre, de parents nés ailleurs, chantent la Loi, coude à coude, comme de vieux Hébreux. Et la carte de la Terre Sainte fait face à l’armoire à Thora… et ainsi le drame juif anime déjà ces petites âmes…

Vous aviez raison, vieux Murgraff, le cœur d’Israël bat toujours.

  1. École juive d’études primaires.